Le Pain (Reclus)/3

La bibliothèque libre.


III

LE RESPECT DU PAIN


Toujours astreint à l’antique loi : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage », l’homme peine et fatigue pour avoir sa pitance journalière, marche, court et s’agite, supporte de durs travaux. Pour gagner sa vie, plus d’un s’expose constamment à la perdre. – « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien » est la prière que la chrétienté adresse chaque matin à son « Père qui est aux cieux », elle n’oserait demander celui du lendemain, et cependant « avoir sur la planche son pain » et celui de ses enfants est de tous le désir secret et avoué. Mais avec les sécheresses et les inondations, avec le manque de routes et de moyens de transport, avec les guerres et les massacres, avec les impôts et les douanes, plus meurtriers à la longue que de sanglantes batailles de temps en temps, les nations n’ont jamais cessé d’être hantées par le spectre de la disette. Les épouvantables famines qui, faute de travaux d’irrigation, désolent l’Inde périodiquement, sont toujours la honte du gouvernement impérial britannique. Tandis que nous écrivons, en juin 1880, la Roumélie, l’Asie mineure, la Perse se relèvent à peine du fléau qui vient de les décimer, de navrantes nouvelles nous arrivent de l’Arménie, et depuis plusieurs mois la Chine pousse des cris de détresse que l’Europe n’entend pas. Serait-ce parce qu’elle écoute les gémissements de l’Irlande, les soupirs angoissés que pousse la province des Confins Militaires ?

Grâce à nos moyens de communication tout modernes d’une province à l’autre, grâce à nos transports rapides de l’Europe Orientale à l’Europe Occidentale, et d’Amérique en Europe, nous pouvons espérer que nos pays civilisés sont maintenant à l’abri des terribles disettes, qui, dans les siècles passés, les désolaient périodiquement. Il peut y avoir encore des disettes, entendons-nous dire ; il n’y aura plus de famines. Les ports les grands marchés regorgent de céréales de toute espèce et de toute provenance ; ce qui nous manque parfois, ce n’est plus le blé, mais seulement les moyens de l’acheter ; en définitive, la population la plus nombreuse, la plus pauvre, manque souvent du pain qui lui est nécessaire.

Nous apprenons par le Banquet de Trimalcion que les Romains baisaient la table sur laquelle ils venaient de manger ; car la table qui porte le pain leur était sacrée. Dans la plupart de nos fermes, pour ne pas dire dans toutes, c’est la place qu’occupe la grande table qui est considérée comme le lieu le plus honorable de la maison, à un plus haut degré encore que le lit conjugal. À la mort du chef de famille, elle doit faire place au cercueil, car c’était à la table qu’était le siège d’honneur du « Maître du Pain ».

Quant au pain lui-même, il est objet de respect dans les pays où il est relativement abondant ; objet de vénération dans ceux où l’on est exposé a en manquer. Gaspiller la nourriture que des pauvres seraient heureux de ramasser dans la rue a toujours paru aussi répréhensible que serait le vol ; et l’on a souvent mis de pair avec le meurtre le fait de détruire délibérément ce qui pourrait faire vivre un homme. L’opinion réprouve sévèrement le prodigue égoïste et stupide qui se prévaut de son droit de propriété pour anéantir ce que l’on a si justement appelé « vivre ». Les Égyptiens et les Arabes ont la même expression, ils donnent au pain le nom d’Ezsh, la vie. Les Hébreux employaient une heureuse expression : « Bâton de vie », que leur ont empruntée les peuples Chrétiens. Les Arabes possèdent aussi cette expression, l’ayant peut-être de leur propre fonds.

« Quatre choses, disent les rabbins, nous ont été transmises relativement au pain :

« Ne jamais le jeter.

« Ne pas lui faire toucher viande crue.

« Ne pas appuyer une assiette contre lui.

« Ne pas tenir au-dessus son verre plein. »

Pourquoi la seconde prescription ?

Probablement parce que la viande crue, que mangent les animaux et non les hommes, est de qualité trop inférieure pour être mise sur le même plan que le pain, la chose la plus précieuse qu’il y ait en ce monde.

Et pourquoi la dernière ? Sans doute parce que le liquide pourrait tomber sur le pain par mégarde, peut-être aussi parce que l’attitude manquerait de respect à son égard ; peut-être encore parce qu’il ne faut pas intercepter la bénédiction qui sur lui descend du ciel à tout instant.

De leur côté, les anciens Mexicains disaient qu’il était dangereux de ne pas ramasser toute de suite le maïs qui tombait sur le plancher. Le maïs n’aurait pas manqué de se plaindre au Dieu qu’on lui manquait de respect.

Les Mogols blâment toute déperdition de nourriture avec une sévérité qu’on a rapprochée de celle des catholiques veillant à la conservation des hosties du saint-sacrement.

