Le Pain à Paris/02

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Le Pain à Paris
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 400-435).
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LE
PAIN A PARIS

II.
LA RÉGLEMENTATION MODERNE ET LA LIBERTE.

Le système réglementaire qui a pris fin le 1er  septembre 1863 a pour point de départ un arrêté du gouvernement consulaire en date du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801). Les partisans de ce régime, ayant à cœur de le mettre sous la protection d’une grande autorité, nous le présentent comme une inspiration spontanée du premier consul, et comme s’il était sorti tout d’une pièce de ce cerveau fiévreux où tant de choses s’élaboraient en même temps. Cette impression, à peu près générale, n’est pourtant pas exacte. Pendant une existence de soixante-deux ans, le règlement de 1801 a subi des transformations qui en ont dénaturé le caractère primitif et la portée commerciale. On sait par exemple que l’idéal du premier consul, en réorganisant la boulangerie parisienne, était de créer une corporation forte et riche, réalisant d’assez gros bénéfices en temps ordinaire pour qu’on pût rejeter sur elle les mauvaises chances des disettes. Au contraire, la boulangerie s’est tellement obérée, est devenue si chétive qu’elle a provoqué par l’importunité de ses plaintes l’expérience économique dont elle s’effraie peut-être un peu au moment décisif. De pareils mécomptes ont presque toujours lieu quand l’autorité se substitue au libre commerce avec la prétention d’assurer les subsistances : les administrateurs sont dominés à leur insu par toute sorte d’influences, de préjugés, de vagues frayeurs, et leurs actes sont rarement autre chose que des expédiens. Si l’on veut se faire une idée exacte de la réforme actuelle, il ne faut pas la détacher des incidens qui l’ont amenée. Reprenons donc l’histoire du pain où elle a été laissée dans la précédente étude[1], consacrée à l’ancien régime.


I.

On ne pourrait pas citer beaucoup d’exemples d’un détraquement social pareil à ce qu’on a vu sous le directoire, et cependant on ne connut pas, pendant cette période, les inquiétudes pour les subsistances qui accompagnent presque toujours le désordre politique. Le pain était abondant à Paris et s’y vendait beaucoup moins cher qu’à Londres. Il semble qu’après les sanglantes journées de prairial les conspirateurs aient renoncé à faire entrer dans leurs calculs l’odieux espoir d’affamer le peuple. Dès lors les effets économiques de la révolution se font sentir. Le morcellement des grands domaines avait livré beaucoup de terres à l’ingénieuse activité des paysans. L’enseignement théorique de l’agriculture était installé, et les bonnes méthodes se vulgarisaient rapidement. La production allait croissant et dépassait probablement les besoins. Le gouvernement, qui acceptait en paiement de l’impôt foncier des quantités considérables de grains au prix de 15 francs l’hectolitre, n’était plus forcé d’avoir recours aux réquisitions, ni de faire pour l’approvisionnement des armées une concurrence funeste au public consommateur. Enfin la spéculation sur les denrées, au lieu d’être entravée par tant d’obstacles et de périls, jouissait d’une liberté à peu près complète, et cette amélioration était sans doute la plus efficace de toutes.

À Paris, chacun pouvait fabriquer, vendre ou acheter le pain sans que la police s’en mêlât. Le nombre des boulangers était illimité et pour ainsi dire insaisissable, car il variait incessamment. Quand le blé tombait à vil prix, les boulangers forains ou même des fermiers se mettaient à cuire pour Paris, et y apportaient du pain qu’ils offraient au rabais à domicile, dans des marchés, ou même en pleine rue sur des tréteaux. Beaucoup d’ouvriers du métier s’installaient tant bien que mal, se faisaient une petite clientèle et parvenaient à gagner leur vie en manipulant chaque jour moins d’un sac de farine. Dans ces veines de surabondance, on estimait que les marchands de pain, établis ou mobiles, étaient au nombre de 2,000 pour une population d’environ 550,000 âmes. Quand ce brocantage n’offrait plus de bénéfices, les campagnards restaient chez eux : beaucoup de petites boutiques se fermaient, et il n’y avait plus en présence du consommateur que les boulangers établis, au nombre d’environ 1,200. Bref, les choses se passaient alors pour le pain, comme aujourd’hui pour les fruits et les légumes. Un pareil régime va paraître monstrueux à bien des gens : tout ce que j’en puis dire, c’est que le public ne s’en plaignait pas. L’extrême concurrence amenait souvent l’extrême bon marché : les bonnes boulangeries se rattrapaient sans doute comme aujourd’hui avec des clientèles de choix, et en définitive l’autorité dormait tranquille.

