Le Péril allemand en Russie

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Maurice Lewandowski
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 596-626).
LE
PÉRIL ALLEMAND EN RUSSIE

Parmi les nations qui sont conviées à l’examen du programme tracé pour la Conférence de Gênes, il n’est pas sans intérêt de constater que l’invité qui inspire le plus de méfiance est celui auquel on a réservé la première place. La Russie des Soviets doit être, en effet, la grande attraction de ces nouvelles assises internationales où l’Allemagne ne fera que doubler ce premier rôle. Ainsi le veut la logique des faits, en face de ce déséquilibre mondial, créé par la guerre, entre la production et la consommation de l’Europe nouvelle, déséquilibre dont il faut chercher la cause principale dans la transformation profonde des Empires centraux et de l’ancien Empire russe.

De Vladivostok jusqu’au Rhin, pour des raisons multiples et à des degrés divers, 300 millions d’habitants ne sont plus en état de consommer, parce qu’ils ont perdu, en tout ou partie, leur pouvoir d’achat ou leur capacité d’échange.

Dans le même temps, d’autres pays, tels les Etats-Unis, l’Angleterre ou l’Argentine, étouffent sous le poids des matières premières qui encombrent leurs marchés intérieurs, car ils ne peuvent plus compter sur un nombre suffisant de consommateurs pour acquérir et payer leurs produits. Tout se tient dans le monde économique, et le plus riche a besoin du plus pauvre pour écouler sa production. Si l’Allemand, par exemple, boit moins de café, il en achètera moins au Brésil et les Brésiliens ne pourront pas commander autant de machines à l’étranger.

Cette constatation est surtout vraie pour ce vaste continent qu’est la Russie, dont toutes les richesses naturelles sont aujourd’hui insaisissables et sans emploi, parce qu’il n’y a même plus d’organisation industrielle ou de moyen de transport pour les exploiter. Sur le sol russe, ravagé par la famine, vivent 150 millions de paysans qui peuvent à peine assurer leur subsistance, alors qu’avant la guerre, ils exportaient annuellement une valeur d’environ 2 milliards de francs en produits agricoles. C’est là l’une des causes profondes du présent malaise économique, qui s’aggrave encore par le fait que la Russie, livrée à elle-même, n’est plus qu’un grand corps invertébré, impuissant à se relever sans des concours étrangers.

Mais quels seront ces concours, et quel en sera le prix, telle est la grande question qui se posera devant la Conférence de Gênes, sous le titre de « Reconstruction économique de l’Europe. »


I. — LA POLITIQUE ALLEMANDE D’AVANT-GUERRE

La présente étude n’a pas pour objet d’esquisser un plan de reconstruction de l’Europe et de montrer, dans ce plan d’ensemble, la place que doit occuper la Russie de demain. Notre tâche sera seulement de donner quelques précisions sur un fait qui nous parait dominer tout le problème : l’intervention active de l’Allemagne en Russie, dans un dessein politique autant qu’économique, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter, dans l’avenir, pour la paix du monde.

Nous n’avons pas l’intention de faire aux dirigeants de l’Allemagne nouvelle un procès de tendance ; mais il est des actes qui parlent d’eux-mêmes ; il y a surtout des chiffres, dont nous pouvons faire état, afin de montrer ce qu’a été, dans le passé, la pénétration allemande en Russie. Si telle était déjà la grande pensée de l’Allemagne avant la guerre, — coloniser à son profit l’Empire Slave, — on est fondé à conclure qu’elle ne saurait abandonner ce projet après la défaite et la perte de ses colonies, alors qu’elle peut trouver, comme premier résultat, dans la réorganisation russe, les éléments d’une victoire sur le terrain économique.

La puissance de l’Allemagne n’était pas, en effet, constituée seulement par l’importance de ses armées de terre ou de mer ; elle avait à sa base un développement commercial, un outillage industriel, une exportation mondiale, en un mot une force d’expansion que la défaite militaire n’a pas entamée sérieusement. A ce point de vue, l’Allemagne n’est pas et ne sera pas désarmée, d’autant plus que notre intérêt même exige que cette organisation conserve sa valeur productive pour le recouvrement intégral de notre créance.

Mais, si cette puissance renaissante ne saurait être paralysée dans son nouvel essor, lorsqu’elle tend à s’affirmer dans le domaine des affaires, d’autre part, elle n’est pas sans nous inquiéter quand nous considérons le véritable esprit suivant lequel le Gouvernement de Berlin envisage le problème russe. Derrière toutes les manifestations de coopération ou d’entr’aide internationale s’affirme une politique allemande d’entente avec les représentants officiels du bolchévisme, qui pourrait bien s’exercer, dans un avenir prochain, sur un plan beaucoup plus vaste que celui des intérêts économiques. Si la Russie de Lénine et Trotzky, après la consécration de la Conférence de Gênes, reprend une figure d’Etat civilisé, si elle renonce, en apparence et pour éviter la faillite totale du régime, à une propagande révolutionnaire, en sauvegardant les principes essentiels qui président aux relations internationales, c’est alors que s’annoncera le vrai danger, celui qu’il faut apercevoir dès à présent. Entre cette Russie nouvelle, gouvernée par des haines, et l’Allemagne frémissante encore de l’esprit de revanche, toutes deux suspectes à l’Europe et entourées de la défiance générale, des affinités politiques peuvent s’établir, associant deux peuples courbés sous le poids des mêmes réprobations.

Voilà le péril de demain, celui qui naîtra de l’emprise germanique sur l’ancien Empire russe. Il aura chance de se manifester d’abord sous la forme économique, suivant un programme dont le traité de commerce russo-allemand de 1904 nous fournit déjà les grandes lignes, puis par des rapprochements diplomatiques, et peut-être militaires, inspirés par la même pensée de sortir de l’isolement, en opposant à l’entente des vainqueurs celle des vaincus.

Sur cette voie des prévisions pessimistes, nous ne nous avanturerons pas plus longtemps, car il est d’autres prophètes très autorisés qui ont envisagé de tels événements. M. Millerand a eu la claire vision de ce péril lorsque, au moment le plus critique de l’avance des armées bolchévistes, auxquelles l’Allemagne était prête à tendre la main, par dessus le corps de la Pologne, il a utilisé tous les moyens dont il disposait pour consolider cette barrière polonaise encore fragile et la dresser contre cette nouvelle invasion. M. Poincaré n’a pas soutenu une politique différente, depuis qu’il a repris, en un moment particulièrement difficile, les lourdes responsabilités du pouvoir. Il nous suffira de rappeler les appréhensions qu’il a manifestées, dès la première heure, au sujet de la Conférence de Gênes, à laquelle l’Allemagne et la Russie entreront par la même porte, et avec le même dessein de mettre en discussion le Traité de Versailles.

Restant sur le terrain des faits et nous limitant à l’examen du problème russe, nous croyons qu’il peut être utiles de rechercher quel est le plan allemand dans cette lutte qui va s’engager, sous les apparences d’une coopération. Ce plan, nous en trouverons les éléments dans un passé assez proche, qui s’impose d’autant plus à notre attention que nous savons la continuité des vues de la politique allemande dans tous les domaines, même à travers les évolutions des formes gouvernementales. Nous espérons faciliter ainsi la compréhension de certains événements présents et la prévision d’un danger pour l’avenir.


Comme préface nécessaire à toute étude sur les rapports économiques russo-allemands, il convient de rappeler par quelques chiffres ce qu’était l’Empire russe avant la guerre, c’est-à-dire en 1913, au point de vue du commerce extérieur, et quel a été son rôle sur le marché du monde, comme grand pays de consommation et de production. Il s’en dégagera immédiatement cette conclusion, qu’en effet, on ne peut concevoir une reconstruction de l’Europe sans la Russie, dont le volume des échanges avec l’étranger représentait plus de 7 milliards de francs aux prix anciens. Dans ce montant, la part allemande était la plus importante, soit près de 3 milliards de francs, alors que celle de la Grande-Bretagne n’atteignait que 1 100 millions et celle de la France moins de 500 millions de francs.

Aucun rapprochement n’est possible entre ces chiffres et ceux de 1921, puisqu’il n’y a plus de commune mesure, en raison de l’effondrement du rouble. Tout ce que l’on peut dire, très approximativement, c’est que, pour l’année 1921, les exportations de la Russie ont été à peine de 200 000 tonnes, tandis que ses importations’ ont porté sur environ 900 000 tonnes, en produits de ravitaillement, dont 31 pour 100 concernent ses achats en Angleterre, 20 pour 400 en Allemagne et 16 pour 100 aux Etats-Unis, le tout payé avec l’or de l’ancienne Banque de l’Etat.

