Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXI

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Calman-Lévy (1p. 272-291).

XXI.

LE PETIT COUCHER DE M. ANTOINE.

Le page de Châteaubrun réjouit un instant le jeune couple par ses naïvetés ; mais, emporté bientôt par le besoin de courir, il s’écarta à la poursuite des chèvres, faillit se faire un mauvais parti avec les chevriers, et finit par s’entendre avec eux, en jouant aux palets sur le bord de la Creuse, pendant qu’Émile et Gilberte entreprenaient de longer la Sédelle sur l’autre flanc de la montagne.

Comme, en bien des endroits, le torrent a rongé la base du roc, il leur fallut tantôt grimper, tantôt redescendre, tantôt mettre le pied sur des blocs à fleur d’eau, et tout cela non sans peine et sans danger. Mais la jeunesse est aventureuse, et l’amour ne doute de rien.

Une providence particulière protège l’un et l’autre, et nos amoureux se tirèrent bravement de tous les périls, Émile tremblant d’une toute autre émotion que la peur lorsqu’il soulevait ou retenait Gilberte dans ses bras ; Gilberte riant pour cacher son trouble ou pour s’en distraire.

Gilberte était forte, agile et courageuse comme une enfant de la montagne ; et pourtant, à franchir ainsi des obstacles continuels, elle se sentit bientôt essoufflée et se laissa tomber sur la mousse au bord de l’eau bondissante, jeta son chapeau sur le gazon, forcée de relever ses cheveux dénoués qui pendaient sur ses épaules.

« Allez donc me cueillir cette belle digitale que je vois là-bas », dit-elle à Émile pensant qu’elle aurait le temps de se recoiffer avant qu’il fût de retour.

Mais il y alla et revint si vite, qu’il la trouva encore tout inondée de ses cheveux d’or, que ses petites mains avaient peine à ramasser en une seule tresse.

Debout auprès d’elle, il admirait ces trésors qu’elle rejetait derrière sa tête avec plus d’impatience que d’orgueil, et qu’elle eût coupés depuis longtemps comme un fardeau gênant, si Antoine et Janille ne s’y fussent jalousement opposés.

En ce moment, néanmoins, elle leur sut gré de ne l’avoir pas souffert ; car, malgré son peu de coquetterie, elle vit bien qu’Émile était éperdu d’admiration, et elle n’avait rien fait pour la provoquer !

Si la beauté a de certains triomphes, dont l’amour ne peut se refuser à jouir, c’est surtout lorsqu’ils sont imprévus et involontaires. Cette belle chevelure eût été, en effet, un véritable dédommagement pour une femme laide, et chez Gilberte c’était comme une prodigalité de la nature ajoutée à tous ses autres dons.

Il faut bien dire que, comme son père, Gilberte était plus laborieuse qu’adroite de ses mains, et, d’ailleurs, elle avait perdu en courant toutes ses épingles, et par deux fois, la lourde torsade roulée sur sa nuque avec précipitation se défit et retomba jusqu’à ses pieds.

Le regard d’Émile plana toujours sur elle ; Gilberte ne le voyait pas, mais elle le sentait comme si le feu de ce regard passionné eût rempli l’atmosphère. Elle en fut bientôt si confuse, qu’elle oublia d’en être joyeuse, et enfin, comme à l’ordinaire, elle s’efforça de rompre, par une plaisanterie, leur mutuelle émotion.

« Je voudrais que ces cheveux fussent à moi, dit-elle, je les couperais, et je les enverrais au fond de la rivière. »

C’était l’occasion pour Émile de faire un beau compliment ; mais il s’en garda bien. Qu’eût-il dit sur ces cheveux-là, qui exprimât l’amour qu’il leur portait ? Il ne les avait jamais touchés, et il en mourait d’envie. Il regarda furtivement autour de lui.

Un cercle de rochers et d’arbrisseaux isolait Gilberte et lui du monde entier. Il n’y avait aucun point de la montagne d’où on pût les voir. On eût dit qu’elle avait choisi cet abri pour le tenter, et pourtant l’innocente fille n’y avait point songé et ne songeait pas encore qu’il y eût là quelque danger pour elle.

Émile n’avait plus sa raison. L’insomnie, l’épouvante, la douleur et la joie, avaient allumé la fièvre dans son sang.

Il s’agenouilla auprès de Gilberte, et prit dans sa main tremblante une poignée de ses cheveux rebelles ; puis, comme elle tressaillait, il la laissa retomber en disant :

« J’ai cru que c’était une guêpe, mais ce n’est qu’un brin de mousse.

