Le Péril primaire

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Le Péril primaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 175-200).
LE
PÉRIL PRIMAIRE

On définirait assez exactement la portée politique de nos lois scolaires en constatant qu’elles visèrent à exproprier l’Église de son rôle traditionnel dans l’enseignement public, et qu’elles inaugurèrent ainsi, sur le terrain pédagogique, l’œuvre de séparation entre l’Église et l’État. Mais ce serait calomnier les législateurs de 1882 et 1886, que de leur attribuer, exclusivement, cette intention toute philosophique : il y avait, dans leurs ambitions fraîchement victorieuses, je ne sais quoi de positif et même de généreux, que des arrêtés de fermeture, des mesures de suppression, des procédés d’ostracisme, ne pouvaient suffire à satisfaire ; l’anti-cléricalisme, à cette date, ne se résumait point encore en un simple parti pris de destruction ; au delà de cette politique toute négative, la République rêvait de faire œuvre constructrice. Elle avait la ferme volonté de promouvoir et d’améliorer l’instruction populaire ; et lorsque les nouveaux maîtres de la France privaient l’État de cette collaboratrice séculaire qu’était l’Église, ils tenaient d’autant plus à honneur de créer de toutes pièces un enseignement primaire dont la nation pût tirer gloire et profit. La coquetterie même qu’ils mettaient à faire prévaloir, comme ils disaient en leur langage, « les droits de l’idée laïque, » excitait leur labeur et tenait leurs énergies en haleine ; ayant définitivement réduit l’Église à n’être que leur concurrente, ils se piquaient de vouloir faire mieux qu’elle, et de le pouvoir. Il y avait eu, jusque-là, d’un bout à l’autre du pays, un certain nombre de citoyens rebelles à toute culture : il fallait désormais que, sur le territoire de la République, la science, personnifiée par le maître d’école, traquât l’enfant illettré, qu’elle l’éclairât malgré ses parens, qu’elle l’éclairât malgré lui-même : l’Etat s’armait contre l’ignorance. Jusque-là le corps des éducateurs officiels manquait d’homogénéité ; les uns étaient des « frères » et les autres des « laïques ; » la formation de ces « laïques » était parfois négligée, leur considération parfois précaire ; il fallait désormais que la République eût à son service un immense régiment d’instituteurs, que, dans ce régiment, les emplois fussent assez honorés pour être brigués, qu’elle pût faire un large choix entre les postulans, et que l’élite des enfans du peuple, éprise d’une culture solide et d’un rôle utile, fût comme réquisitionnée, année par année, pour la grande tâche de l’éducation du peuple. Relisez l’École et la Politique radicale, de Jules Simon, ces deux livres dans lesquels l’opposition de gauche, à la fin de l’Empire, aimait à deviner, comme en une sorte d’ébauche, l’œuvre de la République future. Les victoires républicaines marquaient l’heure, longuement espérée, où l’ébauche allait devenir une architecture, où le songe allait devenir une réalité. On multiplia les écoles primaires, et l’on fit appel à l’enfance, pour qu’elle les assiégeât ; on développa les écoles normales, et l’on fit appel à la jeunesse, afin qu’elle pourvût aux fonctions de l’enseignement.

Un quart de siècle a passé ; c’est le moment, peut-être, de rechercher quel est, à l’heure présente, le résultat de ce double appel ; d’interroger l’enfance sur le profit qu’elle tire de l’école ; d’interroger la jeunesse sur l’attrait qu’elle éprouve pour les carrières pédagogiques ; d’interroger enfin les membres du personnel scolaire, création authentique de l’Etat républicain, sur ce qu’ils pensent de leur situation, de leur besogne, de l’Etat leur patron, et de nous demander si leur courage a fait taire leurs déceptions ou bien si les déceptions ont eu raison de leur courage, s’ils sont confians ou bien s’ils sont aigris, et s’ils se laissent séduire aux mirages de l’optimisme ou bien égarer par l’esprit d’anarchie.

Au terme de cette enquête, aurons-nous, à proprement parler, dressé le bilan de l’œuvre scolaire ? Nous ne le croyons pas, et nous ne nous en flatterons point. Il faudrait, pour que ce bilan fût complet, examiner l’immense travail pédagogique auquel se sont livrés, depuis vingt-cinq ans, un certain nombre de maîtres, constater que les conclusions, si même elles ne portent, en général, que sur des questions de détail, n’en seront nullement perdues pour l’avenir, et rendre hommage, enfin, à ce que nous appellerions volontiers le perfectionnement de l’outillage scolaire ; et il faudrait, inversement, consulter criminalistes, sociologues et pédagogues, et les voir s’inquiéter et s’assombrir en présence des incertitudes, des défaillances et des échecs de l’instruction morale. Mais ce sont là des questions qui dépasseraient le cadre de cet article. Un grand effort fut tenté, depuis 1880, pour éveiller dans l’enfance le goût d’apprendre, dans la jeunesse le goût d’enseigner, dans le corps enseignant le goût de persévérer : nous voulons simplement observer, d’après les témoignages officiels, le fruit de cet effort.


I

Jules Ferry avait judicieusement entrevu qu’il ne suffisait pas de rendre l’école obligatoire, en droit, pour qu’en fait les classes fussent suivies. Des conflits étaient possibles entre la passivité des mœurs et les exigences de la loi. Jules Ferry les redoutait, et voulait empêcher que la loi ne fût vaincue. Quelques articles, très originaux, eurent le but formel de faire entrer l’obligation dans les mœurs et dans la pratique. L’école obligatoire ressemblait à une sorte de primeur pour laquelle le climat moral de la France n’était pas encore parfaitement approprié : aussi convenait-il qu’à la différence du commun des lois, la loi scolaire tentât de s’insinuer plutôt que de s’imposer, et que le principe de « l’obligation » s’essayât à apprivoiser les Français, plutôt qu’à leur faire violence. « Nous comptons, déclarait Jules Ferry, sur deux institutions sans l’action desquelles la loi serait lettre morte. L’une toute nouvelle : la commission scolaire. L’autre, déjà ancienne dans bon nombre de communes, mais qui de facultative deviendra obligatoire : la caisse des écoles. Elles aideront à lutter contre les deux grandes causes du mal : la négligence et la misère. »

Victor Duruy, en 1867, avait autorisé les conseils municipaux à créer des caisses des écoles ; le texte législatif de 1882 généralisa l’institution. « Il fallait, expliquait Jules Ferry dans une circulaire complémentaire, faciliter la fréquentation régulière de la classe par des secours aux enfans indigens, par la fourniture d’alimens chauds en hiver, de vêtemens et de chaussures, par le don de livres, papier, etc. : » c’était le but de la caisse des écoles. La libéralité des citoyens était conviée à la remplir ; les conseils municipaux, à leur tour, étaient appelés à la subventionner ; enfin, dans les villages trop pauvres, dans les « communes subventionnées dont le centime n’excéderait pas trente francs, » l’Etat interviendrait, avec ses propres crédits, pour grossir de quelques écus la tirelire collective destinée aux petits écoliers. Dans cet afflux de charité, dans cette généreuse rencontre entre le billon versé par de simples particuliers et les pièces blanches ou jaunes qu’offrait le pouvoir central, il y avait quelque chose de touchant : l’Etat priait les citoyens de collaborer avec lui pour empêcher la misère de paralyser l’application de la loi ; les pupilles de l’enseignement libre, comme ceux de l’enseignement laïque, pouvaient, si les municipalités le souhaitaient, bénéficier des subventions de la caisse des écoles ; remplie de bon cœur, c’est de bon cœur qu’elle s’ouvrait.

A côté de l’institution de bienfaisance, devait fonctionner l’institution de surveillance, chargée de dresser la liste des enfans qui avaient l’âge scolaire, de contrôler leur assiduité, d’atteindre par des pénalités la négligence trop incurable de certains parens. Ce soin revenait à la commission scolaire, composée du maire, de l’inspecteur primaire, d’un ou de plusieurs délégués de l’autorité académique, et de quelques pères de famille désignés par le conseil municipal. Jules Ferry s’efforçait, ainsi, d’intéresser les citoyens de chaque commune à la prospérité du nouveau régime scolaire.