Dans le commerce extérieur de la Russie avant la guerre, l’Allemagne occupait incontestablement la première place et si le fait n’avait qu’une importance relative pour la Russie, étant donnée la puissance de consommation de son marché intérieur, il n’en était pas de même pour l’Empire allemand, dont toute la politique tendait à élargir constamment ses débouchés, en vue de répondre aux nécessités de son expansion économique.

Cette politique, véritable chef-d’œuvre de la diplomatie allemande, avait été renforcée, en 1904, par le traité de commerce avec la Russie, qui modifiait celui conclu en 1894 pour réglementer les relations commerciales entre les deux pays. Mais, tandis que ce dernier avait, par voie de concessions réciproques, abaissé en Russie les tarifs douaniers sur un grand nombre d’articles industriels allemands, de même que l’Allemagne réduisait, de son côté, les droits d’entrée sur les céréales russes, le traité de 1904 était venu modifier gravement cet équilibre, au profit de l’Allemagne.

Pour comprendre ce revirement, il faut se souvenir qu’en 1904, la Russie avait à soutenir une guerre avec le Japon, et qu’elle n’était pas armée pour se défendre contre l’emprise allemande, au milieu des difficultés de tous ordres qui accompagnaient ses échecs en Extrême-Orient. Dans la lutte diplomatique entre M. de Witte et le chancelier Bülow, c’est ce dernier qui triompha.

Sous le régime du traité de 1904, l’Allemagne conservait toutes ses positions, alors que la Russie subissait une modification très désavantageuse pour la partie essentielle de ses exportatations. Sous la pression des agrariens allemands, les droits d’entrée pour les céréales russes importées en Allemagne étaient relevés de 3 marks 50 à 5 marks pour le seigle, de 3 marks 50 à 5 marks 50 pour le froment, de 2.80 à 5 marks pour l’avoine, de 7.30 à 10.20 pour la farine. De ce fait, les intérêts des agriculteurs russes se trouvaient lésés et cela d’autant plus profondément que certaines dispositions permettaient aux Allemands de tirer des avantages exceptionnels et imprévus des tarifs établis, pour devenir, à leur tour, exportateurs de céréales, en faisant ainsi concurrence à leur fournisseur, sur son propre marché.

Il en est résulté qu’après la mise en application des nouveaux tarifs douaniers, la Russie assista impuissante à la diminution continue de l’exportation du froment et du seigle et à l’invasion des produits manufacturés allemands, principalement en Pologne et en Finlande. Seuls le maïs, l’orge, l’avoine et le son accusèrent une progression constante, car il s’agissait de produits indispensables pour le bétail allemand. D’ailleurs, suivant le traité de 1904, le son était admis en franchise et le tarif sur l’orge servant à l’alimentation des animaux diminué sensiblement, pour tenir compte de l’intérêt primordial que l’Allemagne attachait au développement de son élevage.

Ainsi l’Allemagne, par ses tarifs protecteurs, entravait l’exportation du blé et du seigle russes, alors que, d’autre part, elle favorisait l’introduction des produits qui contribuaient à l’accroissement de sa richesse nationale. Elle surimposait les céréales importées d’environ 54 millions de roubles par an et pouvait même, dans le cas d’une guerre douanière, fermer complètement ses frontières aux importations russes.

En outre, dans son esprit de haute prévision, l’Allemagne avait cherché à s’assurer par traité un certain nombre d’avantages concernant sa pénétration en Russie. Le Gouvernement de Berlin avait obtenu pour ses nationaux le droit de posséder des biens immobiliers sur tout le territoire de l’Empire russe, le droit du transit par le Transcaucasien et le Transsibérien, l’abolition des distinctions qui existaient entre les commis-voyageurs allemands chrétiens et Israélites, au point de vue de la délivrance des certificats et de l’imposition. Il faut noter en outre que la Russie ne devait plus appliquer de différence entre les produits venant par mer et ceux venant par terre, — différence qui, dans l’intention des auteurs de l’ancien tarif des douanes russes, était dirigée contre les importations allemandes.

De son côté, l’Allemagne s’engageait à modifier, dans le nouveau tarif, la clause de la nation la plus favorisée, de telle sorte qu’elle ne pouvait établir, dans aucun cas, des droits différentiels pour les produits russes, à l’exception toutefois du sucre.

Nul besoin de nous perdre en déductions sur les avantages que l’Allemagne a su tirer du traité de 1904 ; il suffit de considérer les chiffres qui en expriment clairement le résultat.

D’après l’annuaire statistique de l’Empire allemand, voici les montants du mouvement commercial de l’Allemagne avec la Russie, pour les cinq années qui ont précédé la guerre :


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Importations de Russie Exportations d’Allemagne
en Allemagne. en Russie.
1909 1 364 millions de marks 445 millions de marks
1910 1 387 547
1911 1 669 701
1912 1 564 764
1913 1 470 978


On lit dans ce tableau toute l’histoire du traité de commerce de 1904. Les exportations de la Russie sont restées à peu près stationnaires dans cette période quinquennale, tandis que les exportations allemandes en Russie ont plus que doublé de 1909 à 1913, notamment dans la branche industrielle [1]. Mais ce qui a été le plus sensible pour la Russie, c’est de voir le chiffre de ses ventes de froment en Allemagne passer de 238 millions de marks en 1910 à 82 millions en 1913, pour le plus grand bénéfice de l’agriculture allemande.

Devant ces résultats, on comprend que, dès 1914, le renouvellement de ce traité de commerce, qui devait expirer fin 1917, faisait l’objet des plus vives discussions. Les positions avaient été déjà prises, de part et d’autre, et c’est sur le terrain politique que la question était appelée à recevoir sa véritable signification.

Les agrariens allemands déclaraient que le maintien des tarifs en vigueur était une condition indispensable à la prospérité de leur pays, certains même proposaient d’élever encore les tarifs sur le froment. Or, d’autre part, il est certain que le régime protecteur sur les céréales pesait comme un fardeau formidable sur toute la population allemande, et ne profitait qu’à une minorité ; aussi l’abaissement en était-il vivement réclamé par la classe ouvrière. Le Gouvernement impérial paraissait devoir se prononcer pour le maintien du statu quo.

En Russie les opinions étaient également partagées ; certains préconisaient l’établissement de droits de douane sur les céréales, l’interdiction de l’exportation de certains produits ; d’autres, au contraire, restaient fidèles à l’ancien système et ne voulaient pas de protectionnisme agraire en Russie, mais la grande majorité du pays semblait hostile à un renouvellement du traité, tel qu’il avait été signé en 1904. Le Gouvernement russe avait nommé, en janvier 1914, des Commissions spéciales auprès des Ministères du Commerce, des Finances et de l’Agriculture pour préparer, de longue date, le futur régime économique, afin d’éviter les surprises d’une négociation brusquée, dont la Russie ferait encore tous les frais [2].

Le rôle qu’a joué, dans les événements de 1914, le traité russo-allemand n’a pas encore été complètement éclairci ; on a pu prétendre, cependant, non sans quelque raison, que la perspective d’un non-renouvellement compte parmi les causes économiques de la guerre.

L’Allemagne n’avait plus d’illusions sur les intentions de la Russie d’opposer une politique de protection industrielle au protectionnisme agricole allemand. Les produits chimiques et métallurgiques, les matières animales et leur industrie, les céréales et les textiles étaient particulièrement visés, c’est-à-dire un ensemble d’articles sur lesquels avait porté principalement l’expansion allemande en Russie. Des mesures restrictives étaient à craindre et elles s’annonçaient dans une période où l’Allemagne avait poussé sa production au plus haut point de développement et cherchait vainement des débouches nouveaux pour écouler ses produits. La roule de l’Orient à travers la Turquie n’était plus aussi large, la porte du Maroc n’avait pu s’entr’ouvrir, la concurrence américaine commençait à se faire sérieusement sentir sur les marchés d’exportation, et c’était le moment critique où la Russie, à son tour, s’apprêtait à prendre l’offensive contre le commerce allemand. Il est donc permis de croire que, devant l’éventualité d’une crise économique qui pouvait aboutir à une crise sociale, l’Allemagne ait envisagé les moyens d’éviter son encerclement en faisant appel à sa force militaire.


II. — LA PÉNÉTRATION ALLEMANDE EN RUSSIE

Si l’on veut juger, sous tous ses aspects, la politique allemande, il ne faut pas la considérer seulement à travers les échanges du commerce extérieur, mais la suivre aussi dans ses autres manifestations, au point de vue de l’exportation des hommes et des capitaux. C’est ce que l’on a pu appeler, à juste titre : la colonisation allemande en Russie.

