Le Péché de Madeleine

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LE


PÉCHÉ DE MADELEINE


I.


La première fois que je vis Robert Wall, ce fut un soir du mois de décembre. Il était environ sept heures ; ma cousine et moi, blotties sous les rideaux de la fenêtre, nous regardions avec impatience tomber la neige, qui ensevelissait sans bruit la cour de l’hôtel.

J’avais vingt-deux ans, et Louise dix-sept. Elle était vêtue, — je la vois encore, — d’une robe de soie d’un rose pâle ; ses épaules délicates et sa jolie tête blonde sortaient de cette robe comme un lis blanc d’un bouquet de roses. Elle était bien charmante, et je le lui disais : alors elle courait en riant s’admirer dans la glace, puis elle revenait, et, appuyant son visage contre les vitres, « il ne viendra pas, » disait-elle avec un soupir.

Pour tromper son ennui, je lui parlais du bonheur qui l’attendait, de ses toilettes, de la vie de plaisir qu’elle pourrait mener après son mariage ; mais elle m’écoutait à peine. — S’il allait ne pas me plaire ! disait-elle ; songe donc, Madeleine, nous sommes presque mariés déjà, et nous ne nous connaissons pas. — Tout à coup elle tressaillit. — Le voici, s’écria-t-elle, c’est lui, c’est Robert !

La porte cochère venait de s’ouvrir lourdement ; une voiture entra dans la cour et s’arrêta au perron, juste au-dessous de nos fenêtres. Un homme descendit rapidement ; mais la marquise qui protégeait le perron nous empêcha de le voir. Une rougeur fugitive éclairait le visage ordinairement pâle de Louise. — Je n’ose pas descendre, murmura-t-elle d’une voix émue : dire que c’est ma destinée qui est là, sous les traits de cet homme, et que dans un instant je vais le voir face à face !

— Que crains-tu ? lui répondis-je : n’es-tu pas libre ?

Pourtant je tremblais comme elle. Le mariage de Louise et de Robert Wall, résolu depuis si longtemps, annoncé à demi-voix à tous nos amis, avait à mes yeux l’autorité d’un fait accompli, et cependant Louise et Robert ne s’étaient jamais vus. Leurs pères, amis d’enfance et associés au début de leur carrière, avaient ensemble commencé leur fortune. Plus tard, à la suite de quelques revers, ils s’étaient séparés sans que leur amitié en ressentît nulle atteinte. M. Wall était allé s’établir à New-York avec son fils, alors âgé de quatre ans. Mon oncle, resté en France, lui rendit à plusieurs reprises, et malgré la distance, quelques-uns de ces services qu’une âme élevée ne saurait oublier. La naissance de Louise, qui coûta la vie à sa mère, créa entre mon oncle et M. Wall, veuf lui-même depuis quelques années, un nouveau lien, puissant et douloureux. La petite orpheline fut dès son premier jour, dans la pensée de ces deux hommes, la compagne prédestinée de Robert, et ce mariage qui devait fondre en une seule famille ces deux vies si pareillement éprouvées devint leur rêve, le but unique de leurs efforts. Louise et Robert apprirent à s’aimer en apprenant à vivre.

Les affaires toujours embarrassées de M. Wall le retinrent loin de France pendant de longues années, et lorsqu’enfin il se croyait libre de partir, la mort le surprit. Robert, obligé de faire face aux difficultés de cette lourde succession, dut rester plusieurs mois encore seul à New-York ; mais il ne perdait pas de vue le dernier vœu de son père, et dès que les obstacles furent aplanis, sa première pensée fut pour la France, pour sa jeune fiancée, pour cette famille inconnue qui l’attendait avec impatience.

Louise, habituée à entendre chaque jour parler de Robert, s’était insensiblement attachée à lui par tant de liens subtils et forts, qu’elle se fût sentie malheureuse et comme dépossédée de son bonheur, si on lui eût annoncé que ce mariage était impossible. Et pourtant une angoisse soudaine s’emparait d’elle au moment de voir Robert. — Qu’allait-il rester de son cher idéal ? Ce jeune homme, qui l’attendait tout près de là, était-il bien tel qu’elle l’avait rêvé ? Était-ce bien celui qu’elle aimait depuis si longtemps avec tant d’ignorance et de foi ? Elle était libre encore, il est vrai ; mais cette liberté, pouvait-elle en user ? Avait-elle réellement le pouvoir de répudier tout à coup tant de songes et d’espoirs qui formaient la trame même de sa vie ? Elle sentait confusément, et je sentais comme elle, que sa destinée lui avait échappé à son insu, et qu’il était bien tard pour tenter de la reprendre.

Je l’aimais tendrement, il y avait dix ans et plus que nous vivions comme deux sœurs, depuis le jour où j’avais été recueillie, orpheline et pauvre, par la pitié de mon oncle. Aucune des pensées de Louise ne m’était étrangère, et mon cœur battait de la même émotion que le sien. Nous nous regardions sans parler. — Allons, dit-elle enfin, autant tout de suite que plus tard. — Elle me prit la main, et nous descendîmes lentement. Elle s’arrêta néanmoins, hésitante encore, sur le seuil du petit salon où quelques parens et quelques vieux amis se trouvaient réunis ; mais j’écartai la portière, et je la poussai en avant.

Robert Wall était devant nous, debout au coin de la cheminée et un peu penché vers mon oncle. Il ne me sembla point au premier coup d’œil qu’il fût beau, et pourtant cette figure irrégulière, encadrée par d’épaisses torsades de cheveux noirs, me frappa par un caractère de volonté et de force. Mon oncle le présenta à sa fille, et ils causèrent tous trois. Je ne crois pas que le regard de Robert se soit arrêté sur moi une seule minute pendant la première moitié de la soirée ; je pus donc l’examiner à l’aise. Il avait une taille moyenne, souple et nerveuse, l’air un peu hautain ; mais par momens quelque chose de tendre et de velouté voilait tout à coup l’éclat un peu froid de ses yeux. Son sourire aussi avait une douceur particulière et imprévue qui lui donnait beaucoup de charme. Mon oncle l’interrogea sur sa vie aux États-Unis, et il répondit avec cet accent de sincérité scrupuleuse qui inspire la confiance. Il raconta en termes simples et pourtant pittoresques plusieurs aventures qui lui étaient personnelles, les unes burlesques, les autres sanglantes, toutes de nature à nous donner une idée exacte de ces mœurs étranges où la force individuelle vaut souvent mieux que le droit, et où chacun lutte seul, à ses risques et périls, au milieu de cette mêlée d’hommes et d’intérêts confus. Un trait qui me frappait en lui, c’était son indifférence, son mépris même pour la vie humaine. Jeté dès l’enfance au milieu de ces combats sans merci où l’égoïsme le plus féroce n’est souvent que l’instinct de la conservation surexcité par le péril, il s’était habitué à ne craindre la mort ni pour lui ni pour les autres ; c’était un enjeu, rien de plus.

Certes Robert Wall tombant inopinément dans notre salon parisien était bien le contraire du banal : sans avoir rien d’excentrique, sans viser à l’effet, il y avait en lui une étrangeté piquante, une saveur à demi sauvage qui éveillait l’intérêt. Parfois, au récit d’un épisode de sa vie passée, ses yeux s’allumaient tout à coup, un pli profond se creusait entre les sourcils, et l’on sentait que d’ardentes passions se cachaient sous la calme gravité de ce visage. Je me tournais alors instinctivement vers Louise, et je pensais malgré moi qu’elle était bien frêle pour marcher dans la vie d’un pas égal à celui de ce jeune homme. Je me l’étais figuré tout autrement, moins robuste, moins résolu, plus semblable à Louise, qui était la grâce même et la faiblesse. Que de fois Louise et moi nous nous étions dépeint mutuellement Robert ! Les lettres de M. Wall, toutes triomphantes d’orgueil paternel, avaient fourni plusieurs traits de ce portrait idéal ; mais notre jeune imagination l’avait complété, ou plutôt refait à sa fantaisie. Aussi avec quelle curiosité je l’observais ce premier soir !

Il était assis près de Louise, et je souriais involontairement à voir comme celle-ci m’oubliait vite en l’écoutant. Qu’avait-elle besoin de moi en effet ? C’est à cette heure que se place le premier sentiment vif de mon isolement dans la vie, de ma profonde inutilité dans l’avenir. Jusqu’alors ma reconnaissance pour mon oncle, ma tendresse pour Louise, avaient rempli tout mon cœur : il ne me semblait pas qu’il pût admettre une affection nouvelle ; mais à l’aspect de ce jeune bonheur naissant à mes côtés une inquiétude étrange s’empara de moi. Appuyée sur le fauteuil de mon oncle, je suivais d’un œil distrait la silencieuse partie de whist ; je regardais tomber une à une les cartes que les joueurs ramassaient sans bruit, et j’écoutais les murmures des voix de Louise et de Robert, qui se confondaient ou se répondaient. Que pouvaient-ils se dire ?

Un temps bien long s’écoula ainsi ; puis, mon oncle m’ayant priée de chanter, je me levai avec empressement, heureuse d’échapper à mon inexplicable ennui, et, ouvrant un cahier au hasard, je tombai sur un fragment d’Alceste. Je ne sais quelle émotion puissante, quelles facultés endormies s’éveillèrent alors au souffle du génie de Gluck dans mon âme troublée de pressentimens ; je trouvai, pour rendre les immortels sanglots d’Alceste, des accens que je ne me connaissais pas, et les larmes me gagnaient, lorsque, levant par hasard les yeux vers la glace à demi noyée dans l’ombre qui se trouvait en face, j’aperçus les yeux de Robert fixés sur moi avec une expression profonde de surprise et d’admiration : j’en ressentis un frisson d’orgueil, puis une insurmontable timidité s’empara de mon esprit, et je m’arrêtai brusquement. Bien des années se sont écoulées depuis ce jour, d’irréparables événemens se sont accomplis, des déchiremens cruels ont emporté mon âme en lambeaux ; mais je ne puis oublier ce premier regard, surpris dans un miroir obscur, et dont je ne soupçonnais pas alors le fatal pouvoir.

Dès le lendemain, Robert revint, puis le surlendemain et les jours suivans. Il prit ainsi en peu de temps, au milieu de la famille, l’attitude d’un prétendant déclaré. Mon oncle ne songea point à élever la moindre objection contre ces visites assidues. Ne fallait-il pas que ces deux jeunes gens se connussent avant de se lier l’un à l’autre ? Louise, du reste, ne cherchait ni à combattre ni à cacher la vive sympathie qui l’entraînait vers Robert. — Pourvu qu’il m’aime ! disait-elle quelquefois avec un demi-sourire, et cette défiance d’elle-même me semblait le premier symptôme de l’amour.

Chaque jour, Robert nous devint plus cher à tous ; chacun de nous subit l’influence de cette nature vive et tendre, de cette volonté forte, mais douce, qui dominait sans combattre. Sa vie s’écoulait au coin de notre feu ; c’est à peine si dans les heures inévitablement désœuvrées du matin il daignait jeter un coup d’œil sur les splendeurs de Paris : les seuls instans qui lui semblassent dignes d’être comptés étaient ceux qu’il passait dans le petit hôtel de la rue de Grenelle, entre Louise et moi. Il arrivait d’ordinaire vers trois heures ; à peine entré, il lui fallait raconter en détail les courses ou les flâneries de sa matinée. De son côté, il exigeait le récit des grands événemens survenus depuis la veille. Quelquefois nous prenions un livre, et l’un de nous lisait à voix haute ; mais bientôt mille questions, les folies et les rires, se croisaient entre nous, et la lecture restait inachevée ; toute visite était malvenue, qui dérangeait notre chère intimité. Je garde encore de ces heures écoulées d’impérissables souvenirs dont toute l’amertume de ma vie ne saurait me faire maudire la douceur.

Quand le soir était venu, nous allions au spectacle ou au concert, ou bien, si nous ne sortions pas, je me mettais au piano, et Louise et moi nous chantions, tandis que mon oncle faisait son invariable partie de whist. C’étaient nos meilleurs momens. Plus d’une fois il m’arriva, pendant que je chantais, de rencontrer de nouveau les yeux de Robert fixés sur moi avec une expression singulière ; mais c’étaient de rapides instans, et le trouble qu’ils faisaient naître ne leur survivait guère. Robert néanmoins me donnait peu d’éloges et parlait rarement de ma voix. Un jour seulement, comme je lui reprochais sa froideur distraite quand Louise chantait, il sourit. — C’est que la musique pour moi n’est pas un art, dit-il, c’est une passion ; vous aussi, Madeleine, vous avez la passion… — Louise était près de nous, et il n’ajouta rien.

Peu à peu j’en vins à attendre l’arrivée de Robert Wall avec la même impatience que Louise elle-même ; je reconnaissais son pas longtemps avant tout le monde. Une sensation indéfinissable m’avertissait de son approche. Comment il se fit que de si vives émotions, et si nouvelles, n’éveillèrent en moi aucune sérieuse inquiétude, c’est ce que je ne puis dire. Sans doute mon inexpérience de l’amour contribuait à m’abuser : je n’avais nulle défiance contre le sentiment qui grandissait en moi ; Robert ne devait-il pas être le mari de Louise, presque un frère, et ne devais-je pas l’aimer ? Peut-être aussi quelque secrète faiblesse prolongea mon erreur : je cédai sans doute à ce lâche instinct qui nous porte à fermer les yeux devant un danger qu’on pressent et qu’on n’ose pas définir. Notre vie d’ailleurs coulait si doucement : les semaines succédaient aux semaines, sans que personne songeât à les compter. Mon oncle faisait préparer à petit bruit le second étage de l’hôtel, qu’il destinait au jeune ménage ; les apprêts du mariage se faisaient discrètement, on en parlait à demi-voix, comme si on eût craint d’effaroucher le bonheur en le nommant trop haut ; mais à tout moment d’involontaires allusions venaient rappeler à chacun la pensée de tous. Louise était radieuse, et moi j’aurais voulu éterniser cette paix enchantée.

II.

Un soir nous étions, ma cousine et moi, dans notre appartement, occupées à notre toilette : nous allions aux Italiens ; mais, tout animées par je ne sais quelles folies, nous avions laissé fuir l’heure sans y songer, et notre confusion fut grande quand mon oncle nous fit avertir qu’il nous attendait. Je m’enfuis dans ma chambre, et en peu d’instans je fus prête. Louise, moins prompte, plus coquette peut-être, était loin d’être aussi avancée. Je lui proposai de l’aider, mais elle refusa. — Envoie-moi Justine, dit-elle ; vite, vite ! et va faire prendre patience à ces messieurs.

Je descendis en fredonnant, et, après avoir averti la femme de chambre que Louise l’attendait, je traversai rapidement le premier salon et j’entrai dans le boudoir. À ma grande surprise, il n’y avait pas de lumière, et je pensai que mon oncle et Robert étaient restés à fumer dans la serre. J’entrai en tâtonnant, et, m’accoudant sur la cheminée, j’étendis le pied vers les tisons épars. J’étais là depuis un instant à peine, quand un bruit léger me fit tressaillir, et tout près de moi je vis une forme indécise se mouvoir dans l’obscurité, tandis qu’une voix, si basse que je la reconnus à peine, murmura ces mots :

— Madeleine, chère Madeleine, il faut que je vous parle ; il en est temps. Peut-être ai-je déjà trop tardé…

— Quoi ! c’est vous, Robert ? m’écriai-je après la première surprise ; vous m’avez vraiment fait peur. Que faites-vous donc là, dans l’ombre, comme un conspirateur ?

— Je pensais à vous, dit-il d’une voix sérieuse, et je crois en vérité que c’est Dieu même qui vous amène ici. Quand je vous ai vue venir vers moi tout à l’heure, comme si vous répondiez à mon secret appel, lorsque j’ai reconnu votre démarche souple et lente, ces grands yeux qui éclairent pour moi jusqu’aux ténèbres, je me suis dit que c’était l’heure de parler, et que toutes les incertitudes devaient cesser. Et pourtant, voyez comme je tremble, Madeleine… Mon Dieu ! n’avez-vous donc rien deviné ?… Si vous savez mon secret, par pitié dites-le. Est-ce que vous n’avez pas compris ? Est-ce que vous n’avez pas lu tout mon cœur dans mes yeux ?

J’étais frappée de stupeur ; je n’osais comprendre.

— Que dites-vous ?… balbutiai-je dans mon trouble ; Louise, Louise vous aime,… vous le savez. Vous êtes fou !…

— Peut-être, dit-il doucement ; mais n’aurez-vous pas pitié de ma folie ? Si vous saviez ce que j’ai souffert en sentant naître et grandir en moi cet amour !

— Robert, dis-je d’un ton sévère et en essayant d’affermir ma voix malgré les battemens précipités de mon cœur, pas un mot de plus ! Chacune de vos paroles est une offense… Comment ne l’avez-vous pas compris ? comment osez-vous me parler d’amour ?

— Pardon, murmura-t-il, je suis un pauvre fou, vous l’avez dit ; mais je vous respecte et je vous adore. — Écoutez-moi ; consentez à m’entendre… Puis-je offrir à Louise un cœur qui est à vous ? Serait-ce loyal, dites ? Le puis-je ? Sais-je seulement si elle tient à moi ? C’est une enfant ; est-ce qu’on aime à son âge ? est-ce qu’on sait aimer ? Madeleine, je suis libre encore, songez-y, et je vous aime à en mourir.

— Assez ! m’écriai-je en le repoussant, car il était presque à mes pieds ; je ne veux pas vous entendre. Tout cela est une trahison envers ma sœur, et pour moi un outrage.

Je fis un mouvement pour sortir.

— Vous ne voulez pas m’entendre ! s’écria-t-il avec un éclat subit dans la voix et en saisissant mes deux mains, qu’il retint fortement dans les siennes. Vous êtes cruelle, Madeleine ; mais, sachez-le, mon amour n’est pas de ceux qu’on décourage. Je vous aimerai malgré vous, et je vous forcerai à m’aimer… Oh ! vous allez me railler, je le sais ; mais vous ne connaissez pas la passion. Vous croyez qu’on peut nouer et dénouer ces chaînes en souriant ou en secouant dédaigneusement la tête !… Vous croyez qu’on peut dire à un homme : Aimez ici, et n’aimez pas là ! L’amour ne choisit pas, Madeleine ; il vient d’en haut et nous terrasse. Ne riez pas, imprudente, cela vous porterait malheur.

