Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XVI

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Calman-Lévy (1p. 197-210).

XVI.

LE TALISMAN.

Si l’on eût dit, huit jours auparavant, à Gilberte, qu’un jour allait arriver où le calme de son cœur serait agité de commotions étranges, où le cercle de ses affections allait non pas seulement s’étendre pour admettre un inconnu à la suite de son père, de Janille et du charpentier, mais se briser soudainement pour placer un nouveau nom au milieu de ces noms chéris, elle n’eût pu croire à un tel miracle, et elle s’en fût effrayée.

Et pourtant elle sentit vaguement que désormais l’image de ce jeune homme aux cheveux noirs, à l’œil de feu, à la taille élancée, allait s’attacher à tous ses pas et la poursuivre jusque dans son sommeil.

Elle repoussait une telle fatalité, mais sans pouvoir s’y soustraire. Son âme douce et chaste n’allait point au-devant de l’ivresse qui venait la chercher ; mais elle devait la subir, et elle la subissait déjà depuis que la main d’Émile avait frémi et tremblé en touchant la sienne.

Puissance inouïe et mystérieuse d’un attrait que rien ne peut conjurer, et qui dispose de la jeunesse avant qu’elle ait eu le temps de se reconnaître et de se préparer à l’attaque ou à la défense !

Un peu excitée par les premières atteintes de cette flamme secrète, Gilberte les reçut d’abord en jouant. Sa sérénité n’en fut pas troublée à la surface, et tandis qu’Émile était déjà forcé de se faire violence pour cacher son émotion, elle souriait encore et parlait librement, en attendant que le regret de son départ et l’impatience de son retour lui fissent comprendre que sa présence allait devenir souverainement nécessaire.

Janille ne les quitta plus ; mais insensiblement leur conversation se porta sur des sujets où, malgré sa vive pénétration, Janille ne comprenait pas grand-chose.

Gilberte était instruite aussi solidement que peut l’être une jeune fille élevée dans un pensionnat de Paris, et il est vrai de dire que l’éducation des femmes a fait, depuis vingt ans, de notables progrès dans la plupart de ces établissements. L’instruction, le bon sens et la tenue des femmes chargées de les diriger ont subi les mêmes améliorations, et des hommes de mérite n’ont pas trouvé au-dessous d’eux de faire des cours d’histoire, de littérature et de science élémentaire pour cette moitié intelligente et perspicace du genre humain.

Gilberte avait reçu quelques notions de ce qu’on appelle les arts d’agrément ; mais, tout en obéissant en ceci à la volonté de son père, elle avait donné plus d’attention au développement de ses facultés sérieuses.

Elle s’était dit de bonne heure que les beaux arts lui seraient d’une faible ressource dans une vie pauvre et retirée, que le labeur domestique lui prendrait trop de temps, et que, destinée au travail des mains, elle devait former son esprit pour ne pas souffrir du vide de la pensée et du dérèglement de l’imagination.

Une sous-maîtresse, femme de mérite, dont elle avait fait son amie et la confidente de son sort précaire, avait ainsi réglé l’emploi de ses facultés, et la jeune fille, pénétrée de la sagesse de ses conseils, s’y était docilement résolue.

Cependant ce plaisir d’apprendre et de retenir les choses de l’esprit avait créé à l’enfant une certaine souffrance depuis qu’elle était privée de livres au milieu des ruines de Châteaubrun. M. Antoine eût fait tous les sacrifices pour lui en procurer, s’il eût pu se rendre compte de son désir ; mais Gilberte, qui voyait leurs ressources si restreintes, et qui voulait, avant tout, que le bien-être de son père ne souffrît d’aucune privation, se gardait bien d’en parler.

Janille s’était dit, une fois pour toutes, que sa fille était assez savante, et, la jugeant d’après elle-même, qui était encore coquette d’ajustements au milieu de sa parcimonieuse économie, elle employait ses petites épargnes à lui procurer de temps en temps une robe d’indienne ou un bout de dentelle.

