Le Péril bleu/II/XV

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Louis-Michaud (p. 312-319).

xv

La Vérité sur les Sarvants



Le docteur Monbardeau les attendait sans calme dans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier de peintre que M. Le Tellier avait aménagé pour toutes sortes de manipulations scientifiques, au sixième étage de sa maison. Le docteur s’y promenait à grands pas, sous la lumière crue des arcs électriques. Il avait disposé, sur une table, des aciers étincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntés pour la circonstance à des confrères parisiens.

Les cinq bières de zinc s’alignaient côte à côte. Et s’alignaient aussi les boîtes frigorifiques des crapauds-moteurs.

Le duc d’Agnès et l’astronome se mirent en devoir d’ouvrir un des cercueils. Pendant quoi le docteur, sans discontinuer ses marches et contre-marches, interpellait l’aveugle et le prenait à témoin de la rigueur des événements :

— « Des hommes, monsieur ! quelle honte ! Des hommes ! Des bimanes bipèdes macrocéphales, comme vous et moi ! Des êtres qui ont l’honneur de ressembler à Claude Bernard, à Pasteur, à… Tolstoï ! et qui pêchent leurs semblables ainsi que des goujons !… Et qui les collectionnent ! Ooh !… Aah ! pauvre humanité, monsieur ! »

— « Bah ! » répondit M. Courtois, « si nous pouvions, nous ferions de même. Sous prétexte d’ethnographie, on se livre, au Jardin d’Acclimatation, à des exhibitions de Sauvages qui rappellent assez l’aérarium des Sarvants. Et tenez, docteur, cette jouissance perverse qu’on éprouve, paraît-il, à regarder vivre une personne sans qu’elle s’en doute, à travers le trou de la serrure, — c’est tout bonnement la volupté du collectionneur ! »

— « Pauvre humanité, vous dis-je ! »

— « Viens nous aider, Calixte », fit M. Le Tellier.

Le couvercle de la bière sauta.

Au milieu des chaînes et de la glace à moitié fondue, un vide affectait confusément la « silhouette en volume » (passez-nous l’expression) d’un être humain, ni gros ni mince, ni grand ni petit.

Cette visibilité temporaire et imparfaite suggéra au directeur de l’Observatoire l’idée de faire mouler les cadavres dès le lendemain, comme l’hélice, — et elle permit de saisir le Sarvant par les pieds et sous les bras, sans tâtonner. Sa légèreté ascensionnelle neutralisait le poids des chaînes ; l’ensemble équivalait à 0 gramme, 0 centigramme, 0 milligramme.

On l’étendit sur une claie, et les quatre opérateurs commencèrent à le palper, non sans aversion.

Impulsivement, ils regardaient l’endroit où leurs mains s’appliquaient, comme si les regards avaient le pouvoir de rendre les choses visibles et que l’aspect des choses ou leur non-aspect soit une simple conséquence de l’attention visuelle.

Les trois voyants s’aperçurent très vite que, au contraire, les yeux fermés, ils touchaient plus commodément. Pour l’aveugle aux mains sagaces, il tenait sa tête droite, et ses doigts s’agitaient dans l’air avec une agilité prestidigitatrice. — Il y avait là quatre aveugles, dont trois volontaires ; et cela dans un but de clarté !

M. Le Tellier, après un silence, ouvrit les paupières. Il fut troublé de l’ahurissement qui se peignait au visage de Louis Courtois, si impénétrable d’habitude.