Tandis qu’il parlait, je me sentais troublée, à demi vaincue déjà. Ces paroles enflammées, cet emportement jusqu’alors inconnu trouvaient un secret complice dans la faiblesse de mon cœur ; mais je me raidis contre moi-même, et, affectant une froideur hautaine, je dégageai mes mains, qu’il tenait encore. À cet instant, un rayon de lumière qui glissa entre les deux portières et le frôlement d’une robe sur le tapis du salon voisin nous avertirent de l’approche de Louise, — Madeleine, dit-il précipitamment, un mot encore, un seul ! En quoi mon amour vous offenserait-il, si Louise y consentait ? Laissez-moi…

— Silence au nom du ciel ! m’écriai-je avec effroi. La portière soulevée nous laissa voir la tête souriante de Louise.

— Comment ! vous êtes là, tous deux, dans l’obscurité ? dit-elle naïvement ; puis, sans remarquer notre trouble : — Mon père attend ; vite, dépêchons-nous ! Je suis sûre qu’ils dormaient là tous les deux, ajouta-t-elle en prenant le bras de Robert, qu’elle entraîna gaîment.

Je les suivis plus lentement, heureuse de cet instant de solitude qui me permettait de cacher ma rougeur.

Cette soirée des Italiens fut l’une des plus pénibles dont je me souvienne. L’étincelante musique du Barbier, sa folle gaîté, irritaient mes nerfs ébranlés ; la sécurité de Louise me navrait. Robert affectait de ne s’occuper que de moi, de ne regarder que moi, comme s’il lui était indifférent que cela fût remarqué. Je tremblais que mon oncle et Louise elle-même ne finissent par s’apercevoir de cette affectation ; quelquefois il me semblait que mon oncle était d’une tristesse inaccoutumée, et je me persuadais qu’il soupçonnait déjà notre secret : dans ses mots les plus simples, je croyais voir une allusion ou un reproche. Je regardais Louise, et, en la voyant sourire, un attendrissement involontaire me gagnait ; puis, au milieu de tout cela, c’était comme un ravissement intérieur dont je m’indignais. Je souffrais, et j’étais heureuse. Une joie sans nom remplissait tout mon être, et pourtant quelque chose d’aigu et de poignant se mêlait à mon bonheur.

Enfin le spectacle s’acheva. J’avais besoin de silence, d’obscurité, de solitude surtout. À peine de retour à l’hôtel, je prétextai la fatigue, et je courus m’enfermer dans ma chambre. Là, je tombai à genoux, et, cachant ma tête dans mes mains, j’essayai de recueillir mes pensées. Ce n’était pas un conseil divin que j’implorais ainsi : mon cœur orgueilleux ne demandait point de secours. Ce qui m’accablait, c’était le poids soudain d’émotions écrasantes, c’était le besoin irréfléchi de prendre Dieu à témoin d’une félicité que je ne pouvais confier à personne. Je ne sais s’il se produisit jamais une plus violente révélation de l’amour ; ma pensée bondissait, emportée dans un tourbillon de joies folles, d’allégresses sans nom. Aimer ! être aimée ! Ces mots m’ouvraient des espaces infinis où mon âme fuyait comme une chose ailée, et je m’épuisais en efforts pour la suivre ou la retenir. En un instant, j’eus honte et pitié de ma vie passée, de ces années lentement effeuillées dans la paix et le silence du cœur. Il me semblait que je venais seulement de comprendre le prix de la vie, et que tout, devoir, dignité, bonheur, se résumait dans la joie d’être aimée. La nuit entière s’écoula ainsi. Vers le matin seulement, je m’assoupis.

Que se passa-t-il en moi pendant ces courts instans d’un sommeil agité ? quelle mystérieuse révolution s’accomplit à mon insu ? À mon réveil, mes impressions étaient toutes changées. L’exaltation de la veille faisait place à une lassitude humiliée, et un singulier malaise m’oppressait. Je me levai, et j’ouvris la fenêtre. Le ciel était gris, et une pluie glacée me frappa au visage. Je refermai la fenêtre et me jetai en frissonnant sur mon lit ; mes paupières appesanties s’abaissèrent d’elles-mêmes, mais je ne parvins pas à me rendormir. Mille idées confuses s’agitaient lourdement dans mon cerveau, sans que je pusse arrêter ce travail incessant de la fièvre. Parmi les pensées qui s’entre-choquaient ainsi, la plus importune, la plus douloureuse, c’était le souvenir de Louise. Je voulais en vain l’écarter ; elle revenait toujours, et je rougissais d’avoir pu songer à être heureuse à sa place ; je me reprochais amèrement cet espoir presque criminel, auquel mon âme s’était soudainement livrée, et pourtant je ne pouvais me résoudre à lui sacrifier mon cœur, car je savais enfin que j’aimais, et de quel amour… Je me rappelais une à une toutes les heures écoulées depuis l’arrivée de Robert parmi nous ; je suivais Louise pas à pas durant cette longue suite de jours, cherchant des indices, épiant des symptômes et voulant me persuader qu’elle n’aimait pas autant que j’aimais moi-même. Je me redisais ces mots de Robert dont j’avais été frappée ; — C’est une enfant ; est-ce qu’on aime à son âge ? — Mais je ne parvenais pas à me rassurer. Je connaissais trop la tendre et délicate nature de Louise, cette sensibilité profonde qui souvent, pour des peines légères, nous avait fait trembler, et en songeant à toutes ces choses des larmes brûlantes tombaient de mes paupières fermées.

En ce moment, un souffle léger passa sur mon front ; j’ouvris les yeux, et je vis Louise qui se penchait vers moi. — Qu’as-tu donc ? tu pleures ? me dit-elle avec une douce inquiétude. As-tu quelque chagrin ? es-tu malade ?

— Non, répondis-je en essayant de sourire. Je pensais à toi, ma petite Louise. Sais-tu qu’il faudra nous séparer bientôt ? Un sentiment nouveau va sans doute diviser nos vies comme nos cœurs.

— Tais-toi, méchante ! s’écria-t-elle vivement ; est-ce que je pourrais vivre sans toi, sans t’aimer, sans te confier, comme autrefois, toutes mes pensées ? — Tenez, ingrate, voyez quel moment vous choisissez pour me dire de si dures paroles… Je vous apporte mon cadeau de noces.

Et elle mit dans mes mains une liasse de papiers que je pris machinalement. Chacune de ses paroles, sa sécurité, son air joyeux et tendre me navraient. — Si je lui prends son bonheur, me disais-je, qui la consolera ? Elle, sans soupçonner l’amertume de mes pensées, s’empara doucement de mes deux mains. — Écoute, reprit-elle avec son charmant sourire, te rappelles-tu une petite maison grise, toute tapissée de vigne et cachée sous des châtaigniers, pour laquelle tu t’étais prise de si folle passion pendant notre séjour à Vannes ?

— Oui, répondis-je, je la vois encore.

— Et la lande qui s’étend tout alentour, et le maigre ruisseau qui parfois s’égare au milieu du sentier ?

— Oui, je me souviens. J’aimais l’air triste et recueilli de ce pauvre logis.

— Eh bien ! s’écria Louise en frappant joyeusement dans ses mains, ta chère maisonnette, la voilà ! Je te l’apporte avec son petit jardin de curé qui avait fait ta conquête ; elle est dans ce rouleau de papiers. Mon père s’est adressé au propriétaire, qui a consenti à la lui vendre. Qu’en pouvait-il faire ?… Un vrai nid à rêves !… C’est bon pour une tête romanesque comme la nôtre. Quel bonheur, n’est-ce pas ? quand j’irai avec Robert te visiter dans ton domaine ! Tu nous en feras les honneurs avec cette grâce de reine qui vous distingue, mademoiselle… Ah ! je voudrais être déjà mariée ! — Et sais-tu ? ajouta-t-elle d’un ton de confidence, je crois que cela ne tardera guère ; mon père me disait hier qu’il désirait que ce fût fait avant l’été.

Je froissai les papiers épars sur mon lit.

— Oh ! tout est bien en règle, continua-t-elle croyant que je voulais les lire. Voilà les titres de vos propriétés, mademoiselle… Embrasse-moi donc, Madeleine ; dis-moi que cela te fait plaisir, dis-moi que tu m’aimes. Oh ! moi, je t’adore, vois-tu ; je voudrais que tu fusses heureuse,… heureuse comme moi, mon amie !

Je serrai contre moi sa jolie tête en pleurant ; mais cette fois mes larmes ne l’inquiétèrent pas, elle les attribuait à la joie.

— Louise, dis-je tout à coup en la regardant fixement comme pour lire au fond de son âme, il y a une idée, une folie, quelque chose qui m’obsède. Il faut que tu m’aides à sortir de cette angoisse. Songe bien qu’il y va du bonheur de ma vie, de la tienne aussi. Réfléchis avant de répondre.

— Tu m’effraies ! s’écria-t-elle en essayant de fuir mon regard ; mais je la retins fortement.

— Louise, repris-je d’une voix grave, es-tu bien sûre d’aimer Robert ?

Elle resta interdite, cherchant à deviner où j’en voulais venir.

— Pourquoi me demander cela ? Ne le sais-tu pas comme je le sais moi-même ? Ne te l’ai-je pas dit mille fois ? — Si je l’aime !… oh ! de toute mon âme ! À quoi bon cette question, cet air solennel ?


Elle me regardait à son tour avec de grands yeux brillans d’inquiétude. — Qu’as —tu à m’apprendre ? parle !… Est-il malade ? Sais-tu quelque chose ?… Crois-tu donc qu’il ne m’aime pas, lui ?

Sa voix était altérée : on eût dit qu’elle attendait la sentence qui devait la faire vivre ou mourir.

— Eh bien ! dis-je lentement, si en effet il en aimait une autre ?…

Elle jeta un cri, et devint toute tremblante et pcâie comme une morte. — Il vaudrait mieux mourir, balbutia-t-elle d’une voix étouffée et avec un accent qui me déchira le cœur. Ô Madeleine !…

Elle joignit les mains, et sans pouvoir ajouter un mot elle me regardait avec un effroi suppliant.

Je ne pus résister à ce regard. — Rassure-toi, dis-je en l’attirant sur mon cœur ; je vois bien que tu l’aimes ; pardonne-moi d’en avoir douté, de t’avoir effrayée… Oui, toute incertitude doit cesser… Tu seras heureuse, ma Louise ; va, sois tranquille.

Je l’embrassai à plusieurs reprises et la calmai aisément. La sereine confiance de la jeunesse remplaça vite cette passagère inquiétude que j’avais fait naître. Peu d’instans après, Louise me quittait, légère et déjà consolée. Restée seule, je me dis que j’étais bien perdue. Je devais tout à mon oncle, à Louise elle-même ; pouvais-je ravir à ma sœur celui qu’elle aimait ? — Car elle l’aime ! — me disais-je. Je me dois cette justice que je ne faiblis pas devant le sacrifice. Quand je crus comprendre quel était mon devoir, je l’acceptai sans lâcheté. Je repoussai courageusement toute pensée qui eût pu m’attendrir sur moi-même, et je songeai résolument à mettre l’impossible entre Robert et moi.

L’heure de rejoindre la famille me surprit au milieu de ces réflexions. Je ramassai tristement les titres de propriété que Louise m’avait apportés et que j’avais laissés tomber sur le parquet, et je me dis que peut-être un jour j’irais ensevelir dans cette solitude mon cœur anéanti ; mais je chassai vite cette pensée avec un fier sourire : je me sentais l’âme si bien trempée, qu’il ne me semblait pas que la douleur pût me vaincre. J’avais hâte de revoir Robert pour fixer irrévocablement mon sort. La douleur du sacrifice disparaissait presque dans l’orgueil du devoir accompli.

À trois heures, Robert vint comme chaque jour. Il était fort pâle, et Louise le plaisanta sur ce qu’elle appelait son air fatal. Pour moi, je n’osais ni le regarder, de peur de faiblir, ni parler. Chez Robert, une légère contraction des lèvres et des sourcils trahissait une préoccupation inaccoutumée. Il attendait, comme moi sans doute, l’instant où nous nous trouverions seuls ; mais l’occasion ne venait pas. Mon oncle était sorti ; comment éloigner Louise ? Les heures se traînaient péniblement. La causerie languissante, l’air inquiet de Louise, qui ressentait notre malaise sans le comprendre, ma propre émotion, tout rendait l’attente insupportable. Si ma volonté ne fléchissait pas, je sentais du moins mes forces faiblir. Enfin Louise se leva, fatiguée peut-être à son insu par le poids de cette longue journée ; un nuage obscurcit ma vue quand la porte se referma derrière elle : nous étions seuls. Je levai involontairement les yeux sur Robert, et je rencontrai les siens fixés sur moi avec une expression inquiète qui me toucha. — Eh bien ! dit-il, qu’avez-vous résolu, Madeleine ? que dois-je craindre ?

Je gardai le silence : une chaîne de fer semblait sceller mes lèvres. Je voulais lui dire : — Je ne vous aime pas, — et je ne pouvais me résoudre à prononcer de tels mots ; je les repoussais, et il ne m’en venait point d’autres. Un lourd silence pesait sur nous, le temps passait, et Louise pouvait revenir.

— Madeleine, reprit-il, n’avez-vous donc rien à me dire ?

— Que vous dirai-je ? répondis-je en essayant de sourire. Cet amour dont vous me parliez hier, cet amour si récent n’est pas encore, grâce à Dieu, de ceux qui ne peuvent mourir. Oublions-le…

— Oublier ! et le puis-je ? s’écria-t-il avec l’accent d’une douleur véritable. Qu’avez-vous dit ? Est-ce là votre sentence ? Ne me laissez-vous aucun espoir ?

Il s’arrêta, et comme je gardais le silence : — C’est donc vrai que vous ne m’aimez pas ? Ah ! quel mal vous me faites !… Si je pouvais croire que c’est Louise qui nous sépare !… Laissez-moi tenter… Si elle me déliait de mes engagemens, consentiriez-vous ?…

— Non, non ! Louise ne saurait rien changer à ce qui est…

— Mais c’est de la haine, murmura-t-il ; que vous ai-je fait ?

— Vous venez trop tard, répliquai-je en détournant la tête.

— Trop tard !

— Je vous dois la vérité, repris-je avec effort ; aussi bien il faut en finir !… Sachez donc que ce cœur, auquel vraiment vous attachez trop de prix, je l’ai donné.

Je ne sais comment ce mensonge s’échappa de mes lèvres. J’étais, il est vrai, décidée à ôter à Robert toute espérance ; mais je n’avais rien imaginé, rien résolu pour cela. Ce fut comme une inspiration subite, et l’effet fut plus grand que je ne pouvais l’attendre.

— C’est impossible, dit-il, c’est impossible ! Quoi ? ces yeux limpides et profonds m’ont à ce point trompé ! Ils ont si bien caché vos secrets ! Comment n’ai-je rien su, rien soupçonné ?

— Tout le monde l’ignore, répondis-je précipitamment, tant j’avais hâte d’échapper à cette nécessité de faire mentir mon cœur et ma bouche. Robert, c’est à votre honneur que je confie cet aveu. Il s’inclina sans répondre ; nous gardâmes le silence longtemps.

— Allons ! reprit-il, tout est donc fini ! Adieu, mon beau rêve !

Il fit quelques pas vers la porte, puis, revenant soudain : — Je le connaîtrai, s’écria-t-il, celui que vous me préférez ; je le connaîtrai !

— Et quand cela serait, dis-je avec calme, vous vous souviendrez, je pense, qu’en vous confiant mon secret, je ne vous ai pas donné le droit d’en abuser contre moi.

Il se laissa tomber sur un siége. — Je partirai, dit-il, vous n’aurez rien à redouter de moi.

— Pourquoi partir ? Qu’irez-vous chercher loin de nous ? N’avez-vous pas une famille ici ? N’avez-vous pas une douce et adorable femme, la meilleure, la plus parfaite que vous puissiez rêver ? Et une sœur loyale, Robert, ajoutai-je en lui tendant la main, — une fidèle amie, croyez-le ! Laissez-vous aimer, restez.

— Pour être témoin de votre bonheur, n’est-ce pas ?

— Oh ! m’écriai-je imprudemment. Dieu sait que le spectacle de mon bonheur ne vous offensera sans doute jamais.

— Est-ce possible ?… Vous aimez sans espoir, dites-vous ? Oui, je resterai ; qui sait si l’avenir…

— Non, n’espérez rien, Robert, car, sachez-le, il y a plus de bonheur pour moi dans cette seule attente, dût-elle être éternelle, qu’il n’y en aurait dans toutes les félicités de la terre…

— Assez, assez ! murmura-t-il d’une voix étouffée ; tant de cruauté n’est pas nécessaire. — Et il sortit.

Robert ne revint pas le lendemain. Dans un billet très laconique, où le nom de Louise était assez froidement amené, il écrivit qu’il était malade. Mon oncle alla le voir, accompagné du médecin de la famille ; ils le trouvèrent levé, mais avec un peu de fièvre. Ce malaise, feint ou réel, se prolongea ; mon oncle le visitait chaque jour, mais Robert s’informait à peine de nous et ne parlait pas de nous revoir. Louise commença bientôt à s’inquiéter. Cette froideur subite après tant d’empressement était inexplicable pour tout autre que moi. Mon oncle aussi devint soucieux, et je tremblais que, dans une de ses visites matinales, il n’abordât franchement une explication. Que voulait Robert ? Faire pressentir sa retraite sans doute ? Cette idée, la seule vraisemblable, me torturait. En cette anxiété, je résolus de lui écrire ; forte de mes intentions et de mon dévouement, je me lançai sans hésiter en dehors des usages et des routes battues. « Revenez, lui écrivais-je, Louise vous aime, et meurt de votre absence. Vous avez laissé croître et s’enraciner, sans souci de ce qu’elle en pourrait souffrir, un amour que tout encourageait en elle ; vous n’avez pas le droit maintenant de fuir en emportant la paix de sa jeune âme. » Et je continuai ainsi, écrivant sans ordre tout ce que la tendresse la plus profonde pour Louise pouvait m’inspirer. Cette flamme nouvelle, cette ardeur inconnue que je sentais circuler dans mes veines depuis que j’étais aimée, je la laissai déborder à flots au nom de Louise et pour elle. « Qu’attendez-vous de l’avenir ? disais-je encore. Qu’irez-vous chercher par le monde ? Le bonheur est là : il vous sourit et vous tend la main, le bonheur tel que votre père l’a rêvé pour vous, celui-là même que vous êtes venu chercher, plus beau, meilleur que vous ne pouviez le rêver, et vous le dédaignez pour une chimère, car je ne suis pas telle que vous l’avez cru : vous aimiez en moi une âme neuve, ignorante de l’amour ; j’en connais les douceurs et les tourmens. Qu’avez-vous donc aimé ? et que ferez-vous maintenant de votre vie ? Vous la jetterez aux quatre vents du ciel peut-être ? Ah ! Robert, vous ne serez pas heureux, et vous aurez tué une enfant innocente ! Comment n’avez-vous pas songé, imprudent, qu’elle ne pourrait vous voir chaque jour sans vous aimer ? »

J’écrivis plusieurs lettres qui restèrent sans réponse, et que je dus, bien malgré moi, confier aux gens de la maison pour être remises à leur adresse. Je n’avais pas l’habitude de sortir seule, et Louise ne me quittait guère ; puis le temps pressait. Ce ne fut pas sans répugnance et sans appréhension pourtant que je me résignai à mettre les domestiques dans la confidence de cette démarche. Il était impossible qu’ils n’eussent pas remarqué l’absence prolongée de Robert, et la coïncidence de mes lettres mystérieuses avec cette absence pouvait donner lieu à de malveillans soupçons. Un air d’intelligence impertinente que je surpris au moment où Justine recevait mon dernier billet me prouva que je ne m’étais pas inquiétée à tort. Je ne me repentis pas cependant, et la droiture de mes intentions me rassura.