Suivant les statistiques les plus récentes, le montant des intérêts allemands en Russie représente une valeur d’avant guerre d’environ un milliard de roubles-or, soit 2 milliards 600 millions de francs. Dans cet actif, ce sont les titres des Compagnies de chemins de fer privés qui forment la plus grande part, soit 1 milliard 100 millions de francs, puis les industries électriques, les mines, la métallurgie 500 millions de francs, et les banques 250 millions de francs.

Si l’on rapproche le montant des intérêts allemands en Russie, du chiffre beaucoup plus considérable de la participation française, soit environ 12 milliards de francs, rien qu’en fonds d’Etat, emprunts garantis ou municipaux, on peut s’étonner que la France, principal créancier de la Russie, n’ait eu que des rapports aussi lointains avec son débiteur, au point de vue des échanges commerciaux. Nos exportations vers ce pays représentaient à peine une valeur de 150 millions de francs en 1913, tandis que celles de l’Allemagne dépassaient 1 700 millions de francs. Cette énorme différence ne peut pas s’expliquer uniquement par l’éloignement de la France et la proximité allemande de la Russie. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte la puissance de pénétration de l’Allemagne par ses hommes et par ses capitaux, suivant un plan d’ensemble que venait renforcer, au besoin, l’action diplomatique pour la conquête du marché russe [3].

Les Allemands avaient su organiser en Russie tout un système de bureaux, d’agences et de maisons de commerce dirigées par des chefs expérimentés ; ils y envoyaient, avant la guerre, des légions de voyageurs de commerce circulant avec leurs échantillons jusque dans les régions les plus reculées de l’Empire et distribuant des millions d’exemplaires de brochures, de catalogues et de prospectus en langue russe, avec des poids, des mesures, des prix calculés suivant les usages du pays.

Ces prix étaient établis franco à domicile et l’acheteur russe n’avait pas besoin de rechercher la valeur des frais de transport et des droits de douane, ainsi qu’il était obligé de procéder avec les articles en provenance d’autres nations. Quant aux livraisons, elles étaient surveillées par des spécialistes de manière adonner toujours satisfaction à l’acheteur ; lorsqu’il s’agissait de machines et d’outillage mécanique, le fournisseur envoyait, pour l’installation ; des ingénieurs qui mettaient les machines en marche et familiarisaient le personnel russe avec leur fonctionnement.

L’habileté financière des Allemands consistait également à résoudre le problème du crédit qui jouait, en Russie, un rôle capital, car il y a toujours eu, dans ce pays, une relation étroite entre le rendement des récoltes et la situation économique générale. L’époque et la variation de ce rendement influençaient le pouvoir d’achat, depuis le petit détaillant jusqu’au gros, importateur ou industriel, en nécessitant d’assez longs délais de paiement : aux foires de Nijni-Novgorod et de Irbit, on avait toujours l’habitude d’effectuer les règlements « à la foire prochaine. »

La question des transports n’était pas non plus négligée. Des tarifs spéciaux étaient accordés sur les voies ferrées aux marchandises à destination de l’étranger, en même temps qu’une politique suivie était appliquée à l’extension de la marine de commerce. A ce point de vue, le voisinage immédiat des deux Empires procurait à l’Allemagne un avantage fort appréciable et lui facilitait, en outre, le rôle d’intermédiaire pour un grand nombre de produits qui, bien qu’originaires de tiers pays, étaient cependant vendus à la Russie par l’Allemagne. Des services réguliers et fréquents entre les ports allemands et ceux de la Russie, tant dans la Mer Noire que dans la Baltique, rendaient les communications plus aisées et plus économiques. Le système de pénétration avait été renforcé et perfectionné par la création d’agences de transport et de dédouanement qui, les unes demeurant allemandes, les autres se mettant sous étiquette russe, monopolisaient, en fait, toutes les transactions, si bien que les concurrents de l’Allemagne devaient eux-mêmes s’en remettre à elles, pour leurs propres opérations.

L’Allemagne savait également tirer parti du grand nombre de nationaux qu’elle comptait en Russie, car à côté d’une foule d’individus dont l’établissement n’était que temporaire et de naturalisés de fraîche date, elle possédait des sympathies actives, tant parmi les nombreuses colonies agricoles établies dans le centre et le Sud de la Russie que chez les éléments hétérogènes disséminés sur la frontière et dans les provinces Nord-Ouest. Au début de la Grande Guerre, on estimait à plus de deux millions les colons allemands en Russie. Une carte tirée du Methodischer Atlas zur Länderkunde von Europa donne une idée de la répartition de ces colons sur le territoire russe. On voit que ce n’était ni le long de la frontière allemande, ni dans les provinces baltiques, que la densité était la plus forte, mais bien au cœur du pays, dans les Gouvernements de Samara et de Saratoff, où leur nombre dépassait 100 par 1000 habitants. Cette région est, il est vrai, la mieux dotée de la Russie en richesses du sol et du sous-sol. Signalons cependant que des colonies, composées principalement d’Israélites allemands, se rencontraient en Pologne.


L’ensemble des faits que nous venons d’exposer montre clairement la politique allemande en Russie, avant la guerre. Nous sommes ici dans le domaine économique, où chaque peuple a le droit de chercher son développement ou d’organiser ses moyens de défense ; c’est là le libre jeu de la concurrence, qui restera toujours l’âme du commerce. Nous ne saurions donc faire un grief à l’Allemagne d’avoir eu, en Russie, un programme d’expansion, poursuivi avec ténacité par son Gouvernement, soutenu par sa diplomatie très agissante et mis à exécution par celle armée puissante et homogène que formaient ses banques, ses industriels, ses commerçants, groupés, les uns et les autres, dans des associations, clubs ou Verein qui, au sein même de l’Empire des Tsars, maintenaient un lien entre tous les éléments de colonisation. Ces deux millions de colons allemands n’étaient pas, en effet, des isoles, mais autant de cellules vivantes dans un vaste organisme de pénétration.

Si l’on rapproche ces faits de tout ce que l’on sait maintenant sur les influences occultes de l’Allemagne en Russie, jusque dans les sphères gouvernementales, aux heures les pins critiques de 1914, si l’on se rappelle le rôle qu’elles ont joué dans la décomposition du régime impérial et l’avènement du bolchévisme, on peut bien conclure que cette politique économique d’avant-guerre avait servi merveilleusement les desseins du Gouvernement allemand.

Aujourd’hui, l’œuvre du passé n’existe plus, et il s’agit de reconstruire, mais en utilisant, pour ce travail nouveau, les matériaux anciens. Ce serait mal connaître l’Allemagne que de croire qu’elle s’avouera vaincue sur aucun terrain et à aucun moment de son histoire. Plus que jamais, elle a besoin de reprendre sa marche en avant et de poursuivre, vers l’Est, son expansion, que heurte, en d’autres points, la concurrence anglaise, américaine ou française. Sur le vaste territoire russe, sa position géographique lui crée une situation privilégiée, sa connaissance du pays lui donne une avance considérable, son change déprécié intervient comme un élément favorable d’exportation. Aussi, toute sa puissance d’organisation étant prête à entrer en action, l’Allemagne se prépare-t-elle à miser de nouveau sur le tableau russe, et c’est pourquoi il est intéressant de savoir, avec les éléments que nous possédons actuellement, comment elle va engager sa partie devant la Conférence de Gênes.


III. —REPRISE DES RELATIONS RUSSO-ALLEMANDES

Sur la situation actuelle de la Russie, que nul mieux qu’elle ne connait, l’Allemagne n’a pas d’illusions. Elle sait que la capacité d’achat de l’Etat soviétique est en voie d’épuisement, puisqu’il n’y a plus de ressources disponibles au fond de la caisse de l’ancienne Banque de l’Etat russe, qui contenait encore plus de trois milliards de roubles en or, à la fin du Gouvernement impérial, soit 8 milliards de francs. Il n’y a donc rien à tirer, pour le présent, au profit de son expansion commerciale. Quant à faire des opérations avec la Russie sur la base des crédits à long terme, l’Allemagne n’y est nullement opposée, puisque tout son fonctionnement bancaire se prête admirablement à cette collaboration avec le commerce d’exportation, mais il faut préalablement créer une nouvelle organisation de crédit sur les ruines de l’ancien ordre de choses et établir un système de garanties et de contrôle, au risque de porter atteinte à l’indépendance des Soviets, et c’est là un rôle difficile à jouer, dont elle préfère laisser la charge aux Puissances de l’Entente. Quand l’organisme sera en voie de fonctionnement, l’Allemagne ne sera pas la dernière à s’en servir, avec les immenses avantages que lui donnera sa longue préparation.

