Le Pain (Reclus)/4

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(p. 25-30).


IV

PAIN PORTE-BONHEUR


Symbole et Moyen de Fertilité, de Fécondité,
de Richesse et d’Abondance


Dès la faim apaisée, c’est un désir bien naturel que celui de ne plus manquer de pain, d’en avoir toujours à suffisance et même en abondance. Il n’est de richesse supérieure à la précieuse denrée, contre laquelle s’échangent toutes commodités, étalon par excellence et mesure universelle des valeurs. Dès qu’on est pourvu de ce côté, on peut « voir venir » et attendre les événements. Aussi, dans la langue populaire et les théories magiques, les idées abstraites d’abondance, d’aisance et de luxe, de fertilité et de fécondité, de bonheur et d’avenir assuré, trouvent leur expression la plus répandue dans le groupe d’objets dont le pain est le représentant le plus naturel, tels que blé, paille, farine, etc.

« Il n’est pas sage de rester la nuit sans avoir au buffet pain ou quignon. C’est que, voyez-vous, la bonne chance ne séjourne en nul endroit plus volontiers que sur la miche : elle ne peut se souffrir dans la maison dont on vient d’emporter la dernière croûte. »

Pareillement, un Alfure Minoha des Célèbes ne videra jamais complètement la gamelle dans laquelle il mange son riz, à moins qu’il ne soit tout à fait sûr qu’elle va être immédiatement remplie à nouveau. C’est que, voyez-vous, il faut toujours laisser du riz pour faire graine.

Glose : Sur l’Arche de l’Alliance entre l’Éternel et son peuple, douze pains étaient déposés, un par tribu. La gloire du Très-Saint les illuminait et leur communiquait ses vertus divines. Tant qu’ils étaient renouvelés, la Maison d’Israël ne devait pas manquer. Ces « pains de proposition » étaient le porte-bonheur du peuple de Dieu, constamment regardé par Javé d’un « œil favorable », ils étaient le réceptacle de ses bénédictions. Ce fut peut-être en imitation de cette prescription de l’Ancienne Alliance que, dans la Nouvelle, il fut longtemps coutume d’enfermer dans la boule du clocher, juste au-dessous de la Sainte-Croix sur laquelle était perché le coq symbolique, d’enfermer, disons-nous, un ou plusieurs boisseaux de blé. Les uns plantant, les autres arrosant, les uns et les autres mettaient du grain en plein ciel, le plus près possible du « Dieu qui donne l’accroissement » ; plus large était l’offrande qu’ils avaient faite, plus devaient être riches les moissons qu’ils attendaient. Encore aujourd’hui, la grandeur des clochers est évaluée par la contenance en blé ou or de leur boule.

Le dôme qui est élevé au Caire sur la Mosquée sépulcrale de l’Iman porte à son sommet une barque dans laquelle, naguère encore, on déposait des cruches d’eau du Nil et cinq boisseaux de blé dont les oiseaux étaient seuls à profiter. Mobile sur un pivot, la barque est une grande girouette, fort observée par les fidèles qui notent attentivement ses girations, surtout celles qui se font dans le vent ou malgré le vent ; car on dit que ses mouvements sont prophétiques et annoncent des événements publics d’une haute importance, tels que des guerres heureuses, la mort de personnages considérables, l’abondance ou la disette.

Notre première idée avait été de voir dans cette pratique musulmane en Égypte un anneau de transition entre la coutume juive et la coutume chrétienne, mais, après réflexion, nous sommes portés à lui attribuer la plus ancienne origine, et à la considérer comme un souvenir de la barque solaire qui jouait un si grand rôle dans les conceptions religieuses, et, en même temps, comme un souvenir des barques d’offrandes à Osiris, le divin Agriculteur, auquel on payait religieusement son tribut, afin qu’il regardât d’un œil favorable le pain et le blé de l’Égypte. Suivant cette interprétation, la barque de blé tout en haut de la mosquée serait une sorte d’autel aérien.

Les lamas bouddhistes s’y prennent autrement. Leur invocation au ciel n’est pas toujours faite que pour leur paroisse, que pour leur pays. En une certaine occasion, ils le prient pour la terre entière ; et, prenant un disque légèrement creusé, une assiette qu’ils appellent le monde-mandala, ils l’emplissent à plusieurs fois de blé et le lancent dans l’air pour bien faire comprendre au Très-Haut sur son trône ce que l’on attend de lui.

« Si vous allez habiter une maison nouvelle, trouvez-y pain nouveau. Faites mieux, passez le seuil en portant une miche devant vous à bras tendus.