— « Bigrement déformé, n’est-ce pas ? » lui dit-il. « Je ne sens ni les yeux, ni la bouche… »

— « Non : pas d’yeux », confirma l’autre, ému. « Et pas de bouche… Mais il y a pis que cela. La face… les traits… sont d’un modelé tellement grossier… grumeleux… Et puis, dites, messieurs, cet homme est habillé, il me semble ?… »

— « Parbleu ! »

— « Sans doute ! »

— « Mais oui… »

— « Eh bien, mais sentez donc : il n’y a pas de différence entre la peau de la figure et l’étoffe du costume…, la peau des mains non plus… »

— « Des mains, ça ! » se récria le docteur, « ces espèces de moignons grenus qui révoltent le toucher ?… »

M. d’Agnès répétait d’un air dégoûté :

— « Quel sale contact ! mamelonné, visqueux… »

— « Ah çà, mais… » fit l’aveugle, « ce ne sont pas des habits ! Cela fait corps avec l’individu… C’est la même consistance, la même substance ! On dirait une sorte de molle effigie, faite de pelotes grossièrement agglomérées… Ces pelotes… ces pelotes… Ha ! » s’écria-t-il, « j’en tiens une ! » Et l’on vit ses doigts trifouilleurs s’accrocher dans le vide, sur la poitrine invisible. « Je la tiens !… Je la détache… péniblement… Elle vient. La voici ! — Bon ! je l’ai lâchée ! »

Un bruit sec, au plafond, claqua.

— « Elle est allée se coller là-haut, comme le Sarvant du Grand-Palais, qui a traversé le vitrage », continua Louis Courtois. « Maintenant il y a une cavité dans la poitrine, à la place de cette boule. »

— « Il faut la ravoir», décida l’astronome. « Avec un marchepied… »

Mais l’aveugle disait, en crispant une deuxième fois ses mains blanches :

— « Inutile : j’en tiens une autre… qui ne pourra m’échapper… Là !… — Dieu du ciel ! »

— « Quoi donc ? »

Les trois autres regardaient les mains puis la physionomie de l’infirme. Ses doigts remuaient fébrilement et l’horreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculer dans l’attitude de la répulsion la plus invincible ; ses mains s’ouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua.

— « Pouah ! » Il tremblait comme s’il avait eu froid. « C’est une araignée !… Une immonde araignée à courtes pattes, de la grosseur d’un œuf de poule… Une araignée morte… »

On s’écarta du cadavre invisible.

M. Le Tellier fit appel à toute son énergie et se rapprocha brusquement de la claie où les chaînes esquissaient la configuration de l’épouvantable Sarvant.

— « Allons ! un peu de cœur au ventre !… Il faut savoir. Tout ça… »

Et, seul, il reprit la hideuse besogne manuelle. Puis, formulant ses trouvailles à mesure qu’il les faisait, voilà qu’il eut à prononcer des paroles qui resteront énormes dans les siècles des siècles :

— « Non, non… Vous l’avez dit, monsieur : ce n’est pas un homme que je touche… C’est une agglomération de bêtes agrégées en forme d’homme, et ces bêtes sont bien des araignées… oui…, de gros poux, si vous aimez mieux…. »

— « Je préfère les araignées ! » susurra le duc d’Agnès.

L’astronome continua :

— « Elles se tiennent étroitement serrées, en un agglomérat compact, dans la position où la noyade aérienne les a surprises. Elles sont emmêlées à la façon des petites araignées champêtres dont la réunion sur le dos de leur mère y fait une horrible toison grouillante. Mais ici, c’est une créature tout entière uniquement constituée par des animaux… Des animaux groupés en forme d’homme ! et d’homme habillé ! Ça, vraiment !… »

— « Donc, » scanda le docteur au comble de l’exaltation, « les bourreaux de nos enfants sont des araignées ! »

M. Le Tellier rompit le silence désespéré qui venait de suivre, et remarqua :

— « Robert l’avait bien pressenti, quand il disait : les êtres du vide doivent être plus différents des hommes que les habitants d’une planète immensément lointaine, mais garnie d’une atmosphère. »

Tout à l’heure, M. Monbardeau s’indignait de ce que les Sarvants fussent des hommes ; à présent, il l’eût souhaité de bon cœur. Des araignées ! Intelligentes, civilisées, soit ! Mais, tout de même ! Des araignées ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plus sordide !