— Vous m’avez fait peur, reprit Gilberte en secouant la tête : j’ai cru que c’était un serpent. »

Cependant la main d’Émile s’attachait à cette chevelure et ne pouvait l’abandonner.

Sous prétexte d’aider Gilberte à en rassembler les mèches éparses que lui disputait la brise, il les toucha cent fois, et finit par y porter ses lèvres à la dérobée. Gilberte parut ne point s’en apercevoir, et, remettant précipitamment son chapeau sur sa coiffure mal assurée, elle se leva en disant, d’un air qu’elle voulait rendre dégagé :

« Allons voir si mon père est réveillé. »

Mais elle tremblait ; une pâleur subite avait effacé les brillantes couleurs de ses joues ; son cœur était prêt à se rompre ; elle fléchit et s’appuya sur le rocher pour ne pas tomber. Émile était à ses pieds.

Que lui disait-il ? Il ne le savait pas lui-même, et les échos de Crozant n’ont pas gardé ses paroles. Gilberte ne les entendit pas distinctement ; elle avait le bruit du torrent dans les oreilles, mais centuplé par le battement de ses artères, et il lui semblait que la montagne, prise de convulsions, oscillait au-dessus de sa tête.

Elle n’avait plus de jambes pour fuir, et d’ailleurs elle n’y songeait point. On fuirait en vain l’amour ; quand il s’est insinué dans l’âme, il s’y attache et la suit partout. Gilberte ne savait pas qu’il y eût d’autre péril dans l’amour que celui de laisser surprendre son cœur, et il n’y en avait pas d’autres en effet pour elle auprès d’Émile. Celui-là était bien assez grand, et le vertige qu’il causait était plein d’irrésistibles délices.

Tout ce que Gilberte sut dire, ce fut de répéter avec un effroi plein de regret et de douleur :

« Non, non ! il ne faut pas m’aimer.

— C’est donc que vous me haïssez ! » reprenait Émile ; et Gilberte, détournant la tête, n’avait pas le courage de mentir. « Eh bien, si vous ne m’aimez pas, disait Émile, que vous importe de savoir que je vous aime ? Laissez-moi vous le dire, puisque je ne peux plus le cacher. Cela vous est indifférent, et on ne craint pas ce qu’on dédaigne. Sachez-le donc, et si je vous quitte, si je ne vais plus vous voir, apprenez au moins pourquoi : c’est que je meurs d’amour pour vous, c’est que je ne dors plus, que je ne travaille plus, que je perds l’esprit, et qu’il m’arriverait peut-être bientôt de dire à votre père ce que je vous dis maintenant. J’aime mieux être chassé par vous que par les autres. Chassez-moi donc ; mais vous m’entendrez ici, parce que mon secret m’étouffe ; je vous aime, Gilberte, je vous aime à en mourir ! » Et le cœur d’Émile était si plein qu’il déborda en sanglots.

Gilberte voulut s’éloigner ; mais elle s’assit à trois pas de là et se prit à pleurer. Il y avait plus de bonheur que d’amertume au fond de toutes ces larmes. Aussi Émile se fut-il bientôt rapproché pour consoler Gilberte, et fut-il bientôt consolé à son tour ; car dans l’effroi qu’elle exprimait, il n’y avait que tendresse et regret.

« Je suis une pauvre fille, lui disait-elle, vous êtes riche, et votre père ne songe, à ce qu’on dit, qu’à augmenter sa fortune. Vous ne pouvez pas m’épouser, et moi je ne dois pas songer à me marier dans la position où je suis.

« Ce serait un hasard de rencontrer un homme aussi pauvre que moi, qui eût reçu un peu d’éducation, et je n’ai jamais compté sur ce hasard-là. Je me suis dit de bonne heure que je devais tirer bon parti de mon sort pour m’habituer à la dignité des sentiments, qui consiste à ne point porter envie aux autres, et à se créer des goûts simples, des occupations honnêtes.

« Je ne pense donc pas du tout au mariage, puisqu’il me faudrait peut-être, pour trouver un mari, changer quelque chose à ma manière de penser. Tenez, si vous voulez que je vous le dise, Janille s’est mis dans la tête, depuis quelques jours, une idée qui me chagrine beaucoup. Elle veut que mon père me cherche un mari. Chercher un mari ! n’est-ce pas honteux et humiliant ? et peut-on rien imaginer de plus répulsif ?