C’était le pouvoir central qui installait l’école ; c’était le préfet qui en désignait le maître ; Jules Ferry sentait le besoin, pour que l’œuvre fût viable, de lui donner, aussi, des attaches indigènes, des racines locales, de multiplier les liens personnels entre la maison d’école et les gens du village ; à l’ombre de chaque clocher, il organisait ainsi, en faveur de la loi, la complicité des mœurs.

Voilà vingt-trois ans que l’expérience dure : les mœurs, en beaucoup d’endroits, se sont refusées à aider la loi.

« Il y a encore près de la moitié des communes de France, écrivait en 1889 le ministre de l’Instruction publique, qui ne possèdent même pas de caisse des écoles ; » et précisément, cette année-là, on vit l’Etat se délier de la promesse qu’il avait faite aux communes pauvres, de prêter un concours financier pour l’organisation de ce service. Alors ces communes se découragèrent ; de 1889 à 1893, plus de 3 000 caisses périclitèrent ; et bien que le nombre des caisses des écoles, qui était en 1897 de 16 938, s’élevât en 1902 à 17 439, M. Cazes, inspecteur général de l’Instruction publique, s’attriste encore en 1904 sur le malaise de ces institutions. Légalement, elles demeurent obligatoires ; en fait, dans plus de cinquante localités sur 100, et surtout dans les villages indigens où elles seraient appelées à rendre des services, l’absence de toute caisse des écoles marque une première violation de la loi.

L’article relatif aux commissions scolaires a rencontré les mêmes dédains et subi les mêmes entorses. L’Etat insista, mais cela ne servit de rien : lorsqu’en 1901 une circulaire ministérielle nouvelle ordonna que ces commissions fussent réorganisées et que les préfets avisassent à leur convocation régulière, on se heurta tout de suite, dans un certain nombre de localités, à l’indolence du maire, qui de par la loi les préside, et qui négligea de les réunir. Avec un zèle qui brave les échecs, les congrès de la Ligue de l’Enseignement s’essaient encore à réveiller ces torpeurs rétives ; mais le bilan qu’ils dressent de l’action des commissions scolaires est assez décourageant. Aux côtés du maire, quelques conseillers municipaux formaient le plus souvent ces commissions ; pouvait-on leur demander de compromettre leur réélection en importunant tel père de famille rebelle, en allant même jusqu’à le châtier ? Le droit de punir, qui leur était reconnu par la loi, était pour eux une gêne, presque une paralysie : dans le village, où rapidement les haines s’éveillent, les commissions scolaires ont eu peur de leurs prérogatives, elles avaient trop de pouvoirs pour oser se permettre d’exister ; elles sont retombées dans le néant.

« Les commissions scolaires, explique M. Bruneau, inspecteur d’académie à Guéret, ne subsistent dans aucune commune du département de la Creuse ; dans les autres départemens, elles ont disparu à peu près de partout, sauf dans les grands centres. » L’Oise, dont presque toutes les communes possèdent des commissions scolaires actives, est une exception ; et M. Grandvilliers, au congrès amiénois de la Ligue de l’Enseignement, nous semble avoir eu raison de souhaiter que dans les localités de moins de 5 000 habitans cette institution fût franchement supprimée. Lorsque les mœurs donnent l’exemple d’une infraction constante à la loi, il est bon que la loi, avec une sorte de respect humain, se taise et s’efface. Quant aux grands centres, il en est certains, comme Boulogne, comme Saint-Quentin, où ces commissions paraissent rendre d’éminens services ; on cite ces exemples avec honneur, plutôt qu’avec confiance.

Car, en général, ce n’est pas seulement par la négligence qu’elles mettent à vivre, que les commissions scolaires ont découragé toute espérance ; c’est, plus encore, lorsque d’aventure elles vivent, par le mauvais vouloir que trop souvent elles témoignent à l’endroit même de la loi dont elles sont les gardiennes. « Elles sont intervenues fort rarement pour seconder le vœu du législateur, et presque toujours pour le contrarier, » écrivait en 1889 M. Dreyfus-Brisac. La doléance se retrouve, en 1904, sous la plume de M. l’inspecteur général Cazes : « La plupart du temps, nous dit-il, les commissions scolaires, qui devaient servir de levier à l’obligation, en ont été l’achoppement. » En 1905, enfin, M. Forfer, inspecteur d’académie de l’Aisne, écrivait, sans illusions comme sans ambages, que les commissions scolaires n’ont rien produit, et qu’elles ne produisent rien. De çà, de là, les projets de réforme surgissent ; d’aucuns espèrent, avec M. Beurdeley, que ces organismes auraient plus d’efficacité et plus de liberté, s’ils fonctionnaient pour tout un canton ; d’autres demandent, avec M. Cazes et M. de Monzie, que l’action publique contre les pères et mères réfractaires soit transférée au juge de paix ou au Parquet. L’heure est proche, peut-être, où les commissions scolaires seront déchues de leur droit de magistrature paternelle, faute d’avoir su l’exercer, ou faute de l’avoir voulu, et où le principe de l’obligation scolaire, au lieu d’en appeler à l’action persuasive des mœurs, invoquera, pour prévaloir, les agens mêmes de la loi.

Si les institutions sur lesquelles comptait Jules Ferry pour attirer l’enfant à l’école ont souvent négligé leur tâche, si même souvent elles furent mort-nées, s’étonnera-t-on dès lors que, dans le dernier quart de siècle, l’assiduité scolaire n’ait répondu que de façon très médiocre à l’attente du législateur ? De prime abord certains chiffres paraissent très satisfaisans. Que dans une vingtaine de départemens la proportion des conscrits qui ne savent pas lire dépasse cinquante pour mille ; que, dans six départemens, plus d’un dixième de la classe n’ait jamais passé par l’école ; et qu’il reste enfin un arrondissement, celui de Rochechouart, où, sur 1 000 soldats, 330 sont complètement dénués d’instruction : ce sont là des faits attristans, lorsqu’on se rappelle qu’en Prusse il n’y a que 6 illettrés sur 1 000 conscrits ; mais les chiffres relatifs à l’ensemble du pays témoignent pourtant, si on les rapproche de ceux de 1877, que le nombre de recrues complètement ignorantes est en baisse : il y en avait, en 1877, 150 sur 1 000 ; en 1901, la proportion du nombre des illettrés au total des conscrits n’est plus que de 45 pour 1 000. On a décerné, en 1877, 36 841 certificats d’études primaires ; en 1902, on en a décerné 206 930. Nous empruntons ces données aux Statistiques quinquennales de l’Enseignement primaire, dont M. Levasseur préside la confection : la méthode en est bonne ; elles sont d’une impartialité qui fait foi. Mais les chiffres sont des étiquettes ; par derrière, il faut saisir la réalité, il faut étudier la vie. M. l’inspecteur général Cazes, pour la lecture de ces statistiques, s’est éclairé des rapports des inspecteurs d’académie et d’un certain nombre d’autres documens, moins mathématiques, plus concrets, plus humains, si nous osons dire ; et, dans un article intitulé : La loi du 28 mars 1882 et la fréquentation scolaire, il a conclu très franchement, — c’était en l’année 1904 : — « Voilà plus de vingt ans que fonctionne la loi, et nous sommes, hélas ! forcés de constater qu’elle n’a pas donné ce qu’on attendait d’elle et que la part laissée à l’ignorance reste toujours trop considérable. »

M. Cazes, année par année, épluche les informations officielles : il constate que, de 1882 à 1887, la poussée vers les écoles fut constante ; l’écart entre le chiffre des enfans recensés et le chiffre des enfans inscrits dans les divers établissemens d’instruction allait sans cesse diminuant. Puis, à partir de 1887, cet écart alla de nouveau croissant[1]. Le nombre des petits Français auxquels le chemin de l’école demeura complètement inconnu suivit une courbe ascendante ; et, dans la période quinquennale de 1897 à 1902, cette courbe inquiétante continua de s’élever. Ainsi vont se multipliant les infractions à la loi.

