Le Péril bleu/Épilogue

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Louis-Michaud (p. 363-369).

Épilogue



C’est la liste des moulages de l’aéroscaphe.

On sait qu’ils furent transportés au Conservatoire des Arts et Métiers avec les photographies du sous-aérien paraissant à la faveur de l’arnoldine. La visite en est permise tous les jours de la semaine, sauf le lundi.

Dans l’ordre matériel, c’est là tout ce qui reste de la première incursion des Sarvants sur notre sol.

On ne vient pas les regarder souvent ; et d’aucuns persistent à n’y voir que les vestiges d’une exorbitante supercherie. La terreur fut si grande qu’on se plaît à l’oublier, à croire qu’elle fut sans raison et qu’elle est sans retour. L’année 1912 après J.-C. semblait impérissable tandis qu’elle s’écoulait ; révolue, on ne veut même pas s’en souvenir. L’oraison des croyants monte à nouveau dans le ciel, où rien n’existe plus puisqu’on n’aperçoit rien. En France notamment, on soutient avec plaisir qu’il n’y eut jamais qu’un seul Péril Bleu : le Péril Bleu de Prusse. Le Bugey n’aime point à songer que sa limite coïncide avec le littoral sus-aérien ; dans quelques mois il le contestera.

Vraiment, si l’ancien ministre de la Guerre, redevenu simple député, ne bravait la Chambre narquoise et ne terminait tous ses discours par l’apostrophe renouvelée de Caton : « Il faut détruire les Sarvants ! », — si les infortunés rescapés n’étaient plus là pour conter leur martyre, — si la mémoire du Péril Bleu ne se trouvait chansonnée aux couplets des revues, sous le nom de Béryl Bleu, de Père ! il bleut, Bergère ! et autres finesses, — si M. Fursy n’avait fait une immortelle « chanson rosse » où le respectable Bugey n’est plus qu’un p’tit bout d’Ain (un petit boudin ! c’est dur, tout de même), — on pourrait s’imaginer que nous avons rêvé ce cauchemar, ou du moins, suivant une expression vulgaire singulièrement appropriée à la circonstance : que les hommes, pendant un semestre, ont eu des araignées dans le plafond.

C’est ainsi qu’il en va des étourneaux que nous sommes. Notre légèreté n’a pas d’excuse. Nous ne pensons à la crue de nos fleuves qu’au milieu de l’inondation.

Certes, on se préoccupe des Sarvants ; on travaille à parer de nouvelles attaques. Mais c’est avec indolence et de moins en moins, le risque ayant cessé de nous aiguillonner du stimulant de sa présence.

Il faut le dire aussi : les Sarvants, s’ils reviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves, mais plus résignés. Car, chose troublante et qui ne fut pas relevée : on commençait à s’habituer aux enlèvements, à ces disparitions dont la bizarrerie s’émoussait à force de fréquence, à ce fléau de plus en plus familier qui, après tout, sacrifiait moins de victimes — incomparablement — que les microbes, invisibles eux aussi mais d’une autre manière et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que la moindre bactérie ! Moins de victimes aussi que la sinistre guerre ou l’alcoolisme, ces épidémies meurtrières à l’excès et que nous déchaînons pourtant à notre guise. (Ne sont-elles point la peste et le choléra mis à la disposition de l’homme ?)

En admettant que les rapts se fussent multipliés indéfiniment, ils seraient devenus pour nous une endémie propre aux Bugistes, ou même aux hommes, et l’on aurait fini par en prendre son parti, comme l’individu s’accoutume aux affections chroniques.

Une telle inertie, une telle résignation lâche et sourde, voilà le motif pour quoi les peuples ne se sont pas noblement confédérés en États-Unis du Globe, afin de résister à l’ennemi commun, l’invisible, — ainsi que l’avaient espéré de sublimes rêveurs.