Ce qui me tourmentait bien plus, c’était le silence singulier de Robert et la tristesse croissante de Louise. Elle l’attendait toujours : le moindre bruit la faisait tressaillir ; chaque fois que la porte du salon s’ouvrait, une rougeur brûlante couvrait son visage ; je ne savais que dire, que répondre à ses questions, à son regard inquiet, douloureusement fixé sur moi, comme si elle eût deviné, pauvre enfant, que je savais seule le secret qui la faisait souffrir.

Mon oncle aussi devenait de plus en plus préoccupé ; il y avait plusieurs jours qu’il n’était allé voir Robert, et il évitait de prononcer son nom. La situation était intolérable, et je sentais qu’elle ne pouvait se prolonger. Que faire ? J’étais découragée. Je me voyais impuissante à sauver Louise ; mais l’idée ne me vint pas d’élever mon bonheur sur les débris du sien : je sentais crouler l’édifice de nos joies intimes, et, ne pouvant rien conjurer, je m’ensevelissais résolument sous les ruines.

Un soir, nous étions tous les trois au salon. Louise, agitée et souffrante, s’était jetée sur une causeuse et tenait les yeux fermés ; peut-être voulait-elle échapper par le sommeil à la longueur du temps ; peut-être, en feignant de dormir, espérait-elle seulement se soustraire à la nécessité de prendre part à la vie commune. Mon oncle lisait, et moi je brodais en songeant. Un profond silence régnait parmi nous, quand vers dix heures la porte s’ouvrit, et Robert entra. Je ne pus retenir un cri de surprise, et Louise se leva en proie à une émotion si vive qu’elle m’effraya, tant elle révélait de craintes et de souffrances passées. Rien ne peut rendre l’expression de joie qui illumina son visage : je ne sais si la fille de Jaïre éprouva une telle ivresse quand la voix du maître la fit sortir des ombres de la mort.

Robert ne me parut pas changé : il causa avec son aisance et son naturel accoutumés, et aux timides reproches que lui adressait Louise : — J’étais malade, répondit-il simplement, je souffrais, chère Louise ; mais tout est fini, et je ne vous quitterai plus. — Il baisa en souriant le bout de ses doigts.

L’accueil de mon oncle fut d’abord très froid ; mais sa rancune ne tint pas devant l’émotion radieuse de son enfant. Pauvre et chère Louise ! elle aimait trop pour savoir feindre ; elle n’en eut même pas la pensée. Robert revenu, elle oublia ce qu’elle avait souffert, et se montra aussi joyeuse, aussi douce qu’autrefois. À les voir ensemble, on eût dit qu’ils s’étaient quittés la veille, et que rien d’étrange ne s’était passé entre eux. La soirée s’écoula familièrement, comme tant d’autres toutes semblables, mais avec un sentiment plus vif de ce bonheur que nous avions cru perdu.

À partir de cette soirée, Robert revint comme autrefois : tout reprit le train habituel, et ces jours douloureux furent comme s’ils n’avaient pas existé. Il me semblait même que Robert était plus gai, plus expansif qu’auparavant ; je l’observais, ne sachant si je devais m’en réjouir ou m’en effrayer.

— Vous aviez raison, me dit-il la première fois que nous nous trouvâmes seuls, je poursuivais une chimère ; mais tout est fini, bien fini, je vous jure. Un instant j’ai songé à m’enfuir ; puis, au moment de partir, je me suis aperçu qu’en dehors de vous quelque chose me retenait encore dans cette France que vous m’avez fait aimer. Ma vie est désormais liée à celle de Louise, à la vôtre, à cet ensemble d’êtres et de sentimens que j’ai connus ici, et que je ne retrouverais plus… Vos lettres sont venues, et je les bénis ; elles m’ont ouvert les yeux. Oui, j’aimerai Louise, je l’aime déjà. Ne serais-je pas insensé et criminel de fuir cette charmante créature, cette âme blanche où mon regard peut plonger sans crainte de rencontrer même une ombre étrangère ? Merci, Madeleine, de m’avoir éclairé ; vous m’avez tout confié loyalement, sans fausse pruderie ; vous êtes un brave cœur, et vous aurez en moi le plus dévoué et le plus respectueux des frères.

Il souligna de la voix ces derniers mots, comme pour me rassurer sur l’avenir et effacer le passé. — Je vous crois, dis-je en lui tendant la main.

Le soir même, il demanda officiellement Louise en mariage.

III.

Je ne m’appesantirai pas sur les jours qui suivirent. Les préparatifs du trousseau, le choix de la corbeille, dont je fus chargée, me fournirent de continuels prétextes pour m’absenter sans affectation et laisser souvent les deux jeunes gens seuls. Je présidai moi-même à l’installation de leur appartement, et je surveillai tous les détails avec la sollicitude d’une mère. Grâce à la générosité de mon oncle, je leur préparai un nid d’une merveilleuse élégance ; rien ne me semblait assez beau, assez parfait de formes, assez harmonieux de couleur.

Plus d’une fois pourtant, alors que les ouvriers s’agitaient autour de moi, attendant et exécutant mes ordres, je sentis des larmes monter tout à coup à mes yeux. Plus d’une fois aussi, quand, fatiguée de la journée, j’allais me reposer près de Louise et de Robert, j’éprouvai un douloureux serrement de cœur en les surprenant doucement inclinés l’un vers l’autre et causant à demi-voix. Cependant Robert n’affectait point près d’elle une passion qu’il ne ressentait sans doute pas encore ; mais il lui témoignait une tendresse attentive et indulgente. Louise en était heureuse, ignorant dans sa candeur que l’amour pût avoir d’autres regards et parler un autre langage. Moi, je mettais tous mes soins à réprimer certains retours de faiblesse qui surprenaient parfois mon courage ; j’aurais voulu me les cacher à moi-même. Entre Robert et moi, tout était oublié ; nos rapports furent ce qu’ils devaient être, affectueux et simples.

Le mariage était fixé au 20 juillet. Je l’appelais de tous mes vœux, espérant retrouver le calme dans le sentiment de l’irréparable. Ce jour arriva enfin. J’habillai Louise moi-même, je la parai des flots de dentelles de sa robe de mariée, et je posai sur sa tête sa couronne blanche. Je ne l’avais jamais vue si belle.

On partit pour l’église. Je n’essaierai pas de raconter ce que je souffris pendant cette cérémonie religieuse. Ces douleurs-là passent la parole humaine. L’espèce d’enthousiasme qui m’avait soutenue jusqu’alors tomba tout à coup, et je me trouvai brusquement en face d’une réalité effroyable. Robert était là, devant moi ; je l’aimais, et il était perdu pour moi. Son calme, son front impassible et hautain m’irritaient ; j’aurais voulu surprendre au moins quelque trace de doute, quelque ombre de regret. J’en voulais à Louise de n’avoir pas su deviner ce que je faisais pour elle ; j’accusais le monde entier. Je me disais que le ciel ne permettrait pas qu’un tel mariage s’accomplît, et j’appelais à mon aide un coup de foudre divin. À genoux, la tête cachée dans mes deux mains, je semblais prier tandis que toutes les puissances révoltées de mon être se soulevaient en moi. Et pourtant ce mariage s’accomplit au milieu de la joie de tous et sous les bénédictions du prêtre. Dieu n’intervint pas pour l’empêcher, le soleil continua de répandre à flots ses rayons sur nous, et personne ne soupçonna mon désespoir.

Le reste du jour s’écoula dans les préparatifs du bal pour le soir. Malgré la saison avancée, Louise avait tenu à réunir autour d’elle toutes ses amies, et les invités se trouvèrent nombreux. L’hôtel et le jardin furent splendidement illuminés. Louise avait, sous les diamans dont elle était chargée, un éclat vraiment surnaturel ; son regard et son sourire étincelaient. Je n’ai gardé de cette fête qu’un souvenir confus ; je circulais parmi les groupes comme une somnambule, sans voir et sans penser ; j’avais une lourdeur de tête insupportable.

Vers la fin du bal, je me retirai, brisée, dans un coin du boudoir, de ce même boudoir où Robert un soir m’avait fait l’aveu de son amour, et là, seule, cachée à demi par d’immenses vases de fleurs, oubliée de tous, au bruit de la fête, je me retraçai cette scène rapide et funeste. De quel espoir insensé mon âme s’était un instant enivrée ! Était-il donc vrai que tout était perdu, perdu sans retour, et que je l’avais voulu ? Ma tête s’égarait ; tout ce qui m’entourait m’apparaissait comme revêtu de deuil, et la valse, qui entraînait dans son tourbillon un flot de couples joyeux, retentissait dans mon cerveau malade comme un air funèbre ; mes artères battaient avec violence, et il me semblait entendre le bruit répété des cloches. Au milieu du nuage qui s’épaississait sur mes yeux, j’aperçus mon oncle, qui me cherchait ; je fis un effort pour aller vers lui, mais je ne parvins pas à me lever, et je fus obligée de m’attacher à son bras pour me soutenir. — Qu’as-tu donc, ma bonne fille ? me dit-il tendrement ; tu parais souffrante ?… C’est la fatigue, n’est-ce pas ?

— Oui, la fatigue,… sans doute, balbutiai-je sans savoir ce que je disais.

— Il faut aller te reposer, ma pauvre Madeleine, tu ne te soutiens plus. Aussi bien cette rude journée est passée, bien passée, grâce à Dieu, et nous allons te gâter maintenant ; tu t’es donné tant de peine, tu as été parfaite, admirable… Dieu te bénira, mon enfant, et ton vieil oncle passera sa vie à te rendre heureuse.

Il me semblait que j’allais mourir. — Écoute, ma fillette, dit-il encore en baissant la voix, Louise est bien fatiguée aussi, la pauvre petite ! Va, ma bonne Madeleine, lui tenir lieu une fois encore de la mère qu’elle n’a plus. Emmène-la, et conduis-la chez elle.

Je n’eus pas la force de répondre ; cependant j’en trouvai encore pour obéir. J’appelai Louise, et la conduisis jusqu’au seuil de son appartement ; mais là une puissance invincible m’arrêta : je voulus qu’elle entrât seule dans ce royaume où seule elle devait régner, et que rien de moi n’y pût pénétrer, pas même le fugitif parfum de mon bouquet. Je l’embrassai et m’enfuis dans ma chambre, où je tombai sans connaissance.

La nuit, une maladie grave se déclara et me tint, pendant plusieurs semaines, plus près de la mort que de la vie ; j’eus presque constamment le délire, et dans mes rares instans lucides j’étais obsédée par la crainte d’avoir trahi mon secret ; mon oncle et Louise ne me quittaient guère : au sortir de mes crises, je les trouvais toujours près de moi, épiant les symptômes du mal. Deux ou trois fois aussi il me sembla voir Robert. Quand je revenais à moi, et que je rencontrais leurs yeux inquiets fixés sur les miens, loin de leur être reconnaissante, je m’irritais d’avoir tant de témoins des transports de mon esprit. La douleur, les larmes de ceux qui m’entouraient ne me touchaient pas : elles m’annonçaient le danger sans que j’en fusse émue ; je voyais la mort approcher sans éprouver ni plaisir ni regret. Au milieu des symptômes d’une dissolution prochaine, une seule idée me restait, c’est que j’aimais Robert et que je devais le taire éternellement.

La maladie diminua, mais la crainte d’avoir parlé dans mon délire m’était insupportable. J’interrogeai ceux qui m’entouraient ; j’observai surtout mon oncle et Louise, croyant toujours saisir sur leurs visages quelque expression inaccoutumée, quelque signe révélateur. Je recommençai sans fin mes investigations avec cette ténacité et ces ruses particulières aux monomanes. Ils ne comprenaient rien à ma singulière préoccupation, et me répondaient avec une complaisance infatigable, n’accusant que la fièvre du désordre de mes facultés. J’eus beau les interroger ensemble ou séparément, tourner et retourner leurs réponses, essayer mille manières de les surprendre : je ne découvris rien, et je finis peu à peu par me rassurer. Cette conviction hâta ma convalescence. Je me laissai aller enfin à la douceur de revivre, à cet incomparable état de bien-être que connaissent seuls ceux qui viennent d’échapper aux étreintes, de la mort. Aussitôt que je pus me lever, les médecins conseillèrent de me transporter à la campagne.

On était arrivé au mois de septembre. Ce fut par une belle et tiède journée que nous parUmes pour Ville-Ferny. Mon oncle, craignant pour moi la fatigue, ne voulut pas que nous prissions le chemin de fer, et il me fit conduire avec Louise en calèche. Lui-même, retenu par des affaires, ne devait nous rejoindre que le lendemain ; Robert prit les devans dès le matin. Il nous attendait au perron quand nous arrivâmes le soir, vers sept heures ; il m’aida à descendre de voiture et me conduisit à mon appartement. On avait, par son ordre, dressé le couvert dans le petit salon de travail qui précédait ma chambre à coucher. Les candélabres, chargés de bougies allumées, donnaient à l’appartement un air de fête. Je remarquai qu’on avait rempli les jardinières de mes fleurs préférées, et que des livres, choisis parmi ceux que j’aimais, étaient placés sur un guéridon, à portée de ma chaise longue. On apporta le souper. Robert et Louise renvoyèrent les domestiques et prirent plaisir à me servir eux-mêmes, attentifs à prévenir mes désirs et à m’épargner jusqu’à la fatigue d’un mouvement. Cette soirée est parmi les plus belles dont j’aie gardé mémoire. Je ne pouvais me résoudre à quitter mes deux amis et à prendre du repos ; je les retenais avec des instances d’enfant gâté ; je m’attachais à Louise ; j’inventais mille prétextes pour rester encore : il fallut pourtant se séparer.

Plusieurs semaines s’écoulèrent dans un état de délicieuse langueur ; ma faiblesse m’ôtait la faculté de penser et de me souvenir. Peu à peu cependant les forces revinrent, et avec elles un sentiment aigu de mon existence. Je commençai à observer ; tout naturellement ce furent Louise et Robert qui fixèrent d’abord mon attention : ils me semblèrent l’un et l’autre parfaitement heureux. J’essayai de m’en réjouir ; mais j’eus à lutter souvent contre des accès d’amer découragement qui me rendirent à charge à moi-même.

Ce fut dans ces dispositions que je revins à Paris. Louise et Robert, jeunes et beaux tous les deux, furent fêtés et recherchés du monde élégant : chaque soir, de nouveaux plaisirs les enlevaient à la famille. Je voulus d’abord les suivre ; mais cette vie bruyante et banale me fatiguait sans me distraire, et j’y renonçai bientôt. Je prétextai le mauvais état de ma santé, et, tandis que Louise et son mari brillaient dans des fêtes sans cesse renaissantes, je tins compagnie à mon oncle. C’est ainsi qu’obstinément repliée sur moi-même, je passai mes longues soirées d’hiver dans la contemplation de mon mal. L’altération visible de ma santé inquiéta ceux qui m’entouraient. Ils redoublèrent de soins ; mais la source du mal était inconnue et profonde, leurs efforts demeurèrent stériles.

Le printemps reparut ; les salons se fermèrent tour à tour, et la campagne rajeunie attira de nouveau ses hôtes inconstans : moi seule, je ne changeai pas. J’allais et venais, j’agissais, je riais même ; mais l’âme était absente. Tandis que mes forces semblaient renaître dans la paix embaumée des champs, au souffle rafraîchissant d’un air plus pur, mon être moral se dissolvait rapidement, aux prises avec ma secrète et unique pensée : les instincts égoïstes qui dorment dans l’âme se dressaient, chaque jour plus mollement combattus, et pervertissaient à mon insu ma volonté. Moi, qui m’étais si follement complu dans le silence de mon sacrifice, je m’abandonnais maintenant aux plus lâches regrets. L’orgueil seul me restait : ce fut seulement quand je le sentis prêt à me trahir à son tour que je compris avec terreur à quel degré d’abaissement moral j’étais pas à pas descendue.

Un jour, j’avais fait à cheval une assez longue promenade en compagnie de Louise et de Robert, et nous revenions au pas, sans nous presser. Je leur avais laissé prendre les devans, et les suivais à quelque distance. Depuis longtemps déjà je m’imaginais que Robert, après avoir cru m’aimer, s’était pris pour moi d’une aversion véritable ; je remarquais qu’il me fuyait. Plusieurs fois je l’avais surpris me regardant avec une expression si sombre que j’en avais été saisie ; mais il avait aussitôt détourné les yeux avec impatience. Il me semblait d’ailleurs qu’il était plus tendre, plus expansif avec sa femme, s’étudiant à multiplier près d’elle les preuves de son affection. Aussi était-ce avec intention que j’étais restée en arrière, mettant autant de soin à l’éviter qu’il en mettait à me fuir. Avant de rentrer dans le parc, il fallait traverser un petit pont fort raide, jeté, à une grande hauteur, sur la voie du chemin de fer. Robert venait de le franchir ainsi que Louise : j’allais m’y engager à mon tour, quand mon cheval, effrayé peut-être par le sifflement d’une locomotive qui approchait, fit un brusque écart. Je voulus le ramener et l’obliger à passer, mais il se cabra en se renversant contre le parapet du pont, et j’allais sans nul doute être précipitée, quand Robert accourut, saisit le cheval à la bride et le maintint d’une main ferme. En cet instant, l’expression de son visage me frappa ; il avait pâli, et il me sembla que ses lèvres frémissaient de colère. — En vérité, dit-il brusquement, on dirait que vous voulez vous tuer, et que vous prenez plaisir à nous voir trembler pour vous.

Sans répondre, je donnai un coup de cravache à mon cheval, qui en deux bonds franchit la passerelle. Louise, effrayée, attendait immobile ; elle me reprocha doucement mon imprudence. — Tu es une enfant, lui dis-je avec un peu d’impatience, suis-je jamais tombée ? Laisse à d’autres ces frayeurs ridicules. — Robert entendit ces mots, mais il ne les releva pas, et nous rentrâmes silencieusement au château.