« Cette excellente amie ne comprend pourtant rien à ma résistance, et, comme mon père devait aller toucher à Argenton le terme de sa petite pension, elle a exigé tout à coup ce matin qu’il m’emmenât pour me présenter à quelques personnes de sa connaissance.

« Nous ne savons pas résister à Janille, et nous sommes partis ; mais mon père, grâce au ciel, ne s’entend pas à trouver des maris, et je saurai si bien l’aider à n’y point penser, que cette promenade n’aura aucun but.

« Vous voyez bien, monsieur Émile, qu’il ne faut point faire la cour à une fille qui n’a pas d’illusion, et qui se destine au célibat sans regret et sans honte. Je pensais que vous l’aviez compris, et que votre amitié ne chercherait jamais à troubler mon repos.

« Oubliez donc cette folie qui vient de vous passer par l’esprit, et ne voyez en moi qu’une sœur qui ne s’en souviendra pas, si vous lui promettez de l’aimer tranquillement et saintement. Pourquoi nous quitteriez-vous ? cela ferait bien de la peine à mon père et à moi !

— Cela vous ferait bien de la peine, Gilberte ? reprit Émile ; d’où vient que vous pleurez en me disant des choses si froides ? Ou je ne vous comprends pas, ou vous me cachez quelque chose. Et voulez-vous savoir ce que je crois deviner ? c’est que vous n’avez pas assez d’estime pour moi, pour m’écouter avec confiance. Vous me prenez pour un jeune fou, qui parle d’amour sans religion et sans conscience, et vous croyez pouvoir me traiter comme un enfant à qui l’on dit : Ne recommencez pas, je vous pardonne. Ou bien, si vous croyez qu’avec quelques paroles de froide raison on peut étouffer un amour sérieux, vous êtes un enfant vous-même, Gilberte, et vous ne sentez rien du tout pour moi au fond de votre cœur. Ô mon Dieu, serait-il possible, et ces yeux qui m’évitent, cette main qui me repousse, est-ce là le dédain ou l’incrédulité ?

— N’est-ce pas assez ? Croyez-vous que je puisse consentir à vous aimer avec la certitude que vous devez tôt ou tard appartenir à une autre ? Il me semble que l’amour, c’est l’éternité d’une vie à deux : c’est pourquoi, en renonçant à me marier, j’ai dû renoncer à aimer.

— Et je l’entends bien ainsi, Gilberte ! l’amour, c’est l’éternité d’une vie à deux ! Je ne comprends même pas que la mort puisse y mettre un terme ; ne vous ai-je pas dit tout cela en vous disant : « Je vous aime ! » Ah ! cruelle Gilberte, vous ne m’avez pas compris, ou vous ne voulez pas me comprendre : mais si vous m’aimiez vous ne douteriez pas. Vous ne me diriez pas que vous êtes pauvre, vous ne vous en souviendriez pas plus que moi-même.

— Ô mon Dieu ! Émile, je ne doute pas de vous : je vous sais aussi incapable que moi d’un calcul intéressé. Mais, encore une fois, sommes-nous donc plus forts que la destinée, que la volonté de votre père, par exemple ?

— Oui, Gilberte, oui, plus forts que tout le monde, si… nous nous aimons ? »

Il est fort inutile de rapporter la suite de cet entretien. Nous ne pourrions résumer certaines intermittences de peur et de découragement, où Gilberte, redevenant raisonnable, c’est-à-dire désolée, montrait les obstacles et laisser percer une fierté sans emphase, mais assez sentie pour préférer l’éternelle solitude à l’humiliation d’une lutte contre l’orgueil de la richesse.

Nous pourrions dire par quels arguments d’honneur et de loyauté Émile cherchait à lui rendre la confiance. Mais les plus forts arguments, ceux auxquels Gilberte ne trouvait pas de réplique, ce sont ceux-là que nous ne pourrions transcrire, car ils étaient tout d’enthousiasme et de naïve pantomime.

Les amants ne sont pas éloquents à la manière des rhéteurs, et leur parole écrite n’a jamais rien signifié pour ceux auxquels elle ne s’adresse point.

Si l’on pouvait se rappeler froidement quel mot insignifiant a fait perdre l’esprit, on n’y comprendrait plus rien et on se raillerait soi-même.

Mais l’accent, mais le regard, trouvent dans la passion des ressources magiques, et bientôt Émile sut persuader à Gilberte ce qu’il croyait lui-même à ce moment-là : à savoir que rien n’était plus simple et plus facile que de se marier ensemble, partant, qu’il n’y avait rien de plus légitime et de plus nécessaire que de s’aimer de toutes ses forces.

