Le Péril bleu/I/V

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Louis-Michaud (p. 46-53).

v

L’Alarme



Huit jours plus tard. Le cinq mai. Toujours à Mirastel.

Il est agréable de se représenter M. Le Tellier pénétrant, ce matin-là, dans son cabinet de travail ; car c’est un beau spectacle que la rencontre d’un homme heureux avec un rayon de soleil, au centre d’une pièce noble et vaste.

M. Le Tellier traverse la grande salle, jette un coup d’œil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre la fenêtre, respire une bouffée d’air pur, d’air lumineux et matinal, d’air dominical — c’est dimanche et cela se voit bien — et finalement s’accoude, et regarde.

Entre les marronniers en fleurs alignés sur la terrasse, il voit se succéder les plans de l’échappée majestueuse : le marais, — puis la falaise, au pied de quoi glisse le Séran et fuit le chemin de fer, — puis sur la falaise un plateau boisé d’arbustes courtauds, où culmine, central, le château de Grammont, — puis là-bas, noyés de brume, des pics, des aiguilles, des arêtes, des montagnes avec un peu de neige encore à leur sommet, bientôt fondue : le Mont du Chat (Aix-les-Bains !), le Nivolet (Chambéry !), — puis enfin, perdues tout au fond de l’espace, les Alpes Dauphinoises, comme un brouillard dentelé.

Un train siffle au long de la falaise. Une automobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avec satisfaction qu’une jolie semaine, bien longue, lui reste à consommer, avant que le train ou sa grande auto blanche ne l’emportent vers Paris.

Son visage n’est qu’un sourire.

Le Sarvant eut beau s’évanouir comme un fantôme qu’il n’était pas, M. Le Tellier a quand même trouvé de quoi se récréer. Non certes en épiant le monde stellaire ; car, pour venir à Mirastel, il a interrompu ses importants travaux concernant l’étoile Véga ou alpha de la Lyre, dont il mesurait la vitesse radiale ; et de pareilles entreprises exigent de fortes lunettes de précision. Mais il a découvert au grenier, dans un réduit poudreux et non loin des gnomons disloqués, un archaïque traité d’astronomie. Et il s’amuse à le déchiffrer, avec sa loupe d’horloger.

Sur le bureau, le vieil in-quarto lui offre à épeler ses feuillets manuscrits… Mais il fait si beau, ce matin, que M. Le Tellier s’accorde un brin de flânerie. Il rêvasse. Aujourd’hui, les habitants de Mirastel doivent aller déjeuner à Artemare, où Marie-Thérèse les a devancés depuis hier. — Il rêvasse. Tiens, voilà Mme Arquedouve et Mme Le Tellier qui passent, errantes, sous le ginkgo-biloba, « ce gracieux survivant de la flore primitive », comme diraient les manuels. Floflo les accompagne. — Il rêvasse. Ah ! voici le facteur… Et qui donc se met à chanter ? C’est Maxime, dans la tour du sud-est, celle qui renferme son laboratoire… Oui, Maxime chante un air d’opérette, cependant qu’il étudie l’intérieur de ses infortunés poissons… Fort gentille cette chansonnette…

— « La vie est belle », murmure M. Le Tellier. « Elle est belle…, et pourtant, au soleil de mai, comme on ressent l’humiliation de vieillir !… »

Un soupir. Et il se retourne, face au bouquin de cosmographie.

C’est alors, et non plus tard ou plus tôt, qu’il entend cogner à la porte un petit coup sec, — aussi sec, ma foi, que si quelque squelette eût frappé de sa phalange osseuse la planche au vantail.

— « Entrez ! »

Est-ce vraiment un squelette qui va entrer ?… Oui, puisque c’est un homme. C’est même un squelette avec très peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisque c’est Robert Collin. — Il s’avance vêtu de son éternelle petite redingote ; la mousse pâle de sa barbe floconne à ses joues ; sa myopie lui fait des yeux très doux, cerclés d’or. Il apporte le courrier.

— « Bonjour, Robert, ça va ? »

L’interpelé s’étrangle, ôte ses lunettes, et dit :

— « Non, maître, ça ne va pas… J’ai à vous entretenir… de sujets… graves, et j’en… j’en suis, émotionné… ridiculement. »

— « Dites, mon ami. Comment ! vous avez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vous estime. »

— « Je sais tout ce que je vous dois, mon cher maître : la vie d’abord, et l’éducation, et l’instruction. Vous m’avez donné une famille et beaucoup d’amitié… et cette estime à laquelle vous faites allusion. Aussi, je ne devrais pas… Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-même également… Et je n’ai pas le droit de me taire, encore que je sache avec certitude que mon audace est inutile… Seulement, jurez-moi, mon maître, de ne pas m’en vouloir si ma demande vous paraît trop déplacée… »

M. Le Tellier pressent de quoi il retourne. Il est d’ailleurs plus touché que surpris et plus ennuyé que touché.

— « C’est juré », dit-il.