D’autre part, nombreux sont les écoliers de mauvaise volonté, qui figurent officiellement sur les listes, mais qui, dès l’âge de onze ans, disparaissent de l’école, et qui, dans la durée même de leurs brèves années d’études, désertent complètement la classe pendant plusieurs mois. Si la terre, si le bétail, si le ménage n’ont pas besoin d’eux, ils vont à l’école ; elle est pour eux un pis aller. « La scolarité réelle, lit-on dans une circulaire ministérielle de 1895, commence plus tard et finit plus tôt que la scolarité légale. L’enfant gaspille en fait un cinquième, un quart et parfois un tiers du temps qu’il doit à l’école et que l’école lui doit. » La dernière Statistique de l’ Enseignement primaire, qui est de 1902, donne des renseignemens très précis sur la présence effective des enfans dans les écoles publiques de France aux dates du 2 décembre et du 3 juin, choisies pour une sorte de revue d’appel. La meilleure assiduité scolaire se rencontre dans le département de la Mayenne, où le 2 décembre 1902, sur 100 écoliers inscrits, 16 seulement étaient absens. La proportion des absens, plus élevée partout ailleurs, atteignait, à la date du 2 juin, dans certaines régions, un taux véritablement accablant : ce jour-là, sur 100 écoliers inscrits, il y en avait 45 dans les Hautes-Alpes, 48 dans la Haute-Loire, 49 dans la Lozère, qui ne connaissaient d’autre école que l’école buissonnière. Aussi la tristesse de M. l’inspecteur général Cazes était-elle singulièrement légitime lorsqu’en 1904 il se permettait d’écrire : « La situation est aujourd’hui à peu près ce qu’elle était avant l’application de la loi de 1882 : une moyenne de 5 pour 100 d’enfans dans les campagnes, de 10 pour 100 dans les centres populeux, ne fréquentant aucune école ; et, chose plus grave, les 95 centièmes fréquentant d’une manière tout à fait insuffisante. »

Car, en dernière analyse, avant de se prévaloir avec un confiant orgueil du nombre actuel des conscrits réputés lettrés, il conviendrait de se demander si, parmi les conscrits sachant tant bien que mal lire et écrire, et qui semblent dès lors, dans les colonnes des statistiques, rendre hommage à l’efficacité de nos institutions scolaires, il ne se trouve point beaucoup d’ignorans, dignes à tous égards d’être courtoisement qualifiés d’illettrés. On fit un curieux essai, il y a quatre ans, sur 41 conscrits provenant des diverses régions du 5e corps d’armée, et considérés comme « lettrés ; » plus de la moitié d’entre eux ne pouvaient rien dire de Jeanne d’Arc ; les trois quarts ne connaissaient pas la signification de la fête nationale ; près des deux tiers ne savaient rien de la guerre de 1870. Livrés par l’école à la caserne pour servir la France, ces jeunes gens, en somme, ignoraient tout de la France : pour eux, les grands souvenirs demeuraient sans voix ; les allusions patriotiques étaient muettes et mortes, et lorsque à la caserne on s’efforçait de faire vibrer leur âme, cette âme était sans résonance. En revanche, le plus grand nombre d’entre eux calculaient convenablement ; il semblait que, de tout ce qu’ils avaient appris sur les bancs, ils n’eussent retenu, ou à peu près, que l’importance des chiffres. Des cours d’adultes sont institués dans beaucoup de chambrées, pour combler les étranges lacunes dont a souffert la formation intellectuelle et morale de l’écolier ; ces cours, destinés, avant tout, à des illettrés ou à des ignorans, gardent un caractère très élémentaire ; dans des (garnisons comme Laon, Avignon, Bourges, où les conscrits incapables de lire et d’écrire sont au nombre de 85, 120, 135, l’effort post-scolaire ne peut être, à peu près, qu’une répétition de l’effort scolaire ; et parfois, là où l’ambition de l’école échoua, la caserne, plus modeste en son œuvre de bienfaisance intellectuelle, peut enregistrer quelques succès. On sait que certains instituteurs, s’abandonnant à l’emphase naturelle des imaginations pacifistes, rêvent d’une France sans casernes : se rendent-ils compte que ces casernes dont ils médisent sont l’asile suprême où l’ignorance rebelle entrevoit quelques lueurs de savoir, et qu’elles ménagent aux êtres déshérités, sur lesquels l’école n’a pas su avoir prise, un dernier espoir d’ascension vers un peu de science ? Toutes préoccupations de défense nationale mises à part, il est permis, peut-être, au nom même du souci que nos instituteurs affectent pour l’instruction, de leur demander quelque respect et un peu d’équité pour ce militarisme, qui constate à contre-cœur et répare de son mieux les faillites partielles de nos entreprises scolaires.

Les rapporteurs de la Ligue de l’ Enseignement ont cherché les causes de la mauvaise « fréquentation scolaire ; » ils en notent plusieurs, et spécialement, disent-ils, l’opposition du clergé. Si l’enseignement primaire jette encore, dans les cours des casernes, tant d’illettrés et tant d’ignorans, le clergé serait partiellement responsable. Mais M. l’inspecteur général Cazes apporte un détail qui a sa valeur ; il nous apprend que l’effectif des écoles congréganistes, de 1887 à 1902, n’a pas cessé de s’accroître ; elles avaient, en 1887, 1 123 613 élèves ; en 1901, elles en comptaient 1 374 709. Ainsi, tandis qu’à partir de 1887 l’écart augmente, dans l’ensemble du pays, entre le chiffre des enfans recensés et le chiffre des enfans inscrits sur les registres des établissemens d’instruction, l’on voit, à partir de cette même date, la clientèle des établissemens libres aller croissant. Apparemment, les parens catholiques, chez qui le prêtre est écouté, comprennent et acceptent l’idée d’obligation scolaire, puisque les écoles où s’engouffre la foule enfantine sont précisément celles qui satisfont à leurs susceptibilités ; et les statistiques, par surcroît, constatent que l’assiduité scolaire laisse moins à désirer dans les écoles libres que dans les écoles publiques. Il est d’ailleurs assez étrange que les mêmes publicistes qui se plaignent à d’autres heures de voir le clergé ouvrir trop d’écoles rendent ce même clergé responsable des insuccès constans et progressifs auxquels s’est heurté le principe de l’obligation scolaire. L’exemple du Morbihan, où l’instruction est peu recherchée, est notoirement insuffisant pour faire prévaloir leur thèse ; s’ils veulent bien observer que l’arrondissement de Rochechouart, tristement réputé pour le nombre de ses illettrés, ou que le département de la Creuse, qui n’a pour ainsi dire ni caisses d’école ni commissions scolaires, se distinguent de longue date, au moment des périodes électorales, par leurs votes « républicains, » il faudra bien convenir, immédiatement, que c’est une fraction de la démocratie républicaine, — et de la démocratie la plus avancée, — qui semble le plus insouciante des bienfaits de l’école, et que les éloquentes avances de Jules Ferry, indiquant à tous les petits Français un banc et un pupitre, ont trouvé, parmi certaines populations dont les députés siègent à l’extrême-gauche, un accueil singulièrement froid.