En somme, la question se pose aujourd’hui dansées termes : l’Allemagne officielle comprend parfaitement qu’elle ne saurait rien entreprendre, pour le moment, de vaste et de définitif en Russie, sinon sous forme de participation à un groupement international, lequel disposerait de gages suffisants donnés par les Soviets pour la sécurité de ses opérations. Mais, sans attendre que cette forme de coopération prenne consistance par un accord des Puissances, ou comme résultat d’une Conférence, l’Allemagne s’organise méthodiquement, en jetant sur la Russie l’immense filet de sa propagande, celle dont nous avons déjà connu l’action perfide lorsqu’il s’agissait d’amener la paix séparée qu’a consacrée le traité de Brest-Litovsk. Ce ne sont plus là de simples hypothèses, car cette organisation existe depuis que le chancelier Wirth a reconstitué, au cours de l’automne dernier, tous les services diplomatiques d’Orient, dans le sens d’un rapprochement avec les Soviets.

Toutefois, cette partie ne peut se jouer encore au grand jour, sous peine de susciter la défiance des Alliés et surtout de l’Angleterre, qui n’admettrait pas volontiers que l’Allemagne tirât profit du fait que les autres Puissances se sont refusées, jusqu’à présent, à reconnaître les Soviets. Il faut donc masquer cette politique, en la mettant au compte de la Russie, à laquelle on laisse l’initiative du rapprochement ; aussi le centre des relations russo-allemandes est-il à Berlin plutôt qu’à Moscou, procédé plus efficace et moins dangereux.

C’est ainsi que la Russie est représentée à Berlin, d’après les informations des journaux allemands, par quatre Missions qui mêlent savamment la diplomatie, la propagande et les affaires.

La plus importante organisation est celle que dirige le Commissaire soviétique Krestinsky, ministre de Russie à Berlin. Cette « légation » comporte un important service d’in- formation et de propagande confié à M. Kristinoff et qui publie à Berlin une feuille bolchéviste, le Nowy Mir (Nouvelle Paix). Une agence télégraphique officielle dépend également de ce service.

Les opérations du ravitaillement russe sont faites par les soins d’une Mission commerciale soviétique. C’est le bureau d’achat officiel, qui traite avec les fabricants allemands, sous la direction de Litvinov.

Une autre sommité bolchéviste dirige également une « Mission technique et scientifique, » qui semble être un simple Bureau d’information économique. Cependant, ce Bureau engage de nombreux ingénieurs et contre-maîtres allemands, à destination de la Russie. Cette Mission mène aussi les négociations avec l’industrie allemande, tout en restant en contact étroit avec un bureau analogue installé à Stockholm.

En outre, les Soviets entretiennent, au centre même de la capitale, un « Consulat » chargé du visa des passeports. Cette organisation peut surprendre, puisqu’il n’existe pas encore officiellement de représentation consulaire allemande en Russie.

Quant à l’Allemagne, elle est représentée de façon assez mystérieuse : une Mission économique allemande s’est installée à Moscou, sous la direction du Dr Wiedenfeld, en même temps qu’une représentation diplomatique officieuse est confiée à un secrétaire de légation. Entre la capitale russe et la capitale allemande circule, deux fois par semaine, un courrier diplomatique jouissant des prérogatives d’usage.

Nos renseignements sont encore assez incomplets sur l’organisation allemande en Russie, mais celle-ci doit avoir cependant une réelle importance, puisque les relations d’affaires ont été officiellement reprises entre les deux pays et sont maintenant consacrées par les accords commerciaux qui ont été passés, en mai dernier.

L’Allemagne a fait un rêve, celui d’être chargée d’une sorte de mandat international pour remettre l’ordre en Russie, rétablir ses voies de communication, ses grands services publics, son outillage industriel. Il ne s’agit pas, bien entendu, de rechercher un monopole qu’aucun autre Etat ne saurait accepter, chacun désirant avoir sa part de travail et de bénéfices. Mais il faut une organisation d’ensemble, une direction centralisée : or c’est ce que l’Allemagne peut offrir, en raison de ses multiples contacts avec un pays qu’elle avait déjà placé économiquement sous sa dépendance, bien avant que la guerre ait bouleversé son projet d’envahissement du marché russe.

Cette politique de réalisation compte d’ailleurs, en dehors des frontières allemandes, de sérieux partisans. Aux États-Unis, il est d’opinion courante, dans certains milieux financiers, que seule l’Allemagne est capable d’assumer une pareille tâche. En Angleterre, la même conception a cours, même dans les sphères officielles, et l’on a été jusqu’à parler d’une entente entre le Gouvernement de Londres et celui de Berlin pour une action commune en Russie, dont l’Allemagne, mieux placée, tirerait certainement les meilleurs fruits. On se souvient que c’est la Pologne qui devait faire les frais de cette politique, et c’est ce qui permet de comprendre l’attitude du Premier Ministre anglais dans la question de la Haute-Silésie, pour laquelle il a pesé de tout son poids en faveur de la revendication allemande.

Cette histoire-là n’est pas encore écrite et ce n’est pas sur des suppositions, quelle que soit leur vraisemblance, que nous pouvons nous appuyer en vue de parler avec certitude d’une entente anglo-allemande pour la Russie. Conjonction d’intérêts, c’est possible, mais de là au pacte, il y a loin. Nous croyons l’Allemagne trop habile pour avoir donné à l’Angleterre des gages qui pourraient aliéner sa liberté d’action dans l’avenir.

Donc, sans nous attarder à d’aussi hautes considérations, le grand fait dont nous devons cependant tenir compte, c’est qu’il y a aujourd’hui, dans les milieux internationaux, un fort courant en faveur d’une intervention efficace de l’Allemagne pour la solution du problème russe. Il y a là un mot d’ordre que reçoivent tous les hommes d’affaires qui se rendent à Berlin, en vue de se renseigner sur les possibilités de relèvement de la Russie : l’Allemagne seule est capable de réaliser l’œuvre de réorganisation, parce qu’elle a un plan méthodique de travail, alors que tous les autres pays, y compris l’Angleterre et les Etats-Unis, ne peuvent que s’improviser dans ce rôle. Quant à la France, on considère que la réparation de ses régions dévastées doit absorber le meilleur de son activité. C’est là, du moins, l’opinion que l’Allemagne s’efforce d’accréditer. « Comprendre la France dans une organisation d’ensemble en vue d’attirer le capital français est une conception absurde, car les Français avouent eux-mêmes que, sans le paiement des réparations, ils ne sont pas en mesure de rétablir leurs propres finances [4]. »

Ce courant d’opinion, soigneusement entretenu par la propagande allemande, prépare les voies pour une action plus efficace, lors de la Conférence de Gênes. Déjà, au cours des réunions tenues à Londres pour la formation d’un consortium international, le communiqué de la presse disait : « Les Allemands ont pris une part très active aux travaux de la Conférence, et ils ont témoigné d’une connaissance parfaitement approfondie des questions traitées. »


IV. — LE PLAN ALLEMAND POUR LA RUSSIE

La politique allemande pour le relèvement de la Russie vient d’être exposée dans un livre de véritable doctrine germanique, dont la publication a fait grand bruit, dans les milieux officiels, et que la Commission générale pour la protection des intérêts français en Russie a signalé à notre attention, dans un de ses derniers Bulletins. Sous le titre Was wird aus Europa ? On va l’Europe ? M. F. von Braun, président du Conseil économique d’Empire, fait écho à l’ouvrage de M. J.-M. Keynes sur la révision du Traité de Paix, en avançant que l’Allemagne ne peut exécuter ses engagements pour les réparations que si elle voit s’ouvrir devant elle de nouveaux débouchés.

M. von Braun fait ressortir, sans aucun optimisme, les traits caractéristiques de la crise économique russe : c’est la faillite du bolchévisme, catastrophe dont le peuple ne saurait, sans l’aide étrangère, se relever avant des dizaines d’années, et seulement après avoir assisté à la destruction de ce qui peut encore subsister, à l’heure actuelle, de civilisation en Russie. Aussi affirme-t-il que si ce pays est abandonné à son sort, il sera livré à un processus de désagrégation qui pourrait être contagieux pour l’Europe entière.