Gilberte affectait de recevoir ces petits présents avec un plaisir extrême pour ne rien diminuer de celui que sa gouvernante mettait à les lui apporter. Mais elle soupirait tout bas en songeant qu’avec le prix modique de ces chiffons on eût pu lui donner un bon livre d’histoire ou de poésie.

Elle consacrait ses heures de loisir à relire sans cesse le petit nombre de ceux qu’elle avait rapportés de sa pension, et elle les savait presque par cœur.

Une fois ou deux, sans rien dire de son projet, elle avait déterminé Janille, qui tenait les cordons de la bourse commune, à lui donner l’argent destiné à une parure nouvelle. Mais alors il s’était trouvé que Jean avait eu besoin de souliers, ou que de pauvres gens du voisinage avaient manqué de linge pour leurs enfants ; et Gilberte avait été à ce qu’elle appelait le plus pressé, remettant à des jours meilleurs l’acquisition de ses livres.

Le curé de Cuzion lui avait prêté un Abrégé de quelques Pères de l’Église, et la Vie des Saints, dont elle avait fait longtemps ses délices ; car, lorsqu’on n’a pas de quoi choisir, on force son esprit à se complaire aux choses sérieuses, en dépit de la jeunesse qui vous pousserait à des occupations moins austères.

Ces nécessités sont parfois salutaires aux bons esprits, et lorsque Gilberte se plaignait naïvement à Émile de son ignorance, il s’étonna au contraire de la voir si éclairée sur certaines choses de fonds qu’il avait jugées sur la foi d’autrui sans les approfondir.

L’amour et l’enthousiasme aidant, il ne tarda pas à trouver Gilberte accomplie, et à la proclamer, en lui-même, la plus intelligente et la plus parfaite des créatures humaines ; et cela était relativement vrai.

Le plus grand et le meilleur des êtres, c’est celui qui sympathise le plus avec nous, qui nous comprend le mieux, qui sait le mieux développer et alimenter ce que nous avons de meilleur dans l’âme ; enfin, c’est celui qui nous ferait l’existence la plus douce et la plus complète, s’il nous était donné de fondre entièrement la sienne avec la nôtre.

« Ah ! j’ai bien fait de conserver jusqu’ici mon cœur vierge et ma vie pure, se disait Émile, et je vous remercie, mon Dieu, de m’y avoir aidé ! car voici bien véritablement celle qui m’était destinée, et sans laquelle je n’aurais fait que végéter et souffrir. »

Tout en causant d’une manière générale, Gilberte laissa percer son regret d’être privée de livres, et Émile devina bien vite que ce regret était plus profond qu’on ne voulait le faire connaître à Janille.

Il pensa avec douleur que, hormis des traités de commerce et d’industrie spéciale, il n’y avait pas un seul volume dans la maison de son père, et que, croyant retourner à Poitiers, il y avait laissé le peu d’ouvrages littéraires qu’il possédait.

Mais Gilberte insinua qu’il y avait une bibliothèque très étendue à Boisguilbault.

Jean avait autrefois travaillé dans une grande chambre pleine de livres, et il était bien regrettable qu’on ne se vît point, car on aurait pu profiter d’un si utile voisinage.

Ici Janille, qui tricotait toujours en marchant, releva la tête.

« Ça doit être un tas de vieux bouquins fort ennuyeux, dit-elle, et je serais bien fâchée, pour mon compte, d’y mettre le nez ; je craindrais que ça ne me rendît maniaque comme celui qui en fait sa nourriture.

M. de Boisguilbault lit donc beaucoup ? demanda Gilberte ; sans doute il est fort instruit.

— Et à quoi cela lui a-t-il servi de tant lire et de devenir si savant ? Il n’en a jamais fait part à personne, et ça n’a réussi à le rendre ni aimant, ni aimable. »

Janille ne voulant pas s’exposer plus longtemps à parler d’un homme qu’elle haïssait, sans pouvoir ou sans vouloir dire pourquoi, fit quelques pas dans le préau vers ses chèvres, comme pour les empêcher de brouter une vigne qui tapissait l’entrée du pavillon carré.