Une présomption en faveur de cet état de choses, c’est que le gouvernement consulaire le laissa subsister près de deux ans malgré sa vigilance à supprimer les abus signalés par l’opinion. En avril 1801, une hausse inaccoutumée sur les grains se déclara. La récolte de 1800 avait été médiocre, et celle de l’année courante s’annonçait assez mal. Dans les autres pays, surtout en Angleterre, on avait atteint le prix de famine. En mars 1801, on cotait à Londres le quarter de froment 156 schellings, cours qui représente 57 francs l’hectolitre, même en tenant compte de la dépréciation que subissait déjà le papier anglais à cours forcé. Les prix du commerce tendant naturellement à se niveler, il n’était pas étonnant que le blé fut payé de 24 à 25 francs l’hectolitre dans le rayon de Paris malgré les réserves abondantes qui y existaient ; mais ce prix faisait ressortir le kilogramme de pain à 40 centimes, et c’était une cherté excessive pour une époque où les salaires n’atteignaient pas à beaucoup près ceux d’aujourd’hui. Puis, c’était l’instant où le premier consul commençait à laisser percer ses projets d’élévation personnelle. Le pays était beaucoup plus agité que les historiens ne nous le laissent entrevoir, et il est probable que les conspirateurs de diverses nuances recommençaient à évoquer le fantôme de la famine. Ce cri : « du pain ! » avait retenti dans toutes nos journées révolutionnaires avec un accent lugubre que personne n’avait oublié. Le futur empereur prit l’alarme, et c’est alors qu’il résolut de prévenir par une forte organisation de la boulangerie le vague danger qui amoncelait un nuage sur son avenir.

Il y a des lacunes dans les plus grands esprits. Je ne me permettrai pas de dire que la case vide chez le premier consul était celle de l’économie politique : il est vrai seulement qu’il l’avait meublée de maximes n’appartenant qu’à lui. « Dans sa pensée, l’intérêt politique exigeait impérieusement que l’on fît en sorte que non-seulement le pain ne pût jamais manquer à Paris, mais encore qu’il s’y maintînt à un taux modéré. Il croyait d’ailleurs que le prix du pain dans cette ville devait être le régulateur du cours du blé et de la farine sur le marché, et que conséquemment empêcher les boulangers d’augmenter la valeur de leur produit, c’était obliger indirectement les commerçans en farine et en blé à réduire leurs prétentions[2]. » Une pareille théorie échappe à la discussion par sa singularité. Pratiquement, la conception du premier consul était toute césarienne, et il est curieux de voir comme les mêmes pensées sortent des mêmes situations. Comme les empereurs romains, le général Bonaparte concevait une corporation en dehors des lois ordinaires du commerce, obligée à maintenir le prix du pain dans de certaines limites, et s’arrangeant, comme dans une entreprise à forfait, pour compenser les mauvaises chances de son contrat par les bonnes. Tel est le vrai sens de cette parole si souvent répétée : « Je veux une boulangerie forte et capable de sacrifices. »

L’idée du premier consul n’était pas généralement admirée dans son entourage, et dès cette époque il y avait une sorte de conflit entre la police administrative et le ministère de l’intérieur. Chaptal, éclairé par les progrès de l’agriculture et de l’industrie, assez initié aux réalités du commerce pour savoir ce qu’on en peut attendre quand on le laisse libre, opposait une force d’inertie aux tentatives de réglementation. Une commission spéciale attachée à la municipalité était devenue, après le 18 brumaire, ce qu’on a appelé depuis la préfecture de police. Ce service avait alors pour chef M. Dubois, successivement avocat au parlement, procureur au Châtelet, juge au civil et au criminel : c’est dire que ce magistrat n’était pas dégagé des préventions contre le libre commerce dont on s’imprègne en manipulant les anciennes lois.