Après avoir exposé le côté international du problème russe, M. von Braun soutient qu’il y a pour toutes les Puissances, et dans leur propre intérêt, un devoir de réparation envers une nation malheureuse que la guerre et la révolution ont réduite à la plus profonde misère. Négligeant d’établir la responsabilité du bolchévisme dans cette catastrophe, il s’étend longuement sur la nécessité de reconstruire la Russie, avec le concours de l’étranger, en agitant ces grands mots d’humanité et de civilisation, qu’il est d’ailleurs assez difficile d’admettre, en face d’une tyrannie rouge, qui ne s’est jamais embarrassée de ces vaines formules.

Sans doute cette méthode d’intervention en Russie ne produira pas des avantages immédiats, et l’Allemagne, à elle seule, est incapable de l’appliquer. Des capitaux considérables seront, tout d’abord, nécessaires pour réorganiser le système économique russe, remettre en état les transports, stimuler l’agriculture, ouvrir les mines et mettre en marche des usines. Cette tâche exige des sommes énormes, à fournir par les pays qui n’ont pas souffert de la guerre, et des années d’un effort acharné, avant de procurer des bénéfices. Cependant, étant données la fertilité du sol russe, et les richesses naturelles qu’il recèle, le succès est certain et permettra non seulement la reconstitution de l’économie russe et la rémunération des capitaux investis, mais encore l’exécution des réparations allemandes.

M. von Braun se défend de songer à une annexion politique de certains territoires à l’Allemagne, et même à une exploitation économique du peuple russe, ou, du moins, il met en pratique la maxime de sagesse : « Pensons-y toujours, mais n’en parlons jamais. » Il s’agit d’établir, entre les deux peuples, une collaboration étroite, pouvant prendre une forme de régie intéressée. La Russie a surtout besoin des produits de l’industrie allemande ; elle est, d’autre part, en mesure de fournir une partie des matières premières utilisées par l’Allemagne. Il y a donc là des possibilités d’échange, sans dommage pour la monnaie de l’un ou l’autre pays, et, des perspectives très larges pour la technique et l’organisation allemandes, dont la Russie tirera elle-même avantage pour sa reconstruction.

Ainsi, dans la thèse de M. von Braun, l’Allemagne reste, malgré la guerre, au premier rang des Puissances qualifiées pour diriger cette œuvre de reconstitution et il réfute les objections qui, dans les pays alliés, pourraient s’élever contre l’exécution de ce programme. Il cherche à démontrer que l’Allemagne, non seulement ne veut pas, mais ne peut pas prétendre exercer son hégémonie militaire et économique sur une Russie qu’elle aurait contribué à rétablir sur des bases stables. Il ajoute que, d’ailleurs, il suffirait pour détruire ces préventions, dont il ne méconnaît pas l’importance, de ne pas laisser à l’Allemagne seule le soin de mener à bien cette tâche, mais d’associer ses efforts à ceux d’autres Puissances, de placer l’action de réorganisation sous un contrôle international, conçu de telle sorte qu’il soit capable de neutraliser toute tentative d’intervention politique, quelle qu’en soit l’origine.

La conclusion de M. von Braun intéresse plus particulièrement la France, car elle lie le problème de la reconstitution économique de la Russie à celui des réparations.

« Toutes les personnalités compétentes, dit-il, — même chez nos adversaires, — s’accordent à reconnaître que l’Allemagne ne pourra faire face à ses obligations que par un accroissement considérable de ses exportations, solution qu’admettraient difficilement les autres nations. Etant donnée la crise mondiale des débouchés, chaque Etat doit s’attacher à protéger ses propres marchés contre l’invasion des concurrents, et nous voyons se dessiner, en Angleterre et en Amérique, un mouvement qui tend à l’exclusion complète des produits étrangers, mouvement spécialement dirigé contre une augmentation des importations allemandes à la faveur de la dépréciation de notre change, c’est-à-dire contre le danger du dumping.

« Or, la reconstitution de l’économie russe ouvrirait à l’Allemagne un marché d’où elle n’expulserait pas de concurrents, puisque ces concurrents n’existent pas à l’heure actuelle. Elle permettrait à l’industrie allemande de développer largement sa puissance de production, sans léser les exportations des autres pays. Il ne serait pas nécessaire pour cela de conférer à l’Allemagne un monopole ou un privilège sur ce marché ; bien au contraire, le monde entier devrait travailler avec elle pour couvrir, dans le délai le plus rapide, les besoins qu’implique la reconstitution. Il ne s’agit pas, en effet, de besoins courants, analogues à ceux auxquels la Russie satisfaisait, avant la guerre, par ses importations, mais d’une nouvelle mise en valeur de territoires immenses, d’une tâche telle que l’histoire du monde n’en a pas encore connu de si ample et de si urgente. »

Le plan exposé par M. von Braun ne manque pas de grandeur et de séduction pour ceux qui, faisant abstraction du passé et limitant leurs prévisions pour l’avenir, considéreraient la question russe comme étant simplement d’ordre économique. Que l’Allemagne soit mieux placée que tout autre peuple, en raison de sa proximité de la Russie, de sa connaissance complète des besoins de celle-ci, de son organisation commerciale et industrielle, de son adaptation au milieu russe, pour coopérer, en première place, à l’œuvre de reconstruction, c’est ce que nul ne conteste ; mais ici apparaît le péril germanique en Russie, que nous avons le devoir d’envisager dans toutes ses conséquences. Utiliser, en première ligne, les forces allemandes pour la tâche immédiate qui s’impose, est une question de fait et de nécessité. Seulement, il faut agir suivant un programme qui ne laisse pas cette force se déployer sans contrôle et sans limite, quand nous savons, par tout ce que nous disent nos hommes d’Etat, nos généraux et nos diplomates, que nous avons toujours devant nous l’Allemagne de la revanche.


Sans insister sur des considérations, que la Chronique de la Quinzaine a maintes fois signalées, revenons à des faits positifs, qui seuls comptent comme éléments de preuve dans le problème russe, envisagé au point de vue économique.

M. von Braun a développé une conception allemande concernant la réorganisation de la Russie. Voici maintenant l’exposé d’un plan, suivant lequel, dans cette immense tâche, la coopération de l’Allemagne pourrait s’imposer. La force active de ce plan est M, Félix Deutsch, directeur général de la puissante Société allemande d’Electricité, l’Allgemeine Elektricität Gesellschaft, et la force occulte est Krassine, qui a été, pendant de longues années, le représentant en Russie d’une autre grande firme, la Société d’Electricité Siemens Schuckert.

Ce qui donne à ce projet sa valeur et son intérêt, c’est qu’il se présente sous les apparences d’une combinaison internationale, dont les fils seraient aussi bien à Londres et à New-York qu’à Berlin. Mais la pensée dirigeante, où sera-t-elle, si ce n’est là où sont les hommes les plus aptes à la réaliser ?

M. F. Deutsch est particulièrement qualifié pour mettre en mouvement ce vaste consortium. Comme industriel, il connaît la Russie de très longue date, et a été en contact avec tous les Gouvernements russes, quelles qu’aient été leurs tendances Avant la guerre, le chiffre des affaires traitées en Russie par son groupe était de 100 millions de marks, sans compter les autres entreprises électriques placées sous son contrôle. Comme financier, il a de puissantes attaches en Angleterre et surtout en Amérique, ainsi qu’en témoigne sa parenté avec l’un des plus grands banquiers de New-York.

M. F. Deutsch n’est plus un adversaire du bolchévisme : il l’utilise à la manière allemande. Son opinion sur l’avenir de la Russie, à laquelle on doit, dans ces conditions, attacher une particulière importance, est nettement optimiste. Il considère que le monde ne peut exister sans le grand Etat Slave et que la question russe appelle une solution immédiate. Il ne veut, en conséquence, rien avoir de commun avec les émigrés qui pensent qu’on ne doit rien faire avec les bolchévistes ; au contraire, il souhaite de collaborer avec eux, car il estime que leur chute plongerait la Russie dans le chaos. M. F. Deutsch a eu des entretiens avec Krassine, Radek et d’autres ; il prend au sérieux leurs engagements, et, d’après lui, les dirigeants du mouvement soviétique sont trop avisés pour conserver, après expérience, la foi dans la possibilité du Communisme. Les chefs actuels de la Russie seraient, au contraire, trop heureux de pouvoir dire au peuple russe : « Nous avons pu rétablir à nouveau le contact entre vous et le reste du monde. »

Bien avant les réunions qui ont eu lieu pour la formation d’un grand consortium, M. F. Deutsch suggérait qu’une conférence d’hommes occupant une situation prépondérante dans la finance et le commerce, pourrait se réunir à Londres, en vue de constituer un organisme de reconstruction de la Russie et d’arrêter les grandes lignes d’un programme de coopération internationale. D’après son plan, qui nous est connu par diverses publications de la presse allemande et par les intéressantes communications de la Société d’Etudes et d’Informations Economiques, il serait nécessaire de confier les détails d’exécution, non pas à un consortium central, mais à une série de groupements internationaux, spécialisés suivant la nature diverse des industries intéressées. Il y aurait ainsi une organisation particulière pour les constructions mécaniques, une autre pour les machines agricoles, une troisième pour les produits métallurgiques, chimiques, les textiles, etc.