Le soir, quelques voisins de campagne dînaient à Ville-Ferny, et je me rappelle qu’on parla d’une aventure scandaleuse qui occupait tout Paris. Une jeune femme, riche et belle, tenant par sa naissance aux plus nobles maisons du faubourg Saint-Germain, venait de s’enfuir avec son amant. La fureur du mari trompé, le désespoir de la famille, le triomphe de ses ennemis, tout était noté, raconté, détaillé. Nous avions autrefois connu cette jeune femme, et, quoique nous l’eussions depuis longtemps perdue de vue, ce drame de famille, à la fois vulgaire et terrible, nous causa une impression douloureuse. Ce qui aggravait encore la faute de Charlotte de L…, c’est qu’elle avait un enfant, une petite fille de quelques mois, dont les sourires auraient dû l’arrêter au bord de l’abîme. Aussi n’était-ce de tous côtés qu’une réprobation : Louise elle-même osait à peine lui chercher des excuses. Pour moi, je gardais le silence ; humiliée par de secrètes défaites, je ne me sentais le courage de condamner personne. J’écoutais toutes ces voix indignées, et j’enviais à ces femmes le calme de leur conscience, qui leur donnait le droit de juger et de flétrir.

Peu à peu la conversation dévia, comme il arrive toujours en pareille circonstance, et l’on entama une grande discussion sur le mariage ; quelques hommes soutenaient que c’était une institution contre nature, presque immorale, et qui rapetissait l’âme humaine en restreignant sa liberté. Les femmes et Louise surtout défendaient avec vivacité la cause contraire. Tous les lieux communs en usage dans ces sortes de querelles furent mis en avant de part et d’autre. — Il n’y a de vraie dignité, disaient les uns, que dans l’union libre de deux êtres attachés l’un à l’autre par le lien idéal d’un amour partagé ; quant à ces époux maussades, résignés de mauvaise grâce, et qui souvent éludent en secret les obligations que la loi leur impose, ils n’inspirent et ne méritent aucun égard ; ils sont grotesques, voilà tout.

— Quoi ! s’écriait Louise, ne voyez-vous aucune grandeur dans cette téméraire promesse d’aimer pour toujours, pour la vie, pour l’éternité, dans cet abandon sans retour, sans arrière-pensée ? Cela n’est-il pas plus noble, plus digne de respect que cette prudence mesquine qui calcule si savamment les hasards de l’inconstance ?

— Ma chère enfant, répondait en souriant M. de Chervière, l’un de nos voisins, qui peut promettre de bonne foi qu’il ne changera jamais ? Autant vaudrait jurer de ne point vieillir.

— Qu’en pensez-vous, monsieur Wall ? demanda tout à coup la douairière de Briare.

Robert, qui jusqu’alors n’avait point pris part à la conversation, tressaillit en s’entendant interpeller, et j’attendis avec quelque émotion sa réponse.

— Je pense, dit-il après une légère hésitation, qu’il n’y a dans ce monde qu’une chose grande et vraie, c’est l’amour. Heureux ceux que la société unit quand le cœur le désire ! c’est un rêve du ciel réalisé ; mais heureux aussi ceux qui savent aimer malgré les obstacles, les contradictions et les lois imaginaires de la morale ! La vérité est d’aimer ; le reste est pure convention. — Et, se tournant vers sa femme : Vous aimerais-je moins, mon enfant, aurais-je pour vous moins de respect, si vous aviez sacrifié famille, honneur et repos pour moi ! Si, condamnée par tous, vous vous étiez jetée, confiante et résolue dans mes bras, croyez-vous, Louise, que vous me seriez moins chère ?

— Voilà, mon cher Robert, dit en riant mon oncle, des principes de morale que je ne vous conseillerai pas de transmettre à vos fils.

— Mes fils sauront bien les trouver d’eux-mêmes, n’en doutez pas. Quand même ma sagesse vieillie parlerait un jour un autre langage, s’ils ont le cœur sincère, ils penseront comme moi…

— S’ils sont sincères, m’écriai-je malgré moi, s’ils ont le courage de regarder en eux et autour d’eux, ils sauront vite que l’amour n’est que le rêve de la vie, si plutôt il n’en est pas l’éternel mensonge. Et s’il m’était permis de guider un jour vos fils, Robert, je leur dirais, moi : Ne croyez pas à l’amour, mais faites-y croire les autres ; ne donnez pas votre cœur et gardez-vous d’oublier les trompeuses paroles dont vous aurez bercé quelque âme ingénue ; d’autres encore s’y laisseront prendre. Ne vous attardez pas à regarder en arrière ; jouez sans remords l’éternelle comédie de votre passion ; faites aujourd’hui les sermens que vous faisiez hier. Ne gardez du passé que le souvenir de vos triomphes ; tant pis pour qui les paie de ses larmes ou de sa vie !

— Tudieu ! quelle harangue ! s’écria mon oncle en riant.

— Ma chère, dit Mme de Chervière, votre thèse n’est pas neuve, elle traîne dans tous les mauvais romans, et franchement elle est un peu passée de mode pour de jolies lèvres roses comme les vôtres.

— Eh ! mademoiselle, dit galamment M. de Chervière, laissez-nous vous assurer que l’amour existe ; veuillez nous croire sur parole en attendant qu’un autre, plus heureux, soit admis à vous le prouver. Votre jeune misanthropie n’a pas le droit de contredire notre expérience.

— Mon Dieu, messieurs, repris-je, je ne demande pas mieux que de vous croire ; mais regardez autour de vous. Qui donc sait aimer ? Est-ce Charlotte de L… par exemple ? Mais qui aime-t-elle ? Son mari ou son amant ? Avant de répondre, laissez passer un an sur sa fuite, moins encore peut-être. Et vous, messieurs, vous maudissez le mariage, et vous trouvez la vie trop longue pour qu’un seul amour puisse la remplir ? Je n’ai pas d’expérience, dites-vous ? soit ; mais j’ai regardé autour de moi, j’ai écouté, j’ai compris. Est-ce ma faute ? Et, si vous ne savez pas aimer, est-ce que je vous accuse ? Je vous plains, voilà tout. Le monde est vieux et a tout usé ; nous naissons vieux, et nous trouvons toutes choses finies. Le nom seul des choses nous reste, triste héritage : on parle d’amour, mais personne n’aime.

— Et moi ? dit tout doucement Louise.

Je tressaillis ; je l’avais oubliée.

— Toi, oui, toi seule, répondis-je après un court silence, et je sortis du salon, laissant chacun fort scandalisé de cette liberté de tout dire que m’accordait mon oncle.

J’allai m’accouder sur la balustrade de la terrasse, et je donnai libre cours à mes larmes. L’air était lourd ; pas un souffle de vent. Les fleurs, alanguies par la chaleur du jour, n’envoyaient que d’âcres parfums ; un malaise orageux pesait sur la nature entière. Le ciel, où mes yeux cherchaient en vain un encouragement, était sombre, et par momens un éclair silencieux rayait les masses noires des nuages, qui s’amoncelaient lentement. Je me laissai glisser sur un banc, à l’angle de la terrasse.

— C’est blasphémer que de nier l’amour quand on aime, Madeleine ! me dit Robert, qui s’était approché sans que je le visse, et qui s’assit près de moi. Avez-vous songé à ce qu’aurait souffert celui… dont vous m’avez parlé un jour,… celui que vous aimez, s’il vous avait entendue tout à l’heure reniant sa foi et brûlant ce que votre cœur adore ?

— Vous prenez trop de soin pour lui ; rassurez-vous, répondis-je. Celui que j’aime ne s’inquiète guère de moi, je vous jure ; il est heureux, il m’oublie.

— Vous l’aimez donc toujours ? dit-il tout bas.

— Si je l’aime ? m’écriai-je avec désespoir ; mais j’en meurs !… Vous ne le voyez donc pas ? Personne ne le voit, personne ne le comprend… Ah ! que ne suis-je déjà un atome de cette poussière que je foule à mes pieds !…

— Madeleine, on ne doit pas parler de la mort à votre âge.

— C’est vrai, repris-je amèrement ; il faut rire, n’est-ce pas ? et ne pas importuner les heureux… Qu’ai-je fait pour tant souffrir ?… Mais la paix se fera un jour, bientôt, je le sens… Peut-être alors comprendrez-vous, Robert, de quoi l’on meurt à mon âge…

Je m’arrêtai éperdue devant le regard qu’il attacha sur moi, et je m’enfuis dans ma chambre. — Qu’ai-je fait ? me dis-je en tombant sur mes genoux, écrasée par la honte ; me suis-je trahie ? En suis-je donc à ce point d’abaissement ?… Ah ! ce regard, il me brûle ; si je pouvais l’effacer de tout mon sang ! Cœur misérable, tu t’es livré !… Eh bien ! il faut fuir, partir à tout prix ; je ne m’exposerai pas à rencontrer de nouveau ces yeux… Je ne veux pas rougir devant lui.

Je réfléchis quelque temps, puis, prenant une résolution soudaine, je me levai, et j’écrivis au docteur Bruneau, que je connaissais depuis mon enfance et qui m’aimait comme un père : « J’ai besoin de vous ; venez ! » Quand ce billet fut parti, je me sentis plus calme. Je me couchai, bien décidée à garder la chambre le lendemain et les jours suivans, jusqu’à ce que j’eusse arrêté un plan de conduite.

Le lendemain, de très bonne heure, le docteur arriva. Il recula en m’apercevant.

— Vous le voyez, dis-je en lui tendant la main, je m’en vais de ce pas au cimetière.

— Que se passe-t-il donc ? dit-il en me faisant asseoir à ses côtés. Ce changement est incroyable ; avouez tout de suite que vous avez commis quelque imprudence, ou bien vous me cachez un gros chagrin ? … Dites-moi la vérité, ma bonne fille…

— Rien, docteur, rien de tout cela.

Il me regardait en secouant la tête, tandis que ses doigts comptaient les folles pulsations de mes artères.

— Venez, docteur, dis-je brusquement ; si vous voulez me sauver, vous le pouvez. Cela ne dépend que de vous… Dites un mot, et votre Madeleine revient à la santé.

— Voyons ! Qu’est-ce que c’est ?… Quelque folie ?

— Oui, une folie, mais une folie inoffensive, qui ne fera de mal à personne, au contraire… Je voudrais voyager… Ne riez pas, docteur ; ce que je dis là est la vérité même. L’ennui me tue ; il dévore mes jours et mes nuits ; un ennui lourd comme le plomb, voyez-vous ? … Vous ne connaissez pas cette maladie-là, vous !

— Si, si, elle a un vilain nom, ma pauvre Madeleine.

— Ah ! la maladie est plus laide que le nom, croyez-le. Docteur, si vous êtes mon ami, vous persuaderez à mon oncle de m’emmener, n’importe où, pourvu que ce soit bien loin, en Espagne, en Italie, en Chine, si vous voulez.

— Allons ! allons ! la chose n’est pas impossible, et le moyen n’est pas mauvais.

— Oui, mais, docteur, il faut que ce soit tout de suite ; je ne veux pas rester ici quatre jours ; je serais morte avant…

— Quel volcan ! Et pourquoi n’arrangez-vous pas cela vous-même avec votre oncle ? Il ne sait rien vous refuser.

— Ah ! mon bon, mon excellent ami, c’est que ce n’est pas tout encore… Il faut persuader aussi à mon oncle que ce voyage, nécessaire pour moi, serait funeste à Louise.

— Mais non ; je ne peux pas dire cela. Louise est fraîche comme l’aurore, et se porte à merveille. D’ailleurs, je la connais, rien au monde ne pourrait la décider à vous laisser partir sans elle, souffrante comme vous l’êtes.

— Voilà ce que je craignais, m’écriai-je avec découragement ; eh bien ! renonçons à tout cela. Autant rester ici et en finir tout de suite.

— Mais, mon enfant…

— Tenez, docteur, repris-je avec effort, pensez de moi ce que vous voudrez, que je suis une mauvaise âme, une ingrate, que sais-je ? mais c’est elle, c’est Louise, puisqu’il faut l’avouer enfin, c’est ma sœur dont la présence me tue. Vous ne soupçonnez pas ma misère, n’est-ce pas ? Ah ! je suis bien malade, mon bon docteur. Oui, Louise, ma chère Louise, que j’aimais tant autrefois, je ne peux plus la voir…

— Madeleine, que dites-vous ? Est-elle donc changée pour vous ?

— Plus tendre, plus parfaite que jamais… Je vous fais horreur ? Si vous saviez ce que ce mal odieux m’a fait souffrir, vous auriez pitié de moi… Faites-moi partir ; je reviendrai guérie. Je vous ramènerai votre Madeleine d’autrefois, celle que vous aimiez, celle que tout le monde aimait.

Je pleurais ; il s’efforça de me calmer, et alla trouver mon oncle. Je ne sais ce qu’il lui dit, ce qu’il dit à Louise ; mais le soir même mon oncle m’annonça que nous partirions tous les deux dans quelques jours pour l’Italie.

IV.

Je commençai tout de suite mes préparatifs de voyage, mais sans quitter la chambre ; Louise était avec moi. Je craignais que Robert ne demandât la permission de me voir ; il n’en fit rien, et je lui en sus gré.

Nous atteignîmes ainsi le 2 septembre. Il avait été décidé que le soir même Robert et Louise quitteraient Ville-Ferny et iraient m’attendre à Paris, où je devais les rejoindre avec mon oncle dans la matinée du lendemain. Nous partions pour l’Italie deux jours après. Je n’avais donc plus que quelques heures à vivre à Ville-Ferny, et Louise insista pour que je descendisse, et que cette dernière journée fût passée en famille. Mon départ était si proche, que je me crus assez forte pour revoir Robert, et je cédai. Quand j’entrai au salon, appuyée sur le bras de mon oncle, il était assis dans l’embrasure d’une fenêtre, près de mon métier à tapisserie, et roulant les soies d’une main distraite. Il leva la tête au bruit de mes pas.

J’arrivai, cuirassée d’orgueil, décidée à ne montrer que la joie du départ jusqu’à ce qu’il en vînt à douter de ce qu’il avait cru comprendre. Mon oncle me conduisit vers la fenêtre où se tenait Robert, et m’installa doucement dans un grand fauteuil.

— Vous sentez-vous mieux ? me demanda Robert, quand je me fus assise, et que Louise eût mis à ma portée des livres et ma broderie ; vous semblez bien faible pour vous mettre en voyage ?

— Je suis plus forte que je ne le parais, répondis-je d’une voix assez ferme ; le changement d’air d’ailleurs et la distraction me remettront vite… Nous ferons de longues courses à pied dans les montagnes, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Dans moins de huit jours, Madeleine aura escaladé le Mont-Blanc, répondit-il en souriant.

Nous nous mîmes alors à tracer tous ensemble l’itinéraire de notre voyage à travers les Alpes et l’Italie ; d’après nos projets de séjour dans diverses villes, nous ne devions pas arriver à Naples avant cinq mois.

— Et après que ferez-vous ? demanda Robert avec hésitation.

— Après ? dit mon oncle. Madeleine veut m’emmener en Afrique, en Asie, je ne sais où, à la recherche du soleil. Pourquoi ne ferions-nous pas le tour du monde ?

— Nous permettrez-vous du moins d’aller vous embrasser à Naples, quand vous prendrez votre vol vers l’Orient ? dit Louise.

— Si vous êtes bien sages,… nous verrons, répondit mon oncle en nous quittant pour faire sa promenade de chaque jour. Il proposa à Robert de l’accompagner, mais celui-ci refusa.

Louise, très occupée de mes derniers apprêts de voyage, dont elle voulait m’épargner la fatigue, allait et venait, donnant des ordres sans cesser de causer avec nous. Il vint un moment néanmoins où elle fut obligée de monter dans sa chambre pour écrire quelques lettres, et nous nous trouvâmes seuls, Robert et moi. Autour de nous, dans les clairs rayons du soleil, quelques insectes bourdonnaient joyeusement, et les profondeurs du ciel, un peu pâli par l’approche de l’automne, invitaient à la confiance et à la paix.

— Quand nous reverrons-nous ? murmura Robert.

— Mais… demain, répliquai-je en essayant de sourire.

— Oui, et après ?

Je n’eus pas le courage de répondre. Il me regardait tristement, sans détourner les yeux, comme s’il eût voulu graver l’un après l’autre mes traits dans sa mémoire.

Parmi les fleurs qui ornaient la terrasse, un gros bouquet de pois odorans blancs et roses, détaché de son appui par quelque folle brise et mollement balancé sur sa tige trop frêle, se penchait à la fenêtre entr’ouverte. Robert me l’offrit, et comme j’étendais la main pour le prendre, il saisit mes doigts, et les contempla longtemps ; on eût dit qu’il cherchait dans le réseau bleuâtre des veines une réponse à quelque douloureux problème. Puis, se penchant tout à coup vers moi et relevant les yeux : C’était donc moi ? dit-il si bas que je l’entendis à peine ; c’était moi que vous aimiez, Madeleine, et vous partez, et nous sommes séparés à jamais !…

J’aurais voulu protester, que mes lèvres glacées m’en eussent ôté le pouvoir ; mais je voyais trop bien qu’il possédait mon secret pour tenter de le défendre. Je retirai la main qu’il tenait encore, et je m’en couvris le visage.

— Pourquoi détourner la tête ? reprit-il. Pourquoi me cacher vos pleurs ? À quoi bon nous tromper encore ? Ah ! quel courage vous avez eu ! Pourquoi donc n’avoir pas parlé avant que tout fut irréparable ? Nous aurions été si heureux !… Je vous ai tant aimée !… Si vous aviez su combien je vous aimais, vous n’auriez pas osé ce que vous avez fait. Ah ! cruelle et adorée, à quel dieu inconnu avez-vous sacrifié ma vie avec la vôtre ? Quelle fausse grandeur vous a séduite ?

Il s’était laissé glisser à mes genoux. Moi, je pleurais ; mes larmes s’échappaient sans secousse comme d’une source trop pleine, et tombaient goutte à goutte sur ses cheveux,

— Quand je songe, continua-t-il, que vous allez partir, que je ne vous verrai plus, et qu’à l’abîme qui nous sépare vous allez ajouter le supplice de l’absence, je suis prêt à vous maudire… Le jour où vous m’avez dit que vous en aimiez un autre, j’ai cru qu’une souffrance égale à celle-là ne m’atteindrait plus en ce monde ; mais je me trompais. C’est à mesure que la lumière s’est faite, quand des mots sans suite, échappés au délire, qui n’avaient un sens que pour moi, m’ont mis sur la trace de votre héroïque folie, c’est plus tard, quand j’ai vu votre beauté pâlir dans les regrets, quand votre grandeur et surtout votre faiblesse m’ont été révélées, c’est alors, Madeleine, que j’ai appris ce que c’est que souffrir. Et j’ai dû me taire, j’ai refoulé mon désespoir ; je voulais être digne de vous, le ciel m’en est témoin… Si je parle en ce moment, Madeleine, c’est que mes forces m’ont trahi, c’est que mon courage est vaincu comme le vôtre. Je vous adore et je vais vous perdre… Ah ! laissons une fois au moins nos larmes et nos cœurs se confondre… Madeleine, n’est-ce pas que vous m’avez bien aimé ?

