Le Péril bleu/II/XX

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Louis-Michaud (p. 345-353).

xx

Disparition du visible



La lettre de Tiburce, qui avait tant ému François d’Agnès, ne produisit aucun effet sur M. Le Tellier, quand il la reçut à Mirastel par les soins du jeune duc. L’astronome et son entourage savaient à quoi s’en tenir dès longtemps. Et tous, — Maxime enfin guéri, — Mme Le Tellier, blanche et blonde à la fois et ne songeant plus guère à l’élégance, — Mme Arquedouve ! un peu ratatinée, si menue, si menue ! — et le pauvre couple des Monbardeau, vieilli, désemparé, — tous ne pensaient qu’à deux choses : examiner au télescope le fond de l’aérarium, avec les petits mouvements produits dans les vides par l’agitation des prisonniers, et reconnaître, à mesure qu’ils s’abîmaient, les cadavres précipités.

C’était toujours la nuit qu’ils tombaient. Ainsi que Robert l’avait supputé, les Sarvants devaient être plus actifs et plus à l’aise dans les ténèbres ; et il ne se passait pas de nuit sans sifflement, pas de matinée sans qu’un paysan ne vînt au château, prévenir qu’un mort s’était abattu dans sa vigne. Les campagnards avaient fini par se rassurer ; de l’aube au soir, ils travaillaient la terre engraissée de chair humaine. Parfois, en arrivant, ils trouvaient des animaux nuitamment dégringolés : parfois des hommes et des femmes. À leur appel, Maxime, son père et son oncle accouraient. Maintenant les cadavres ne portaient plus de traces anatomiques. Plus de vivisection ni de dissection, plus de tortures. Ils étaient complets, honorables, mais d’une excessive maigreur. L’autopsie révéla que des maladies les avaient dévastés sans que les Sarvants y fussent pour quelque chose. Les captifs ne mouraient que faute de soins, de remèdes, de grand air et de bonne nourriture.

Mais ils mouraient de plus en plus.

On fit le compte des disparus et l’on enregistra les cadavres. Aux environs du 10 octobre, M. Le Tellier acquit la certitude qu’il ne restait là-haut que vingt-cinq malheureux, parmi lesquels Marie-Therèse, Henri, Fabienne et Suzanne.

C’était une terrible découverte. Au train dont les choses marchaient, dans vingt jours tout serait consommé. Les quatre exilés seraient morts.

Mirastel retentit de lamentations.

La nuit d’après, deux sifflements perçaient les cœurs… Mais ce n’étaient que les chutes d’un bouc et d’une ânesse.

Ceux qu’on attendait ne tombèrent pas les jours suivants.

Au zénith, la tache sombre ne bougeait pas, ne changeait pas. Seulement, l’animation des rainures diminuait, plus rare et plus lente. Le 18 octobre, neuf chrétiens et une douzaine de bêtes avaient chuté depuis le 10. Il y avait encore seize condamnés dans l’aérarium.

Le sommeil déserta le château. La nuit, à force d’écouter, chacun souffrit d’étranges courbatures auriculaires.

À deux heures du matin, le 19, l’ombre résonna d’un bruit particulier qui ne sifflait pas comme d’habitude. On aurait dit d’une charge de grains de plomb criblant la paix nocturne… Le bruit se répéta plusieurs fois de suite. M. Le Tellier sortit sur la terrasse avec les siens.

La lune venait de se coucher ; en luminosité diffuse, sa clarté s’exhalait encore de l’occident.

Il faisait un petit vent frais.

Le bruit recommença, tandis qu’une sorte de nuage obscur, sifflant comme de la grenaille, allait s’écraser dans le marais, vers Ceyzérieu. Un second, immédiatement, le suivit. Un troisième. Un quatrième. Un cinquième… Ils fondaient pesamment l’un sur l’autre, au même endroit, giflant la terre humide. On en compta jusqu’à trente-deux. La trente-troisième chute rendit un son très différent, de cliquetis, de ferrailles entre-choquées, et n’avait point l’aspect d’un nuage. Tout cela venait manifestement du port invisible et ne tombait vers le sud qu’à la faveur du petit vent frais.

Qu’était-ce que ces envois du monde supérieur ? Ni des hommes, ni des bêtes, assurément ; on connaissait trop leur façon de s’annoncer. Qu’est-ce que les Sarvants avaient encore imaginé ?…

On attendit le soleil avec une impatience farouche.

Il vint, et fit voir des espèces de monticule très ostensibles, au milieu du marécage. Mais il fallait renoncer à les approcher au centre de la plaine mouvante et dangereuse. — Rien ne semblait y remuer.

L’astronome prit le parti de les regarder avec sa meilleure lunette. On l’accompagna dans l’observatoire de la tour.