Suivant ce programme de collaboration entre grandes Puissances, M. Deutsch considère que l’Amérique ouvrirait des crédits et livrerait des matières premières, que la Grande-Bretagne se chargerait des transports maritimes, consentirait des avances et livrerait également des produits manufacturés, tandis que l’Allemagne interviendrait comme fournisseur de toute la série des articles fabriqués. Les commandes données par la Russie passeraient par l’entremise de cette organisation internationale et seraient exécutées sur la base de prix déterminés, à un cours moyen entre le prix de revient en Angleterre et le prix de revient en Allemagne. En conséquence, les bénéfices réalisés sur les fournitures allemandes pourraient compenser les pertes subies sur les fournitures anglaises.

Dans ce problème de la reconstruction économique de la Russie, la partie la plus urgente est la remise en état des ports et de tous les moyens de communication. La navigation intérieure doit être réorganisée et M. F. Deutsch considère que les chantiers anglais auront, de ce côté, des fournitures importantes à effectuer. Il y aura lieu ensuite de restaurer les chemins de fer qui ne sont pas dans une aussi mauvaise situation qu’on a coutume de le dire. Les Bolchévistes ont déjà réparé de nombreuses locomotives ; l’Allemagne seule doit en livrer 700 nouvelles au printemps de cette année. La question du combustible est, pour les chemins de fer, beaucoup plus difficile à résoudre. Mais si l’on arrive à leur fournir du charbon anglais, il n’y aura plus aucun obstacle sérieux à une réorganisation à bref délai des transports. L’approvisionnement éventuel en pétrole pourrait être aisément assuré par l’augmentation des puits dans les districts pétrolifères de la région du Caucase.

En ce qui concerne les possibilités de vente en Russie, il faut se représenter clairement que le paysan russe est devenu conscient et beaucoup plus accessible que jadis à des considérations pratiques de politique réaliste. La plèbe agricole est la classe qui possède encore un certain capital et, quand on considère qu’elle manque de tous les articles d’usage courant, on se représente quelles possibilités commerciales peuvent, avec le temps, offrir ces millions de consommateurs.

Une production agricole intensive devra se développer le long des chemins de fer restaurés. La monnaie, à elle seule, est incapable de stimuler l’ardeur au travail du paysan ; ce n’est qu’en lui fournissant des denrées et les outils qui lui font actuellement défaut qu’on pourra obtenir ce résultat. Comme il s’est assuré, au cours des dernières années, une aisance relative, il sera facile de l’intéresser à l’achat de nouveaux produits manufacturés.

Les Soviets ne seront, naturellement, pas en mesure de régler immédiatement toutes ces dépenses de reconstruction. Il sera nécessaire de leur accorder des crédits, garantis par des gages, tels que les ports, les douanes et les concessions. Sur ce point capital, la combinaison allemande manque quelque peu de précision : elle laisse le champ libre à d’autres projets, pour le règlement du problème financier. L’Allemagne fournit la compétence : que d’autres apportent l’argent. Le moment venu, elle saura faciliter, par ses banques, les opérations purement commerciales.


Pour compléter cet exposé du plan de M. Deutsch, qui répond si pleinement à la conception allemande de pénétration en Russie, sous le couvert international, il est important de signaler que cette combinaison exprime non moins bien les idées des représentants qualifiés du bolchévisme, lesquels voient dans l’Allemagne, sinon une amie, du moins une alliée naturelle. Krassine, qui est le porte-parole des Soviets pour toutes les grandes questions intéressant le commerce extérieur de la Russie, a déclaré, dans une communication faite à Londres, que ce plan était digne d’être pris en sérieuse considération. Il a rappelé que des milliers de Russes ayant été prisonniers en Allemagne sont revenus dans leur pays, parlant couramment l’allemand, et rapportant de très favorables impressions sur les procédés de culture intensive employés en Allemagne. Il a précisé qu’un accord économique était d’une importance aussi capitale pour la Russie que pour l’Allemagne, car des millions de paysans russes ont un besoin urgent des produits dont ils sont pratiquement privés, depuis le début de la guerre.

Krassine a reconnu également que la perspective d’obtenir les articles qui lui sont nécessaires déterminerait le paysan russe à accroître sa production et, à cet égard, que le remboursement des avances octroyées à la Russie pourrait être garanti d’une manière suffisante par l’exportation des excédents de céréales, notamment en Allemagne, étant donné que les roubles-billets ne pourraient être utilisés hors des frontières.

Ainsi, le principe d’une intervention active de l’Allemagne pour le relèvement de la Russie est non moins bien accueilli a Moscou qu’à Berlin, et nous pourrions citer de nombreux faits qui témoignent que les affinités entre les deux pays n’ont été nullement compromises par l’avènement du bolchévisme. Cette association étroite d’intérêts a été proclamée officiellement, le mois dernier, lors de l’inauguration d’une Société russo-allemande pour le rapprochement politique et économique. Le représentant de la Mission officielle allemande à Moscou a déclaré, au cours de cette réunion, que les deux Etats sont fortement liés par des intérêts vitaux. C’est toujours le même leit-motiv, avec lequel on espère créer un irrésistible courant d’opinion. Les capitalistes allemands ne demandent pas mieux que d’engager leur argent et de contribuer à l’établissement d’étroites relations commerciales. L’Allemagne a besoin des richesses naturelles de la Russie ; en revanche, elle peut mettre à sa disposition le capital, le matériel et le personnel technique expérimenté, indispensable pour son relèvement. Quant à la barrière polonaise, il n’en est jamais fait mention.

Commentant cette déclaration du représentant allemand à Moscou, les « Izvestia » (organe officiel du Gouvernement de Moscou) exposent, sur la même question, le point de vue russe.

« Les renseignements semblent concorder pour montrer que la bourgeoisie allemande a enfin compris où se trouve son intérêt. Comme nous, elle est d’avis qu’il est grand temps de passer des vœux et des paroles aux actes positifs. Si les Allemands ne se laissent plus saisir par la peur devant les Alliés ou par l’espoir fantastique d’une entente internationale au sujet de la place qui doit leur revenir en Russie, ils pourraient occuper chez nous, grâce à des pourparlers directs, un vaste champ d’activité. La Russie ne peut pas restaurer rapidement sa vie économique sans le concours des capitaux étrangers. Or, pour nous, c’est le capital allemand qui est le plus désirable, car il est à la fois bon marché et commode, proche et inventif, actif et courageux. Les Allemands rêvent de transformer la Russie en pays purement importateur où ils pourraient écouler leur surproduction industrielle. Si nous devons accepter cette situation, ce n’est que provisoirement, car nous ne songeons nullement à renoncer au rétablissement de notre industrie. Nous ferons tout notre possible pour que la Russie ne devienne pas une colonie allemande ou anglaise, au point de vue politique ou économique. Voilà où nos idées divergent, mais cela n’est pas une affaire d’actualité brûlante. Ce qui importe surtout, c’est que l’Allemagne cesse de trembler devant l’Entente et qu’elle se mette sérieusement à causer directement avec nous. »

Ce rapprochement ne répond, jusqu’à présent, à aucun arrangement défini ; l’alliance n’est qu’à l’état de menace, et, sous cette forme, elle apparaît comme une éventualité redoutable. Il n’y a pas de doute, dit Radek, un autre leader du bolchévisme, que les Puissances de l’Entente semblent avoir créé une communauté de desseins entre les deux pays. Si l’Allemagne est condamnée à mourir et la Russie également, il est clair qu’avant de succomber, les 150 millions de Russes et 60 millions d’Allemands feront ensemble un effort désespéré.