« Ayez toujours pain sur planche. S’il survient quelque gros accident, si la maison prend feu ou la grange voisine, pensez d’abord au pain. Rien de tel pour assurer la jugeote que de la fixer tout d’abord sur le « don de Dieu ».

« Au repas de Noël, laissez jusqu’au lendemain des restes de tous plats sur la table. En fait de pain, plutôt qu’un morceau, laissez miche entière. Par la vertu de continuation et de multiplication que déverse Dieu en cet heureux jour, vous et votre famille ne manquerez jusqu’à l’autre Noël. Allez à la grand’messe avec du pain, avec du blé plein vos poches. Ce blé sera bénit et vous le sèmerez, ce pain sera bénit et vous le mangerez : du pain et du blé, vous aurez plein profit et l’entier rendement. »

En cette même nuit, on mange à gogo, on boit tout son saoûl. Le plancher est jonché de paille que les pieds des joyeux banqueteurs remuent exprès de moment à autre. Et du paillis, bon paysan tresse des tortillons qu’il ira nouer, grave et muet, autour des arbres du verger ; aux branches il appendra guirlandes, dans les écorces il piquera chaumes et paillettes. Pour faire quoi ? Pour que le feu du ciel ne touche pas les fruitants et pour qu’ils donnent beaucoup dans l’année.

Parallèlement à ces croyances de notre Occident, les Aïnos velus du Japon torchent des chiffons de couleur dans une botte de paille qu’ils fichent sur une perche. Nous prendrions ce mannequin pour un épouvantail aux oiseaux, mais eux, tout naïvement, le présentent comme leur Dieu de la richesse, richesse bien modeste. À fidèles pauvres, Dieu indigent. Ils attachent le marmouset au toit de leur cabane, le hissent en haut du misérable grenier.

Il en est de la fécondité de la femme comme de celle de la Terre. Il n’est peuple agricole qui, dans les cérémonies nuptiales, ne prodigue blé, orge, avoine ou leurs équivalents, tels que riz et maïs.

À Ceylan, le fiancé et ses amis apportent leurs présents à la fiancée qu’on installe sur une table, à mi-jambes dans un monceau de riz. Dans les diverses provinces de l’Inde, dans l’archipel malais, on jette du riz sur la tête de la fiancée ; en Chine des grains de blé. En Albanie et en Allemagne, la mariée s’en met dans les souliers. Dans les contrées slaves, on déverse sur la nouvelle épousée toute une pluie de blé, de pois et d’orge ; elle en répand elle-même dans chaque chambre, à tous les coins de la maison ; et le soir, en se déshabillant, autant il lui restera de grains dans le sein, autant elle portera d’enfants. C’est encore une coutume dans le Yorkshire de couper le gâteau de noces en petits morceaux qu’on jette à la tête des nouveaux mariés.

Ce qui suit est de « même farine » :

« Mettez un croustillon dans la bouche du nouveau-né. Le pain et lui seront paire d’amis et le mioche deviendra robuste et point gourmand.

« Que le parrain n’oublie pas d’enclore deux ou trois miettes dans l’acte baptismal, afin que le filleul soit toujours pourvu.

« Dans le berceau, sous la couchette, un chanteau, et dès que le marmot marchera, vous lui en attacherez un fragment au cou par un cordon. »

Les Alfures de Ceram usent de la même précaution. À la naissance d’un rejeton, ils suspendent au-dessus de la case une noix de coco emplie de riz et de sagou et la laissent aussi longtemps qu’elle veut tenir. C’est pour que le jeune citoyen ait de la mangeaille par dessus la tête.

Nous avons vu avec quelle minutie il faut veiller à ne pas laisser une miette se perdre. Tant s’en faut néanmoins que cette économie implique avarice ; loin d’exclure la libéralité, elle a pour objet de la rendre plus facile, tout en lui donnant plus de prix. Le pauvre qui contribue « même de son nécessaire » est loué pour sa générosité, la veuve est admirée pour le don de sa « pite » ; mais le riche parcimonieux est estimé à l’égard d’un criminel, et quant au prodigue, il est, par le Coran, qualifié sans ambages de frère de Satan.

De bonne heure s’établit la croyance, nous pourrions dire le dogme, qu’à l’avarice de l’homme envers ses semblables, envers les dieux et les morts, la Terre répond par la stérilité, et le Maître du Ciel par le refus des rayons du soleil bienfaisant, par le refus des pluies vivificatrices. Si l’homme s’attendait à ce que les puissances célestes fussent généreuses envers lui, ne fallait-il pas qu’il leur donnât l’exemple ! Même les abeilles passent pour ne pas se complaire chez le paysan « trop serré » et ne vouloir donner dans ses ruches que le moins de miel possible.