Le tube optique était là, monté en lunette terrestre et braqué sur la tache carrée depuis des semaines.

M. Le Tellier mit l’œil à l’oculaire.

— « Tiens ! » dit-il, « on a donc touché à ma lunette ? Je ne vois plus l’aérarium !… » Il examinait l’appareil. « Mais non, rien n’a été dérangé…, et cependant l’aérarium n’est plus dans le champ visuel ! Il a disparu !

— « Mon Dieu ! » fit Mme Monbardeau. « Quoi encore ! »

— « Disparu ? Est-ce qu’ils auraient déplacé ce palais immense ? » suggéra Maxime.

— « Une catastrophe ? » reprit le docteur. « Un tremblement du sol superaérien ? »

— « On verrait toujours quelque chose… Il ne reste rien ! » affirma l’astronome. « Rien ! au point précis où j’ai vu hier au soir le dessous de l’aér… Ah ! Attendez donc ! »

Il abaissa le petit télescope et visa les monticules au centre du marais. Le grossissement les lui détailla. C’étaient, sur l’étendue olivâtre, des tas de terre brune, et sur cette terre, enfouis aux trois quarts, beaucoup d’objets disparates : des branchages secs, des ramées grises, une masse d’informités de toutes les couleurs, où l’on distinguait une dorure à silhouette de coq…

— « L’aérarium est là ! » dit M. Le Tellier en se redressant, « ou plutôt les choses qui le rendaient visible. Cette nuit, c’étaient des nuages de terre qui tombaient ; les Sarvants l’ont jetée wagon par wagon. Ils se sont débarrassés de leur muséum d’océanographie ! »

Des faces blêmes l’entouraient.

— « Et les… les êtres ? » demanda Mme Arquedouve. «  Les seize prisonniers ? »

— « Henri ? »

— « Suzanne ? »

— « Marie-Thérèse ? »

— « Fabienne ? »

— « Il n’y a rien de vivant là-bas. Rien de mort non plus… Et là-haut il n’y a plus rien du tout. »

— « Les Sarvants les ont entraînés sur un autre point de leur globe ! »

— « Ne dis pas cela, Maxime ! » s’écria Mme Le Tellier qui tremblait de tous ses membres. « Je t’en supplie ! Pas cela ! »

— « Mais qu’espérez-vous donc, maman ? »

— « Est-ce que je sais !… »

Maxime s’était emparé du télescope. Il considérait les monticules. On se taisait.

À ce moment, très, très loin, parmi toutes les rumeurs de l’éveil auroral, un chien jappait.

Mme  Arquedouve prêta l’oreille.

Le jappement se rapprochait.

L’aveugle comprima son cœur à deux mains. Les autres la regardaient curieusement. Elle écoutait le chien comme elle eût admiré la splendeur de la lumière reconquise. Oppressée, elle ne pouvait rien dire de son émoi.

— « Mère, mère, » chuchota Mme Le Tellier, « est-ce vraiment Floflo qui revient ? »

Mme  Arquedouve abaissa les paupières. Et chacun s’interrogeait du regard. Floflo ? Floflo que Robert, que Maxime avaient vu chez les Sarvants ! Floflo vivant ! Floflo de retour ?… La grand’mère se trompait !…

C’était bien lui pourtant.

Il arriva, tirant une langue interminable et rose, sautant de joie malgré sa fatigue, léchant les mains, les visages et même les bottines. Mais ce qu’il était décharné, le pauvre loulou ! Et sale, si vous saviez ! La poussière de la route avait collé ses longs poils noirs tout trempés…

— « Il ne faut pas être sorcier », raisonna Maxime, « pour voir que ce chien a été plongé dans l’eau avant d’accomplir une assez longue course. Avant ou pendant. Il se sera baigné, chemin faisant, aux fontaines. Mais d’où vient-il ? Ce n’est pas des monticules ; nous l’aurions vu traverser le marais, et puis il ne serait pas si exténué, ni tellement couvert de poussière. Du reste, on ne peut admettre que les Sarvants l’aient lancé du haut de… »

Un coup de cloche sonnant au portail l’empêcha de finir.

Le trouble qui les envahit les fit pâlir ; c’était un mélange contradictoire d’espérance et d’inquiétude, qui produisait une sensation physique de faiblesse soudaine et de grand froid.

Il y eut une déception

Le visiteur était un rustre avec une bicyclette.

Mais il y eut encore une émotion :

Ce rustre apportait une lettre à M. Le Tellier.

Et il y eut alors une joie délirante, inénarrable, folle ; car la lettre venait d’un ami que M. Le Tellier avait à Lucey, sur le Rhône, à dix-huit kilomètres de Mirastel, et cette lettre disait :

( pièce 988)

Venez vite. On a trouvé ce matin dans une île du fleuve, entre Lucey et Massignieu-de-Rives, les disparus survivants. Aucun ne paraît blessé. L’autorité les a mis en quarantaine.