La noble fille aimait trop pour s’arrêter à l’idée qu’Émile fût un présomptueux et un téméraire. Il disait qu’il vaincrait la résistance possible de son père, et Gilberte ne connaissait M. Cardonnet que par des bruits vagues.

Émile garantissait l’adhésion de sa tendre mère, et ce point rassurait la conscience de la jeune fille. Elle partagea bientôt toutes les illusions d’Émile, et il fut convenu qu’il parlerait à son père avant de s’adresser à celui de Gilberte.

Une fille égoïste ou ambitieuse eût été plus prudente. Elle eût mis l’aveu de ses sentiments à des conditions plus rigides. Elle n’eût consenti à revoir son amant que le jour où il serait revenu accomplir toutes les formalités de la demande en mariage. Mais Gilberte ne s’avisa point de toutes ces précautions.

Elle sentit dans son cœur quelque chose de l’infini, une foi et un respect pour la parole de son amant, qui n’avaient pas de bornes. Elle ne se tourmenta plus que d’une chose : c’était d’être une cause de trouble et d’affliction pour la famille d’Émile, le jour où il parlerait.

Elle ne pouvait plus douter de la victoire qu’il se faisait fort de remporter ; mais l’idée du combat la faisait souffrir, et elle eût voulu éloigner ce moment terrible.

« Écoutez, lui dit-elle avec une naïveté angélique, rien ne nous presse ; nous sommes heureux ainsi, et assez jeunes pour attendre. Je crains que la principale et la meilleure objection de votre père ne soit précisément celle-là ; vous n’avez que vingt et un ans, et on peut craindre que vous n’ayez pas encore assez pesé votre choix, assez examiné le caractère de votre fiancée. Si l’on vous parle d’attendre et si on vous demande le temps de réfléchir, soumettez-vous à toutes les épreuves. Quand même nous ne serions unis que dans quelques années, qu’importe, pourvu que nous puissions nous voir, et puisque nous ne pouvons pas douter l’un de l’autre ?

— Oh ! vous êtes une sainte ! répondit Émile en baisant le bord de son écharpe, et je serai digne de vous. »

Quand ils retournèrent vers le lieu où ils avaient laissé Antoine, ils le virent bien loin de là, causant avec un meunier de sa connaissance, et ils allèrent l’attendre au pied de la grande tour.

Les heures passèrent pour eux comme des secondes, et cependant elles étaient remplies comme des siècles. Combien de choses ils se dirent, et combien plus ils ne se dirent pas ! Puis le bonheur de se voir, de se comprendre et de s’aimer devint si violent, qu’ils furent saisis d’une gaieté folle, et bondissant comme deux chevreuils, ils se prirent par la main et se mirent à courir sur les pentes abruptes, faisant rouler les pierres au fond du précipice, et si transportés d’un délire inconnu, qu’ils n’avaient pas plus le sentiment du danger que des enfants.

Émile poussait devant lui des décombres, ou les franchissait avec ardeur ; on eût dit qu’il se croyait aux prises avec les obstacles de sa destinée. Gilberte n’avait peur ni pour lui, ni pour elle-même ; elle riait aux éclats, elle criait et chantait comme une alouette au milieu des airs, et ne pensait plus à renouer sa chevelure qui flottait au vent, et quelquefois l’enveloppait tout entière comme un voile de feu.

Quand son père vint la surprendre au milieu de ce transport, elle s’élança vers lui et l’étreignit dans ses bras avec passion, comme si elle voulait lui communiquer tout le bonheur dont son âme était inondée. Le chapeau gris du bonhomme tomba dans cette brusque accolade et alla rouler au fond du ravin. Gilberte partit comme un trait pour le rattraper, et Antoine, effrayé de cette pétulance, courut aussi pour rattraper sa fille.

Tous deux étaient en grand danger, lorsque Émile les devança à la course, saisit au vol le chapeau fugitif, et, en le replaçant sur la tête d’Antoine, serra à son tour ce tendre père dans ses bras.