— « Eh bien ! maître, j’aime Mlle Marie-Thérèse, et j’ai l’honneur de vous demander sa main. »

— « Patatras ! nous y sommes », s’écrie mentalement M. Le Tellier.

L’autre continue. Il récite un morceau préparé, c’est visible.

— « Je suis pauvre, orphelin, gauche et laid. Je n’ignore pas combien ma personne est grotesque. Mais quand on a l’audace d’aimer, que voulez-vous ? il faut avoir l’audace de le déclarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fût-ce à des hauteurs folles, a le devoir de s’élancer vers lui. Maintenant, mon cher maître, j’ai accompli cette obligation vis-à-vis de mon propre individu. Je connais d’avance votre réponse. J’ai fait ce que je devais. N’en parlons plus. »

— « Mon ami, moi aussi j’ai des devoirs. Le mien, dans cette affaire, est de consulter ma fille… quand elle aura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vos sentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, qu’ils rehaussent à mes yeux la valeur de Marie-Thérèse et qu’ils nous honorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami : je vous admire. Vous êtes un grand savant, et, qui mieux est : vous êtes un brave homme. »

— « Elle ne voudra pas… Je suis trop mal bâti… »

— « Qui sait ? » prononce M. Le Tellier, méditatif. « Vous êtes doué de singulières qualités scientifiques… une étrange perspicacité… une sorte de divination… qui peut vous mener aux places les plus enviées. Marie-Thérèse ne l’ignore pas. Je sais, moi, qu’elle vous apprécie comme vous le méritez… »

— « Il y a votre famille, mon maître ! »

— « C’est vrai ; mais Marie-Thérèse est libre de choisir… »

— « Hélas ! »

— « Allons, voyons, voyons ! Pas de tristesse. Je ne vous décourage pas, cependant ! Réfléchissez. Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discours d’espérance, par un clair soleil, à vous qui êtes jeune, — et vous pleurez ! Ah ! la belle matinée de printemps, Robert ! Elle est si belle et si printanière, qu’on voudrait être amoureux, ne fût-ce que pour en souffrir ! »

— « Je serai franc, tenez : je crains que… que Mlle Marie-Thérèse n’aime déjà quelqu’un. J’ai reconnu… sur cette enveloppe à votre nom… l’écriture de M. le duc d’Agnès… Venant après toutes les sollicitations qui vous ont assailli (et que mon cœur s’excuse d’avoir éventées), cette lettre m’a… bouleversé. J’ai voulu la précéder, ce matin ; alors, j’ai parlé… »

— « Donnez-moi cela. »

En effet, la lettre est signée « François d’Agnès » et débute ainsi :

(pièce 104)
« Cher Monsieur,

« J’ai deviné pourquoi vous quittiez Paris en grand mystère ; et cela me décide à tenter auprès de vous une démarche dont il est peu probable que vous soyez surpris. J’avais l’espoir de vous faire ma demande non par correspondance, mais par… »

M. Le Tellier n’ose plus lever les yeux de dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation de Mme Monbardeau touchant Marie-Thérèse et le duc d’Agnès. Il compare les deux prétendants : ce malingre petit savant de rien du tout et le sportsman intrépide, juvénile et magnifique, noble de cœur et de lignée, riche d’or et d’esprit, adorable enfin, c’est vrai ! Et dans sa pensée il y a des voix qui chuchotent : « Salut ! Le Tellier. Ta fille sera duchesse. »

Mais on frappe à la porte. Et il tressaille. Cette fois c’est un coup sourd, comme si quelque cadavre en rupture de tombeau était venu heurter le vantail, de ses poings lourds et mous…

Et voilà : les deux causeurs frémissent… Car c’est vraiment une façon de cadavre qui entre, avant que l’on ait dit : « Entrez ! » C’est un homme d’une pâleur terreuse. Ses habits déchirés sont couverts d’immondices, ses chaussures ont marché longtemps sur des cailloux. Il écarquille des prunelles hagardes, et reste là, dans la porte, à grelotter comme un pauvre.

D’abord M. Le Tellier recule. (Cet inconnu est effrayant.) Puis tout à coup il s’élance vers le spectre diurne et le prend dans ses bras doucement, doucement… Car la plus terrible qualité de l’intrus livide, affolé, tremblant, sépulcral, c’est d’être M. Monbardeau, — méconnaissable.

Son beau-frère n’a qu’une idée : Marie-Thérèse est depuis la veille chez son oncle ; quelque chose lui est arrivé.