Émile profita de cet instant pour dire à Gilberte que s’il y avait, en effet, tant de livres à Boisguilbault, elle en aurait bientôt à discrétion, dût-il les emprunter à la dérobée.

Gilberte ne put le remercier que par un sourire, n’osant y joindre un regard : elle commençait à se sentir embarrassée avec lui lorsque Janille n’était pas entre eux.

« Ah ça ! dit Janille en se rapprochant, M. Antoine ne se presse guère de revenir. Je le connais : il babille à cette heure ! Il a rencontré d’anciens amis ; il les régale sous la ramée ; il oublie l’heure et dépense son argent ! Et puis, si quelque pleurard demande à emprunter dix ou quinze francs, pour acheter une mauvaise chèvre, ou quelques paires d’oies maigres, il va se laisser aller ! Il donnerait bien tout ce qu’il a sur lui, s’il n’avait pas peur d’être grondé en rentrant. Ah mais ! il a emmené six moutons, et s’il n’en rapporte que cinq dans sa bourse, comme ça arrive trop souvent, gare à ma mie Janille ; il n’ira plus sans moi à la foire ! Tenez, voilà quatre heures qui sonnent à l’horloge (grâce à M. Émile qui l’a si bien fait parler), et je gage que ton père est tout au plus en route pour revenir.

— Quatre heures ! s’écria Émile, c’est juste l’heure où M. de Boisguilbault se met à table. Je n’ai pas un instant à perdre.

— Partez donc vite, dit Gilberte, car il ne faut pas l’indisposer contre nous plus qu’il ne l’est déjà.

— Et qu’est-ce que cela nous fait qu’il nous en veuille ? dit Janille. Allons, vous voulez donc partir absolument sans voir M. Antoine ?

— Il le faut à mon grand regret !

— Où est ce bandit de Charasson ? cria Janille. Je gage qu’il dort dans un coin, et qu’il ne songe pas à vous amener votre cheval ! Oh ! quand monsieur est absent, Sylvain disparaît. Ici, méchant drôle, où êtes-vous caché ?

— Que ne pouvez-vous me munir d’un charme ! dit Émile à Gilberte, tandis que Janille cherchait Sylvain et l’appelait d’une voix plus retentissante que réellement courroucée. Je m’en vais, comme un chevalier errant, pénétrer dans l’antre du vieux magicien pour essayer de lui ravir ses secrets et les paroles qui doivent mettre fin à vos peines.

— Tenez, dit Gilberte en riant, et détachant une fleur de sa ceinture, voici la plus belle rose de mon jardin : il y aura peut-être dans son parfum une vertu salutaire pour endormir la prudence et adoucir la férocité de son ennemi. Laissez-la sur sa table, tâchez de la lui faire admirer et respirer. Il est horticulteur et n’a peut-être pas, dans son grand parterre, un aussi bel échantillon que ce produit de mes greffes de l’an passé. Si j’étais une châtelaine de ce bon temps que regrette Janille, je saurais peut-être faire une conjuration pour attacher un pouvoir magique à cette fleur. Mais, pauvre fille, je ne sais que prier Dieu, et je lui demande de répandre la grâce dans ce cœur farouche, comme il a fait descendre la rosée pour ouvrir ce bouton de rose.

— Serai-je donc vraiment forcé de lui laisser mon talisman ? dit Émile en cachant la rose dans son sein ; et ne dois-je pas le garder pour qu’il me serve une autre fois ? »

Le ton dont il fit cette demande et l’émotion répandue sur son visage causèrent à Gilberte un instant de surprise ingénue.

Elle le regarda d’un air incertain, ne pouvant pas encore comprendre le prix qu’il attachait à la fleur détachée de son sein.

Elle essaya de sourire comme à une plaisanterie, puis elle se sentit rougir, et Janille reparaissant, elle ne répondit rien.

Émile, enivré d’amour, descendit avec une audacieuse rapidité le sentier dangereux de la colline. Quand il fut au bas, il osa se retourner, et vit Gilberte, qui, de sa terrasse plantée de rosiers, le suivait des yeux, bien qu’elle eût les mains occupées, en apparence, à tailler ses plantes favorites.