À nos yeux, en dépit de tout, les Sarvants sont demeurés des pêcheurs de personnes, alors qu’au vrai ce sont les assaillants de l’humanité. On a repoussé dans la nuit des temps à venir cette idée insupportable, — mais, un jour lointain, ces êtres, qui partagent avec nous l’empire de la Terre, peuvent s’aviser de nous asservir ou bien de nous exterminer, comme un jour peut-être nous irons occuper le bas des océans. Ils peuvent resurgir, opérer une descente en masse, et nous dire :

— « Part à deux ! »

Part à deux ? Seulement à deux ? Cela est modeste. Qu’en savons-nous ? Cette aventure nous a fait entrevoir toute l’immensité de notre inconnu. Après cela, ce serait une grave et puérile inconséquence de borner notre monde au monde des Sarvants, qui n’est en définitive que la plus récente de nos découvertes et non l’étape finale de notre science. Part à deux ? Si c’était part à trois ? — à quatre ? — à cinq ? — à six ?…

Nous ne connaissons pas les bas-fonds océaniques beaucoup mieux que les hauteurs de l’atmosphère. Il y a peut-être dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora qui descend à 8. 500 mètres, au fin fond du ravin des Carolines qui s’enfonce à 9. 636 mètres, des créatures sociables, de malicieux crustacés, impuissants à gravir les montagnes sous-marines, et dont le rêve séculaire est de monter, parmi leur épaisse altitude, vers le secret des eaux culminantes.

Un beau soir — qui sait ? — une machine incroyable peut émerger de l’onde (un bateau qu’il faudra nommer un ballon), chargée de monstres qui seront suspendus à quelque bulle énorme gorgée d’un air artificiel fabriqué in profundis comme nous fabriquons l’hydrogène de nos aérostats, et vêtue d’un réseau de soie tissée de goémons inattendus. Cette montée de crabes, futurs envahisseurs de nos côtes, serait la contre-partie de la descente des araignées invisibles, venues à nous dans une poche de néant. Leur pays aquatique est peut être semé de prodigieuses curiosités. J’y vois stagner d’étranges lacs d’un fluide énigmatique plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nos étangs au fond de l’air, ainsi que l’air somnole au fond du vide, — et je crois ces lacs de l’abîme peuplés de bêtes émouvantes que les poissons appellent des poissons.

Que nul ne se récrie ! La faune des mers inférieures est moins connue de nos savants que celle des périodes géologiques. Nous ignorons encore si les reptiles géants des ères trépassées ne vivent pas toujours aux profondeurs glauques, et si le grand serpent de mer n’est pas l’antique plésiosaure.

En fait, le précipice aérien, la cuve marine, le gouffre compact du sol, nous sont également douteux. Aucun physicien n’est en mesure d’affirmer que l’écorce terrestre ne laisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids, dont l’action suffirait à la vie de races souterraines, comme la pellicule des continents sus-aériens n’intercepte aucune des irradiations chaudes et lumineuses qui entretiennent l’activité de la nature à la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boule contient peut être des peuples qui n’ont pas besoin du soleil pour exister. On s’imagine aisément toutes ces créations superposées autour du même centre… et rien n’empêche de soutenir que le monde des Sarvants n’est pas la plus extérieure de ces sphères concentriques, puisqu’il est seulement à la superficie de la première couche atmosphérique et qu’il en existe une deuxième. À la surface de celle-ci, entre le vide relatif et l’éther absolu, peut-être y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprême, aux dimensions jupitériennes…

Ainsi peut-on se figurer notre planète composée de globes l’un dans l’autre, — isolés toutefois et sans échanges intermondiaux, — avec leurs habitants, leurs animaux, leurs plantes… Cela ressemblerait à l’Enfer de Dante Alighieri, dont les cercles enferment les cercles… Et serait-ce donc une grande sottise que de développer ce parallèle ? À considérer les tourments de nos jours, calmés de plaisirs si piètres et si brefs, n’est-on pas tenté quelquefois de douter que notre vie soit réellement la Vie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existence réelle est accomplie ; que nous sommes tous des morts ; et que l’espace où l’on nous voit sous forme de bipèdes glabres et moroses n’est qu’un purgatoire — un cercle moyen, une sphère au milieu des autres — dans lequel nous expions, par un état de médiocre souffrance, les péchés véniels d’une vie antérieure ?… — N’a-t-on pas été jusqu’à prétendre que la qualité de Sarvant était notre condition première, et que leur descente constituait une descente aux enfers ?… Mais voilà une hypothèse un peu bien entachée de métempsycose ; et nous devons retirer, de la secousse bleue, des leçons plus fertiles.