Dès les premiers symptômes de la crise alimentaire, M. Dubois avait proposé au ministre d’empêcher la circulation des grains vers les côtes de l’Océan, dans la crainte qu’ils ne fussent destinés à l’Angleterre. Il avait signifié aux boulangers de Paris l’ordre de maintenir le pain à 13 sous les quatre livres; aussitôt les marchands forains avaient disparu et plus de quatre cents fours avaient été éteints. Le préfet de police s’empressa de fouiller dans l’arsenal des vieilles lois, et en tira un édit de 1776, aux termes duquel il déclara que tout boulanger ayant suspendu son commerce ne pourrait plus le reprendre, et serait en outre passible d’une amende de 500 fr. Cette ordonnance, fort approuvée du premier consul, fut appliquée de la manière la plus rigoureuse. On s’applaudissait de voir disparaître les petits boutiquiers, dans la persuasion qu’ils étaient plus nuisibles qu’utiles à l’approvisionnement de Paris. Malgré leur bonne volonté, les boulangers les plus solides ne pouvaient pas vendre longtemps à perte. Le préfet de police se rappela qu’on pesait autrefois sur le cours des farines en faisant verser des marchandises à la halle. Les fameux moulins de Corbeil avaient été vendus comme biens nationaux, et ils appartenaient alors à un spéculateur nommé Robert. Celui-ci, en vertu d’un traité fait avec le gouvernement, qui lui promettait 90,000 francs par an, devait conserver une réserve en farine, et en verser sur le marché de Paris, chaque fois qu’il en serait requis, jusqu’à concurrence de 30,000 sacs. Robert n’avait pas plus que ses confrères le secret de vendre la farine à bon marché quand le grain est rare et cher : il ne put amener que 340 sacs, et le traité fut déchiré.

Vers le milieu de l’année, la crise alimentaire prit un caractère alarmant. «Les fariniers et les boulangers ne faisaient plus d’achats, parce qu’ils voyaient les prix de la farine et du pain inférieurs à ceux du blé... La panique s’empara des esprits. Dans certains quartiers, des rassemblemens d’hommes et surtout de femmes se formèrent aux portes des marchands. Le mal s’aggrava, comme toujours, par la peur qu’on en avait : chacun faisait des provisions de beaucoup supérieures à ses besoins réels; il en résulta que dès huit ou dix heures du matin, dans certains quartiers, les boutiques se trouvaient entièrement dégarnies[3]. » Quelques boulangers s’étaient risqués à vendre le pain à 14 sous en dépit de la taxe, qui était restée fixée à 13, Peut-être auraient-ils mérité des remercîmens : on commença par les faire arrêter, « pour opposer une barrière à la hausse du prix du pain. » Il fallut toutefois les relâcher et laisser une certaine liberté à la vente.

Le préfet de police se plaignait d’être paralysé par le ministre de l’intérieur, et celui-ci s’en prenait sans doute au zèle exagéré de M. Dubois : un petit incident mit fin aux tiraillemens. La troisième exposition des produits de l’industrie devait avoir lieu, suivant l’usage, pendant les fêtes commémoratives de la fondation de la république. La cour du Louvre servait de cadre à une espèce de portique comprenant cent quatre arcades destinées aux exposans. Le premier consul s’y rendit en splendide équipage et entouré pour la première fois de vingt-quatre domestiques en livrée verte galonnée d’argent. La foule accourut à ce spectacle; elle cria, comme d’ordinaire, vive Bonaparte; mais elle fit retentir en même temps cet autre cri : vive le pain! Le premier consul rentra fort soucieux, et on l’entendit répéter : « Je ne veux pas qu’un tribun du peuple puisse me demander du pain. »