Au lieu de rejeter sur le curé, comme le ferait volontiers la Ligue de l’Enseignement, la responsabilité (de certains insuccès, quelques inspecteurs d’académie invitent les instituteurs à faire retour sur eux-mêmes et à s’accuser eux-mêmes. « L’influence du maître, écrit en excellens termes M. Bruneau, inspecteur d’académie de la Creuse, suffit à assurer une fréquentation régulière. » C’est une sage et juste remarque, que beaucoup d’excellens instituteurs ont vérifiée : en aimant leur métier, ils faisaient aimer l’école. Jules Ferry avait raison, lorsque, pour attirer et pour retenir le petit Français sur les bancs des classes, il souhaitait de créer un corps de maîtres vraiment attachés à leur tâche. Entre la question de la fréquentation et la question des vocations pédagogiques, il discernait un lien : il sentait que l’instituteur qui aurait le goût d’être instituteur éveillerait chez l’écolier le goût d’être écolier. Le problème de l’assiduité scolaire nous achemine, tout naturellement, vers l’autre problème du recrutement des écoles normales, qui préoccupait également l’auteur de nos lois d’enseignement, et, sur ce nouveau terrain, nous trouverons la pensée de Jules Ferry aux prises avec l’ingratitude croissante des circonstances, avec le mauvais vouloir croissant des hommes.


II

« Le pays républicain n’a pas compris, écrivait en 1903 M. Ferdinand Buisson, ou il a déjà oublié, ce que doit être l’école normale d’instituteurs ou d’institutrices dans notre outillage national ; on a fait sur leurs budgets les plus insensées et les plus ruineuses des économies. On continue dans une partie de la France à entretenir des écoles normales qui fournissent à peine la moitié des maîtres ou des maîtresses dont le département a besoin. L’autre moitié se forme où elle peut, comme elle peut. Et elle entre dans les cadres aussi vite, quelquefois plus vite, que les élèves sortans des écoles normales. » D’un mot, M. Ferdinand Buisson résumait cette situation ; il parlait du péril primaire. Le mot fit fortune ; on s’y heurte sans cesse, aujourd’hui, dans les revues pédagogiques et dans les documens parlementaires ; et les projets abondent, très complaisans, très alarmés, pour remédier à la disette des instituteurs, et même pour la prévenir.

Nous observions tout à l’heure que l’assiduité des écoliers alla croissant durant les cinq ou six années qui suivirent la promulgation de la loi, et puis qu’un mouvement de décroissance progressive se dessina. Il semble que l’attrait des jeunes gens vers les écoles normales ait subi ces mêmes vicissitudes de flux et de reflux. De 1880 à 1886, on comptait, annuellement, de 5 à 6 000 candidats ; le chiffre précis, pour l’année 1887, était de 4 638 ; brusquement, en 1891, il descendit à 2 034 ; et l’école normale, depuis lors, a cessé de sourire aux ambitions juvéniles. La France républicaine est l’un des pays où les fonctions d’instituteur sont le moins recherchées : en Belgique, il y a un élève-maître pour 1 962 habitans ; aux Etats-Unis, 1 pour 1 837 ; en Prusse, 1 pour 2 797 ; en Autriche, 1 pour 3 603, mais dans notre France, la proportion du chiffre des élèves-maîtres au chiffre de la population est seulement de 1 à 4 484. L’indifférence des jeunes gens pour les écoles normales a donné lieu, dans certains départemens, à des monographies très instructives : nous croyons intéressant de résumer ici l’une d’entre elles.

Il y avait en 1885, dans le Jura, 60 à 70 candidats à l’école normale ; en 1891, le nombre baissait à 12 ; depuis lors, il s’est relevé, et oscille entre 20 et 30. Ce département possède trois écoles primaires supérieures de garçons, qui comptent de 200 à 250 élèves ; il possède, par surcroît, six ou sept cours complémentaires : les jeunes hommes qui voudraient pousser assez loin leurs études primaires pour être dignes d’entrer à l’école normale ont donc à leur disposition de nombreux moyens de s’instruire. Mais les bonnes volontés paraissent manquer ; et si l’on compte sur les instituteurs pour ramener sur le chemin de l’école normale l’élite de leurs jeunes élèves, on s’expose à de poignans déboires. Autrefois, dans la période d’enthousiasme qui suivit la promulgation des lois scolaires, l’instituteur consacrait volontiers ses veilles à la formation intellectuelle d’un écolier de choix ; il cultivait certains esprits en vue de l’école normale, comme le prêtre, en face, cultivait certaines âmes en vue du petit séminaire ; avec un dévouement qui défiait toute lassitude, il travaillait à augmenter cette grande famille pédagogique à laquelle sa fierté aimait à se rattacher. Aujourd’hui notre personnel scolaire s’est peu à peu désintéressé du recrutement des écoles normales ; à voir une telle inertie, on croirait être en présence d’une de ces familles découragées et déchues, qui n’ont plus la force de prendre soin du lendemain. La tiédeur et l’insouciance parurent gagner les pouvoirs publics eux-mêmes ; on diminua le chiffre des promotions de normaliens ; lorsque, par exemple, le conseil départemental du Jura fixait à 17 le nombre des élèves-maîtres à admettre, le ministère, par raison d’économie, n’en acceptait que 12. A l’heure présente, dans l’ensemble de la France, on compte 300 normaliens de moins qu’il y a vingt ans ; et, malgré cette diminution volontaire des effectifs annuels, il y a des régions où le nombre des candidats sérieux à l’école normale primaire demeure au-dessous du nombre de places disponibles. Les fonctions d’instituteur ont cessé d’être briguées : l’élan des vocations pédagogiques s’est brusquement arrêté.

« On peut craindre, écrivait dès 1889 le directeur départemental de l’enseignement primaire du Nord, que l’obligation militaire ne soit le ver rongeur de ces vocations. » L’anxiété fut justifiée par l’événement : l’école normale perdit un peu de son prestige lorsqu’elle n’assura plus, à l’endroit du service militaire, aucune immunité ; et la loi de 1889 sur le recrutement, dont certains avaient auguré qu’elle viderait les séminaires, contribua surtout, et d’une façon plus irréparable, au dépeuplement des écoles normales.

On a fait de louables efforts pour assigner à ce dépeuplement d’autres causes : on a parlé de l’esprit de mécontentement et d’aigreur, qui soulève une grande partie du personnel scolaire contre la modicité des traitemens ; on a fait valoir l’attrait de certaines occupations commerciales et industrielles, auxquelles l’enseignement primaire supérieur prépare avec fruit ; on a constaté les difficultés qu’éprouvent beaucoup de jeunes gens pour s’assurer le brevet de capacité, requis depuis l’année 1887 à l’entrée de l’école normale. Ce sont là des observations exactes ; elles concourent, toutes ensemble, à expliquer le fléchissement des vocations pédagogiques ; mais la cause essentielle de ce fléchissement, ce fut la mesure qui mit sur le dos de l’instituteur, comme sur le dos du prêtre et de tous les autres Français, un sac de soldat.

Tout de suite la loi militaire fut, comme la loi scolaire, qualifiée d’intangible ; mais l’ironie de la destinée voulut que ces deux chartes augustes se nuisissent entre elles ; l’une requérait une élite d’instituteurs, et l’autre décimait les candidats aux écoles normales. Une loi nouvelle régit aujourd’hui le recrutement de l’armée ; elle aggravera encore, selon toute vraisemblance, la disette dont souffrent ces écoles. Les alarmes grandissent, et, pour les rassurer, M. Aulard ne voit qu’un remède : le l’établissement, en faveur de nos instituteurs, de l’exemption du service militaire.


C’est l’idée que leurs fils ne seraient pas soldats, écrit-il, qui décidait beaucoup de parens à les tourner vers le pénible métier d’instituteurs. Maintenant qu’ils devront faire deux ans de service, comme tout le monde, ces vocations disparaîtront presque toutes, et on ne pourra plus recruter les écoles normales.


