Le Pain
MAURICE BOUCHOR
LE PAIN
Ô pain des hommes, fruit merveilleux de la terre !
Depuis que le semeur pensif et solitaire
Aux noirs sillons t’a confié,
Par quel tenace effort, grain de blé, puis brin d’herbe,
Jeune épi, mûr enfin pour la faux et la gerbe,
As-tu si bien fructifié !
Par quel âpre vouloir, germe visible à peine,
Qui rêvais enfoui dans le sol de la plaine,
As-tu jailli vers le ciel bleu,
Gonflé de tous les sucs de la glèbe féconde,
Pour devenir, un jour, ce pain à croûte blonde,
Doré par le baiser du feu !
Pour que fût accompli ce magnifique ouvrage,
Il a fallu que l’homme ajoutât son courage
À la patience du champ,
Que l’ardeur du soleil et la fraîche rosée,
L’air du ciel pénétrant sous la terre brisée,
Vinssent en aide au soc tranchant.
Pour que le grain naquît de la chétive graine,
Il a fallu des bœufs que l’énergie humaine
Eût dressés au rude labeur,
L’infatigable faux, la meule qui se hâte,
L’eau, le sel, le levain frémissant dans la pâte,
Le rouge embrasement du four !...
Fait par tous et pour tous, dis-nous, ô pain des hommes !
Qu’il serait temps de vivre en frères que nous sommes,
Las enfin de nous égorger ;
Inspire-nous l'horreur de la lutte farouche
Où nous nous arrachons les morceaux de la bouche
Au lieu d’apprendre à partager !
Parle, et que dans nos cœurs ton appel retentisse !
Dis-nous qu’il faut toujours avoir faim de justice,
Toi dont le pauvre a toujours faim !
Dis-nous qu’en allégeant la commune souffrance,
Nous devons préparer le jour de délivrance
Où nul ne manquera de pain !...
« J’étais, nous diras-tu, la semence enfouie
Dans le champ vaste et nu que défonce la pluie,
Que soufflette le vent glacé ;
Lentement je grandis ; je me gonflai de sève ;
Je portai mes fruits d’or ; mais la gloire en fut brève :
La faux sifflante avait passé.
« Pourtant je survécus par une force étrange.
Moissonné, flagellé, je languis dans la grange ;
J’étouffai dans un sac trop plein.
On me porta, plus tard, au bord de la rivière ;
Et là je fus broyé par une lourde pierre
Qui tournait au chant du moulin.
« Il ne resta de moi qu’une fine poussière.
Mais ma force brisée y sommeillait entière,
Et je rêvais, calme, attendant,
Lorsqu’un être inconnu, m’ayant pris à poignées,
Mouillé, pétri, malgré mes plaintes indignées,
Me plongea dans un four ardent.
« Je palpitai d’horreur sur la pelle rougie
Où s’évanouissait ma dernière énergie ;
Cette fois, j’étais bien dompté :
Je mourus... Mais le souffle embrasé de la flamme
En moi sut éveiller, ô merveille ! une autre âme,
Et soudain je ressuscitai !
« Alors je fus le pain qui donne à tous la vie ;
Et c’est joyeusement que je me sacrifie,
Car en toi, peuple, je vivrai.
Ton sort ressemble au mien, je veux qu’il s’accomplisse ;
On t’a fauché, broyé, meurtri ; mais ton supplice
Enfantait l’avenir sacré.
« Tu mourus mille fois, mais toujours pour revivre. À cette heure, le souffle éperdu qui m’enivre Nous annonce les temps rêvés. À l’œuvre, ô travailleurs du siècle qui commence ! Je viens vous soutenir dans votre tâche immense : Prenez-moi, mangez, et vivez ! »
Voilà ce que le pain dit à qui veut l’entendre. Peuple, écoute monter son appel grave et tendre De l’ardente splendeur du four ! Offre le pain de vie à quiconque en demande, Et la terre, demain, ne sera pas trop grande Pour ce vaste banquet d’amour !</poem>
(SINNET, éditeur.)