— Robert, par pitié ! m’écriai-je douloureusement, je suis lâche ; mais ne vous faites pas une arme de ma faiblesse pour m’enlever le peu qui me reste de ma propre estime. Laissez-moi quitter cette maison sans remords. Que le souvenir de cette heure ne s’élève pas un jour entre Louise et moi !… J’en appelle à votre honneur…

Je voulais me dégager de son étreinte ; mais il me retenait avec force. — Ne me repoussez pas, disait-il ; mon respect est profond. Vous ai-je jamais offensée par un mot ? Ne me suis-je pas fait violence à chaque minute de ma vie ? N’ai-je pas mis la froideur dans mon regard, l’indifférence dans mon sourire, à tel point que vous avez été jalouse, pauvre enfant ? Oh ! ne niez pas : j’ai tout lu heure par heure, tout entendu soupir par soupir, et chaque jour vous m’êtes devenue plus chère… Laissez-moi un instant à vos pieds ; ne m’enviez pas ce triste et dernier bonheur, le seul que vous puissiez me donner, le seul que je veuille vous demander.

— Robert, au nom du ciel, laissez-moi ! N’entendez-vous pas ? Il y a quelqu’un là, sur cette terrasse…

Je m’étais levée, pâle d’effroi, car j’avais cru saisir un léger bruit de branches froissées près de la fenêtre, et il m’avait semblé voir passer une ombre sur le rideau.

— Il n’y a personne, vous vous trompez, dit Robert en me forçant à me rasseoir.

— J’ai entendu pourtant, répétai-je avec terreur. Si c’était Louise, ô mon Dieu ! ou seulement quelque domestique !…

— Chère folle ! comme vous tremblez ! dit-il après avoir, pour me calmer, parcouru de l’œil toute la terrasse. — Quel mal croyez-vous donc avoir fait ? Votre âme est pure comme le ciel.

— Vous étiez à mes pieds, Robert !…

— Que craignez-vous donc ? Il n’y a jamais personne à cette heure de ce côté du château. Voyons, souriez-moi ; ce regard effrayé me fait trop de peine. Avez-vous songé, Madeleine, qu’un jour viendra où nous pourrons nous revoir sans péril, où nos cœurs auront vieilli ? Croyez-vous que ce soit possible, dites ? Croyez-vous vraiment que nous puissions jamais nous serrer la main sans frémir et nous raconter l’un à l’autre les orages de notre vie, comme deux voyageurs échappés au naufrage ? Ah ! vous ne l’espérez guère, n’est-il pas vrai, Madeleine ? Et vous avez raison de me fuir. Vivre l’un près de l’autre sans être l’un à l’autre, est-ce que cela se peut ? Nous lutterions quelque temps, puis un beau jour je vous prendrais dans mes bras, et je vous emporterais dans mon pays à demi sauvage ; j’irais cacher mon bonheur au plus profond de nos forêts… Ah ! Madeleine, quel rêve ! S’il était temps encore !…

Il continua de parler ainsi, tantôt à demi calmé, tantôt entraîné par sa fougueuse nature, mais soumis pourtant à notre rude destin.

Le jour tomba peu à peu, et l’heure de dîner arriva. Mon oncle n’était pas rentré. Il était parti tard, à cheval, nous dit le valet de chambre, et avait recommandé qu’on ne l’attendît point pour se mettre à table, parce qu’il avait à terminer le soir même une grave affaire. Pierre ne put pas nous dire de quel côté il s’était dirigé, et nous fûmes un peu étonnés de cette affaire si grave qui l’éloignait de nous si inopinément.

On sait que Louise et Robert partaient le soir même pour Paris. Louise était toute triste de ne pas voir son père et de ne pas l’embrasser avant de quitter Ville-Ferny. — Il faut qu’il ait eu quelque sérieuse contrariété, disait-elle en montant en voiture ; gronde-le bien fort de ma part… À demain, Madeleine ! ajouta-t-elle, comme les chevaux partaient, en m’adressant un baiser de sa petite main blanche. Pauvre chère Louise, elle ne se doutait guère, et moi non plus je ne le croyais pas, que nous nous étions embrassées pour la dernière fois, et que je ne devais plus la revoir !

Je la suivis longtemps d’un œil rêveur, même après que la calèche eut disparu dans les détours du parc ; j’écoutai longtemps le bruit des roues et le pas des chevaux, qui allaient s’éteignant peu à peu : la fraîcheur et le silence de la nuit m’avertirent enfin de rentrer. J’attendis mon oncle très avant dans la soirée, mais il ne revint pas ; cela me préoccupa, quoique je fusse loin de soupçonner la catastrophe que préparait son absence. Quand la fatigue m’obligea de me coucher, je recommandai à la femme de chambre de me prévenir aussitôt que mon oncle serait de retour. Bientôt je m’assoupis, et je ne sais si je rêvai ou si je l’entendis réellement rentrer ; mais la réalité se confondit avec le rêve, et mon sommeil était" si profond que je ne parvins pas à m’éveiller. Dieu m’accorda cette trêve entre les douleurs du passé et le coup qui m’attendait à mon réveil.

V.

Au moment de retracer ce qui va suivre, je me sens faiblir. Quand je songe à ce qu’aurait pu être ma vie, si cette chose ne fût pas arrivée, la révolte et le désespoir étouffent presque mes remords. Oui, à ce moment encore, je le déclare, mon cœur était pur malgré ses défaillances ; je n’avais plus la force de combattre, il est vrai, mais j’avais la volonté de fuir.

Quand j’ouvris les yeux après quelques heures de ce calme sommeil que je ne connais plus, les rayons du soleil matinal glissaient dans ma chambre à travers les rideaux ; des bruits vagues, ces allées et venues discrètes qui annoncent le réveil d’une maison quand les maîtres dorment encore, arrivaient jusqu’à moi sans que je cherchasse à m’en rendre compte : je m’efforçais de prolonger cette demi-torpeur bienfaisante, et de m’attarder dans une dernière rêverie avant de m’avouer à moi-même que le soleil avait lui, car depuis longtemps chaque jour nouveau m’apportait tant de peines que je le redoutais instinctivement comme un ennemi. Tout à coup le bruit d’une voiture roulant sur le sable et le pas d’un cheval s’éloignant au grand trot me tirèrent de ma somnolence ; je sautai hors du lit et courus à la fenêtre juste assez tôt pour voir l’américaine disparaître au tournant d’une allée, mon oncle lui-même conduisant, et Pierre, son valet de chambre, à côté de lui. Œ fut comme une vision rapide, et je restai quelque temps immobile, cherchant en vain à me rendre compte de ce départ matinal. Enfin je sonnai. — Mon oncle est donc sorti ? dis-je à la femme de chambre.

— Oui, mademoiselle, monsieur a laissé cette lettre, et Pierre reviendra tout à l’heure prendre les ordres de mademoiselle.

Je la congédiai d’un signe, et, m’asseyant sur le bord du lit, j’ouvris la lettre. Plusieurs billets de banque s’en échappèrent, mais je ne les vis que longtemps après. Dès les premiers mots, j’étais restée comme frappée de la foudre, recommençant chaque phrase sans arriver à en saisir le sens : ce que je comprenais pourtant, c’est que j’étais perdue. Voici cette lettre, telle que la colère et l’indignation l’avaient dictée à mon oncle ; elle était datée de la veille.


« Je sais tout, j’ai tout compris enfin ! Je vous ai surprise tantôt dans les bras de votre amant, et si je ne vous ai pas écrasés tous les deux au milieu de votre honte, c’est que j’aurais tué Louise en vous frappant. C’est pour elle seule que je veux épargner votre complice ; mais vous, que j’aimais comme une fille et qui trahissez votre sœur, je ne veux plus vous voir. Était-ce le caprice ou le remords qui vous avait décidée à ce long voyage ? Étiez-vous lasse de votre amant, ou quelque honte vous était-elle venue enfin de tromper ceux qui vous aimaient et qui se livraient à vous sans défiance ? Ah ! j’ai vu hier de mes yeux ce que je n’aurais pu croire quand le monde entier se fût levé pour l’attester…

« Vous quitterez Ville-Ferny ce matin même, et vous ferez connaître à mon notaire le lieu de votre retraite ; il aura soin que vous puissiez vivre à l’abri de toute gêne et honnêtement, s’il se peut ; mais lui seul, lui seul, entendez-vous, doit être informé de ce que vous deviendrez. Que Louise, que son mari l’ignorent à jamais ! Ceci, je l’exige, Madeleine, au nom de tout ce qui doit vous être sacré : la mémoire de votre mère, votre sœur innocente, un reste d’honneur, qui survit peut-être encore à votre chute.

« louis de livoy. »

Et en post-scriptum il ajoutait : « Épargnez-vous toute tentative de justification ; je dois vous prévenir que vos lettres seraient brûlées sans être ouvertes. »


Je ne sais combien de temps je restai atterrée, sans pensée et sans larmes.

Je fus arrachée à ma torpeur par l’arrivée de la femme de chambre. Elle venait me prévenir que Pierre attendait mes ordres. — Qu’il monte quand je sonnerai ! — dis-je avec une sorte d’égarement. Je m’habillai en toute hâte, et, prenant une plume, j’écrivis à mon oncle les choses incohérentes qui me vinrent à l’esprit dans cette heure de défaillance. « Oui, j’ai souffert, j’ai lutté, j’ai aimé et je me suis trahie, disais-je. Je voulais que Louise fût heureuse ; je lui ai sacrifié mon bonheur, mon amour, ma vie entière, et puis j’ai tout perdu dans une heure de faiblesse. Robert m’aimait, je l’ai repoussé pour le donner à Louise ; j’ai assisté chaque jour au spectacle de leur bonheur, j’ai vécu près d’eux la mort dans l’âme et le sourire aux lèvres, et si je voulais fuir avec vous loin d’eux, ce n’était pas devant le remords, mais devant le péril. Comment il s’est fait qu’au moment du départ mon fatal secret s’est échappé de mon cœur, je ne puis le dire… Vous étiez là, vous avez surpris ma première faiblesse… Dites vous-même si le châtiment n’est pas égal à la faute ! Louise ignore tout et doit tout ignorer. Jamais un mot de moi ne viendra troubler sa vie ni la vôtre. Adieu. Pardonnez si je refuse vos dons : ils seraient trop lourds pour mon cœur, quand le vôtre me repousse… Adieu, vous qui m’avez recueillie, protégée, aimée. Je ne puis croire que vous vieillirez sans moi ; mon courage se brise à cette pensée. »

Je ramassai les billets de banque épars à mes pieds et les joignis à cette lettre. Je choisis ensuite, parmi les caisses toutes préparées pour notre voyage d’Italie, une petite malle où j’entassai du linge et quelques objets de toilette fort simples. De tous mes bijoux, je ne gardai que ma montre ; c’était celle de ma mère : elle était bien à moi. J’avais dans une bourse à part une faible somme prélevée sur mes dépenses de toilette et destinée à mes aumônes particulières ; je la pris pour faire face à mes premiers frais de voyage, car je voulais quitter Paris à l’instant et fuir au plus loin. Je brûlai quelques lettres, quelques papiers sans importance, mais où j’avais tracé, dans de meilleurs jours, bien des pensées sereines, bien des rêves de bonheur ; je fis lentement le tour de cette petite chambre où j’avais vécu si longtemps heureuse, m’arrêtant devant chaque objet, contemplant chaque meuble avec un attendrissement douloureux ; puis j’appelai Pierre. Il prit la petite caisse que je lui désignai. Je parcourus ensuite l’un après l’autre les appartenions du château, disant à chacun un adieu éternel. Dans la chambre de Louise, je m’arrêtai devant un petit portrait aux deux crayons représentant Robert en habit de chasse : un instant j’eus la tentation de détacher ce tableau et de m’enfuir avec mon trésor ; mais non, rien de lui ne m’appartenait. Je sortis lentement, le regardant toujours ; arrivée à la porte, je ne pouvais me décider à la franchir : il me semblait que ses yeux me rappelaient et que ses lèvres muettes s’ouvraient pour prononcer mon nom. Dans le salon, je m’assis une fois encore dans ce fauteuil où j’étais la veille quand il se tenait à mes pieds… Enfin il fallut partir.

Personne ne m’attendait à mon arrivée à Paris. Pierre fit approcher une voiture, et comme il se disposait à monter sur le siège : — Allez de votre côté, lui dis-je, je ne rentre pas à l’hôtel. Il me regarda avec étonnement. — Mademoiselle n’a pas besoin de moi ? Où faut-il faire conduire mademoiselle ?

J’hésitai un instant. — À Saint-Roch, répondis-je à tout hasard.

Il transmit mon ordre, et pendant que le cheval se mettait en mouvement, je pus le voir, immobile et comme pétrifié, me suivre d’un œil hébété.

Au premier détour de la rue, j’arrêtai le cocher et lui ordonnai de me conduire à la gare d’Orléans. Là, je dus attendre quelques heures. Le train de Bretagne ne partait que dans la soirée. Il s’ébranla enfin et m’emporta loin de Paris. Dans l’abandon et la détresse où je me trouvais, l’idée m’était venue de me réfugier provisoirement dans cette petite maison de La Roche-Yvon que Louise m’avait donnée en cadeau de noces, non pas que je la considérasse comme ma propriété définitive, car j’avais à dessein laissé mes titres de possession avec les bijoux que je tenais de la libéralité de mon oncle ; mais je voulais d’abord et à tout prix mettre une longue distance entre moi et ceux que je quittais. Je pensais d’ailleurs qu’on n’aurait pas l’idée de me chercher là, en supposant que quelqu’un s’intéressât encore à moi, et les rapports de mon oncle avec la vieille femme chargée de la garde du petit logis étaient si rares qu’il devait, selon toute probabilité, s’écouler un temps assez long avant qu’il fût averti de mon apparition dans le pays. Dans l’intervalle, j’espérais bien avoir pris un parti et m’être créé des ressources.

Au milieu de la catastrophe qui bouleversait ma vie, j’étais plus calme que je ne l’avais été depuis longtemps. Devant l’injustice de ma destinée, mon cœur altier protestait ; l’énormité du châtiment me rendait l’énergie. J’avais à combattre contre des obstacles matériels, la pauvreté, l’abandon. Cela me semblait chose aisée après cette lutte énervante contre une secrète passion qui grandissait chaque jour ; j’éprouvais, malgré ma détresse, comme un sentiment de délivrance, et je dormais assez paisiblement, quand le train s’arrêta à Nantes. Je me fis conduire aussitôt au bureau de la diligence pour Vannes, qui partait le soir même. Je passai une grande partie de la journée dans le bureau, assise sur des paquets, un peu effrayée de me trouver pour la première fois sans protection, regardée curieusement par les employés et heurtée par les portefaix. Aussitôt que la diligence fut chargée, je montai dans le coupé, où j’étais seule heureusement ; la présence d’un être riant, respirant, agissant à mes côtés, m’eût été odieuse.

À peine arrivée à Vannes, je me procurais une voiture et me mis en route pour La Roche-Yvon. Une pluie fine et pénétrante s’étendait en épais brouillard sur la campagne ; les feuilles immobiles des arbres ruisselaient silencieusement ; les branches des ajoncs emmêlés de fils de la Vierge, les bruyères et les herbes étaient chargées d’une lourde rosée ; des flaques d’eau brillaient au loin d’un éclat terne sur la lande brune ; le ciel était bas, gris, sans profondeur. Mon guide, jeune garçon de dix-huit à vingt ans, au visage maigre, encadré de cheveux longs et plats cachés en partie sous le chapeau de feutre à larges bords, chantait à demi-voix une chanson mélancolique sur un air monotone. Le jour tombait si vite qu’il était nuit close quand nous arrivâmes à La Roche-Yvon.

Nous eûmes beaucoup de peine à nous faire ouvrir par la vieille Marie-Anne, et plus de peine encore à lui faire comprendre qui j’étais. Elle était un peu sourde, et je serais peut-être même demeurée plus longtemps à parlementer sur le seuil, si le garçon qui déchargeait la voiture n’eut apporté de la cuisine une torche de résine enflammée. Elle me regarda un instant avec surprise, puis elle me reconnut. C’était la veuve d’un ancien fermier de mon oncle, à laquelle il avait, sur ma demande, accordé la garde de la petite maison, et la pauvre vieille femme ne savait plus comment me témoigner sa joie de me revoir. Je lui expliquai que j’avais été malade, que je venais en Bretagne pour rétablir ma santé, que je désirais ne voir personne, et que je la priais de ne pas parler de mon arrivée. Elle me demanda si mon oncle et Louise ne me rejoindraient pas bientôt ; je lui fis comprendre qu’ils ne pouvaient venir maintenant : je comptais d’ailleurs ne demeurer à La Roche-Yvon que le temps de reprendre quelques forces.

Tandis qu’elle s’empressait à l’étage supérieur pour préparer ma chambre et que j’entendais ses pas, appesantis par l’âge, faire craquer le plancher mal joint, je m’assis dans la cuisine, au coin de la vaste cheminée, et je réchauffai devant une flamme claire mes membres raidis par l’humidité. Au bout d’un certain temps, Marie-Anne reparut. Ma chambre était prête. C’était une pièce fort grande, éclairée par deux fenêtres ouvrant sur le petit jardin, et tellement envahie par les rameaux d’une vigne antique qu’au premier coup de vent l’on entendait les feuilles et les menues branches gratter les étroits carreaux et heurter doucement, comme si elles cherchaient à entrer. Le plancher se composait de larges ais de châtaignier brunis et lustrés par le temps ; les poutres du plafond étaient de même bois et de même couleur. Dans un coin de la chambre se trouvait le vieux lit de chêne à baldaquin paré d’étoffe de laine foncée à glands et passementeries bleuâtres ; dans un autre coin, un bahut à la serrure démantelée, une table et quelques sièges de forme massive : tel était le mobilier. Un vieux miroir, au cadre richement sculpté, mais dont la dorure avait disparu, ornait la haute cheminée. L’aspect de cette chambre me plut ; rien ne pouvait m’y distraire de mes graves pensées. Je souhaitai le bonsoir à la vieille Marie-Anne, mais je ne dormis guère : un froid humide me pénétrait dans cette grande pièce, depuis longtemps inhabitée. Les énormes dimensions de cette chambre, accrues encore par les ténèbres et le sentiment de ma solitude, me causaient une sorte d’effroi. Le vent s’était élevé, et, s’engouffrant dans la large cheminée, agitait jusqu’aux lourds rideaux de mon lit ; ses sifflemens à travers la lande me faisaient frissonner : il me semblait que j’entendais quelqu’un pleurer autour de moi.