Malgré la bizarrerie de cette dernière phrase, l’allégresse prit de telles proportions qu’elle faisait peur à voir. Il leur semblait que tout à coup l’atmosphère venait de se modifier. L’astronome nous a dit : « C’était comme si l’on m’eût débarrassé d’une camisole de force endurée pendant six mois ! » Le rire ressuscitait au fond des gorges ; mais les visages en avaient perdu l’habitude, et les joues s’y opposaient. Ils faisaient une infinité de mouvements inutiles, et marchaient de droite et de gauche, avec des grognements de bonheur. Ils se calmèrent enfin. Maxime interrogea le rustre.

Au petit jour, un ouvrier, se rendant au travail, avait aperçu dans une île du Rhône un groupe de personnes en très mauvais état, mal vêtues, mal portantes, — couchées pour la plupart, — en compagnie de bêtes incroyablement diverses, dont quelques-unes essayaient de passer l’eau. Quand cet homme était arrivé, un petit chien noir traversait le fleuve à la nage, vers le nord, et la dérive emportait deux ou trois animaux efflanqués, trahis par leurs forces au milieu du courant. Un aigle, paraît-il, tentait sans relâche et vainement de s’envoler. Le maire avait défendu qu’on approchât de l’île, et, craignant la ruse des Sarvants, il avait mis les rescapés en quarantaine.

On s’empila dans la grande auto blanche, comme au jour de l’enlèvement. Mais combien les figures avaient changé depuis ! et comme leur gaieté contrastait avec leurs rides et leurs flétrissures ! — Et ils riaient ! et ils riaient ! (Ils avaient l’air de se tromper en riant si fort avec de tels visages.) Pour un peu, ils auraient chanté. Au passage, M. le Tellier apostrophait les paysans :

— « Ils sont revenus ! Ils sont là ! Ma fille est descendue ! »

— « Et mes enfants aussi ! » rectifiait le docteur sur un ton comique, en feignant la susceptibilité. « Mes enfants aussi ! »

La même algarade se renouvelait à chaque rencontre. Les beaux-frères s’amusaient éperdument, se tapaient sur les cuisses, et les autres riaient à bouche que veux-tu.

On arriva.

La route longeait le Rhône qui, à cet endroit, se divise au travers d’un archipel aride et pelé. Une population villageoise se pressait sur les deux rives, à la hauteur de l’île aux rescapés. Celle-ci, pareille aux autres, sortait du flot robuste un banc de terre livide, semé de quelques buissons. Elle était assez loin des berges.

M. Le Tellier voulut détacher une barque ; mais le garde champêtre s’y opposa « rapport à la quarantaine ».

Là-dessus, l’astronome s’emporta, très inutilement. Tout en colère, il regardait là-bas les misérables survivants de l’aérarium étendus sur le sol parmi les lièvres, poules, sangliers, renards, buses, pintades et autres créatures domestiques ou sauvages qui ne paraissaient pas beaucoup plus dégourdies que leurs seigneurs. L’aigle, par-ci par-là, se levait, courait, les ailes déployées, d’un bout à l’autre de l’île, puis retombait sans force. Ils mouraient tous de consomption : la faim minait ces hommes et ces femmes, et une mesure imbécile interdisait de leur porter secours !

À distance, M. Le Tellier ne reconnut d’abord que Fabienne Monbardeau-d’Arvière ; ensuite il lui parut que Suzanne…

Mais il fut tiré de son examen par un cri terrible, derrière lui. Tout le monde se retourna.

Mme  Le Tellier, montée sur le siège de la voiture, clamait lugubrement :

— « Marie-Thérèse n’est pas là ! Ils sont quinze seulement ! au lieu de seize ! et ma fille n’est pas là, pas là ! Ils l’ont gardée ! C’est la seule qu’ils aient gardée ! Oooh ! mon Dieu !… »

Elle s’affaissa sur les coussins. M. Le Tellier fut centenaire en une seconde.

Et rien n’était plus vrai. Par un moyen resté dans l’inconnu, les Sarvants avaient rapatrié tous les pensionnaires de l’aérarium, — sauf Marie-Thérèse.

Henri, Suzanne et Fabienne, l’un près de l’autre, esquissaient de temps en temps un geste de reconnaissance, harassé. Mme Monbardeau les couvait des yeux.

Mais les parents des autres rescapés étaient accourus, les curieux s’amassaient sans désemparer, et tous ces gens murmuraient contre la quarantaine. On ne sait quelles disgrâces seraient arrivées au maire et au garde champêtre, si Maxime et trois jeunes hommes de Massignieu n’avaient abordé dans l’île, à l’aide d’un bachot qu’ils avaient découvert en amont.