Leur répugnance s’accrût davantage lorsque le duc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnide invisible qu’il eut l’inspiration d’enduire de colle forte additionnée d’encre rouge. Tout englué de sécotine pourpre, le petit monstre surgit, sanglant et gélatineux… Il était d’une hideur si insupportable à qui savait les abominations de l’aérarium, qu’on le jeta par la fenêtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il monta lentement vers les étoiles, — vers le monde sus-aérien, — et se perdit bientôt dans la nuit fallacieuse, traîtreusement fleurie de lumières exquises.

L’aveugle, courageux, palpait derechef la dépouille du Sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deux araignées à cinq pattes, vivant d’une vie propre, et qui s’activaient à leur tâche de mystère.

— « Cette forme humaine ! » radotait le docteur. « Mais pourquoi ? Pourquoi donc ? »

— « J’ai trouvé ! » annonça tout à coup M. Le Tellier. « Nous sommes en face d’un phénomène de mimétisme ! C’est un moyen de défense ! une ruse de guerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, ces araignées ont pensé que nous respecterions des êtres semblables à nous, et de là vient qu’elles se sont agglutinées de manière à figurer des hommes ! Mimétisme purement instinctif ou mimétisme raisonné, — en tout cas : mimétisme ! »

Trois exclamations n’en firent qu’une seule.

— « C’est ainsi, mes enfants ! Et voilà pourquoi les chambrettes de l’aéroscaphe sont à ce point menues. Comparées à la taille des matelots qui les habitaient, ce sont de grandes salles. L’aéroscaphe, pour les Sarvants, est un ample paquebot, proportionné non pas à l’équipage, mais au gibier qu’il était chargé de poursuivre et d’emporter. »

— « Nous ne sommes plus des goujons, docteur, » fit le duc d’Agnès, « nous sommes des cachalots. »

— « Faible consolation, monsieur. Cependant, j’avoue que… de misérables nains… tout araignées qu’ils soient… »

— « Uuuuh ! Des nains diantrement habiles ! Des araignées fichtrement cultivées ! L’aérarium, docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pour baleines ! »

— « Passez-moi le scalpel », dit Courtois. « Cette cohésion me paraît bizarre… »

— « Vous avez du nouveau ? » lui demanda M. Le Tellier.

M. Courtois. — Attendez, laissez-moi faire… — C’est bien cela ! Je m’y attendais. Oh !… Ces araignées… elles ne sont pas seulement unies par l’enlacement de leurs pattes. Elle se tiennent aussi par les nerfs. Chacune présente deux papilles nerveuses extérieures, en relation avec les centres (cerveau, moelle ou ganglions) et qui remplissent la fonction de plots électriques, ou de prises de courant, comme vous voudrez. Les araignées se branchent l’une après l’autre, au moyen de ces contacts nerveux !

M. Le Tellier. — Terre et ciel ! Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, l’espèce arachnéenne tout entière peut, à sa guise, former une quantité variable d’êtres collectifs, ou devenir un seul animal immense, doué d’un seul esprit, d’une seule volonté, d’une seule sensibilité, — une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable, un chapelet…

M. Monbardeau. — Comme le tænia ! qui lui aussi est composé d’organismes bout à bout…

M. d’Agnès. — Les Sarvants ressemblent à l’eau, qui s’éparpille en gouttelettes sans nombre et pourrait ne former qu’un seul océan. Docteur, nous ne sommes plus des cachalots ; ces gens-là sont des Titans, lorsqu’ils le veulent.

M. Courtois. — Oui : des Titans ! des Protées multiformes ! Il a plu à ceux-ci d’emprunter notre stature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choix entre toutes les conformations possibles, ils pouvaient s’amalgamer dans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieurs grandes créatures-colonies, beaucoup de petits êtres-sociétés, ou bien rester une foule d’individus séparés.