Sur un de ces ordres qui n’admettaient pas le retard, on se mit à l’œuvre pour organiser la boulangerie parisienne. Il est à croire que Chaptal passa la plume à un subalterne; ce devait être quelque capitaine amputé devenu chef de bureau. La note émanée de cette source, et conservée dans les archives, propose de limiter à 540 le nombre des boulangers, afin que chaque arrondissement en possédât 45 ; on les aurait en outre enrégimentés en trois classes : les jeunes, ceux de moyen âge, et les vétérans. La corporation devait être représentée par dix-huit délégués choisis au scrutin; mais, pour contenir sans doute les desseins ambitieux, cette assemblée se serait réunie dans un local ne pouvant contenir que dix-neuf sièges seulement, le dix-neuvième devant être réservé pour un agent du pouvoir. La bonne conduite ou les sages conseils auraient été récompensés par une décoration spéciale : des médailles de vermeil ou de cuivre doré. L’auteur insinuait dans une note qu’on pourrait bien « diminuer le nombre des consommateurs de Paris en éloignant un certain nombre de personnes considérées comme parasites ou dangereuses. » A vrai dire, ce dernier procédé aurait pu devenir le plus efficace pour diminuer le prix du pain. Au dernier moment, le ministre de l’intérieur présenta un projet moins déraisonnable; mais déjà la balance penchait en faveur de M. Dubois, dont le système reçut la sanction du premier consul.


II.

L’arrêté du 11 octobre 1801, qui a posé les bases d’une réorganisation, se résumait en ces quatre points : 1° ordre aux boulangers qui veulent s’établir de se munir d’une autorisation préalable délivrée par la préfecture de police; — 2° constitution d’un approvisionnement de réserve fourni par les boulangers eux-mêmes, en exigeant de chacun d’eux qu’il dépose 15 sacs de farine dans un magasin public, et qu’il conserve toujours à domicile une provision de 15 à 60 sacs, suivant l’importance de son commerce; — 3° formation d’un syndicat représentant la corporation auprès de l’autorité, et chargé spécialement de la surveillance des farines déposées à titre de garantie; — 4° défense aux boulangers de restreindre leur fabrication quotidienne sans l’autorisation de la préfecture de police, et de quitter leur métier sans en avoir donné avis à l’administration au moins six mois à l’avance. Les contraventions entraînent la fermeture temporaire ou définitive de l’établissement avec la perte des 15 sacs déposés en garantie. De ces dispositions, empruntées en grande partie à l’ancien régime, il ressort que le nombre des boulangeries n’est pas encore limité : on était encore trop près de la révolution pour inaugurer une de ces corporations fermées, interdites par la loi de 1791, La taxe régulière du pain ne fut pas encore introduite : elle aurait faussé l’idée du premier consul, qui rêvait, comme je l’ai dit, l’abondance et le bon marché au moyen d’un accord à l’amiable entre le commerce et l’autorité. Dans la pratique, les boulangers fixaient eux-mêmes le prix du pain : le préfet de police ne les chicanait pas sur les bénéfices plus ou moins forts qu’ils s’attribuaient, à moins que la cherté ne lui parût compromettante pour l’ordre des rues : il intervenait alors en décrétant par la taxe une sorte de maximum. L’arbitraire était le principe et le grand ressort du système. Pour que la boulangerie prît des forces et devînt « capable de sacrifices, » on s’appliqua à la concentrer et à l’affranchir de la concurrence. On réduisit à dix le nombre des marchés où les forains pouvaient vendre le pain, et on entrava ce trafic de manière à l’annihiler. Il fallait aussi que la police eût la main haute sur tout ce qui intéressait la panification. On enrégimenta les ouvriers boulangers au moyen des livrets et des bureaux de placement. On réorganisa la halle aux blés et aux farines en rétablissant un corps de facteurs privilégiés pour servir d’intermédiaire aux transactions et constater les cours : c’était inaugurer l’agiotage.

La récolte de 1802 fut mauvaise, et en dépit des nouveaux règlemens il fallut vendre le pain plus cher encore que l’année précédente. Pour comble de malheur, les alarmistes étaient à l’œuvre. Les attroupemens se reformaient à la porte des boulangers. On y parlait de bandes incendiaires parcourant les campagnes. Le 18 octobre, le feu prit d’une manière inexplicable à la Halle aux blés, et il y eut une perte d’environ huit mille sacs de farine. On se hâta de renforcer la garnison de Paris, et on entoura de troupes l’église de l’Assomption, rue Saint-Honoré, dont on avait fait un magasin pour les farines, peut-être à cause de sa ressemblance avec la coupole de la rue de Viarmes. Tout le monde était porté à s’exagérer la crise, et le premier consul plus que les autres. Sa tendance étant de trancher les difficultés par une action vigoureuse du pouvoir, il fut conduit à l’idée de conjurer les périls de tout genre en créant un approvisionnement gigantesque; mais le trésor était vide et l’état sans crédit. Comment bâtir des greniers et entasser des grains sans argent?