Elle n’était pas mise avec recherche, à coup sûr, ce jour-là plus que les autres. Sa robe était propre, comme tout ce qui avait passé par les mains scrupuleuses de Janille ; mais elle avait été si souvent lavée et repassée que, de lilas, elle était devenue d’une teinte indéfinissable, comme celles que prennent les hortensias au moment de se flétrir.

Sa splendide chevelure blonde, rebelle aux torsades qu’on lui imposait, s’échappait de cette contrainte, et formait comme une auréole d’or autour de sa tête.

Une chemisette bien blanche et bien serrée encadrait son beau cou et laissait deviner le contour élégant de ses épaules. Émile la trouva resplendissante, aux rayons du soleil qui tombaient d’aplomb sur elle, sans qu’elle songeât à s’en préserver. Le hâle n’avait pu flétrir une si riche carnation, et elle paraissait d’autant plus fraîche que sa toilette était plus pâle et plus effacée.

D’ailleurs, l’imagination d’un amoureux de vingt ans est trop riche pour s’embarrasser d’un peu plus ou moins de parure. Cette petite robe fanée prit aux yeux d’Émile une teinte plus riche que toutes les étoffes de l’Orient, et il se demanda pourquoi les peintres de la renaissance n’avaient jamais su vêtir aussi magnifiquement leurs riantes madones et leurs saintes triomphantes.

Il resta cloué à sa place quelques instants, ne pouvant s’éloigner ; et, sans l’ardeur de son cheval qui rongeait le frein et frappait du pied, il eût complètement oublié que M. de Boisguilbault avait encore une heure à l’attendre.

Il avait fallu faire plusieurs détours pour arriver au bas de cette colline, et cependant la distance verticale n’était pas assez grande pour que les deux jeunes gens ne se vissent pas fort bien.

Gilberte reconnut l’irrésolution du cavalier, qui ne pouvait se résoudre à la perdre de vue ; elle rentra sous les buissons de roses pour s’y cacher ; mais elle le regarda encore longtemps à travers les branches.

Janille avait été sur le sentier opposé à la rencontre de son maître. Ce ne fut qu’en entendant la voix de son père que Gilberte s’arracha au charme qui la retenait. C’était la première fois qu’elle se laissait devancer par Janille pour le recevoir et le débarrasser de sa gibecière et de son bâton.

À mesure qu’il se rapprochait de Boisguilbault, Émile faisait son plan et le refaisait cent fois pour attaquer la forteresse où ce personnage incompréhensible se tenait retranché.

Entraîné par son esprit romanesque, il croyait pressentir la destinée de Gilberte, et la sienne par conséquent, écrites en chiffres mystérieux dans quelque recoin ignoré de ce vieux manoir, dont il voyait les hautes murailles grises se dresser devant lui.

Grande, morne, triste et fermée comme son vieux seigneur, cette résidence isolée semblait défier l’audace de la curiosité. Mais Émile était stimulé désormais par une volonté passionnée. Confident et mandataire de Gilberte, il pressait contre ses lèvres la rose déjà flétrie, et se disait qu’il aurait le courage et l’habileté nécessaires pour triompher de tous les obstacles.

Il trouva M. de Boisguilbault, seul sur son perron, inoccupé et impassible comme à l’ordinaire. Il se hâta de s’excuser du retard apporté au dîner du vieux gentilhomme, en prétendant qu’il avait perdu son chemin, et que, ne connaissant pas encore le pays, il avait mis près de deux heures à se retrouver.

M. de Boisguilbault ne lui fit point de questions sur l’itinéraire qu’il avait suivi ; on eût dit qu’il craignait d’entendre prononcer le nom de Châteaubrun : mais par un raffinement de politesse, il assura qu’il ne savait point l’heure, et qu’il n’avait point songé à s’impatienter.