Oh ! je ne fais pas allusion au bel exemple de générosité que les Sarvants nous ont donné. Ceci est trop manifeste.

Mais leur invisibilité nous révèle encore que, — sans aller chercher des peuples à cinquante kilomètres en l’air ou cinquante kilomètres en bas, — nous pouvons conjecturer la présence de créatures invisibles et intangibles au milieu même de l’humanité. Elles seraient pétries de gaz ou formées de rayons X, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sens restreints n’en pourraient percevoir le signe le plus faible. L’âme de ces êtres subtils aurait pour support une quelconque matière impondérable, — ce qui est, je pense, plus raisonnablement acceptable que l’assurance d’une âme sans aucun support, assurance admise pourtant de tous les partisans de la vie éternelle et qui sont légion d’hommes intelligents. Ces personnages insaisissables pourraient habiter notre sol, — et vivent là, peut-être, à notre insu. Peut-être qu’ils ne se doutent pas de notre existence plus que nous de la leur. Peut-être les traversons-nous et nous traversent-ils en marchant ; peut-être leurs villes et les nôtres se pénètrent-elles ; peut-être nos déserts sont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris… Mais peut-être sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nos maîtres insoupçonnables s’installent en nous-mêmes et nous dirigent à leur gré. Alors, pas un geste de nos mains qu’ils n’aient voulu que nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils ne soient les promoteurs. À cette pensée, l’esprit se soulève de dégoût…, et cependant, il suffirait que ces êtres-là, invisibles, intangibles, tout-puissants, joignissent à leurs monstruosités celle de pouvoir être un seul ou plusieurs, à volonté, comme les Sarvants, pour unir des mérites que l’on révère en tous lieux, sous d’autres noms — divins.

La concurrence vitale est donc sans doute beaucoup plus grande qu’on le présume. Voilà ce que la découverte des Sarvants nous enseigne d’abord. Mais ce n’est pas tout.

Si nous considérons l’aventure sous un angle plus vaste, elle nous apprend une vérité qui serait bonne à retenir, même en admettant que le Péril Bleu ne soit qu’une fable, tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Et c’est qu’à tout moment, des cataclysmes inopinés, d’une sorte analogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leur descendance.

L’humanité, ne possédant sur l’univers qu’un petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’un recoin dérisoire. Elle doit toujours s’attendre à des surprises issues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties de l’incommensurable secteur d’immensité qui lui est encore défendu. Qu’elle se cuirasse donc d’abnégation et qu’elle s’arme de science, pour supporter les chocs et lutter contre l’avenir. Mais sans trêve, — ô sensible, ô nerveuse et vaillante Humanité ! qu’un sourire fleurisse à ta bouche innombrable, à mesure que s’enrichit l’arsenal prestigieux devant qui l’inconnu recule chaque jour ! Et dis-toi bien, malgré tes maux et tes chagrins :

— « C’était tout de même un présent non pareil que la Destinée fit à l’homme, de le placer au sein du monde infiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de le découvrir peu à peu, merveille par merveille, à coups de génie, à force de travail, — tout seul. »

C’est pourquoi il est mauvais que l’on envisage l’histoire du Péril Bleu comme une légende mystificatrice, et qu’on méprise les clichés et les plâtres des Arts et Métiers. Quand même les générations à venir obtiendraient la certitude de leur fausseté, la preuve du truquage, quand même elles refuseraient de croire au Péril Bleu, et qu’il nous menace toujours, et que demain peut-être, il recommencera de sévir, — elles devraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens à ce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et des photographies :

— « Regardez. Puis réfléchissez. Puis rêvez. Ceci n’est pas impossible. »

Et comme toutes les fables, grain d’amère philosophie roulé en pilule d’or dans tout le sucre d’un apologue, la fable des Sarvants aura porté son fruit.

M. Le Tellier le savait ; aussi désirait-il un récit populaire du Péril Bleu.

Tout est dit maintenant.

FIN