Le jour parut enfin, triste et pluvieux comme la veille ; je courus à la fenêtre. À travers les branchages de la vigne, j’aperçus le petit jardin et les plates-bandes bordées de buis. Des roses pâles à demi effeuillées, de maigres dahlias et quelques arbustes traînant leurs branches indisciplinées dans les allées étroites, voilà ce que je vis du premier coup d’œil. À droite, la lande immense que nous avions traversée la veille ; à gauche, l’épaisse châtaigneraie plantée sur le revers du coteau et descendant en pente rapide jusqu’au ruisseau grossi par la pluie. Au loin, l’horizon, noyé dans la brume, ne laissait rien deviner de l’aspect du pays. Je regagnai mon lit et j’y restai à songer tristement jusqu’à l’heure où Marie-Anne entra dans ma chambre.

La pluie tombait toujours. J’essayai de sortir, mais je rentrai bientôt, découragée par la boue et la brume. J’avais emporté quelques livres ; je voulus lire, je ne pus fixer ma pensée, et le livre glissa de mes mains. L’incertitude de l’avenir m’oppressait : j’étais sans ressources, il fallait à tout prix m’en créer, car j’aurais mieux aimé mourir que d’avoir recours à mon oncle. Cependant ma résolution de cacher à tout jamais mon passé m’interdisait de songer à aucune de ces positions toutes de confiance où l’honorabilité personnelle et les recommandations importent autant que le savoir. Que me restait-il, si ce n’est le travail des doigts ? Le courage ne me manquait pas ; mais quand le soir je me retrouvai dans ma grande chambre, mal éclairée par une lumière chétive, et que, jetant un regard autour de moi, je me sentis si abandonnée, si bien perdue pour tous ceux que j’aimais, quand je réfléchis que cette solitude serait éternelle, je tombai dans un indicible abattement. Au dehors, tout n’était que confusion et ténèbres. Le vent de mer, traversant la lande déserte, venait se heurter aux angles de la maison avec des sifflemens aigus ; la pluie, qui n’avait pas cessé durant tout le jour, tombait alors à flots. Je me tenais blottie dans le coin de la vaste cheminée, et je suivais des yeux la fumée, qui s’élevait en lentes spirales, souvent repoussée par les rafales du dehors, mais recueillant ses nuages dispersés, et montant, montant toujours.

Marie-Anne dormait depuis longtemps sans doute, car j’avais laissé fuir l’heure sans y songer, lorsque je crus entendre un faible bruit mêlé au tumulte du dehors. J’écoutai : le bruit se renouvela ; c’était comme un pas léger sous ma fenêtre. Qui donc était là par cette nuit affreuse ? Quelque paysan sans doute attardé dans les mauvais chemins et sans abri contre la tempête. Je m’approchai de la croisée et m’efforçai de pénétrer du regard l’effrayante obscurité de la nuit. En ce moment, on frappa un coup à l’un des volets du rez-de-chaussée ; je savais que de la cuisine, où elle couchait, Marie-Anne ne pouvait entendre cet appel. J’ouvris la fenêtre et me penchai au dehors : un flot de pluie impétueux et glacé vint m’aveugler en me frappant au visage, et le vent, pénétrant à l’intérieur, éteignit la lumière. Tandis que je m’efforçais de la rallumer, la vigne qui tapissait la maison s’agita violemment : j’entendis un bruit de feuillages et de branches froissées, et comme je me retournais avec effroi vers la fenêtre, demeurée ouverte, un homme la franchit hardiment et se tint debout devant moi. Je jetai un cri, et, tombant à genoux, je tendis les bras vers lui, car je l’avais reconnu à travers ses cheveux en désordre et la pluie qui ruisselait sur son visage. Il ferma la fenêtre, puis, me soulevant dans ses bras, il m’emporta près du feu.

— N’ayez pas peur, c’est moi, dit-il, en rejetant son manteau souillé de boue et s’agenouillant à mes pieds sur la pierre de l’âtre ; me voici près de vous, Madeleine. Je vous ai retrouvée ; rien au monde ne nous séparera plus.

— Robert ! comment êtes-vous là ? Qui donc vous a dit de venir ? Mon oncle ?…

Il secoua la tête tristement.

— Il est arrivé quelque malheur, dis-je en me levant toute pâle. Louise ?…

La voix expira sur mes lèvres.

— Rassurez-vous ; votre oncle, votre cousine ne courent aucun danger… Je suis parti pour vous rejoindre, Madeleine… J’ai quitté, pour n’y revenir jamais, la demeure d’où l’on vous a chassée…

— C’est impossible ; vous me trompez… Il faut retourner, Robert, partir sur le champ. Vous me perdez, mon Dieu ! j’ai juré à mon oncle de ne vous revoir jamais. Qui donc a pu vous dire ?…

— Ah ! que vous aimez faiblement, Madeleine ! Je viens partager votre abandon, et vous me parlez de vous quitter !

— Mais j’ai juré, Robert, j’ai juré d’être morte pour tous… Et plût à Dieu que je le fusse en effet ! Mon oncle va me maudire, s’il sait que vous êtes ici ! Et Louise !…

— Votre oncle a pris soin lui-même de briser les liens qui m’unissaient à sa fille, dit Robert d’une voix dure et brève. Jamais je ne le reverrai.

— Ô mon Dieu ! et Louise ?

— Louise ! reprit-il avec un léger frémissement. Le ciel m’est témoin que j’aurais voulu lui épargner cette douleur. Vous le savez, je voulais pour elle étouffer notre amour, car nous nous aimions, Madeleine ; mais son père vous a chassée, chassée honteusement. Et moi, il m’a insulté… Je ne m’exposerai pas à subir de nouveau d’odieux soupçons. Votre oncle m’a rendu libre par ses outrages, et je vous apporte ma liberté.

Je l’écoutais avec stupeur.

— Que vous êtes pâle, pauvre enfant ! continua-t-il en me regardant avec une tendre pitié. Quel ravage en si peu de temps ! Laissez-moi vous contempler, mon amie, et baiser vos petites mains amaigries. Nous ne nous quitterons plus, Madeleine ; comprenez-vous ? La fatalité, la Providence, si vous l’aimez mieux, Dieu lui-même nous réunit malgré les hommes, malgré nous, insensés qui voulions nous fuir !

— Ah ! Robert, ne mêlons pas Dieu à nos tristes passions. Que parlez-vous de vivre l’un près de l’autre sans nous quitter jamais ? Ne savez-vous pas que mon devoir est de vivre et souffrir seule, que votre place n’est point ici ?

— Quoi ! s’écria-t-il, offensés et méconnus tous les deux, sans famille désormais, quand la destinée s’obstine à nous pousser l’un vers l’autre, serons-nous assez fous pour nous fuir ? N’avons-nous pas trop lutté déjà, trop souffert ?… Ah ! Madeleine, laissez-vous aimer…

Il s’assit près de moi, et, mêlant à son récit les transports de sa fougueuse tendresse, il me raconta le drame qui avait suivi mon départ : comment mon oncle, pour expliquer mon inexplicable disparition, avait persuadé à Louise que ma raison, ébranlée depuis longtemps, avait succombé le matin à un subit accès d’égarement, — que, sous le coup de cette crise mentale, j’avais refusé de suivre Pierre à l’hôtel. — L’altération évidente de ma santé, quelques étrangetés d’humeur dans les derniers temps donnaient du crédit à cette fable. J’appris que mon oncle, prêtant l’oreille à certains propos échangés entre les domestiques, les avait interrogés et avait su par Justine que j’avais eu une correspondance secrète avec Robert avant son mariage. Convaincu alors que nous nous aimions dès cette époque, il accusa Robert de nous avoir sacrifiées toutes les deux à de vils calculs. J’étais pauvre en effet, et Louise était riche. Dans une explication qu’il eut avec son gendre, il ne put lui cacher ses soupçons, il lui jeta cet outrage à la face. Robert pâlit sous cette mortelle injure ; mais, dédaigneux d’y répondre, il sortit d’un pas assuré, descendit les escaliers, traversa la cour et quitta l’hôtel, sans même regarder en arrière. Au moment où il franchissait le seuil, il aperçut Pierre, et, l’appelant aussitôt, il le questionna sur ma fuite. Par un hasard étrange, celui-ci avait gardé le numéro du fiacre que j’avais pris le matin même. Robert s’en empara, et put ainsi, après quelques heures de recherches, ressaisir mes traces. Un peu de réflexion, un secret pressentiment peut-être lui fit deviner le reste. Vingt-quatre heures juste après moi, il prenait la route de la Bretagne. À Vannes, il eut quelque peine à se renseigner sur la situation exacte de La Roche-Yvon, et ne put même pas se procurer de guide ; mais, résolu et confiant en son instinct de demi-sauvage, il se lança seul, malgré l’obscurité, dans le dédale des chemins creux et des landes, tantôt arrêté par les ronces et les buissons, tantôt se heurtant à des roches de granit. Il courait le risque d’errer ainsi jusqu’au matin, et la lande commençait à lui sembler sans issue, lorsqu’il distingua au loin la faible lueur que projetait ma fenêtre éclairée. Il marcha dans cette direction et se trouva bientôt au pied du logis. Quoique rien ne l’assurât que cette masse confuse, dont il ne pouvait distinguer les formes à travers la nuit, fût La Roche-Yvon, il était résolu à demander là l’hospitalité et à y attendre le jour. C’est alors qu’il avait frappé. J’avais ouvert la fenêtre, et lui, me reconnaissant, avait saisi le tronc noueux de la vigne, et s’était en un instant trouvé près de moi.

Après ce long récit, il me fut évident que mon malheureux oncle, dans son imprudente colère, avait creusé entre Louise et son mari un abîme qu’il serait bien difficile désomlais de combler. La funeste passion de Robert se faisait d’ailleurs dans cette circonstance complice de son orgueil.

— Il faut partir, — lui disais-je ; mais il secouait la tête d’un air résolu.

— Ma vie est où vous vivez, répondait-il : je resterai ; si vous me chassez, je me réfugierai dans le bois voisin, dans une chaumière, n’importe où. Je respirerai le même air que vous, je vous verrai de loin. Quelquefois je passerai près de vous, et je vous saluerai comme font les paysans qui vous rencontrent sur la route. M’envierez-vous cette joie des pauvres et des indifférens ?

J’aurais dû le repousser, refuser de l’entendre, lui interdire l’accès de ma demeure ; mais les sophismes de la passion, les défaillances d’une volonté séduite se réunissaient pour me perdre. — Je saurai le décider à partir, pensais-je ; il ne me faut qu’un peu de temps. Moi seule je puis faire ce miracle de fléchir son orgueil. C’est ainsi que je cédai aux artifices de mon cœur, et je consentis à revoir Robert. Je lui indiquai dans la châtaigneraie un endroit écarté où je devais le rejoindre vers le milieu du jour. Les premières lueurs de l’aube blanchissaient l’horizon ; il était temps de se séparer. Des bruits confus encore et rares annonçaient le retour de la vie active dans l’immense étendue. Les coqs enroués s’appelaient déjà d’une ferme à l’autre. Nous échangeâmes un adieu avec l’assurance de nous retrouver dans quelques heures, et Robert, enjambant lestement la fenêtre, disparut bientôt derrière une haie touflue de houx et de noisetiers.

VI.

Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels nous nous vîmes en toute liberté. L’humeur chagrine de l’automne semblait s’être dissipée, et ses tièdes splendeurs nous invitaient aux longues promenades. Nous nous fatiguions à gravir les coteaux parés de bruyères roses et d’ajoncs à fleurs d’or ; quelquefois nous nous asseyions à l’abri d’un buisson, au milieu des grandes fougères jaunies qui craquaient doucement sous nos pas. Nous nous racontions l’un à l’autre nos souffrances, nos combats, ou bien, remontant plus loin dans le passé, nous nous faisions confidence de nos premiers rêves, nous étonnant de les trouver si pareils. Les heures s’envolaient vite. Le soir, nous revenions lentement sur nos pas ; grâce aux premières ombres de la nuit, Robert osait approcher plus près de ma demeure, et il me suivait des yeux jusqu’à ce que je fusse rentrée. Alors seulement il s’éloignait et allait chercher un gîte dans quelque ferme écartée. Moi, je m’enfermais pour rêver en attendant le lendemain ; j’évitais de regarder au-delà : l’avenir n’existait pas pour nous. Je savais que Robert devait partir, que je devais hâter son départ. Je me promettais d’employer à le convaincre le jour suivant ; mais, lorsque le moment de le revoir était venu, tout mon courage tombait, une angoisse affreuse arrêtait les paroles sur mes lèvres, et la journée passait sans que j’eusse rien dit.

Nous n’avions aucune nouvelle de Paris ; il semblait que nous fussions seuls au monde, et par instans il m’arrivait d’oublier les souffrances du passé, aussi bien que les menaces de l’avenir, dans l’enchantement rapide de l’heure, présente. L’attitude respectueuse et discrète de Robert me rassurait et calmait mes remords. Je buvais ainsi à longs traits à la coupe perfide, je m’enivrais du subtil poison, et dans ces douces ivresses, auxquelles nul ne prend part impunément, mon âme perdait sans retour sa force avec sa pureté. La flamme de la jeunesse, l’incertitude du lendemain, les dangereux conseils delà solitude et de l’amour, tout augmentait le péril. Je me félicitais de ma victoire, et je ne m’apercevais pas que j’étais vaincue d’avance…

Le châtiment ne se fit pas attendre.

S’il est une infortune digne de pitié, c’est pour une âme fière le sentiment de sa déchéance. Avoir eu l’ambition du sublime, l’orgueil d’un grand dévouement, tant de dédain pour les destinées simples et communes, tant de hauteur pour juger les défaillances d’autrui, et se trouver sous le coup du mépris, quel châtiment ! Ce fut là désormais le supplice de ma vie. Le soleil me devint odieux, il éclairait ma honte. Je n’osais plus regarder en face la vieille Marie-Anne, ce visage d’honnête femme me troublait. Je sus alors quelles sont les vraies misères de ce monde, celles dont on rougit et qu’on n’ose avouer ; je sus qu’il n’est pas de plus cruel abandon que celui d’une âme qui a perdu le respect d’elle-même, qui se juge et se fuit. Il me semblait que Robert lui-même devait me mépriser ; souvent je le lui disais, et tous les efforts de sa tendresse ne réussissaient pas à me rassurer. Sitôt qu’il me quittait, je tombais dans de cruels désespoirs ; il me semblait presque que je le haïssais. J’aurais voulu être morte, et la mort me faisait peur. Que n’aurais-je pas donné pour croire au néant !

Tant que j’avais été pure, je m’étais crue invincible ; les obstacles mêmes accroissaient mon orgueil, et j’affrontais le péril avec une témérité hautaine ; je croyais n’avoir d’autres conseils à prendre que les miens, d’autre juge à redouter que moi-même. Cet immense orgueil ne survécut pas à ma chute ; moi tombée, il ne me resta rien. Je passai subitement d’une confiance insensée à un abattement désespéré, et je commençai à flotter, comme une chose inerte, au gré des plus folles terreurs, d’os contradictions les plus douloureuses. J’essayais de regarder au ciel ; mais Dieu ne m’apparaissait que pour me condamner.

Mes nuits s’écoulaient dans de mortelles insomnies ou d’effrayans cauchemars ; j’arrivais au matin baignée d’une sueur froide, brisée de corps et d’âme, pour reprendre le lourd fardeau de mes remords. Mon mal ne fit qu’augmenter, et Robert s’en alarma malgré les efforts que je faisais pour le cacher. J’avais perdu le gouvernement de ma volonté : parfois j’accablais Robert de tendresse passionnée, puis l’instant d’après tout était changé ; je l’accueillais d’un air irrité, ou bien je le repoussais et tombais en de longues crises de larmes. Je ne pouvais rester seule dans ma chambre sans ressentir une frayeur maladive ; il me semblait que la vengeance divine m’attendait dans ce lieu. La vie me devint intolérable, et je suppliai Robert de m’emmener. — Allons plus loin, lui dis-je ; la mer est devant nous, là-bas ; marchons vers elle. Je retrouverai le calme peut-être au spectacle de sa grandeur et de ses orages.

Nous partîmes dès le lendemain. Quand je dis adieu à Marie-Anne, elle m’embrassa les larmes aux yeux. — Vous avez raison de retourner à Paris, dit-elle avec sa naïve rudesse ; l’air du pays n’est pas bon pour vous, mademoiselle. Je n’osais pas vous le dire, mais je crois bien que vous n’auriez pas vu les neiges, si vous étiez demeurée ici plus longtemps.

Je la quittai sans la détromper et sans lui dire que je restais en Bretagne. Nous nous arrêtâmes, Robert et moi, dans un hameau de pêcheurs où de braves gens consentirent à nous recevoir. Pendant les premiers jours, j’éprouvai, grâce à la nouveauté des lieux, à la présence continuelle de Robert, un véritable soulagement. Robert fit venir des livres, des journaux, des crayons ; il m’obligeait à m’occuper, à sortir de moi. Nous fîmes de longues promenades, tantôt à pied sur la grève ou les falaises, tantôt en mer, dans une barque de pêcheurs. Dans une de nos excursions, nous découvrîmes une grotte creusée par les vagues dans les rochers, où nous prîmes l’habitude de venir chaque jour ; quelquefois la marée montait, pendant que, paresseusement couchés sur le sable, nous suivions du regard le rapide progrès des lames, qui s’amoncelaient avec fracas à l’entrée de la grotte ; quelques-unes même, s’allongeant sur le sable, venaient lécher nos pieds.