Lorsque le clergé catholique, il y a seize ans, fut invité par la République à passer par la caserne, des évêques s’émurent ; mais, confians dans l’idéal qui suscite les vocations, ils demeuraient certains que le déchet serait minime. Si le clergé laïque, voué au service de la Science et de la Démocratie, est au contraire menacé d’une extinction prochaine, est-ce la faute de l’idéal ou bien la faute des hommes ? On comprend que M. Aulard soit troublé ; il avait pensé, peut-être, que certaines idées auraient plus de vertu... Son article s’intitule : Manie égalitaire. Nous connaissons ces deux mots ; ils retentissaient fréquemment dans les débats parlementaires de 1887 et 1888, sur les lèvres des orateurs de l’opposition, qui alléguaient, contre les exigences niveleuses des lois militaires nouvelles, les intérêts de la culture supérieure ou les susceptibilités de l’éducation sacerdotale. On s’indignait alors, à gauche, que la passion de l’égalité pût être traitée de manie. Alors, aussi, M. le major Labordère expliquait devant la Chambre que, pour enseigner avec fruit et avec prestige le devoir civique et le devoir militaire, l’instituteur devait avoir séjourné sous les drapeaux ; il semblait à M. Labordère que les exigences, les émotions et les souvenirs du temps de service, perfectionneraient les aptitudes de nos jeunes maîtres ; allègrement, on les poussait vers la caserne, avec la confiance qu’ils en sortiraient meilleurs instituteurs. M. Aulard, aujourd’hui, leur veut fermer la caserne, pour qu’ils daignent encore entrer à l’école normale ! Leur autorité grandira-t-elle, leurs leçons de patriotisme, — à supposer qu’ils en veuillent donner, — trouveront-elles le même respect et le même écho, si des malveillans pouvaient insinuer que la crainte du service militaire est le commencement des vocations pédagogiques ? Les publicistes d’extrême gauche, en 1889, ricanaient contre les séminaristes qui se faisaient curés pour éviter d’être soldats. M. Aulard a-t-il oublié cette époque, ou bien espère-t-il que, respectueux du deuil de ses illusions, nous aurons la charité de ne point poursuivre certains parallèles ?


III

C’était certes un beau rêve que celui où se complaisait Jules Ferry, lorsqu’il souhaitait de voir surgir, partout en France, des vocations pédagogiques assez nombreuses pour que l’Etat pût n’accepter à son service que les meilleurs ; le rêve fut sans lendemain, et la disette des cadres interdit à l’Etat de se montrer difficile. Mais au moins aurait-on pu espérer que ces vocations, une fois enrôlées pour la grande œuvre d’enseignement, s’y consacreraient avec une scrupuleuse vigilance, que d’elles-mêmes, par une sorte d’instinct de protection, elles préserveraient leur intégrité contre les tentations du dehors, et que l’instituteur, docile aux paroles expresses de Jules Ferry, éviterait « le terrain de la politique militante et quotidienne, de la politique de parti, de personnes, de coteries. » Il est douloureux de constater qu’à cet égard encore les espérances de Jules Ferry furent déçues.

On n’était séparé que par quelques mois des élections de 1881 : ministre de l’Instruction publique, il avait en même temps la présidence du Conseil ; il devait aviser, tout ensemble, à la formation du personnel primaire et à la victoire de l’idée républicaine. Mais il voulait que, dans les mêlées électorales auxquelles il allait présider, l’école demeurât sereine : il profita d’un congrès pédagogique pour dédoubler sa propre personnalité, et pour affirmer aux instituteurs qu’en tant que chef du cabinet, chargé de diriger les élections, il ne demandait rien à leur zèle et même n’en voudrait rien accepter.


Le président du Conseil, déclara-t-il, se croirait déshonoré s’il sacrifiait l’une de ses responsabilités à l’autre, s’il faisait jamais de l’école la servante de la politique, et c’est la République elle-même qui pourrait être singulièrement compromise, si l’on pouvait dire : « Voilà un gouvernement qui fait des élections avec les instituteurs, comme ceux qu’il a remplacés ont essayé de le faire avec les curés ! » Messieurs, cela, nous ne le souffrirons pas ! Nous aurons à présider à cette grande consultation du pays d’ici à peu de mois ; s’il se rencontrait des administrateurs indiscrets, s’il se trouvait, — ce qui est peut-être plus vraisemblable, — des candidats trop pressans, vous leur répondriez : « Notre ministre ne le veut pas ! »


Chargé de préparer et d’assurer la prochaine majorité parlementaire, Jules Ferry ne cédait point à la tentation de mobiliser à cet effet toutes les forces nationales, et si les ardentes supplications qu’il adressait aux congressistes étaient demeurées dans la mémoire des instituteurs, et dans la mémoire surtout de ses propres successeurs, le personnel scolaire aurait vraisemblablement fait moins de bruit dans la politique, et plus de besogne dans les écoles.

Mais l’oubli dans lequel tombèrent ces avertissemens s’explique, en partie, par certain article de la loi même à laquelle le nom de Jules Ferry demeure associé.

La nomination des instituteurs était déférée aux préfets. Avec quelque largeur d’esprit et quelque hauteur d’âme, un président du Conseil pouvait sacrifier à l’avenir et à la dignité de l’œuvre de réforme scolaire l’intérêt électoral du lendemain, et, d’un geste net et désintéressé, enrayer le zèle des instituteurs, tout prêt à se gaspiller pour cet intérêt électoral. Mais les préfets à leur tour, passibles de disgrâce si les urnes étaient frondeuses, pouvaient-ils montrer la même générosité, le même parti pris d’abdication ? Préposés à la fois aux luttes « républicaines » et à la nomination du personnel scolaire, pouvaient-ils faire mauvais visage aux instituteurs qui s’offraient comme auxiliaires dans ces luttes ? Quel risque couraient-ils même, si parfois ils prenaient l’initiative de recruter et de pousser en avant ces utiles agens ? Ils n’avaient guère à craindre, au lendemain de la victoire, la moue désapprobatrice d’un ministère triomphant. C’est ainsi qu’en dépit de la parole de Jules Ferry, qui avait exclu les instituteurs de la bagarre électorale, l’engrenage des circonstances les mêla souvent à cette bagarre et fit d’eux, à certaines heures, et dans certaines communes, des chefs militans de l’action républicaine.

La façon même dont ils étaient nommés les mettait à la merci des influences politiques et les invitait, dès lors, à multiplier les manœuvres pour capter ces influences. Promus par le recteur, les maîtres de l’enseignement primaire se seraient attachés, surtout, à développer leur compétence professionnelle ; ils auraient formé une sorte de corporation bien homogène, soigneusement barricadée contre toutes les préoccupations étrangères au « métier ; » tout au contraire, désignés par le préfet, ils sentirent, bien vite, que les recommandations politiques seraient opportunes, et que c’est par des services politiques qu’elles s’achèteraient. On vit les inspecteurs d’académie, par de pressans avertissemens, dissuader leurs subordonnés d’invoquer ces recommandations, et parfois même les informer, d’une plume passablement naïve, que les démarches des conseillers généraux, députés et sénateurs se heurteraient à l’esprit d’équité de l’autorité universitaire. Mais cette autorité elle-même n’était-elle pas une satellite de la préfecture ? et vis-à-vis des conseillers généraux, députés et sénateurs, qui donc se peut flatter d’être indépendant ? Ce ne sont pas, assurément, les préfets, pour qui c’est faute mortelle, parfois, de se montrer inattentifs ou rebelles aux désirs de certains élus.