M. Le Tellier. — Ces araignées ne sont, en somme, que des unités de construction, — telles les cellules de notre corps, puisque, après tout, l’homme n’est aussi qu’une collection d’éléments. La différence, c’est que chez nous la cellule n’a point de personnalité, ni d’indépendance, tandis que chez les Sarvants, chaque élément, libre, est un individu. Ce type biologique réalise une chimère sociale : l’État coopératif. Le peuple super-aérien jouit de l’idéale république : un dans tous, tous dans un. C’est admirable.

M. d’Agnès. — C’est dégoûtant !

M. Courtois. — Tous les modes de la vie sont admissibles, et celui-ci n’est pas sans grandeur, qui subordonne la prépondérance d’une race à la pratique de la solidarité.

M. d’Agnès. — Bast ! prépondérance sur des crapauds !

M. Monbardeau. — C’est vrai, les crapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on les étudiait un peu ? Je serais curieux… Chacun d’eux, souvenez-vous-en, produisait le travail d’un bœuf, et c’est un mystère accessoire où je soupçonne, malgré tout, l’intervention d’une science… »

Il courut alors aux bêtes motrices, et il eut le regret de constater que leur décomposition s’accomplissait avec une rapidité malheureuse. Une odeur d’acide formique[1], se dégageant des glacières, vous piquait le nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz méphitiques chantaient glouglou parmi l’eau de la glace fondue. Le couvercle d’une boîte fut lancé loin d’elle, avec puanteur et détonation.

— « Il faut que les Sarvants soient des brutes, » déclara le duc d’Agnès, « pour avoir traité comme ça de pauvres créatures du bon Dieu ! »

— « D’abord, » contredit M. Le Tellier, « vous ignorez si ces crapauds n’étaient pas enchantés de trouver protection, abri et subsistance, au prix d’un labeur sans doute proportionné à leur force. Je pense, moi, que les Sarvants ne sont pas mauvais, puisqu’ils ont cru que nous ne ferions pas de tort à des hôtes qui nous ressembleraient… »

— « Oui-da ! » persifla le docteur, « l’animal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pas entre eux ! »

— « Les loups, c’est vrai. Pas les hommes. »

— « En tout cas, les Sarvants ne se privent pas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! » murmura le duc d’Agnès.

L’astronome répliqua :

— « Et s’ils ne savaient pas ce que c’est que la souffrance ?… Avez-vous songé à cela ?… Nous qui souffrons, nous prétendons bien que certains animaux ignorent la douleur. Au fond, qu’est-ce que nous en savons ? »

— « Peut-être, » insinua l’aveugle, « peut-être ont-ils adopté notre tournure, sachant au contraire que c’est l’homme que l’homme redoute davantage ? — Mais dépêchons ! la pourriture gagne ces restes… »

— « Voilà qui est fâcheux », soupira M. Le Tellier. « J’aurais voulu les soumettre à des expériences de radiographie, et les faire mouler. »

— « Vous n’en aurez pas le temps. »

— « Essayons au moins de comprendre comment ils suppléent au défaut de circulation sanguine et de fonction respiratoire, et désagrégeons ce simulacre d’humanité. »

Le soleil naissant les trouva penchés sur les petits morts invisibles, répugnants et légers, difficiles à retenir et qui, au moindre faux mouvement, s’allaient plaquer au plafond. Mais le résultat de leur veille est beaucoup trop technique pour être rapporté au cours de cette histoire populaire, dont la clarté, d’ailleurs, n’en serait pas renforcée d’un cent millième de carcel.

Ainsi se termina la mémorable nuit du 6 au 7 septembre 1912, digne suivante d’un vendredi célèbre à jamais dans les annales de la Connaissance.


  1. Acide formique… Peut-être les savants n’ont-ils pas suffisamment médité sur cette odeur d’acide formique. N’est-elle pas un commencement de preuve tendant à démontrer que les crapauds invisibles et machinisés puisaient en eux-mêmes leur force bovine ? On connaît la puissance extraordinaire des plus minuscules fourmis. Un cochon d’Inde consubstantiel aux fourmis porterait des charges dont le poids effraierait le lecteur. Or, nos crapauds avaient la taille d’un cochon d’Inde…