« Eh ! vive Dieu ! s’écria Antoine, en les ramenant d’autorité sur une plate-forme moins dangereuse, vous me faites bien fête tous deux, mais vous me faites encore plus de peur ! Ah çà, vous avez donc rencontré par là la chèvre du Diable, qui fait courir et sauter comme des fous ceux qu’elle ensorcelle avec son regard ? Est-ce l’air de ces montagnes qui te rend si folle, petite fille ? Allons, tant mieux, mais pourtant ne t’expose pas comme cela. Quelles couleurs ! quel œil brillant ! Je vois qu’il faut te mener souvent promener, et que tu ne fais pas assez d’exercice à la maison. Ces jours-ci, elle m’inquiétait, savez-vous, Émile ? Elle ne mangeait plus, elle lisait trop, et je me proposais de jeter tous vos livres par la fenêtre, si cela eût continué. Heureusement il n’y paraît point aujourd’hui, et puisqu’il en est ainsi, j’ai envie de la mener jusqu’à Saint-Germain-Beaupré. C’est beau à voir, nous y passerons la journée de demain, et si vous voulez venir avec nous, nous nous amuserons on ne peut mieux. Allons Émile, qu’en dites-vous ? qu’importe que nous allions à Argenton un jour plus tard ? n’est-ce pas Gilberte ? Et quand nous n’y passerions qu’un jour ?

— Et quand nous n’irions pas du tout ! dit Gilberte en sautant de joie ; allons à Saint-Germain, mon père, je n’y ai jamais été ; oh ! la bonne idée !

— Nous sommes sur le chemin, reprit M. de Châteaubrun, et pourtant il nous faut aller coucher à Fresselines ; car ici il n’y a pas à y songer. Au reste, Fresselines et Confolens valent la peine d’être vus. Les chemins ne sont pas beaux : il faudra nous mettre en route avant la nuit. Monsieur Charasson, allez donner l’avoine à cette pauvre Lanterne, qui aime assez les voyages, puisque ce sont les seules occasions pour elle de se régaler ; vous reconduirez cet âne à ceux qui nous l’ont prêté, là-haut à Vitra, et puis vous irez nous attendre avec la brouette et le cheval de M. Émile, de l’autre côté de la rivière. Nous y serons dans deux heures.

— Et moi, dit Émile, je vais écrire un mot au crayon pour ma mère, afin qu’elle n’ait point à s’inquiéter de mon absence, et je trouverai bien un enfant pour lui porter ma lettre.

— Envoyer si loin un de ces petits sauvages ? ce ne sera pas facile. Eh ! vrai Dieu ! nous sommes servis à point, car voici quelqu’un de chez vous, si je ne me trompe ! »

Émile, en se retournant, vit Constant Galuchet, le secrétaire de son père, qui venait de jeter son habit sur l’herbe, et qui, après avoir enveloppé sa tête d’un mouchoir de poche, se mettait en devoir d’amorcer sa ligne.

« Quoi ! Constant, vous venez pêcher des goujons jusqu’ici ? lui dit Émile.

— Oh ! non, vraiment, monsieur, répondit Galuchet d’un air grave : je nourris l’espoir de prendre ici une truite !

— Mais vous comptez retourner ce soir à Gargilesse ?

— Bien certainement, Monsieur. Monsieur votre père n’ayant pas besoin de moi aujourd’hui, m’a permis de disposer de la journée tout entière ; mais dès que j’aurai pris ma truite, s’il plaît à Dieu, je quitterai ce vilain endroit.

— Et si vous ne prenez rien ?

— Je maudirai encore plus l’idée que j’ai eue de venir si loin pour voir une pareille masure. Quelle horreur, Monsieur ! Peut-on voir un plus triste pays et un château en plus mauvais état ? Croyez donc, après cela, les voyageurs qui vous disent que c’est superbe, et qu’on ne peut pas vivre aux bords de la Creuse sans avoir vu Crozant ! À moins qu’il n’y ait du poisson dans cette rivière, je veux être pendu si l’on m’y rattrape. Mais je n’y crois pas à leur rivière ; cette eau transparente est détestable pour pêcher à la ligne, et ce bruit continuel vous casse la tête. J’en ai la migraine.

— Je vois que vous avez fait une promenade peu agréable, dit Gilberte, qui voyait pour la première fois la ridicule figure de Galuchet, et à qui ses dédains prosaïques donnaient une forte envie de rire. Cependant ces ruines font un grand effet, convenez-en ; elles sont singulières au moins ! Êtes-vous monté jusqu’à la grande tour ?