Lorsqu’on vit que rien de fâcheux ne leur advenait, la quarantaine fut levée, une flottille d’embarcations accosta le lazaret, et la société reprit possession de quinze corps inertes, faméliques et parcheminés, sans voix et sans âme apparente. — L’ami de M. Le Tellier prêta sa limousine aux Monbardeau ; l’auberge de Lucey s’ouvrit aux revenants qui n’avaient pas encore été réclamés.

Quant aux animaux, on les acheva sans grande raison, ni grande nécessité, ni grande humanité. Et ce faisant, ne semble-t-il pas, au propre et au figuré, qu’on se soit montré au-dessous des Sarvants ? eux qui ne les avaient pas tués ?… N’est-il pas raisonnable de croire que les Invisibles se sont aperçus enfin de l’existence de la douleur ? Ayant découvert chez les êtres d’en bas cette chose subtile, atroce et merveilleuse, — étrangère à leur monde, — n’est-ce pas alors qu’ils ont arrêté leurs vivisections ?… Car, il n’y a pas à dire (l’état des cadavres en a témoigné) : les vivisections prirent fin tout d’un coup ; et le seul motif valable qu’on en puisse donner, c’est la miséricorde des Sarvants éveillée par la découverte de la souffrance. Et s’ils n’ont pas rapatrié sur-le-champ les pauvres hères qu’ils s’étaient mis à plaindre, ne faut-il pas attribuer ce retard au temps de construire un second aéroscaphe ou quelque autre appareil invisible destiné à les redescendre ? À ce sujet, l’hypothèse qui semble prévaloir est celle d’un engin automatique, poussé par le vent, qui serait venu atterrir dans l’île, au hasard ; un déclenchement l’aurait fait remonter de lui-même, après décharge. Cela n’est pas impossible, mais rien n’autorise à le certifier. Le fait réel, c’est que les Sarvants nous ont rendu les nôtres dès qu’ils ont pu le faire, — et tout porte à croire qu’ils l’ont fait par intelligence et bonté.

C’est en effet une chose assez monstrueuse, logiquement parlant, que les poètes et les philosophes qui ont imaginé des êtres intelligents hors l’humanité, en aient toujours fait des créatures sanguinaires et méchantes. Pour affecter le lecteur avec certitude et forger des civilisés qui fussent loin de l’homme autant qu’il est possible, ces utopistes ont refusé à leurs individus chimériques les vertus qui passent pour nous être propres. Ils ont cru, par cet expédient, faire montre d’indépendance à l’égard de l’anthropomorphisme, et ils lui ont sacrifié servilement, à leur insu, en privant leurs nations supposées de mérites et de qualités dont l’homme, en foule, est pareillement dépourvu.

Les Sarvants nous sont, je crois, supérieurs en morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-là ne soit pas si mauvaise, puisqu’elle s’imposait à l’esprit éminent de M. Le Tellier aux instants mêmes où il agitait avec rage pourquoi les Invisibles avaient gardé sa fille.

Car ils l’avaient gardée, la chose était certaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidu pour que celui de Marie-Thérèse y eût échappé. Donc elle était restée là-haut. Pourquoi ? Sa beauté n’expliquait rien, sa beauté n’avait pas cours chez les Sarvants, pas plus que chez nous la grâce d’une araignée… Alors, pourquoi ?

« Pourquoi Marie-Thérèse ? » se demandait M. Le Tellier. « Et pourquoi elle seule ? »

On revenait. Il pressait les mains de sa femme blottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine des Monbardeau détalait sur la route. Et dans celle-ci, penché sur le visage plaintif de sa fille, le docteur murmurait :

— « Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne, tu sais ! »

Un sourire effleura les lèvres violettes. Alors, M. Monbardeau s’occupa d’Henri et de Fabienne ; mais comme il n’avait rien à leur pardonner, jamais il ne parvint à les dérider. Leur hébétude dépassait toutes les appréhensions.

— « Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardé Marie-Thérèse ? » fit Mme Monbardeau.

— « Chut… Du calme, du silence… » conseilla le docteur.

La physionomie de son fils avait indiqué une vague expression d’ignorance.

— « Laisse-le, Augustine. Ce soir, on pourra l’interroger. Ce soir ou demain matin. »

Les deux automobiles glissaient au fond de l’océan céleste. Elles épandaient derrière elles une traîne de poussière semblable aux nuées opaques dont les seiches de la mer dissimulent leur fuite…

La première, sarcophage d’ébène, portait la Joie. La seconde était le char candide et resplendissant de la Tristesse… Vous conviendrez qu’il y avait maldonne.