— « Ma fille… Parle donc ! parle donc ! »

— « Ta fille ?… Il s’agit bien de ta fille ! » articule péniblement le docteur. « Ce sont mes enfants, Henri et sa femme, Henri et Fabienne… Ils ont disparu ! »

M. Le Tellier respire. M. Monbardeau, affalé sur une chaise, poursuit, en larmes :

— « Disparus !… Hier. On ne voulait pas vous le dire… Mais il n’y a plus de doute maintenant… Quelle nuit !… Hier matin, partis tous deux en promenade… au Colombier…, joyeux ! Ils avaient dit : « Nous déjeunerons peut-être là-haut. » Alors, n’est-ce pas, on ne s’est pas préoccupé de leur absence au déjeuner… Et voilà, voilà… La journée a passé… Au dîner, personne encore ! Et pas de nouvelles ! Pas de messager disant : jambe cassée, accident, et cœtera… Rien ! rien !… Il était déjà très tard quand j’ai commencé à chercher… Ténèbres… Parcouru les villages. Mais les gens s’effrayaient, me traitaient de Sarvant ! refusaient de m’ouvrir, les brutes ! et ne répondaient pas… Parcouru les bois. Crié, comme un fou, au hasard, stupidement… À l’aube, je suis rentré, dans l’espérance de les retrouver à la maison… Mais non !… Et Augustine dans un état !… Alors, je me suis décidé à venir ici… Je craignais d’épouvanter les femmes. J’ai pris par la métairie, afin de ne pas les rencontrer dans le parc. Il m’avait semblé entrevoir Mme Arquedouve et Marie-Thérèse… »

— « Marie-Thérèse ?… Allons, mon bon vieux, remettons-nous ! Tu es mal d’aplomb. Il faut garder sa tête, morbleu ! Tu sais bien que Marie-Thérèse est chez toi depuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons ! Elle a déjeuné avec vous hier matin, et… »

— « Déjeuné ? Marie-Thérèse ? Hier matin ?… Jamais de la vie ! Nous ne l’avons pas vue… Mais alors… Mais… »

M. Le Tellier se sent pâlir tout entier. Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celui d’un supplicié. Et il écoute cet air d’opérette que Maxime chante toujours — et que jamais plus il ne pourra souffrir.

— « Ils ont disparu tous les trois ! » s’exclame le docteur.

— « Cherchons !… Il faut chercher tout de suite. Vite ! vite ! »

Et M. Le Tellier a l’air d’un insensé.

— « Oui », fait M. Monbardeau. « Cherchons. Mais pas comme moi. Méthodiquement. J’ai perdu, moi, le temps le plus précieux de mon existence ! »

— « Ne nous énervons pas ; tu as raison. De la logique, de la logique. »

— « Si l’on prévenait M. Maxime ? » hasarde Robert Collin. « Nous ne serons jamais trop nombreux… »

— « C’est cela », fait M. Le Tellier. « Du reste, ce n’est plus l’heure de chanter. »

On va, de salle en salle, jusqu’à la chanson.

Au milieu de ses collections et de ses aquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maxime apparaît. Il chante, mais il a des mains toutes rouges et son tablier blanc est ensanglanté. Il vient d’arracher la vessie natatoire au poisson que voilà ; il la dissèque maintenant, et chante. Mais il est si rouge de sang, que, malgré sa hâte et son trouble, M. Le Tellier fait un pas en arrière.

— « Papa… mon oncle… qu’y a-t-il ? »

Le docteur raconte : Marie-Thérèse, Henri et Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver.

Alors Maxime et Robert se concertent. Eux seuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pères ne savent plus que se désoler. Ce ne sont pas des êtres d’action, et le chagrin submerge leur intelligence !

Robert et Maxime résument la situation. — En somme, la tâche est double. Primo, Henri et Fabienne sont partis d’Artemare ; cela fait une trace qu’on doit rechercher. Secundo, Marie-Thérèse est partie de Mirastel ; cela fait une autre voie. Étant donnée la simultanéité des deux départs, il y a gros à parier que nos deux pistes se rejoignent et qu’un même accident a causé les trois disparitions. N’importe ! il faut démêler systématiquement chaque itinéraire. — Robert Collin, le docteur et M. Le Tellier relèveront le trajet d’Henri et de Fabienne ; l’automobile de l’astronome les transportera. Quant à Maxime, il se charge d’apprendre à sa mère et à sa grand’mère la sinistre nouvelle, puis de reconnaître le chemin suivi par Marie-Thérèse.

L’ancien officier de marine organise froidement les opérations.

Robert Collin active l’embarquement. Il se poste près du chauffeur. L’automobile démarre.

Prostré sur le capiton de cuir jaune, M. Le Tellier fait peur à voir. Il ressemble à M. Monbardeau comme un frère de souffrance. Les paysans d’Ameyzieu, revenant de la messe, n’ont pas salué cette figure cendrée, durcie, étrangère.

Pourtant, devant la poste d’Artemare, M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, et disparaît dans le bureau. Cinq minutes après, il en ressort. On l’aide à remonter.

— « Allez ! »

La receveuse admire, de sa fenêtre, le confortable double-phaéton qui s’enfuit véloce et furtif, à tire de roues, — et transmet la dépêche qu’on vient de lui passer :

(pièce 105)
Duc d’Agnès,
40, avenue Montaigne,
Paris.

Marie-Thérèse disparue. Accourez avec professionnels habitués aux recherches.

Jean Le Tellier.