— Dieu m’en préserve, Mademoiselle ! répondit Galuchet, flatté de l’interpellation de Gilberte, qu’il regardait de toute la largeur de ses yeux ronds, remarquablement écartés, et séparés par un petit bouquet de sourcils fauves assez bizarre. Je vois d’ici l’intérieur de la baraque, puisqu’elle est tout à jour comme un réverbère, et je ne crois pas que cela vaille la peine de se casser le cou. »

Puis, prenant le sourire de Gilberte pour une approbation de cette mordante satire, il ajouta d’un ton qu’il crut plaisant et spirituel : « Beau pays, ma foi ! il n’y pousse pas même du chiendent ! Si les rois maures n’étaient pas mieux logés que ça, je leur en fais mon compliment ; ces gens-là avaient un drôle de goût, et ça devait faire de singuliers pistolets ! Sans doute qu’ils portaient des sabots et qu’ils mangeaient avec leurs doigts ?

— Ceci est un commentaire historique fort judicieux, dit Émile à Gilberte, qui mordait le bout de son mouchoir pour ne pas rire tout haut du ton capable et de la physionomie baroque de M. Galuchet.

— Oh ! je vois bien que monsieur est très moqueur, reprit-elle. Il en a le droit, il vient de Paris, où tout le monde a de l’esprit et de belles manières, et il se trouve ici parmi les sauvages.

— Je ne peux pas dire ça dans ce moment-ci, répliqua Galuchet, en lançant un regard assassin à la belle Gilberte, qu’il trouvait fort de son goût ; mais, franchement, le pays est bien un peu arriéré. Les gens y sont fort malpropres. Voyez ces enfants pieds nus et tout déchirés ! À Paris, tout le monde a des souliers, et ceux qui n’en ont pas ne sortent pas le dimanche. J’ai voulu aujourd’hui entrer dans une maison pour demander à manger : il n’y avait rien que du pain noir dont un chien n’aurait pas voulu, et du lait de chèvre qui sentait le bouc. Ces gens-là n’ont pas de honte de vivre si chichement !

— Ne serait-ce pas par hasard qu’ils sont trop pauvres pour mieux faire ? dit Gilberte, révoltée du ton aristocratique de M. Galuchet.

— C’est plutôt qu’ils sont trop paresseux, répondit-il un peu étourdi de cette observation qui ne lui était pas venue.

— Et qu’en savez-vous ? reprit Gilberte avec une indignation qu’il ne comprit pas. »

« Cette demoiselle est fort taquine, pensa-t-il, et son petit air résolu me plaît fort. Si je causais longtemps avec elle, je lui ferais bien voir que je ne suis pas un niais de provincial. »

« Eh bien, dit Émile à Gilberte, pendant que Constant cherchait des vers sous les pierres du rivage, pour amorcer sa ligne, vous venez de voir la figure d’un parfait imbécile.

— Je crains qu’il ne soit encore plus sot que simple, répondit Gilberte.

— Allons, mes enfants, vous n’êtes pas indulgents, observa le bon Antoine. Ce garçon-là n’est pas beau, j’en conviens, mais il paraît que c’est un bon sujet, et que M. Cardonnet en est fort content. Il est plein d’obligeance, et deux ou trois fois il m’a offert ses petits services. Il m’avait même fait cadeau d’une ligne très bonne, et comme on n’en trouve point ici : malheureusement je l’ai perdue avant de rentrer à la maison ; à telles enseignes que Janille m’a grondé ce jour-là presque autant que le jour où j’ai perdu mon chapeau. Dites donc, monsieur Galuchet, ajouta-t-il en élevant la voix, vous m’aviez promis de venir pêcher de notre côté, je ne tourmente pas beaucoup mon poisson ; je n’ai pas votre patience, c’est pour cela que vous en trouverez. Ainsi je compte sur vous un de ces jours ; vous viendrez déjeuner à la maison, et ensuite je vous conduirai aux bons endroits : le barbillon abonde par là, et c’est un joli coup de ligne.

— Monsieur, vous êtes trop honnête, répondit Galuchet ; j’irai certainement un dimanche, puisque vous voulez bien me combler de vos civilités. »

Et, enchanté d’avoir trouvé cette phrase, Galuchet salua le plus gracieusement qu’il put, et s’éloigna, après s’être chargé du message d’Émile pour ses parents.

Gilberte eut quelque envie de quereller un peu son père pour cet excès de bienveillance envers un personnage si lourd et si déplaisant ; mais elle était trop bienveillante elle-même pour ne pas lui sacrifier bien vite ses répugnances, et, au bout d’un instant, elle y songea d’autant moins, que ce jour-là, il lui était impossible de ressentir une contrariété.