D’ailleurs, lorsque, en 1889, la République se crut menacée, le ministre de l’Instruction publique, — c’était alors M, Fallières, — signifia aux instituteurs, par une circulaire, qu’ils ne devaient point « se retrancher dans une sorte de fausse impartialité professionnelle, et qu’ils ne devaient point revendiquer le droit de tenir publiquement la balance égale entre la République et ses ennemis. » On devine que les préfets, chargés de la discipline des suffrages en même temps que de la conduite du personnel scolaire, eurent quelque crédit auprès de ce personnel lorsqu’ils donnèrent à la circulaire de M. Fallières les commentaires et la sanction qu’elle comportait ; et parmi les bousculades de la politique, on vit dès lors de trop nombreux instituteurs laisser péricliter leur dignité. Un directeur d’école normale, écrivant en 1894 à Félix Pécaut, notait en termes chagrins la conséquence de cette maladresse : « A vous parler vrai, lui disait-il, leur véritable et dominant principe, c’est qu’il faut se pousser, et que les recommandations font plus pour cela que tout le reste ; c’est la leçon que l’esprit général du pays, de la famille, de la politique locale, leur a donnée ; ils comprennent mal une langue différente ; un petit nombre seulement seront sensibles à l’attrait d’une noble cause à représenter, d’un grand intérêt national et moral à servir dans l’école primaire ! »

Ainsi parlait ce bon observateur ; et, de fait, la collaboration, rêvée par Jules Ferry, entre l’enseignement primaire et le gouvernement national, se réduisait souvent à n’être qu’un échange de services, — de services petits et mesquins, — entre l’instituteur qui votait et faisait bien voter, et le député légitimement reconnaissant.

Lorsque les circonstances politiques divisèrent le parti républicain contre lui-même, et lorsqu’il fallut opter entre deux nuances ou, pour mieux dire, entre deux orientations, il advint à certains instituteurs d’être poussés, par une fatalité chaque jour plus incoercible, à devenir, dans la République, les hommes d’une coterie : le radicalisme, puis le socialisme, cherchèrent à l’école leurs agens. Une fête se donnait, en mai 1901, pour les groupemens amicaux d’instituteurs de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne ; M. Lavy, ancien député socialiste, chef de cabinet du ministre du Commerce, présidait ; l’orateur fut M. Carnaud, ancien instituteur lui-même, et député socialiste des Bouches-du-Rhône. Vingt ans exactement après le congrès pédagogique où Jules Ferry avait conjuré les maîtres de l’école de se tenir à l’écart des luttes politiques, M. Carnaud, sous la présidence dûment officielle de M. Lavy, leur disait textuellement :


Certains ont essayé de vous prêcher l’abstention. On vous a dit : « Et surtout pas de politique ! » La politique vous a été représentée comme un fléau ; prenez garde ! Si vous vous effacez, on pourra bien nous étrangler la République ! Et si on nous la supprimait, c’est vous qui seriez le gage de la victoire pour nos ennemis, vous qui retomberiez sous le despotisme et sous la tyrannie.


Leurs acclamations faisaient fête et rendaient haleine à l’orateur marseillais, toujours salué par eux comme leur député ; et M. Carnaud leur définissait cette variété de République à l’avènement de laquelle ils devaient travailler : « Le fleuve des largesses, déclarait-il, a trop longtemps coulé vers l’Eglise. Nous en changerons le cours ; et il coulera un jour, j’en ai la conviction profonde, vers l’instituteur, vers l’école laïque. » Les applaudissemens de cet auditoire scolaire dépassaient les murs de la salle ; ils se répercutaient au loin, encourageans et flatteurs, à l’adresse des candidats ou des députés dont le vote, en appauvrissant l’Église, enrichirait les instituteurs eux-mêmes. « Il y a des abîmes, leur criait M. Carnaud, entre ce que vous êtes aujourd’hui et ce que vous serez demain. » Qu’une certaine façon de républicanisme triomphât, et ces abîmes seraient comblés. L’instituteur devenait une puissance électorale dont les partis politiques les plus avancés avaient toute chance d’obtenir l’appui ; c’est en éveillant en lui l’espérance de largesses prochaines, qu’on enrôlait sa belliqueuse humeur ; et l’on oserait à peine, aujourd’hui, rappeler à nos jeunes générations d’élèves-maîtres ces paroles de Ferry : « L’abstention de l’instituteur est d’autant plus nécessaire que le régime sous lequel nous vivons est plus profondément démocratique. Restez là où nos lois et nos mœurs vous ont placés, restez avec vos petits enfans dans les régions sereines de l’école. »

C’est affaire aux vieux maîtres, s’ils aiment, avec cette sérénité, la médiocrité de leur traitement ; les jeunes ont compris qu’une perspective politique leur est offerte, qu’ils peuvent maintenant aspirer, non plus même, comme jadis, à être des forces auxiliaires, mais à être, bien plutôt, des forces dirigeantes, et qu’ils seront les premiers à bénéficier des remaniemens budgétaires qui sanctionneront les victoires électorales. L’or que l’on distribuait au clergé et l’or que l’on « gaspillait » dans les états-majors, les ressources de l’Église et les ressources de la défense nationale, trouveront une affectation meilleure : les Amicales dicteront aux députés leurs votes. M. Carnaud, dans sa conférence, opposait à l’homme d’Eglise, qui est gras, l’instituteur, qui est maigre ; et il annonçait comme toute prochaine l’heure où les hommes politiques diraient : « Dans les Amicales d’instituteurs, il y a une force ; nous voterons pour eux. » Les auditeurs de M. Carnaud se laissaient aller à applaudir cet idéal, et à rêver cette audacieuse simplification politique en vertu de laquelle, le candidat ayant fait « marcher » l’instituteur durant la campagne électorale, l’instituteur, au cours de la législature, ferait « marcher » le député. Les Amicales, à la façon des loges, se transformeraient ainsi en autant de Parlemens au petit pied, dans lesquels les maîtres de l’école donneraient un mandat impératif aux représentans de la nation.

Jules Ferry, invitant les primaires à « veiller d’un œil jaloux sur la chose la plus sacrée et la plus respectable qui soit dans le monde, l’âme de l’enfant, » les appelait à exercer sur la France du lendemain une certaine hégémonie morale ; l’hégémonie à laquelle M. Carnaud les convie s’exercera sur les urnes où les citoyens mettent leurs bulletins et sur les boîtes où les députés rangent les leurs ; et l’on pourra parler, alors, en toute vérité, du gouvernement des instituteurs, au même sens où jadis certains citoyens ombrageux parlaient du gouvernement des curés.


IV

La pente est fatale, et dans les milieux officiels on commence à se demander, avec quelque inquiétude, jusqu’où dévalera, dans l’abîme de la politique, la fraction la plus avancée de notre personnel scolaire, plus empressée, semble-t-il, de faire la loi à la France, que de collaborer docilement, avec les autorités officielles, au relèvement de l’intelligence française. L’esprit d’aigreur fer mente ; les plaintes s’accentuent en menaces ; les mécontentemens s’épanchent en colères. Une question sociale, qui est à proprement parler une question de salaire, a fait son apparition dans le monde des instituteurs ; elle insurge un certain nombre d’entre eux contre les pouvoirs publics ; et l’antagonisme se dessine entre l’école primaire et l’Etat bourgeois.

Voilà vingt ans que la République, fidèle aux désirs de Jules Ferry, multiplie les sacrifices pécuniaires en faveur de l’enseignement primaire. M. Charles Laurent, directeur général de la comptabilité publique, expliquait à la Chambre, à la fin de l’année dernière, que, depuis 1886, les augmentations budgétaires au profit des instituteurs se sont élevées à 49 millions, et que d’ores et déjà, pour les années 1906 à 1908, 29 millions de débours supplémentaires sont engagés. Mais ces dépenses croissantes de l’Etat n’ont pu empêcher beaucoup d’entre eux d’être mécontens de leur métier, mécontens même de leur pays. Dans un roman de grande valeur : Jean Coste, M. Antonin Lavergne s’essaya naguère à nous montrer les désillusions et les détresses de tout genre dont les jeunes maîtres croient avoir à se plaindre : contenant son émotion, surveillant son âpreté, il présentait à ses collègues le miroir dans lequel ils revoyaient leur propre vie. L’emphase optimiste de nos députés et de nos ministres fut désormais gênée : il semblait que les sourdes imprécations de Jean Coste, bourdonnant dans la tête de nos instituteurs, fermassent leurs oreilles aux complimens dont l’éloquence officielle les courtisait, aux promesses dont elle les berçait.