Le plus précieux produit de la Terre, notre mère à tous, le pain qu’implore la prière dominicale de « notre Père qui est aux cieux », le pain n’a jamais été considéré comme une propriété semblable à toutes les autres. La conscience publique s’est toujours refusée à mettre sur la même ligne le vol de dix sous et le vol d’un pain de cinquante centimes.

On prétend que le sac de farine doit être délié dès qu’il est apporté du moulin, et que la farine doit être immédiatement déversée, sans quoi la langue du nouveau-né ne se délierait pas non plus ; le fils, espoir de la maison, serait « noué » de corps et d’intelligence. La raison du dicton n’est pas difficile à saisir : plus tôt la farine est mise en usage, plus vite elle est utilement consommée, plus ceux des alentours qui en manquent, plus les nécessiteux que le hasard amène par là ont chance d’en obtenir. On a la recommandation : « Ne touche au pain que pour le couper, ne coupe le pain que pour en manger, ne mange au pain que pour en faire manger. » Les Français ont le proverbe bien connu : « Pain coupé n’a maître », et pour être bien compris il doit être rapproché d’un autre précepte, d’après lequel le patron et la patronne ne doivent pas mettre sur la table du pain sans l’entamer. La maison où l’on « serre le pain » est mal notée. En « rompant le pain en commun », les Chrétiens de la synagogue de Jerusalem conquirent le monde gréco-romain à leurs doctrines et célébraient un mystère que l’Église postérieure n’a jamais réussi à détourner tout à fait de sa signification première.

Il était autrefois mal vu de « compter les pains cuisant au four ». Si on les compte, disait-on, ils ne réussiront pas et ne profiteront guère. On objecte, tant la tradition a été vite perdue : « Mais si le pain n’était pas compté, il pourrait en être enlevé quelques-uns. » Assurément, c’est aussi ce que l’on voulait, mais sans paraître le savoir. On estimait que du pain ne peut être détourné que « pour le bon motif ». Et puis, fallait-il être sévère envers les pauvres, qu’on estimait alors être les représentants, en quelque sorte les fondés de pouvoir du Dieu qui donne du pain ? « Que Dieu nous préserve, dit une prière musulmane, de nous arrêter jamais devant la porte de l’avare, maison devant laquelle l’eau est mesurée et le pain compté avant qu’il soit cuit. »

Il est de coutume universelle qu’au jour des épousailles les amis fassent assaut de générosité afin d’assurer la fécondité de la nouvelle union. Les époux, à leur tour, tiennent à se montrer généreux, au moins envers les plus indigents de leurs concitoyens, afin que leur lit ne soit pas frappé de stérilité. C’est un échange de présents contre des cadeaux, gratifications contre gratifications ; mais les nouveaux mariés ne peuvent pas toujours tenir tête à la communauté ; il n’est pas rare qu’ils s’épuisent en libéralités, s’endettant de plusieurs années, et même se ruinant de fond en comble… Selon leurs moyens, ils font largesse d’or, d’argent ou de cuivre, offrant d’un large gâteau à quiconque vient les complimenter.

« Merci la belle épousée, et que Dieu vous le rende au centuple ! » Pendant les huit premiers jours, la jeune femme ne laissera pas sortir un visiteur sans l’avoir fait goûter au pain, et l’avoir instamment prié de manger son morceau jusqu’au bout.

Le laboureur qui prépare la semence fait pleine et large boisselée, afin qu’à la récolte les gerbes débordent des greniers. « Il ne faudrait pas, dit-il, commencer par se montrer ladre et pingre. » « Selon que vous mesurez, lit-on dans l’Évangile, vous serez mesurés. » En plusieurs cantons, une gerbe non battue est mise dans la cour tout en haut d’une perche, pour que les oiseaux la picorent. À la Noël, les paysans allemands ont accoutumé de jeter du grain sous les haies pour que moineaux, rouges-gorges et autres oisillons se réjouissent aussi en ce jour d’universelle allégresse.

On recommande au patron et à la patronne de ne pas s’asseoir sur la maie. La maie croirait à l’avarice des maîtres, et ne donnerait qu’un pain sans saveur et sans vertu.

Les invités sont priés de ne rien laisser du pain qui leur est présenté ; s’ils laissent des restes, ils s’en feraient mal aux dents, ou ils empêcheraient le beau temps de venir.