Grâce à la disposition de leurs âmes, nos amoureux trouvèrent agréables et plaisants tous les incidents qui remplirent le reste du voyage. La vieille jument de M. Antoine, attelée à une sorte de boguet découvert qu’il avait bien raison d’appeler sa brouette, fit des merveilles d’adresse et de bon vouloir, dans les chemins effrayants qu’ils eurent à suivre pour gagner leur gîte.

Ce véhicule avait place pour trois personnes, et Sylvain Charasson, installé au milieu, conduisait crânement (c’était son expression) la pacifique Lanterne.

Les cahots épouvantables qu’on recevait dans une voiture si mal suspendue n’inquiétaient nullement Gilberte et son père, habitués à ne pas se donner toutes leurs aises, et à ne se laisser arrêter par aucun temps ni aucun chemin.

Émile les devançait à cheval, pour les avertir et les aider à mettre pied à terre, quand la route était trop dangereuse. Puis, quand on se retrouvait sur le sable doux des landes, il passait derrière eux pour causer et surtout pour regarder Gilberte.

Jamais élégant du bois de Boulogne, en plongeant du regard dans la calèche brillante de sa triomphante maîtresse, n’a été si ravi et si fier que ne l’était Émile, en suivant la belle campagnarde qu’il adorait, dans les vagues sentiers de ce désert, à la clarté des premières étoiles.

Que lui importait qu’elle fût assise sur une espèce de brancard traîné par une haridelle, ou dans un carrosse superbe ? qu’elle fût vêtue de moire et de velours, ou d’une petite indienne fanée ? Elle avait des gants déchirés qui laissaient voir le bout de ses doigts roses, appuyés sur le dossier de la voiture. Pour ménager son écharpe des dimanches, elle l’avait pliée et mise sur ses genoux. Sa belle taille svelte et souple n’en ressortait que mieux. Le vent tiède du soir semblait caresser avec ardeur sa nuque blanche comme l’albâtre. Le souffle d’Émile se mêlait à la brise, et il était attaché là comme l’esclave derrière le char du vainqueur.

Il y eut un moment où, grâce au peu de précaution de Sylvain, la brouette s’arrêta tout court et faillit heurter la tête du cheval d’Émile.

Monsieur Sacripant avait mis une patte sur le marchepied, pour avertir qu’il était fatigué et qu’on eût à le prendre en voiture. M. Antoine descendit pour le saisir par la peau du cou et le jeter sur le tablier du boguet, car le pauvre animal n’avait plus les jarrets assez souples pour s’élancer si haut.

Pendant ce temps-là, Gilberte caressait les naseaux de Corbeau et passait sa petite main dans les flots de sa noire crinière. Émile sentit battre son cœur comme si un courant magnétique lui apportait ces caresses. Il faillit faire, sur le bonheur de Corbeau, quelque réflexion aussi ingénue que celle dont Galuchet eût été capable en pareil cas ; mais il se contenta d’être bête en silence. On est si heureux quand, avec de l’esprit, on se sent pris de cette bêtise-là !

Il faisait tout à fait sombre quand ils arrivèrent à Fresselines. Les arbres et les rochers ne présentaient plus que des masses noires d’où sortait le grondement majestueux et solennel de la rivière.

Une fatigue délicieuse et la fraîcheur de la nuit jetaient Émile et Gilberte dans une sorte d’assoupissement délicieux. Ils avaient devant eux tout le lendemain, tout un siècle de bonheur.

L’auberge où l’on s’arrêta, et qui était la meilleure du hameau, n’avait que deux lits dans deux chambres séparées. On décida que Gilberte aurait la meilleure, que M. Antoine s’arrangerait de l’autre avec Émile, en prenant chacun un matelas. Mais quand on en fut à vérifier le mobilier, il se trouva qu’il n’y avait qu’un matelas dans chaque lit, et Émile se fit un plaisir d’enfant de coucher sur la paille de la grange.

Cet arrangement, qui menaçait Charasson d’un sort pareil, sembla beaucoup contrarier le page de Châteaubrun. Ce jeune gars aimait ses aises, surtout en voyage.

Habitué à suivre son maître dans toutes ses courses, il se dédommageait de l’austérité à laquelle le condamnait Janille à Châteaubrun, en mangeant et dormant dehors à discrétion.

M. Antoine, tout en le persiflant avec une rude gaieté, lui passait toutes ses fantaisies, et se faisait son esclave tout en lui parlant comme à un nègre. Ainsi, tandis que Sylvain faisait mine de panser le cheval et d’atteler la voiture, c’était bien vraiment son maître qui maniait l’étrille et soulevait le brancard.