En vain M. Buisson saluait-il en eux je ne sais quelle variété de prêtres, desservant « le temple laïque des fidèles de la seule religion ; celle du Droit, celle de l’Humanité ; » en vain M. Combes s’inclinait-il devant eux comme devant les « ministres d’un culte nouveau qui a pour autel la liberté. » Jean Coste et ses camarades murmuraient, à part eux, que le prêtre doit vivre de l’autel, et qu’eux-mêmes vivaient fort mal. Jean Coste demandait de quoi faire du feu : on lui donnait de la fumée. « Le contraste, écrivait M. Charles Dupuy, est décidément trop fort entre le sacerdoce civique dont on investit les instituteurs et la médiocrité de la situation qu’on leur fait. » Pour tout de bon, bientôt, Jean Coste allait se fâcher.

« La foi de la République dans l’instituteur et la foi de l’instituteur dans la République, disait encore en 1900 M. Ferdinand Buisson, sont deux mouvemens réciproques qui se confondent en une étreinte indissoluble. » Il semble, depuis cinq années, que les mouvemens soient devenus plus lents, et l’étreinte plus lâche. L’instituteur ne se paie plus de mots et de sourires : un journal annonce-t-il à l’enseignement primaire une fournée nouvelle de décorations, le comité d’entente entre les Amicales d’instituteurs de la Seine laisse voir son mépris du cadeau, et déclare que ce qu’il faut, c’est l’amélioration des traitemens, et l’indépendance et la sécurité mieux garanties. Inversement, il n’est pas malaisé de surprendre parfois, sur certaines lèvres radicales, l’expression de quelque mauvaise humeur et même de quelque défiance à l’endroit du personnel primaire. « La République a deux ennemis, disait naguère, en une boutade, le préfet d’un grand département : le moine, d’abord, et puis l’instituteur, car l’instituteur n’est plus républicain, ni radical, ni socialiste, il est anarchiste. » Vingt ans durant, nos hommes politiques, lorsque devant eux on médisait des instituteurs, ébauchaient, tous ensemble, le geste protestataire et scandalisé des dévots qui entendent médire de leur curé ; l’accueil que fit la majorité républicaine de la Chambre, en juin 1904, aux révélations de M. Grosjean sur la crise du patriotisme, témoigne que les susceptibilités sont devenues moins chatouilleuses et que le parti républicain ne veut plus accepter à l’avance et d’une façon systématique la responsabilité de tous les propos et de tous les actes auxquels peuvent s’abandonner, au fond de leurs écoles ou dans la vie publique, certains maîtres aventureux. L’harmonie entre la République et l’instituteur, consacrée naguère par l’onction presque religieuse de M. Ferdinand Buisson, est désormais troublée ; de mois en mois, les fausses notes vont se multipliant.

L’instituteur ne veut pas être toujours, ainsi qu’il dit en son langage, le mulet de l’Université ; en toute occurrence, ce mulet se cabre et se révolte. S’agit-il des cours d’adultes, les menaces de grève qu’adresse à certains inspecteurs d’académie leur personnel d’instituteurs, et le cri de : « A bas les œuvres post-scolaires ! » qui retentit dans les colonnes de certaines revues, déconcertent l’optimisme de M. Edouard Petit, toujours prêt à célébrer, dans ses rapports annuels, le « généreux dévouement » des maîtres de nos écoles. S’agit-il d’élections au conseil départemental de l’enseignement primaire, les circulaires des instituteurs qui posent leur candidature s’allongent en une série de revendications hétérogènes, et traitent toutes sortes de questions, sauf celles pour lesquelles le conseil départemental est compétent : « Je me demande en vérité, lisait-on dernièrement dans un journal pédagogique, ce que les auteurs de ces circulaires auraient bien pu dire de plus, s’ils avaient eu à briguer un mandat de député. »

Mais c’est surtout au jour le jour, dans les manifestations des Amicales, qu’il est curieux d’épier le nouvel état d’esprit et de sentir se révolter certaines souffrances, — ou certaines convoitises. Il suffit d’observer ces manifestations pour constater que les rapports entre la République et les instituteurs entrent dans une phase nouvelle ; et volontiers définirions-nous cette phase en disant qu’une partie du personnel scolaire, sous la pression de certaines influences, se croit appelée à jouer un rôle décisif dans la lutte des classes. Voilà le dernier terme de la politique militante dans laquelle, à l’encontre des conseils de Jules Ferry, les primaires s’engagèrent ou se laissèrent engager : l’instituteur qui parle et agit en tribun révolutionnaire commence à n’être plus une rareté.

L’adjoint, à cet égard, enchérit sur le directeur d’école : l’Émancipation de l’Instituteur, fondée à Paris par de jeunes adjoints, possède dans les Bouches-du-Rhône une section qui glorifie solennellement la mémoire de Louise Michel ; et les « 80 000 instituteurs socialistes » que nous annonce à brève échéance le journal pédagogique de M. Gustave Hervé, trouveront dans les cadres de l’Émancipation une encourageante hospitalité. On s’efforce d’établir, dans le bulletin de ce groupe, que le plus humble commis expéditionnaire de la préfecture est mieux rémunéré que les maîtres de l’école primaire ; les « eunuques sans conscience qui perpétuent cette iniquité » sont insolemment flétris.

Des liens existent, dès maintenant, entre un certain nombre d’Amicales et les syndicats révolutionnaires ; et la portée de ces liens fut soulignée par M. Meurgier, délégué des instituteurs au Conseil supérieur de l’Instruction publique, lorsque, au congrès des conseils départementaux, tenu à la Bourse du travail de Paris, il attesta la solidarité du prolétariat primaire avec le prolétariat ouvrier. On vit, à ce congrès, un membre de la commission administrative de la Bourse du travail se mettre à la disposition des Amicales de province ou de Paris pour les seconder dans l’orientation de ce mouvement. Lyon ne reste pas en arrière ; le Bulletin de l’Union pédagogique laisse augurer comme prochaine la participation des groupemens d’instituteurs à l’organisation, exclusivement révolutionnaire et internationaliste, qui s’intitule la Confédération générale du travail. Dans le Var, les instituteurs syndiqués sont entrés à la Bourse du travail : « l’expérience prouve, lit-on dans la Revue de l’Enseignement primaire, que le corps enseignant n’a pas à gagner à coqueter avec les partis bourgeois ; il est de son devoir et de son intérêt d’aller à son allié naturel : le prolétariat manuel. » Dans le Morbihan aussi, dans les Côtes-du-Nord, dans la Corrèze, dans la Drôme, « Jean Coste et Jean Louvrier, » pour reprendre le mot de M. Antonin Franchet, ont esquissé un mouvement de rapprochement. Or, de deux choses l’une : ou bien les Amicales d’instituteurs ne représentent pas mieux le corps enseignant que les Bourses du travail de Paris et de Lyon ne représentent le véritable monde ouvrier ; et ces groupemens, alors, ne méritent pas l’attention presque déférente dont les honorent les autorités officielles ; ou bien ces Amicales, telles quelles, sont réellement une représentation improvisée, à peu près sincère, de l’ensemble du personnel scolaire, et pourquoi dès lors les laisse-t-on se compromettre, naïvement, avec certaines Bourses du travail, où la seule réforme sérieusement envisagée paraît être, jusqu’ici, la grève des réservistes ? L’heure n’est plus où Spuller et M. Léon Bourgeois, où M. Rambaud et M. Combes en personne, marchandaient à nos instituteurs le droit de s’associer et de se fédérer ; les ministres assistent ou se font représenter aux congrès d’Amicales, et lorsque M. Carnaud proclame qu’ « il ne peut pas y avoir un seul préfet, un seul inspecteur d’académie, un seul inspecteur primaire qui ait le droit de se dresser contre l’Amicale, » cette remarque échappe à tout démenti.