Mais s’il n’existe jusqu’à présent entre Russes et Allemands aucun accord politique, il y a cependant une haine qui les réunit, celle du traité de Versailles. Pour Krassine, qui a fait connaître, en janvier dernier, son opinion, par l’organe du Manchester Guardian, le journal de M. Keynes, « le traité est l’expression d’un égoïsme aveugle et doit être révisé, non seulement dans l’intérêt des vaincus, mais aussi des vainqueurs. Il faut mettre fin à la ruine de la vie économique allemande, à la destruction de sa capacité de production, due à l’indemnité sans précédent qu’on lui réclame, et au démembrement insensé de l’Allemagne. » Radek professe la même opinion : « Aucun homme politique sérieux ne croit plus que l’on puisse s’y tenir, et s’il était appliqué intégralement, ce serait un désastre. On le révise déjà en secret. »

C’est ce que Trotsky lui-même a déclaré, dans une des nombreuses interviews qu’il a données à la presse étrangère : « La réunion de Gênes, a-t-il dit, équivaudra à la révision du traité de Versailles. Le monde cherche son équilibre, l’Allemagne et la Russie ont intérêt à l’appuyer. »


V. — LES ORGANISATIONS PRÉPARATOIRES

L’activité allemande en Russie n’est pas limitée à des combinaisons de coopération internationale, telles que le plan de M. Deutsch, ou à tout autre projet que pourrait soumettre à la conférence de Gênes l’esprit inventif de M. Rathenau, doublé de M. Stinnes. Comme dans tout travail pour la reconstruction de la Russie, l’Allemagne tient à s’assurer la première place et à prendre la plus grande part dans la direction d’ensemble ; il faut qu’elle ait la supériorité d’une organisation déjà toute formée, sur un terrain bien préparé, afin d’affirmer la supériorité de ses méthodes, et surtout de ses hommes, sans qu’on puisse rien lui opposer d’égale valeur. Aussi est-il intéressant de signaler les groupements qui se sont déjà constitués pour servir les intérêts allemands en Russie, sans attendre le fonctionnement des consortiums internationaux.

Dans cet ordre d’idées, nous devons tout d’abord mentionner la création d’une Commission d’Etudes économiques pour la Russie (décembre 1921) qui s’est rendue à Moscou, en vue d’étudier sur place les conditions de la reprise des affaires. Constituée sous le patronage du Ministre de l’Economie d’Empire, cette Commission a commencé ses travaux par une enquête qui a porté particulièrement sur les moyens de transport, la livraison de matériel de chemins de fer, la construction de ponts et de ports, les fournitures mécaniques et électriques. Elle étudie également les possibilités d’achat de minerais, l’exploitation des forêts, les conditions de l’exportation des fourrures, du tabac, du lin, du chanvre, et la mise en valeur des gisements de pétrole. C’est un bien grand programme de travail, s’il ne s’agit que d’un organisme d’études, mais, en raison du rétablissement des relations entre la Russie et l’Allemagne, cette Commission a pris un véritable caractère officiel. Son but est de rechercher tous les moyens pour intensifier les échanges que l’initiative privée a déjà commencé à rétablir.

Sous une forme encore plus pratique, un trust vient de se fonder à Berlin, avec le titre : « Office économique pour le Commerce et l’Industrie dans l’Est » , et suivant un programme qui atteste que déjà les cercles économiques allemands se groupent pour prendre leur place dans la restauration du domaine russe. M. K. G. Müller, membre de l’Office central des Chemins de fer allemands, est l’un des directeurs de la nouvelle organisation. Le trust comprend des banques ainsi que des entreprises commerciales et industrielles. Il réunit également des représentants d’institutions techniques et scientifiques, ainsi que les principales associations ouvrières allemandes représentant 14 millions de travailleurs.

Dans l’état actuel de l’Allemagne, au milieu du conflit violent des partis anciens et nouveaux, en face d’un Gouvernement trop souvent impuissant, il reste une force avec laquelle il faut compter : celle de l’opinion publique. Cette force s’est manifestée par les divers organes de la presse, en faveur d’une intervention en Russie. Cette politique sera d’autant plus efficace que le Gouvernement allemand n’a jamais rencontré chez les Soviets la même hostilité que les Puissances occidentales, qui ont soutenu les adversaires du bolchévisme.

Puisque la parole est à la presse, laissons parler un de ses plus notoires représentants, dont les jugements font autorité en Allemagne Théodore Wolff, dans le Berliner Tageblatt du 16 janvier 1922, envisage les possibilités qu’on peut attendre de la Conférence de Gènes pour la réalisation des espérances allemandes :

« Nous avons inlassablement préconisé dans ce journal, dit-il, le plan qui consiste à ressusciter économiquement la Russie, à l’aide d’un consortium international et il n’est pas douteux que, pour l’Allemagne, le profit d’une participation à cette œuvre ne soit grand. Il est bien évident que liée au capital étranger, l’activité allemande en Russie pourrait être grandement facilitée si elle se trouvait appuyée par des accords conclus entre toutes les grandes Puissances et le Gouvernement des Soviets et que nous n’ayons plus à craindre de nous voir couper l’herbe sous le pied aussitôt qu’un riche rival viendrait nous supplanter à Moscou.

« Le consortium, ou le système de la répartition internationale du travail seraient non plus des biens, mais des maux, et la sagesse se transformerait une fois de plus en folie, si l’on devait essayer de nous enlever purement et simplement toute liberté d’action et de nous atteler à la voiture étrangère.

« La thèse suivant laquelle l’Allemagne doit, par le relèvement de la Russie, acquérir les forces nécessaires à l’exécution de ses propres engagements, est juste ; mais on détruirait tout esprit d’entreprise et l’on n’aboutirait à rien si, dès l’abord, on surgissait, un ordre de paiement à la main, auprès de tout négociant allemand qui aurait traité une affaire en Russie. »


Sans attendre la réalisation du projet Deutsch, ou les résultats des missions spéciales et des voyages d’enquête, l’industrie et le commerce allemands se sont mis au travail, avec les encouragements et sous la protection du Gouvernement. Dès le mois de mai 1921, des accords commerciaux étaient conclus entre l’Allemagne et la Russie « animées l’une et l’autre, dit le document dans son préambule, du désir de servir la cause de la paix et de faciliter, par une bonne volonté commune, le développement de deux peuples. »

Ces accords stipulent que les délégations qui existaient déjà, dans l’un et l’autre pays, et s’occupaient du sort des prisonniers de guerre voient agrandir leur rayon d’action. Ces Institutions seront chargées de défendre les intérêts de leurs citoyens respectifs, et il leur sera adjoint des délégués spéciaux pour la représentation des intérêts économiques. Jusqu’à complet rétablissement des relations normales, les délégations porteront les noms de « Représentation allemande en Russie », et « Représentation de la République socialiste fédérative soviétique russe en Allemagne. » Les chefs de ces représentations jouiront des droits et avantages accordés aux chefs de missions accrédités.

Voici deux articles qui intéressent tout spécialement le rétablissement des relations commerciales entre les deux pays, et la libre activité du commerce allemand en Russie :

« Art. 8. — Aux citoyens allemands qui, pour affaires commerciales, sur la base de cet accord et moyennant l’observation des formalités de passeports, se rendront sur le territoire de l’autre pays contractant, la République socialiste fédérative soviétique russe garantit l’intangibilité de tous les biens apportés par eux ou acquis par eux en Russie, pourvu que leur acquisition et leur emploi soient en accord avec les conventions spéciales conclues avec les organes compétents de la République russe.

« Art. 13. —Le Gouvernement russe s’engage à conclure avec les citoyens allemands, les firmes allemandes et les personnes juridiques allemandes, des transactions légales sur le territoire delà Russie ou des pays, qui ont avec elle un plan commun pour l’importation et l’exportation, et en ménageant le droit de recours à un arbitrage. Pour ce qui est des transactions légales, effectuées en Allemagne, et de leurs résultats économiques, le Gouvernement russe se soumet aux lois allemandes, le droit à l’arbitrage étant également réservé.

« Art. 14. — Jusqu’à conclusion du futur traité de commerce, le présent accord doit servir de base aux relations économiques entre les deux parties et toutes interprétations en devront être faites dans un esprit de bonne volonté mutuelle et pour le renforcement des relations économiques. »

C’est sous ce régime nouveau, dont il n’est pas besoin de souligner les avantages, que s’organisent l’industrie et le commerce allemands, pour la reprise de leurs exportations. Nous avons déjà dit qu’une commande de 700 locomotives a été passée aux usines Krupp et Borsig, pour ne citer que les plus importantes. En outre, depuis le mois d’octobre, Krupp fabrique également des rails à destination de la Russie, payables, partie en or, et pour le surplus en concessions de terrains dans la région des minerais de fer du Koursk et en terres agricoles dans la région sud du Volga. Thyssen fait compléter son usine du Deutscher Kaiser par un atelier de construction d’appareillage électrique, dont le principal débouché serait la Russie. Il existe aussi un plan pour la réorganisation des voies ferrées et un autre pour la réfection et l’exploitation du port de Pétrograd, en accord avec la Hamburg America Linie.