Cependant, il avait ressenti quelque agitation, comme Émile s’en aperçut bientôt à certaines paroles embarrassées, et le jeune homme crut comprendre, qu’au milieu du profond ennui de son isolement, la susceptibilité du marquis eût vivement souffert d’un manque de parole.

Le dîner fut excellent et servi avec une ponctualité minutieuse par le vieux domestique. C’était le seul serviteur visible du château. Les autres, enfouis dans la cuisine, qui était située dans un caveau, ne paraissaient point. Il semblait qu’il y eût à cet égard une sorte de consigne, et que leur doyen eût seul le don de ne pas choquer les regards du maître.

Ce vieillard était infirme, mais il était si bien habitué à son service que le marquis n’avait presque jamais rien à lui dire, et quand, par hasard, il ne devinait pas ses volontés, il lui suffisait d’un signe pour les comprendre.

Cette surdité paraissait servir le laconisme de M. de Boisguilbault, et peut-être aussi n’était-il pas fâché d’avoir près de lui un homme dont la vue affaiblie ne pouvait plus chercher à lire dans sa physionomie : c’était une machine plus qu’un serviteur qu’il avait à ses côtés, et qui, privés par ses infirmités du pouvoir de communiquer avec la pensée de ses semblables, en avait perdu le désir et le besoin.

On concevait aisément que ces deux vieillards fussent seuls capables de vivre ensemble, sans songer à s’ennuyer l’un de l’autre, tant il y avait en eux peu de vie apparente.

Le service ne se faisait pas vite, mais avec ordre. Les deux convives restèrent deux heures à table. Émile remarqua que son hôte mangeait à peine, et seulement pour l’exciter à goûter tous les plats, qui étaient recherchés et succulents.

Les vins furent exquis, et le vieux Martin présentait horizontalement, sans leur imprimer la moindre secousse, des bouteilles couvertes d’une antique et vénérable poussière.

Le marquis mouillait à peine ses lèvres, et faisait signe à son vieux serviteur de remplir le verre d’Émile qui, habitué à une grande sobriété, s’observait pour ne pas laisser sa raison succomber à tant d’expériences réitérées sur les nombreux échantillons de cette cave seigneuriale.

« Est-ce là votre ordinaire, monsieur le marquis ? lui demanda-t-il émerveillé de la coquetterie d’un tel repas pour deux personnes.

— Je… je n’en sais rien, répondit le marquis ; je ne m’en mêle pas, c’est Martin qui dirige mon intérieur. Je n’ai jamais d’appétit ; et ne m’aperçois pas de ce que je mange. Trouvez-vous que ce soit bon ?

— Parfait ; et si j’avais souvent l’honneur d’être admis à votre table, je prierais Martin de me traiter moins splendidement, car je craindrais de devenir gourmet.

— Pourquoi non ? c’est une jouissance comme une autre. Heureux ceux qui en ont beaucoup !

— Mais il en est de plus nobles et de moins dispendieuses, reprit Émile ; tant de gens manquent du nécessaire que j’aurais honte de me faire un besoin du superflu.

— Vous avez raison, dit M. de Boisguilbault, avec son soupir accoutumé. Eh bien, je dirai à Martin de vous servir plus simplement une autre fois. Il a jugé qu’à votre âge on avait grand appétit ; mais il me semble que vous mangez comme quelqu’un qui a fini de grandir. Quel âge avez-vous ?

— Vingt et un ans.

— Je vous aurais cru moins jeune.

— D’après ma figure ?

— Non, d’après vos idées.

— Je voudrais que mon père entendît votre opinion, monsieur le marquis, et qu’il voulût bien s’en pénétrer, répondit Émile en souriant ; car il me traite toujours comme un enfant.

— Quel homme est-ce que votre père ? dit M. de Boisguilbault avec une ingénuité de préoccupation qui ôtait à cette question ce qu’elle eût pu avoir d’impertinent au premier abord.

— Mon père, répondit Émile, est pour moi un ami dont je désire l’estime et dont je redoute le blâme. C’est ce que je puis dire de mieux pour vous peindre un caractère énergique, sévère et juste.