Mais il n’est pas exagéré de souhaiter que l’activité des Amicales se concentre et se cantonne sur le terrain exclusif des intérêts professionnels. Lorsque l’heure sera venue, — et peut-être est-elle prochaine, — où les instituteurs primaires chercheront dans les partis révolutionnaires des champions pour leurs réclamations et des directeurs pour leur action, lorsqu’ils se donneront, ainsi, des chefs en dehors de leurs chefs naturels, l’État osera-t-il intervenir et retourner contre eux, à leur tour, l’argument dont, il y a vingt ans, il se servit contre les membres des congrégations enseignantes employés dans les écoles publiques ? On reprochait aux « Ignorantins » de dépendre à la fois de leur supérieur général et de l’autorité académique ; et voici que les instituteurs, au lendemain de leur embrigadement dans des organisations insurrectionnelles, auront, eux aussi, deux maîtres, d’une part le chef ouvrier qui dirigera leur conscience « prolétarienne ; » et d’autre part l’Etat qui paiera leur enseignement. Le discours de M. Buisson sur l’étreinte de l’instituteur et de la République est d’ores et déjà suranné, et certains jeunes maîtres concertent une autre étreinte, par laquelle s’uniraient et s’harmoniseraient l’enseignement primaire national et le socialisme révolutionnaire international.

Qu’adviendra-t-il de ces menaces ? Seront-elles conjurées demain, seront-elles au contraire sanctionnées après-demain ? Ce sont là des questions auxquelles nul ne peut répondre ; l’avenir seul, — un avenir que les événemens précipitent, — nous dira si les Amicales seront dans l’Etat français un ferment d’anarchie, ou si, tout au contraire, leur puissant développement apparaîtra comme un épisode nouveau du lent et sûr mouvement d’organisation qui tend à grouper ensemble les hommes du même métier. Nous ne pouvons ni ne devons trouver mauvais, — il convient de le dire bien haut, — que l’instituteur français, fatigué des influences locales ou de l’arbitraire préfectoral, veuille obtenir, pour la profession à laquelle il a donné sa vie, certaines garanties d’autonomie ; et nous appelons de nos vœux le jour où l’instituteur, recevant de quelque sous-préfet aventureux des « demandes de renseignemens » ou, pour mieux dire, de délation, pareilles à celles que M. de Benoist citait naguère à la tribune, pourra s’appuyer sur une Amicale solidement constituée, et, fort de cet appui, répudier énergiquement, sans péril pour sa carrière, ces exigences non moins incongrues qu’humiliantes. Les Amicales, sagement conduites, peuvent bénéficier de cette force et de cette respectabilité qui s’attachent naturellement au groupement professionnel ; elles peuvent aider l’instituteur à s’émanciper du despotisme politique et à restaurer, ainsi, la dignité de sa noble fonction. Mais si, dédaigneuses de ce rôle, elles s’abandonnent à la triste envie de jouer aux clubs politiques, ce sera grand malheur pour elles, pour l’école et pour la France. Le régime scolaire, que Jules Ferry voulait mettre au-dessus des orages de la politique, ne doit pas aboutir à subordonner aux intérêts ou aux caprices personnels du « prolétariat primaire » la politique générale du pays.

Pour que les couches nouvelles du personnel primaire fussent satisfaites, il faudrait, paraît-il, que la République dépensât pour elles, chaque année, quarante-quatre millions huit cent mille francs de plus. À ce prix, les Amicales redeviendraient très sages ; les écoles normales seraient plus estimées des jeunes gens ; et les instituteurs, reprenant goût à leur métier, préférant à la visite de la Bourse du travail la conversation de leurs collègues plus anciens, leur demanderaient par quelles ingénieuses industries ils savaient faire aimer aux enfans l’école primaire. Ainsi les Amicales elles-mêmes, dans leur projet pour le relèvement des traitemens, ont souverainement déterminé le nouveau sacrifice, qui doit achever de grever le contribuable français.

Or, l’année dernière, le Parlement votait la laïcisation totale de l’enseignement congréganiste privé ; il jetait dans les bras de l’Etat, à bref délai, 1 600 000 enfans élevés dans les écoles congréganistes. On avait l’espoir, — et on le garde, — que 800 000 de ces enfans pourraient être reçus, sans dépenses nouvelles, dans les écoles existantes ; on s’obligeait à l’avance, d’un cœur léger, à construire des maisons scolaires et à recruter des maîtres pour les 800 000 autres enfans. Les frais ainsi prévus s’évaluent à 56 francs, annuellement, par tête d’écolier. En une simple multiplication, l’on arrive à constater que l’application de cette loi nouvelle coûtera, annuellement, quarante-quatre millions huit cent mille francs. C’est exactement la somme que réclament les Amicales pour la consolidation de l’édifice scolaire existant.

Cet édifice branlait : il y avait des fondemens à affermir, des lézardes à réparer. M. Joseph Chaumié, ministre de M. Combes, engagea le crédit des contribuables, — budget national et budgets communaux, — pour la somme même à laquelle les Amicales évaluaient les frais de remise en état ; mais il aima mieux affecter cette somme à la destruction de l’édifice scolaire voisin. La profession d’instituteur est désertée : faute de maîtres, il y avait, en 1902, 7 456 classes qui renfermaient plus de cinquante ou même plus de cent élèves ; et M. Massé, député radical de la Nièvre, rapporteur actuel du budget de l’instruction publique, annonçait l’autre jour, officiellement, que le chiffre des candidats aux écoles normales, au lendemain de la nouvelle loi militaire, allait encore diminuer. La préparation de nos instituteurs est dépréciée : M. Buisson écrivait, en 1903, que « le tiers ou la moitié des postes sont occupés, pour une trentaine d’années, par un personnel qui risque de n’avoir ni l’esprit laïque ni la culture pédagogique ; » et M. Massé déplore à son tour, dans son rapport, qu’on doive avoir recours, pour combler les vides, à des jeunes gens qui ne sont munis que du brevet élémentaire. Le nombre augmente, enfin, des instituteurs à qui leur fonction pèse et répugne : les hommes politiques influens pourraient nous dire combien ils ont apostille de pétitions dans lesquelles des « primaires, » en échange de quelque service électoral, sollicitaient quelque petit poste dans les finances ou dans une autre branche de l’administration. Et c’est sur de telles entrefaites, que la loi de M. Chaumié contraint la République à trouver, bon gré mal gré, pour notre personnel scolaire, un fort contingent de recrues nouvelles : on les prendra où l’on pourra ; au besoin, peut-être, on gardera les congréganistes sécularisés, en les transplantant et en changeant leur habit ; en robe, ils ne coûtaient rien à l’Etat ; en redingote, ils lui coûteront. La loi que M. Buisson, député, s’est flatté de soutenir et de voter aggravera le péril dont s’alarmait M. Buisson pédagogue. Ainsi se perpétueront les sérieuses lacunes qu’en près de vingt-cinq ans l’œuvre scolaire de Jules Ferry fut impuissante à combler ; et les intentions constructrices dont cette œuvre témoignait seront peut-être irrémédiablement compromises par des successeurs dont l’anticléricalisme ne vise qu’à dévaster, et qui semblent croire que, pour éviter une ruine, il n’y a pas de meilleure tactique que de travailler à la ruine d’autrui.


GEORGES GOYAU.

  1. Il est d’ailleurs très malaisé de déterminer d’une façon absolument précise l’écart entre les inscrits et les recensés : car un certain nombre d’enfans sont, au cours d’une même année, inscrits dans des écoles différentes. C’est ainsi qu’en 1887 le nombre des enfans d’âge scolaire était de 4 729 511, et le nombre des inscriptions d’enfans sur les registres scolaires s’élevait à 4 752 968 : le même enfant figurant parfois sur divers registres, le chiffre des inscrits paraissait supérieur à celui des recensés ! Cet exemple témoigne combien les observations et les expériences des autorités académiques ou militaires sont, en définitive, plus utiles que les statistiques pour l’étude de cet ordre de questions.