Dans d’autres branches d’activité, l’Allemagne cherche à s’implanter de nouveau sur le marché russe. M. Hugo Stinnes, président de l’Union des Exportateurs, vient de se rendre à Moscou pour examiner les conditions d’une reprise d’affaires. Son enquête a porté sur la remise en état des anciens établissements indus- triels allemands, et la possibilité de faire revivre l’industrie sucrière. On annonce également que la Société générale de Commerce de Crefeld vient de consentir à l’Union centrale des coopératives russes un crédit en marchandises de 500 millions de marks.

Pour soutenir cette politique d’expansion, il faut de puissants concours financiers, et c’est ce que l’on peut trouver en Allemagne par l’union de la banque avec le commerce et l’industrie. Déjà on fait état de pourparlers conduits par M. Rathenau, ministre des Affaires étrangères, M. Félix Deutsch et les représentants de grandes banques, pour un important crédit qui serait accordé à la Russie. Il est également question de faciliter les opérations de la moyenne industrie, en faisant intervenir l’Etat pour lui garantir, au moins partiellement, la valeur de ses exportations russes.

Enfin, d’après une information officielle de Moscou, le Commissariat du commerce aurait élaboré un projet de « Banque russe pour le commerce extérieur » au capital initial de 25 millions de roubles-or. Aux termes de ce projet, cette institution serait fondée en liaison avec la Reichsbank allemande, pour traiter les affaires d’exportation et d’importation. Les fondateurs de la banque, c’est-à-dire les commissariats du commerce et des finances, se réserveraient 51 p. 100 des actions émises, les 49 p. 100 restant devant être répartis entre les représentants du capital russe et étranger [5].


VI. — LA QUESTION RUSSE DEVANT LA CONFÉRENCE DE GÊNES

Lorsqu’à la lumière des travaux préparatoires à la Conférence de Gênes, on examine les plans qui sont mis en avant pour la reconstruction de la Russie, on observe une différence profonde entre les conceptions allemande et française au sujet des méthodes de coopération.

Pour la France, la reconnaissance des dettes d’Etat et autres dettes contractées avant ou pendant la guerre, la sauvegarde des capitaux engagés dans. l’industrie russe ou déposés dans les banques, sont les premiers articles de son programme ; c’est la pierre de touche qui permet d’apprécier le degré de confiance que mérite la Russie soviétique pour ses engagements nouveaux. Ce principe une fois admis, et sa mise en pratique étant entourée de toutes les garanties nécessaires, la France prendra sa part dans l’œuvre de la réorganisation russe.

L’Allemagne ne se place pas sur le même terrain et, bien qu’elle ait, comme nous, d’importants intérêts en Russie, notamment sous la forme de capitaux industriels ou de participations dans les affaires russes, elle ne fait pas de ses revendications l’article essentiel de son programme. Ce que l’Allemagne recherche par dessus tout, c’est l’entente avec le Gouvernement des Soviets qu’elle a depuis longtemps reconnu, sinon en droit, du moins en fait, et dont elle attend des avantages plus substantiels que le milliard de roubles d’avant-guerre. Le plan de M. Deutsch répond à cette pensée politique, en se présentant sous l’aspect très séduisant pour la Russie d’une vaste entreprise de ravitaillement international.

A cette conception allemande on peut opposer une autre combinaison qui exprime une conception française que nous devons nous efforcer de faire prévaloir. Il s’agirait de former des Compagnies spéciales pour remettre tout d’abord en état de pleine production certains groupes d’industries, tels que les pétroles, les mines ou les chemins de fer, en tenant surtout compte des possibilités d’exécution rapide. Ces Compagnies recevraient des concessions à long terme, sous réserve de redevances payées à l’État, et obtiendraient un statut légal pour être prémunies contre toutes les vicissitudes que peut subir, en Russie, le droit de propriété.

Du point de vue de l’intérêt général, ce dernier projet réalise assurément le meilleur mode d’intervention et de garantie, puisqu’il tend à mettre en valeur les grandes richesses naturelles de la Russie, que celle-ci est incapable d’exploiter par ses propres moyens, et qu’il relève en même temps les affaires dans lesquelles des capitaux européens sont déjà engagés, et cela pour le plus grand bien du pays.

Mais si l’on se place au point de vue russe, on conçoit que ce passage, sans transition, du communisme intégral au régime des concessions en faveur de Compagnies étrangères ne peut s’opérer que par une brusque évolution, qui est le renversement même de tous les principes communistes. Aussi comprend-on la différence d’accueil que fait le Gouvernement soviétique au programme général de ravitaillement de M. Deutsch, qui offre à la Russie les matières premières et l’outillage dont elle a besoin pour rétablir sa vie économique, et prévoit en même temps le paiement avec des facilités de crédit. De même, pour l’Allemagne, dont le relèvement est essentiellement lié à la reprise de ses exportations, ce plan prépare le retour au régime du traité de 1904, sur lequel avait été fondé, en grande partie, son développement économique d’avant-guerre. Non seulement l’industrie, mais aussi le commerce allemands seraient ainsi appelés à poursuivre leur essor vers l’Est, dans la mesure où la Russie referait elle-même ses forces de production et son crédit.

Entre ces diverses combinaisons, qui peuvent avoir chacune, sous des aspects différents, leur efficacité, la Russie ne prendra parti définitivement contre aucune et déclarera s’incliner devant la dure loi de la nécessité. Ses dirigeants sont prêts à les accepter toutes, pourvu que la coopération internationale leur apporte les concours d’organisation et les capitaux qui sont la condition première de tout relèvement. Ainsi que l’a déclaré Radek, non sans ironie, « le principal but de la Conférence sera de déterminer l’importance des crédits, les organisations qui les fourniront et les conditions. Tout le reste n’est que vanité et diplomatie. » Et résolvant, par avance, la question des garanties, il ajoutait que le capitalisme qui a su s’adapter à la féodalité, puis la République démocratique, puis à la République oligarchique, s’adaptera également aux conditions existant actuellement en Russie, pourvu que ces dernières lui assurent des bénéfices suffisants.

Ici s’arrête cette étude qui n’a pas pour objet de commenter le programme de la Conférence de Gênes, de discuter ses méthodes de travail ou d’émettre des prévisions sur ses résultats. La politique française n’a jamais été en de meilleures mains, et nous pouvons faire pleinement confiance aux hommes d’Etat, aux diplomates et aux experts qui auront la lourde fonction de représenter nos intérêts sur ce terrain encore bien mouvant de l’Europe nouvelle. Toutefois, nous avons tenu à signaler le danger nouveau qui nous menace, pour une échéance plus ou moins lointaine, mais dont nous devons tenir compte dès à présent parmi les préoccupations que nous inspire l’avenir.

Le relèvement économique de la Russie n’est pas un problème insoluble, pourvu que l’on puisse rétablir d’abord la confiance et la fonder sur de sérieuses garanties. Or, nous croyons l’avoir démontré, l’Allemagne et la Russie soviétique parlent à peu près le même langage, et ce n’est pas celui de la France.

Au contraire, les Etats-Unis viennent, dans une note récente, de définir une politique conforme à la nôtre : « les ressources et les richesses de la Russie doivent être sauvegardées par un traitement juste et égalitaire, qui permettra à ce pays de garder toutes ses chances de relèvement économique, ceci non seulement dans l’intérêt des Russes, mais encore dans celui de toutes les Puissances. »

Tels sont les principes de sagesse et de prévoyance qui s’imposent, en Russie, dans l’œuvre de coopération internationale, si l’on veut assurer à l’Europe reconstruite le retour d’une paix durable et d’une réelle prospérité.


MAURICE LEWANDOWSKI.

  1. Dans le chiffre des importations en Russie pour l’année 1913, voici quel était le pourcentage des produits allemands : Industrie électrique 88 p. 100, produits chimiques 76 p. 100, machines et industries mécaniques 75 p. 100, automobiles 79 p. 100, livres et gravures 86 p. 100, etc.
  2. Journal des Économistes, avril 1914.
  3. L’Allemagne payait annuellement, avant la guerre, sous des formes diverses, 50 millions de marks de primes à l’exportation.
  4. Déclaration de M. K. G. Müller, membre de l’Office Central des Chemins de fer allemands.
  5. Bulletin de la Société d’Études et d’Informations économiques du 9 mars 1922.