Les grand’mères allemandes enseignent à leurs enfants à respecter le pain : elles ont toute une série de préceptes dont l’origine se perd, il est permis de le dire, dans la nuit des temps : « Petit chéri, si tu laisses tomber ton morceau de pain, baise-le avant de le reporter à la bouche. » De même les Égyptiens ne permettent sous aucun prétexte qu’on détruise ou seulement qu’on salisse le plus petit fragment de pain. Au Caire, Lane a vu plus d’une fois un passant ramasser des débris de pain qui, par quelque accident, étaient tombés dans la rue, les passer trois fois devant son front et ses lèvres, puis les poser respectueusement sur une borne, pour qu’un chien, tout au moins, en profitât. Au même Lane on raconta que deux domestiques assis devant la porte mangeaient leur repas quand un bey vint à passer avec tout un cortège d’officiers à cheval. Un des domestiques crut devoir se lever et saluer. Le haut fonctionnaire, le toisant avec indignation, lui demanda : « Qui donc est ici le plus digne de respect, le pain ou moi ? » Et, sans attendre la réponse, il fit un signe bien connu. Un acolyte s’avança et la tête de l’homme trop poli roula dans la poussière. « Ne fais pas fi des miettes. Des miettes et des miettes, c’est le pain.

« Garde-toi bien de marcher sur du pain, ne serait-ce que sur des miettes. Serais-tu un charretier menant sa charrue chargée, évite de les écraser sous tes roues. Si tu le faisais, le pain, les miettes pousseraient un cri que tu n’entendrais peut-être pas, mais que Dieu entendrait, et il te punirait en te rendant tout à fait sourd si ta maladresse est inexcusable ; en te rendant sourd de l’oreille gauche si tu es excusable. » On dirait ici un écho de la sagesse talmudique : « Qui laisse les miettes se perdre après sa mort les ira quêtant, errant et errant jusqu’à ce qu’il les ait toutes retrouvées, les distinguant à peine à travers le sang qui ruissellera de ses yeux. »

Suivant une autre version : « Le diable, colligeant les miettes dont tu fais fi, les dépose une à une dans une « cache » à lui. Une fois mort, ton cadavre sera pesé contre les miettes, et si elles sont plus lourdes tu iras en enfer, où les démons te les jetteront à la face, ces miettes chauffées à blanc, devenues dures comme l’acier, et tu n’auras d’autre nourriture. »

« Ton pain est immangeable ? Ne le jette pas pour cela ; il peut être utile à quantité d’usages que tu ne sais pas, et si tu ne peux autrement t’en servir, brûle-le au feu ou dans le four. » Nous aurons à revenir sur cette prescription.

La grand’mère n’a pas fini, elle a d’autres renseignements.

« Le pain ne profite pas quand on le pose sens dessus dessous », car ce n’est pas le tout de manger, il faut encore que la nourriture soit assimilée. « Quand j’aurai rompu le bâton du pain, menaçait le Dieu de Moïse, vous mangerez et ne serez point rassasiés. »

« Et le pain étant ainsi bestourné si on le laissait dans cette position toute la nuit ou plus longtemps, le diable aurait prise sur les gens de la maison, chaque minute d’oubli ajoutant à son pouvoir. »

« Mon petit Jean, rappelle-toi de ceci : Qui coupe le pain droit à la fortune ira tout droit. Et toi, ma petite Jeanne, n’oublie pas : Qui coupe le pain de travers, tout lui marchera de travers. »

Petit détail. Les manuels du bon ton et de la civilité puérile et honnête insistent sur un point qui longtemps me parut mystérieux : à table, il faut rompre le pain qu’on mange, il n’est rien de plus bourgeois que de le couper bouchée par bouchée. « Pourquoi cela ? demande-t-on à la comtesse de Raineville. — Parce que ! — Mais encore ? — Parce que cela ne se fait jamais dans la société des gens comme il faut ! »

Il est curieux de constater une fois de plus la concordance entre les articles du « code de déportement » chez le beau monde et les rustres. Mais les rustres ont un avantage, ils disent pourquoi.

« Le pain, expliquent-ils, est ami de l’homme et non pas du couteau ; il lui déplaît qu’on lui manque de respect par l’intervention sans nécessité d’un objet étranger. Ça l’agace quand on le cuit si on le touche avec de la ferraille, et la fournée tourne mal. Une autre preuve, c’est que la vache maigrit et que ses pis se dessèchent quand, au lieu d’émietter son pain, on le coupe dans son écuelle de lait. »

La raison est péremptoire. Nous ne la discuterons pas, laissant cette explication pour ce qu’elle vaut. Cependant nous ne serions pas étonnés pour notre compte que la prescription datât d’une époque à laquelle il était rare que chaque individu possédât un couteau de table et même un couteau de poche : d’une époque à laquelle le fer, récemment introduit et pour des usages très spéciaux, passait pour être profane et ne devoir être mis en contact qu’à bon escient avec le pain, cet objet sacré !