Nous étions alors prisonniers pour de longues heures, et rien ne nous plaisait plus que cette roche creuse où nous passions nos journées, séparés du reste du monde. Je ne pouvais me lasser de contempler la mer, cette immensité vivante, qui semblait, par sa plainte éternelle, s’associer à nos peines sans les troubler. Trop faible pour m’élever jusqu’à Dieu, je m’adressais à la nature comme à un intermédiaire secourable, et je puisais quelque douceur dans ces épanchemens. J’ai retrouvé un jour, dans un porte-feuille oublié, une de ces confidences, poésie sans art, où débordait mon cœur douloureux. Je la transcris ici parce qu’elle peint assez fidèlement l’état de mon âme :

La nuit vient de tomber sur la plage endormie ;
Pas un rayon au ciel, pas une étoile amie !
Dans leurs folles fureurs les rafales du vent
Tordent les tamaris sur leur terrain mouvant,
Et de tes profondeurs un flot sombre s’élève.
Et vient, tout éperdu, se briser sur la grève.
Avec de longs soupirs, des cris et des sanglots,
Comme si tu roulais, enchaînés sous tes flots.
Meurtris par ta colère, ô mer impitoyable.
Des milliers de captifs dans leur prison de sable,
Rien ne peut t’arrêter. Les vagues de la mer
Montent, montent toujours… Pareil au flot amer
Qui creuse le rocher en ces grottes profondes,
Un mortel souvenir a, sous ses lourdes ondes,
Plus lourdes chaque jour, enseveli mon cœur.
Moins clément que la mer pourtant, le flot vengeur
Ne s’apaise jamais, jamais ne se retire,
Et, quand d’un souffle égal ton sein calmé respire.
Que dans ta couche, ô mer, tu rentres pas à pas,
Sur mon cœur sans repos la paix ne descend pas !…
Si tu pouvais du moins effacer ma souillure.
Je te dirais : Accours, prends cette vie impure,
Réveille tes fureurs ! Dans ton flot indompté
Je veux trouver la mort avec la liberté.

J’essayai vainement d’exprimer de moins cruelles pensées ; je ne savais chanter ni l’amour ni le bonheur, et ne trouvais des mots que pour exprimer mes souffrances. Bientôt je devins incapable même de ce léger effort. Mon mal se réveillait avec une effroyable intensité. La vue d’un enfant, celle du pauvre ménage qui nous avait accueillis, me faisaient fondre en larmes. Félicités perdues pour moi, comme elles me semblaient douces ! Notre hôte avait une petite fille de trois ans que j’embrassais parfois à la dérobée ; elle se débattait, effrayée par l’ardeur de mes caresses.

Il arrivait aussi qu’irritée de tant souffrir, je me révoltais contre l’injustice de mon sort. — Si le ciel me repousse, si les hommes me maudissent, me disais-je, jouissons au moins des jours qui me restent à vivre. Je suis jeune, j’aime et je suis aimée ; épuisons les joies de l’amour : ne les ai-je pas assez chèrement achetées ? Mais l’amour lui-même semblait me trahir ; j’avais trop souffert et trop longtemps ; mon cœur était aride, et n’avait plus la force d’être heureux.

Alors j’accusais Robert. — L’amour n’est pas ce que j’ai rêvé, disais-je. Il m’écoutait sans colère : cette impétueuse nature se transformait pour moi ; mais je m’aperçus qu’il devenait triste, et, quand je le vis souffrir, je me fis horreur. — Écoute, lui dis-je un jour que je le voyais plus abattu, partons encore ; allons plus loin. Veux-tu m’emmener dans ton pays, dans cette Amérique qui t’est si chère ? Mettons l’infini entre le passé et nous. Nous serons heureux là-bas. — Il me serra dans ses bras. — Tu as raison, dit-il, l’air de France te tue, et je meurs de ton mal. Envolons-nous bien loin, seuls, tout seuls au monde ; nous commencerons une vie nouvelle ; nul ne saura ce qui nous touche, et nous l’oublierons nous-mêmes. Il y a longtemps que j’avais ce désir, je n’osais pas te le dire.

Il paraissait si heureux que je me sentis calmée. Nous nous mîmes aussitôt à faire des rêves et à nous enchanter par avance d’une félicité idéale. Robert écrivit au Havre, où il avait eu autrefois des correspondans, pour s’informer des prochains départs. En attendant la réponse, nous continuâmes à nous entretenir de notre grand projet, à choisir la province où nous irions nous établir et les forêts qui abriteraient notre destinée fugitive. Je retrouvai de l’activité et comme une élasticité de vie pour faire nos préparatifs. La réponse arriva, nous annonçant qu’un paquebot devait partir pour New-York le 30 octobre, et Robert fit aussitôt retenir notre passage. Il nous restait sept jours encore ; mais nous avions tant de hâte de nous mettre en route que nous résolûmes de quitter sur-le-champ le hameau que nous habitions et de voyager à petites journées.

Je poussai un soupir de soulagement, lorsque le lendemain je me plaçai, à côté de Robert, au fond de la carriole qui nous emportait. C’était une fraîche et claire matinée d’automne. Une légère gelée blanche couvrait les buissons et les herbes, et se changeait. à mesure que le soleil s’élevait, en brillantes gouttes de rosée. Nous plongions de longs regards au creux des vallons noyés dans un brouillard transparent, tandis que la cime des coteaux baignait dans l’air pur. En étendant le bras, nous pouvions cueillir au passage des touffes de houx ornées de baies rouges, ou bien nous arrachions une feuille aux chênes trapus et mutilés qui se penchaient comme des sentinelles au bord du chemin. Notre petit cheval efflanqué marchait d’un pas joyeux, en secouant ses grelots, tandis que son maître sifflait à demi-voix une chanson mélancolique. La paix de la campagne me gagnait ; il y avait longtemps que je ne m’étais senti l’esprit si léger. Nous voyageâmes ainsi à travers la Bretagne, puis la Normandie, évitant les voitures publiques et les grandes routes, et nous faisant conduire de préférence par les chemins détournés. Nous pouvions échanger librement nos impressions : le plus souvent un regard ou un sourire suffisait. Nous goûtâmes pendant ces quelques jours comme une ombre de bonheur ; mais l’âme humaine est ingénieuse à se créer des tourmens : elle a mille manières de souffrir d’une même blessure.

À mesure que le terme de notre voyage approchait, un souvenir déchirant se dressait devant moi. Louise m’apparaissait partout : je croyais la reconnaître dans chaque femme inconnue qui passait près de nous. La nuit, je l’entendais gémir à mes côtés. Cette chère image me devint une vision vengeresse… Je n’avais plus entendu parler d’elle depuis l’arrivée de Robert à La Roche-Yvon. En quittant Paris, j’avais résolu d’écrire à mon oncle malgré sa défense. La nécessité de fixer un plan de vie et l’arrivée de Robert firent ajourner cette lettre. Plus tard, je n’osai plus : qu’aurais-je pu dire ? Pendant notre station au bord de la mer, je m’étais, à l’insu de Robert, adressée au curé de Ville-Ferny pour avoir des nouvelles ; je n’avais pas eu de réponse. Peut-être le paysan chargé de porter ma lettre à la poste du village voisin l’avait-il perdue ; peut-être aussi le curé de Ville-Ferny n’avait-il pas daigné m’écrire. Je me figurais souvent que Louise était morte, et cette idée me rendait presque folle.

Vers le milieu du sixième jour, nous nous arrêtâmes dans une vieille cité normande accroupie dans la plaine, un peu noire, un peu triste malgré les flèches élancées de ses églises gothiques. C’est là que nous devions prendre le bateau à vapeur pour nous rendre au Havre ; le steamer partait le surlendemain. Robert me proposa de sortir ; mais je me sentais fatiguée, et il me laissa en promettant de revenir bientôt. Quand je fus seule dans cette chambre d’hôtel, froide, un peu sombre, n’ayant d’autre horizon que les maisons voisines, noircies par le temps, et une rue tortueuse, bruyante sans gaîté, mes fantômes familiers revinrent m’assaillir. Je voulus les repousser : mes efforts ne servirent, comme il arrive d’ordinaire, qu’à leur donner plus de prise sur mon imagination ébranlée ; bientôt je n’y pus tenir, et la tête en feu, la poitrine oppressée, je pris à la hâte un chapeau, et, m’enveloppant d’un châle, je sortis. Je marchai droit devant moi, rapidement, sans rien voir ; peu à peu l’air et le mouvement rafraîchirent mon front : le bouillonnement intérieur se calma dans mes veines. J’étais sur d’immenses avenues plantées d’arbres séculaires, entourant comme d’une ceinture une vaste prairie, dont l’extrémité se perdait au loin dans la campagne. Le vent, plus humide que froid, détachait les larges feuilles des platanes et les roulait devant moi en soulevant des tourbillons de poussière. Au ciel, de grands nuages noirs couraient, rapidement emportés. Ces longues avenues étaient désertes, et cette solitude me plut ; je ralentis un peu ma course. Le jour baissait, je ne le remarquais point, et, quand je m’en aperçus, il y avait longtemps déjà que j’avais quitté l’hôtel. Je voulus revenir sur mes pas ; mais je ne pus retrouver mon chemin, et, marchant toujours, j’arrivai sur le port.

La marée montait ; elle refoulait la rivière, qui se gonflait en soulevant les vaisseaux à l’ancre ; de petites vagues bruyantes clapotaient contre les murs du quai. Je restai à les considérer longuement ; l’eau noire reflétait la lueur terne des réverbères et la lumière rouge des feux de charbon allumés sur les navires. Je voyais tout autour les matelots s’agiter comme des ombres. Nul ne s’occupait de moi, nul ne semblait me voir. Le ciel se couvrait de plus en plus, et l’obscurité devenait complète. À mesure que le jour baissait, mes pensées s’amoncelaient en orages. Je regardais alternativement le ciel, qui semblait se dérober sous les brumes, et l’eau noire et profonde du canal. — Fermer les yeux, pensais-je, et marcher en avant, tout droit, deux pas, trois au plus, puis disparaître pour toujours ! et trouver le repos peut-être !… Qui sait ?… Nul n’entendrait plus parler de moi. Une malheureuse qui se noie, c’est vulgaire et triste ; mais se sauver avec un amant, est-ce moins triste et moins vulgaire ?… Il souffrirait, lui, je le sais : du moins je ne le verrais plus souffrir ; d’ailleurs les regrets sont-ils éternels ? Il est jeune ; la vie est longue… Mais le repos est-il là en effet, sous cette eau froide ? Est-il vrai que nous ayons ainsi, à portée de notre volonté, un remède à tous nos maux, un refuge assuré contre le remords et la responsabilité de nos actes ? Oh ! si je savais que rien de moi ne dût survivre ! Je l’ai entendu affirmer autrefois : comment se fait-il que je n’y peux croire ? Quelle est donc cette partie de mon être qui proteste contre le néant, comme elle protestait hier, tout à l’heure encore, contre ma vie criminelle ? Est-ce que la chair doit s’élever contre les œuvres de la chair ? Est-ce qu’elle doit refuser de se soumettre à ses lois ?… Ah ! mystère cruel, pourquoi me tentes-tu ?

La pluie tombait maintenant en larges gouttes, comme des larmes tièdes ; les rares passans se hâtaient, glissant le long des maisons pour se mettre à l’abri. Appuyée sur une borne de bronze autour de laquelle s’enroulait le câble d’un navire, je n’avais pas le courage de faire un mouvement. Robert pourtant m’attendait, je devinais son inquiétude ; mais que faire ? — Lui porter un amour empoisonné de remords, les lâches amertumes d’un cœur sans énergie ! N’avoir la force ni de vivre, ni de mourir ! me disais-je. Que vais-je devenir ?…

La pluie tombait toujours, et je commençais à frissonner sous mes vêtemens mouillés ; je regardai autour de moi pour chercher un abri. Apercevant une faible clarté à quelque distance, je me dirigeai de ce côté et me trouvai bientôt à l’entrée d’une petite cour pavée et dallée, et éclairée par une lanterne fumeuse. De hautes murailles percées d’étroites ouvertures l’entouraient de trois côtés. À droite, une porte basse était entre-bâillée ; je la poussai, et j’entrai dans une chapelle. L’autel était éclairé, et un vieux prêtre officiait ; mais l’assemblée, peu nombreuse, restait dans l’ombre. À droite de l’autel, une haute grille, derrière laquelle tombait à plis raides un rideau de serge, annonçait la présence de religieuses cloîtrées. Bientôt leurs voix, un peu traînantes et plaintives, se mirent à psalmodier l’office du soir. Je m’agenouillai dans le coin le plus obscur de l’étroite nef, et je me laissai bercer par ces chants qui s’élevaient et s’abaissaient d’une façon monotone sur chaque verset des psaumes. Il y avait bien longtemps que je n’étais entrée dans une église : la dernière fois, Louise m’accompagnait. Quels abîmes s’étaient creusés depuis ce jour !… Au bruit des chants et des prières, une sorte d’apaisement se faisait en moi : à genoux, les paupières fermées, les lèvres muettes, j’osais à peine respirer ; mais bientôt le silence se fît, on éteignait les cierges, et les assistans commençaient à se disperser. Il fallait partir. — Dieu ! m’écriai-je dans un élan suprême. Dieu vivant qui entendez nos plaintes, qui pardonnez tous nos égaremens, Dieu de Madeleine et de la femme adultère, plus miséricordieux que les hommes, plus indulgent que ma propre conscience, Dieu saint, j’ai profané vos dons, je n’ai su faire que le mal… J’ai vécu d’orgueil, et l’orgueil m’a perdue. Je crie vers vous, Seigneur ; sauvez l’ouvrage de vos mains.

Un léger coup frappé sur mon épaule me fit tressaillir : c’était une famine vêtue d’un costume moitié laïque, moitié religieux. — On va fermer, dit-elle.

— Comment se nomme cette église ?

— La Charité.

— Un hospice sans doute ?

— Non, madame, c’est une maison de refuge pour les filles repenties.

Je reculai d’un air égaré comme si elle m’eût frappée en pleine poitrine. — Ah ! balbutiai-je, c’est là qu’on enferme ces… malheureuses ?…

— Oui, madame ; il y en a pourtant quelquefois qui viennent ici d’elles-mêmes.

Et, sans s’occuper de moi davantage, elle se mit à ranger les chaises. Je sortis en chancelant, et, arrivée dans la petite cour d’entrée, je fus obligée de m’appuyer contre le mur. En dehors de la cour, par la porte encore ouverte, j’apercevais le quai désert et l’eau du canal, à l’intérieur s’élevaient des bruits vagues qui ressemblaient à l’écho affaibli des psalmodies. — Y a-t-il vraiment des femmes qui viennent en ce lieu d’elles-mêmes, sans y être contraintes ? Mais quand ? sous l’empire de quels remords, de quels déchiremens ? Y a-t-il donc un moment précis où une âme se dit : Voilà l’heure ? Y a-t-il quelqu’une de ces pauvres créatures qui, aimée et le cœur plein d’amour, soit entrée là volontairement ? — J’étais si absorbée que je tressaillis en entendant marcher à côté de moi. — Êtes-vous malade ? qu’attendez-vous ? dit la tourière, qui, près de fermer les portes, m’avait aperçue dans l’obscurité.

Je fis un mouvement pour sortir ; puis, obéissant à je ne sais quelle force mystérieuse : — Pourrait-on parler à la supérieure ce soir ? demandai-je, tandis que mon cœur battait à se rompre en attendant la réponse. Je me disais : Voilà l’arrêt de la fatalité. Si elle dit non, je partirai : Robert m’attend ; si au contraire… Eh bien ! ce sera ma sentence.

Il me sembla que des siècles s’écoulaient avant qu’elle ouvrît la bouche, et, quand elle eut parlé, je fus obligée de lui faire répéter sa réponse : je ne l’avais pas entendue. — À cette heure ! avait-elle dit, c’est impossible. — Je respirai avec force ; pourtant je ne sortis pas.

— Il s’agit, ajoutai-je, d’une âme à sauver. Que Dieu vous pardonne, ma sœur, si, pouvant m’introduire, vous m’avez repoussée ! Je m’éloignai. Elle me rappela. — Entrez, dit-elle. Je vais demander si ce que vous voulez est possible.

Un nuage passa sur mes yeux. La terre me paraissait tourner autour de moi, et je fus tentée de m’enfuir ; mais elle avait ouvert une porte, elle marchait devant moi : je la suivis. Elle m’introduisit dans un parloir, posa une petite lampe sur la table de bois blanc, puis elle sortit. Je me laissai tomber sur une chaise de paille, et j’écoutai. Une cloche tinta à l’intérieur : un coup, deux coups, puis quelques pas discrets et des murmures de voix, puis le silence et un peu après une autre cloche, plus éloignée, répétant le signal. Je ne sais combien de temps je restai là, fi’émissante et n’entendant que les battemens de mon cœur. Enfin le bruit d’une porte tout près de moi me fit tourner la tête vers une double grille noire qui coupait en deux parties la petite pièce où j’étais. Derrière cette grille, j’entendis le frôlement d’une robe sur les dalles ; une clé grinça dans une serrure, et les lourds volets qui garnissaient la grille à l’intérieur s’ébranlèrent et se replièrent lentement. Une femme vêtue d’une tunique de laine blanche et d’un voile noir m’apparut à travers les étroits barreaux, et se tint debout devant moi, sans parler. Alors, sous l’empire de cette puissance inconnue à laquelle j’obéissais malgré moi, je lui racontai ma triste histoire, cette tentation de mourir qui m’obsédait, et le hasard qui m’avait conduite dans cette demeure, et qui me poussait encore en ce moment à lui demander conseil. Elle m’écouta sans m’interrompre.

— Dieu vous cherche, ma fille, dit-elle quand j’eus fini. Écoutez-le, abdiquez à ses pieds cette liberté dont vous avez fait un si mauvais usage ; donnez-vous à lui, mais librement, non par surprise. Allez et méditez ; quand votre résolution sera prise, vous viendrez, et notre maison vous sera ouverte.

— Si je pars, je sais que je ne reviendrai pas, m’écriai-je en me mettant à genoux au pied de la grille. Ma mère, décidez pour moi : je suis faible, car j’aime. Je sens mon cœur qui m’échappe, retenez-moi. Fermez vos grilles sur celle qui doit disparaître du monde… Qui sait si je rencontrerai jamais une heure comme celle-ci ?

Je la priais, elle méditait sans répondre, et j’espérais lâchement qu’elle ne me garderait pas. À la fin, elle céda. — Souvenez-vous, dit-elle, que vous serez libre de sortir le jour où vous le voudrez.

— Et remarquant ma pâleur : — Pauvre fille, ajouta-t-elle doucement, vous avez raison de venir à nous, personne ne vous réclame, et vous êtes pour tous une occasion de chute et de scandale. — Elle me demanda alors si je n’avais aucun adieu à faire ; je lui sus gré de cette pensée, et je traçai d’une main défaillante les lignes qui suivent.


Ceci est mon testament.

« Je vous lègue Louise à consoler.

« Je vous ai trop aimé, Robert : cet amour a été notre malheur à tous. Vous avez bien souffert à cause de moi, pauvre ami, et souvent je me suis maudite en vous voyant si triste et si pâle. Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait et celui que je vais encore vous faire. Je n’avais plus la force de vivre ainsi ; les larmes de Louise m’étouffaient.