Si l’enfant s’endormait en conduisant, Antoine se frottait les yeux, ramassait les guides, et luttait contre le sommeil plutôt que de réveiller son page.

S’il n’y avait qu’une portion de viande à souper : « Vous partagerez les os avec monsieur Sacripant », disait M. Antoine à Charasson, qui couvait des yeux cette victuaille ; mais sans trop s’en rendre compte, le bonhomme rongeait les os et laissait le meilleur morceau à Sylvain. Aussi le rusé gamin connaissait les allures de son maître, et plus il était menacé de jeûner, de veiller et de travailler, plus il comptait sur sa bonne étoile.

Cependant, lorsqu’il vit que M. Antoine ne donnait nulle attention à son coucher, et qu’Émile se contentait de la crèche, il commença, en servant le souper, à bâiller, à tirer ses bras, et à dire que la route avait été longue, que ce maudit pays était au bout du monde, et qu’il avait bien cru n’y arriver jamais.

Antoine fit la sourde oreille, et bien que le souper fût peu délicat, il mangea de grand appétit.

« Voilà comme j’aime à voyager, disait-il en choquant à chaque instant son verre contre celui d’Émile, par suite de l’habitude qu’il avait prise avec Jean Jappeloup : c’est quand j’ai toutes mes aises et toutes mes affections avec moi. Ne me parlez pas d’aller au loin, dans une chaise de poste ou sur un navire, courir seul tristement après la fortune. Il fait bon à jouir du peu qu’on a, en parcourant un beau pays où l’on connaît tous les passants par leur nom, toutes les maisons, tous les arbres, toutes les ornières ! Voyez si je ne suis pas ici comme chez moi ? Si j’avais Jean et Janille au bout de la table, je me croirais à Châteaubrun, car j’ai ma fille d’abord et un de mes meilleurs amis ; et puis mon chien, et même M. Charasson, qui est content comme un roi de voir le monde et d’être hébergé selon son mérite.

— Ça vous plaît à dire, monsieur, reprit Charasson, qui, au lieu de servir, était assis au coin de la cheminée ; cette auberge-ci est abominable et l’on y couche avec les chiens.

— Eh bien, vaurien que vous êtes, n’est-ce pas trop bon pour vous ? reprit M. Antoine en faisant sa grosse voix ; vous êtes bien heureux qu’on ne vous envoie pas percher avec les poules ! Comment diable, Sybarite, vous avez de la paille ; et vous craignez de mourir de faim pendant la nuit ?

— Faites excuse, monsieur, la paille ici c’est du foin, et le foin fait mal à la tête.

— S’il en est ainsi, vous coucherez sur le carreau, au pied de mon lit, pour vous apprendre à murmurer. Vous vous tenez comme un bossu, ce lit orthopédique vous fera grand bien. Allez préparer le lit de votre maître, et montez la couverture du cheval pour monsieur Sacripant. »

Émile se demandait quelle serait la fin de cette plaisanterie que M. Antoine soutint gravement jusqu’au bout, et, lorsque Gilberte se fut retirée dans sa chambre, il suivit M. Antoine dans la sienne, pour savoir s’il saurait persuader à son page de se contenter de la paille.

Le châtelain se divertit à se faire servir comme un homme de qualité. « Çà, disait-il, qu’on me tire mes bottes, qu’on me présente mon foulard, et qu’on éteigne les lumières. Vous allez vous étendre sur ces briques, et gare à vous, si vous avez le malheur de ronfler ! Bonsoir, Émile, allez vous coucher ; vous ne serez pas affligé de la société de ce drôle, qui vous empêcherait de dormir. Il dormira par terre, lui, en punition de ses plaintes ridicules. »

Au bout de deux heures de sommeil, Émile fut éveillé en sursaut par la chute d’un gros corps qui se laissait tomber sur la paille à côté de lui. « Ce n’est rien, c’est moi, dit M. Antoine ; ne vous dérangez pas. J’ai voulu partager mon lit avec ce vaurien ; mais monsieur, sous prétexte qu’il grandit, a des inquiétudes dans les jambes, et j’ai reçu tant de coups de pied, que je lui cède la place. Qu’il dorme dans un lit, puisqu’il y tient si fort ! quant à moi, je serai beaucoup mieux ici. »

Tel fut le châtiment exemplaire que subit à Fresselines le page de Châteaubrun.