— J’ai ouï dire qu’il était fort capable, fort riche, et jaloux de son influence. Ce n’est pas un mal s’il s’en sert bien.

— Et quel est, suivant vous, monsieur le marquis, le meilleur usage qu’il en puisse faire ?

— Ah ! ce serait bien long à dire ! répondit le marquis en soupirant ; vous devez savoir cela aussi bien que moi. »

Et, entraîné un instant par la confiance qu’Émile lui avait témoignée à dessein, pour provoquer la sienne, il retomba dans sa torpeur, comme s’il eût craint de faire un effort pour en sortir.

« Il faut absolument rompre cette glace séculaire, pensa Émile. Ce n’est peut-être pas si difficile qu’on le croit. Peut-être serai-je le premier qui l’ait essayé ! »

Et tout en gardant, comme il le devait, le silence sur les craintes que lui inspirait l’ambition de son père, ou sur la lutte pénible de leurs opinions respectives, il parla avec abandon et chaleur de ses croyances, de ses sympathies, et même de ses rêves pour l’avenir de la famille humaine.

Il pensa bien que le marquis allait le prendre pour un fou, et il se plut à provoquer des contradictions qui lui permettraient enfin de pénétrer dans cette âme mystérieuse.

« Que ne puis-je amener une explosion de dédain ou d’indignation ! se disait-il ; c’est alors que je verrais le fort et le faible de la place. »

Et, sans s’en douter, il suivait avec le marquis la même tactique que son père avait suivie naguère avec lui ; il affectait de fronder et de démolir tout ce qu’il supposait devoir être plus ou moins sacré aux yeux du vieux légitimiste ; « la noblesse aussi bien que l’argent, la grande propriété, la puissance des individus, l’esclavage des masses, le catholicisme jésuitique, le prétendu droit divin, l’inégalité des droits et des jouissances, base des sociétés constituées, la domination de l’homme sur la femme, considérée comme marchandise dans le contrat de mariage, et comme propriété dans le contrat de la morale publique ; enfin, toutes ces lois païennes que l’Évangile n’a pu détruire dans les institutions, et que la politique de l’Église a consacrées. »

M. de Boisguilbault paraissait écouter mieux qu’à l’ordinaire ; ses grands yeux bleus s’étaient arrondis comme si, à défaut du vin qu’il ne buvait pas, la surprise d’une telle déclaration des droits de l’homme l’eût jeté dans une stupeur accablante.

Émile regardait son verre, rempli d’un tokai de cent ans, et se promettait d’y avoir recours pour se donner du montant, si la chaleur naturelle de son jeune enthousiasme ne suffisait pas à conjurer l’avalanche de neige près de rouler sur lui.

Mais il n’eut pas besoin de ce topique, et, soit que la neige eût trop durci pour se détacher du glacier, soit qu’en ayant l’air d’écouter, M. de Boisguilbault n’eût rien entendu, la téméraire profession de foi de l’enfant du siècle ne fut pas interrompue et s’acheva dans le plus profond silence.

« Eh bien, monsieur le marquis, dit Émile, étonné de cette tolérance apathique, acceptez-vous donc mes opinions, ou vous semblent-elles indignes d’être combattues ? »

M. de Boisguilbault ne répondit pas ; un pâle sourire erra sur ses lèvres, qui firent le mouvement de répondre et ne laissèrent échapper que le soupir problématique. Mais il posa la main sur celle d’Émile, et il sembla à ce dernier qu’une moiteur froide donnait cette fois quelque symptôme de vie à cette main de pierre.

Enfin il se leva et dit :

« Nous allons prendre le café dans mon parc. »

Et, après une pause, il ajouta, comme s’il achevait tout haut une phrase commencée tout bas :

« Car je suis complètement de votre avis.

— Vraiment ? s’écria Émile en passant résolument son bras sous celui du grand seigneur.

— Et pourquoi donc pas ? reprit celui-ci tranquillement.

— C’est-à-dire que toutes ces choses vous sont indifférentes ?

— Plût à Dieu ! » répondit M. de Boisguilbault avec un soupir plus accentué que les autres.