« J’ai tenté le sublime et j’ai échoué misérablement ; j’ai été un être inutile et malfaisant. À vous, Robert, de réparer le mal que j’ai causé ; à vous de faire que mon âme, cette âme dont vous avez été la trop chère idole, repose un jour en paix ! »


Bien des larmes coulèrent sur ces lignes, et dans ma hâte d’en finir j’étouffai les choses que j’aurais voulu dire. La supérieure attendait : je lui présentai le papier ; mais elle refusa de le lire. — Vous êtes encore libre, dit-elle. Je mis l’adresse, et la priai de faire remettre cette lettre le même soir à Robert, mais de façon qu’il ne pût voir le messager ; puis je quittai le parloir, et la tourière m’introduisit dans l’intérieur du refuge, où je retrouvai la supérieure. Elle me prit la main et me conduisit à travers d’étroits corridors et de longs escaliers. — La règle de la maison est bien austère, me dit-elle, et les exercices vous sembleront durs. Je voudrais les alléger ; mais ceci dépasse mon pouvoir. Pour vous donner du courage, mon enfant, vous songerez que la vie est courte, et que vous avez beaucoup à expier.

Je ne répondis pas. Que m’importait ? Ma pensée était ailleurs : elle suivait les pas du messager, elle le devançait même. Ah ! comme je tremblais pour Robert ! Je m’aperçus à peine que nous entrions dans un dortoir, et que nous nous arrêtions devant une petite couchette nue et froide ; je ne sais comment il se fit que je me trouvai déshabillée et couchée. La supérieure s’était retirée, une veilleuse seule m’éclairait, et la respiration des femmes endormies dans cette immense salle faisait autour de moi comme un épais murmure. Quelle nuit ! Que de fois je me soulevai, décidée à reprendre mes vêtemens et à courir vers Robert ! Puis, songeant que tout le monde dormait et que je ne pouvais sortir, je retombais découragée.

VII.

J’appris le lendemain que Robert m’avait attendue longtemps la veille sans concevoir d’inquiétude. À mesure pourtant que la soirée avançait, il devint soucieux, et bientôt, persuadé que je m’étais égarée, il était sorti dans l’espoir de me rencontrer. À plusieurs reprises, il était rentré à l’hôtel, et, ne m’y trouvant pas, il sortait chaque fois plus agité ; il avait aussi envoyé au-devant de moi dans différentes directions. Ce fut pendant une de ses absences que ma lettre arriva, et, quand il rentra, on ne put lui donner aucun renseignement sur la personne qui l’avait apportée. À peine l’eut-il lue qu’il s’élança comme un fou hors de l’hôtel, et passa toute la nuit à errer dans les rues de la ville. Dès le matin, il fit commencer les plus actives recherches, et obtint même la permission de faire sonder le canal et la rivière jusqu’à une assez grande distance. Tout le temps qu’il passa dans cette ville, c’est-à-dire près d’une semaine, j’eus régulièrement de ses nouvelles, grâce à la supérieure, qui, par pitié pour moi, le fit surveiller discrètement. Perdant enfin tout espoir de me retrouver et convaincu sans doute que j’avais attenté à mes jours, il partit.

Je priai le chapelain de la maison d’écrire secrètement au curé de Ville-Ferny, et je sus ainsi que Louise vivait à la campagne, avec son père, fort retirée, ne voyant pas même ses plus proches voisins ; quelques vieux amis seuls étaient admis de temps à autre. Louise d’ailleurs était fort souffrante et ne quittait pas la chaise longue. Elle commençait à l’époque de notre fuite une grossesse que personne n’avait soupçonnée, et qu’elle-même peut-être ne soupçonnait pas encore. On devine le coup que notre cruelle trahison dut porter à cette âme si tendre au moment même où une double vie s’éveillait en elle. Elle ne faisait que dépérir, et l’on doutait qu’elle pût mener à terme son précieux fardeau. Si mauvaises que fussent ces nouvelles, elles me calmèrent un peu. Louise vivait. Le curé ajoutait qu’on lui avait assuré que M. Robert Wall était à Paris ; mais il ne savait rien de plus.

De longs mois s’écoulèrent, pendant lesquels je m’initiai douloureusement à ma nouvelle vie. J’étais bien seule. La sainteté des religieuses me décourageait, et le respect me tenait éloignée d’elles. Les femmes qui m’entouraient au contraire, mes compagnes de misère, m’inspiraient une répugnance invincible ; ces visages vulgaires, flétris pour la plupart, frappés d’effronterie, me faisaient horreur. Elles avaient essayé d’abord de m’attirer à elles en provoquant une confidence par le récit de leurs infortunes ; mais devant mon sauvage silence elles s’étaient lassées, et maintenant elles me fuyaient. Aucun bruit du dehors ne m’arrivait ; il me semblait que j’étais dans ces lieux d’expiation où les bruits de la terre expirent et où les âmes criminelles attendent l’heure du pardon. J’appris à travailler. Courbée dès le matin sur un métier ou appliquée à un grossier ouvrage de couture, je tuais la pensée par l’activité matérielle. Les nuits surtout m’étaient odieuses ; cette communauté de vie avec des êtres moins coupables que moi peut-être, mais plus dégradés, m’inspirait une invincible répulsion. Ces femmes sont réparties en plusieurs classes : les plus jeunes, celles qu’on enferme seulement par prudence, sont soigneusement préservées du contact des autres. Il y a une classe spéciale aussi pour les filles réellement repenties, celles qui depuis de longues années donnent aux autres le bon exemple, et qui refusent de quitter la maison.

Moi, j’étais parmi les Thaïs, comme on les appelle, c’est-à-dire les nouvelles venues, toutes palpitantes encore de leurs passions à peine vaincues, et agitées pour la plupart du désir de recouvrer la liberté. C’est le vice encore frémissant : à les voir, à les entendre, le dégoût me prenait ; mais je devais rester parmi elles : ce spectacle m’était salutaire. Ah ! si l’on savait ce que deviennent dans les bas-fonds de la société ces passions que nous idéalisons trop souvent dans le monde ! Je fus longtemps avant de m’avouer que l’orgueilleuse Madeleine était, elle aussi, une parcelle de cette fange où le vice mal assoupi fermentait sourdement autour de moi. Peu à peu pourtant je courbai la tête, et j’appris à prier…

Un matin, je reçus une lettre du curé de Ville-Ferny. « Les voies de Dieu sont mystérieuses, écrivait-il ; il fait jaillir la lumière des ténèbres et la consolation de la source même de nos larmes. Votre cousine a donné le jour à un fils. Jusqu’au dernier moment, on craignait qu’elle ne pût vivre assez pour voir son enfant ; mais Dieu lui a accordé cette grâce.

« L’épreuve a été terrible ; on m’appela en toute hâte. Son père était là, pâle comme un marbre : je n’oublierai jamais l’expression de ce visage. Il contemplait sa fille d’un œil sans larmes et suivait sur son front le progrès des ombres mystérieuses qui l’envahissaient. Je priais au pied du lit. Dans la pièce voisine, on entendait par intervalles le faible vagissement de l’enfant nouveau-né et des voix de femmes chuchotant entre elles. Dans la chambre de la malade, il régnait au contraire un silence effrayant. Tout à coup elle se souleva, et, fixant sur nous un regard assuré : — Mon mari ! dit-elle avec une fermeté inusitée, je voudrais voir mon mari. — Son père, sans répondre, me jeta un regard plein d’angoisses. Nous nous étions rencontrés dans la même pensée : c’était le délire qui commençait ; mais elle, se dressant tout à fait et de la même voix nette et calme : — Je veux le voir et lui remettre moi-même son fils, dit-elle. Puis, cherchant sous son oreiller un petit portefeuille dont elle ne se séparait jamais, elle y prit un papier soigneusement plié, et me le tendit. C’était l’adresse de M. Wall, et je ne sais encore comment elle se l’était procurée. — Monsieur le curé, reprit-elle, je vous en prie, partez sur-le-champ ; dites-lui que je le demande : il viendra, je le connais. Allez vite, le temps presse ; je tâcherai de vivre jusqu’à votre retour.

« Elle se laissa retomber sur ses oreillers ; je consultai son père du regard : il hésitait et semblait sous l’empire d’un violent combat intérieur. Enfin il fit un signe, et je partis. Il était nuit quand j’arrivai à Paris ; je courus à la demeure de M. Wall. Je tremblais qu’il ne fût absent, ou qu’il ne refusât de me recevoir. On m’introduisit sur-le-champ. M. Wall me parut vieilli, quoique l’expression de son visage fût la même qu’autrefois. Je ne sais s’il me reconnut, mais il ne laissa paraître aucune émotion ; il se leva et se tint debout, sans parler, attendant que je lui expliquasse le motif de ma visite. J’avais songé à le préparer peu à peu à ce que j’avais à lui dire ; son attitude impatiente et hautaine me fit changer d’avis. Quand il apprit que sa femme était mourante et le demandait, il tressaillit : une pâleur subite couvrit son visage, et ses lèvres frémirent ; mais, lorsqu’il sut qu’il avait un enfant, il cacha son front dans ses mains. — Un fils ! s’écria-t-il, j’ai un fils ! — Puis, d’une voix profonde : — Ah ! pauvre femme ! pauvre Louise !

« Tout à coup il releva la tête. — Partons, monsieur, partons vite. — Et, sans parler à personne, sans tarder un instant, il marcha devant moi.

« Pendant la route, il m’adressa de nombreuses questions sur sa femme et son enfant ; il semblait en proie à une véritable fièvre. Sans cesse il se penchait à la portière du wagon et plongeait dans la nuit des regards inquiets ; puis il se rasseyait avec un de ces soupirs où semblent se concentrer toutes les énergies et les angoisses de l’âme. — Pensez-vous que j’arrive à temps ? me demandait-il alors. Si elle allait croire que je lui ai refusé de la voir dans un tel moment ! — Elle vous attend, répondais-je.

« Deux heures de la nuit sonnaient à l’église du village lorsque nous arrivâmes au perron du château. Avant d’entrer, il s’arrêta, et, me prenant le bras : — Croyez-vous qu’elle sache,… qu’elle soit informée ?… — Il hésitait et ne pouvait achever. Je compris sa pensée. — J’ai lieu de croire qu’elle sait tout, lui dis-je ; des crises de larmes plus fréquentes dans ces derniers temps, et sur lesquelles elle refusait de s’expliquer, se rattachaient sans doute à la nouvelle de cette mort funeste, très répandue dans le pays.

« Il frémit, et, lâchant mon bras, il traversa d’un pas rapide la terrasse jusqu’à un angle où il s’appuya comme pour se soutenir, et resta la tête penchée : on eût dit qu’il cherchait sur un banc voisin quelque trace connue, quelque signe familier que l’obscurité lui dérobait.

« Je l’appelai. Il passa la main sur son front à plusieurs reprises, comme pour chasser le souvenir qui l’arrêtait ainsi au seuil de cette demeure ; puis ses yeux se fixèrent sur une fenêtre faiblement éclairée au premier étage, il se rapprocha lentement. Nous entrâmes. Rien n’était changé dans la chambre de la malade depuis mon départ. Elle semblait dormir. Son père, assis près d’elle, gardait une immobilité de statue ; il ne parut pas nous voir.

« Pendant un temps assez long, on n’entendit d’autre bruit que celui de notre respiration oppressée. Aucun de nous ne parlait ni n’osait faire un mouvement. Enfin Mme Wall ouvrit les yeux, et, voyant son mari penché vers elle, elle le regarda fixement, comme si elle eût craint d’être dupe d’un songe ; puis une faible rougeur passa sur son visage, elle se souleva, et, lui tendant la main : — Pauvre Robert !… dit-elle. — Il saisit cette petite main, et, tombant à genoux, il pleura comme un enfant. Elle se fit alors apporter son fils, et appelant votre oncle : — Père, dit-elle, voici l’heure de pardonner : c’est ma faute, vois-tu, je n’ai pas su me faire aimer. Mon fils, j’espère, sera plus heureux que moi. — S’adressant alors à son mari : — Robert, vous n’avez pas vu mon père ? — Tous les deux comprirent. Ils osèrent se regarder pour la première fois et se saluèrent.

« Peu d’instans après, la fièvre vint, puis le délire. Il semblait que l’agonie allait commencer ; mais la frêle créature résistait à la mort. La nuit, le jour suivant s’écoulèrent dans de cruelles alarmes. D’autres nuits et d’autres jours, des semaines entières ont passé. Son père et son mari ne l’ont pas quittée. Le mieux est venu et a ramené l’espoir et la confiance… Ils partent tous ensemble pour l’Amérique dans la seconde semaine de ce mois. »


Il allait donc s’accomplir, ce voyage autrefois rêvé par Robert ; mais celle qui avait dû l’accompagner d’abord restait seule en arrière, ombre ignorée du passé.

Je regardai la date de cette lettre : il y avait deux semaines déjà qu’ils étaient en mer.


Mars 18…

Neuf années ont passé, neuf années toutes semblables, où pas un jour n’a différé de l’autre : j’ai vécu de la vie de mes compagnes, accomplissant comme elles, dans un ordre calculé et à des heures invariables, la monotone série de nos travaux et de nos prières. Aujourd’hui pourtant je vis à part : des évanouissemens subits et prolongés ont causé de l’inquiétude autour de moi, et on m’a retirée des salles communes. J’ai une cellule où je vis seule le jour, où je dors seule la nuit. C’est un adoucissement que je n’ai pas demandé, mais dont je jouis avec bonheur.

J’ai employé ce temps à recueillir mes souvenirs, à écrire cette longue confession. Peut-être sera-t-elle pour d’autres un enseignement profitable. Peut-être le récit de mes misères, de mes remords, de mon expiation, désarmera-t-il ceux que j’ai scandalisés par mes égaremens, et m’obtiendra-t-il l’aumône d’une prière : l’indulgence est aisée envers les morts, et quand on lira ces lignes, celle qui les écrit aura depuis longtemps disparu de ce monde.

Il m’en a coûté de remuer toutes ces cendres ; je l’ai fait pourtant sans rien dissimuler. Ma tâche est terminée. Il y a des états de l’âme sur lesquels le temps passe en vain : il n’apporte et n’enlève rien. Je vivrais vingt ans que je n’ajouterais à ce qui précède ni un sentiment nouveau, ni un événement digne de remarque. Je ne désire plus rien, pas même de mourir…


8 mai 18…

Je croyais tout fini ; je me trompais. Une nouvelle inattendue m’a tirée de ma torpeur : ils reviennent ! Louise écrit à Ville-Ferny pour annoncer leur arrivée, qui suivra de près son message. Ils sont heureux, c’est elle qui le dit.

Pourquoi ce trouble ? Je croyais mon cœur mort à toutes choses, et je le sens frémir à leur approche. Louise, me dit-on, parle de son père, qui les accompagne et qui se fait vieux, puis longuement de ses enfans. Ils en ont trois maintenant.

J’étouffe dans cette cellule ; je voudrais pouvoir marcher, courir même… Vain effort ! je retombe sur cette chaise, que je ne quitte plus. Par ma fenêtre ouverte, je vois plusieurs religieuses qui se promènent dans les allées du jardin ; leurs visages sont paisibles : elles rient, même les plus âgées, d’un rire frais et jeune. Que c’est beau, la pureté ! une vie pure, un cœur pur !

Plus près de moi, d’autres bruits me frappent : des métiers s’agitent, et des voix rudes et grondeuses… Ce sont les Thaïs qui travaillent… C’est ma famille, à moi ! Dieu juste !…


10 mai 18…

Non, je ne sortirai plus de cette cellule ; je ne peux même plus me traîner à la chapelle.

Mon horizon se resserre. Je le trouvais si borné déjà quand je pouvais encore parcourir l’enceinte du refuge. Les limites se sont bien rapprochées. Les quatre murs de ma cellule et une étroite échappée sur les arbres du jardin, voilà ce qui me reste de l’immense univers ! Il ne semble pas qu’un être humain puisse tenir moins de place : il faudra se réduire encore pourtant ; l’espace se rétrécira de plus en plus jusqu’à prendre l’exacte mesure de ce corps amaigri. Ce sera ma dernière demeure. Quelquefois, dans l’obscurité de mes nuits sans sommeil, je crois sentir comme l’approche des murs qui vont m’enserrer dans leur étreinte.

Mon heure n’est pas éloignée… Tantôt j’étais près de ma fenêtre ouverte, seule comme toujours, et je poursuivais dans les profondeurs sans tache du ciel je ne sais quelles visions qui m’emportaient loin de la terre. En abaissant les yeux sur la vitre appuyée contre la boiserie noire, j’ai aperçu, se reflétant comme dans un miroir, une figure dont l’aspect m’a saisie : des yeux agrandis outre mesure, une bouche sévère et douloureuse, un visage aminci, dont les contours se confondaient avec les linges blancs de sa coiffe. Où donc avais-je autrefois rencontré cette femme ? Elle était vêtue de l’habit des pénitentes : comment ne l’avais-je pas vue déjà dans la maison ?…

Par un brusque mouvement de curiosité, je me suis retournée ; le pâle fantôme s’est retourné comme moi.

Je n’ai pu retenir un sourire. — Quoi ! c’est vous, Madeleine ? Qu’avez-vous fait de votre jeunesse et de votre beauté, pauvre fille ?

Ce visage oublié depuis dix ans, je l’ai regardé de nouveau : il ne semble plus appartenir à un être vivant. Personne au monde ne pourrait maintenant me reconnaître, — non, personne !…

Ai-je dit que le temps passait sans rien enlever ?

Il a tout emporté au contraire, sauf la douleur.


12 mai 18…

Si j’allais attendre leur arrivée au Havre ? Je suis libre : aucun vœu ne me retient. Je me cacherais pour les voir une dernière fois ; ils ne se douteront pas de ma présence, et, quand même ils passeraient tout près de moi, que pourrait leur dire ce visage foudroyé ? Pas un seulement ne tressaillerait en me coudoyant dans la foule. Il me semble les voir : mon oncle un peu courbé, un peu blanchi ; Louise toujours belle, avec ces formes un peu plus amples que la seconde jeunesse apporte aux femmes ; ces trois beaux enfans, avec des têtes d’anges… Et lui ?… Non, je n’irai pas !

Quand ils mettront le pied sur la terre de France, j’aborderai, moi, d’autres rivages…


13 mai 18…

Je ne quitte plus mon lit. On ne me laisse plus seule : il y a toujours une religieuse priant à mes côtés. Le chapelain est venu ce matin, il reviendra ce soir pour les dernières prières. C’est moi qui l’ai demandé…

Il y a une pensée qui m’obsède et que je ne peux chasser. Je voudrais savoir s’il m’a réellement aimée ! M’a-t-il aimée, hélas ! comme je l’aimais ? Mais qu’importe ?… Tout est fini : dors en paix, pauvre Madeleine !


P. Albane.