Les banquiers les plus considérables de l’époque, Perregaux, Récamier, Fulchiron et cinq autres, sont mandés aux Tuileries : l’honneur de nourrir à leurs frais la population parisienne les touche médiocrement, et ils avouent leur impuissance. Un seul homme pouvait accomplir le miracle : on avait de la répugnance à l’employer; force fut de s’y résigner. Julien Ouvrard est invité à une soirée de la Malmaison; il s’y rend avec Vanlerberghe, le grand munitionnaire des armées. L’entente est bientôt établie. Ouvrard se fait fort de conjurer la crise : il ne demande qu’une commission de 2 pour 100 sur le montant des achats qu’il va faire, et l’assurance que les fonds seront faits à l’échéance pour l’acquittement des traites qu’il va accepter. Quoi de plus juste? En moins de trois semaines, des quantités considérables de grains furent amassées : le calme rentra dans les esprits. Il est permis de croire, tant le succès fut prompt, que le plus grand mal était une panique créée par quelque maladresse administrative.

Vint le redoutable quart d’heure. « Dès la première échéance, c’est Ouvrard qui parle[4], le ministre du trésor, M. Barbé-Marbois, déclara, sans doute à regret, qu’il n’avait pas d’argent. Toutes nos réclamations, toutes nos instances furent vaines pendant dix-huit mois. » Le chef de l’état avait en tête de si grands desseins, qu’il lui était bien permis d’oublier par instans ses créanciers. Il préparait la descente en Angleterre! Les approvisionnemens de la marine pour cette expédition exigeaient un homme habile. On se souvint d’Ouvrard. Celui-ci, que toutes les grandes affaires fascinaient, accepta l’offre bravement. Au mois d’avril 1803, le nouveau compte réuni à l’ancien composait un total de 77,845,000 francs. Cette modeste facture fut présentée au premier consul qui se contenta de dire : « Ouvrard doit commencer à être embarrassé. » On l’aurait été à moins! Il est vrai qu’avec un financier comme Ouvrard les comptes étaient assez difficiles à débrouiller. Dans cette somme de 78 millions, les déboursés effectifs pour achats de marchandises ne représentaient pas la moitié : les frais accessoires d’escomptes, de renouvellemens, portés à des taux usuraires, en raison du discrédit des finances publiques, s’élevaient à 43,296,000 francs. Ouvrard, dont la signature était engagée, dut payer provisoirement. « C’est là qu’ont passé, dit-il, mes terres de Preuilly, d’Azai, avec une forêt de 7,000 arpens, les domaines de Châteauneuf, Saint-Gratien, Saint-Brice, Luciennes, ma moitié de quatre-vingt-quatre fermes réunies devant la ville de Cologne, louées plus de 600,000 francs par an, cinq maisons rue de la Chaussée-d’Antin et de Provence, une maison place Vendôme, l’hôtel de Montesson, etc. » Cette énumération mélancolique est touchante, mais il faut reconnaître qu’Ouvrard, âgé alors de trente-trois ans, n’avait pas mal employé son temps. Les grains et farines amassés, comme il vient d’être dit, formaient le noyau de la grande réserve à laquelle Napoléon, devenu empereur, tenait plus que jamais. Vanlerberghe en prit l’administration en régie moyennant une allocation de 15 centimes par quintal de farine et par mois. A ce compte, il était responsable des avaries. L’insuffisance et le mauvais état des magasins compliquaient les difficultés de l’expérience. Vers 1808, l’utopie de Napoléon prit dans sa vaste pensée des proportions gigantesques : il décréta la construction des greniers d’abondance dont les bâtimens du quai Bourdon nous ont conservé le spécimen. On y dépensa environ 6 millions. La capacité de ces greniers correspondait, pour cette époque, à une consommation de vingt-quatre jours. On ne tarda pas à constater que les avances à faire pour l’achat des farines, l’intérêt du capital d’établissement, les frais de garde et de manutention, les déchets et avaries grevaient la marchandise, et faisaient ressortir un prix supérieur à celui des plus mauvaises années. Il y avait un autre mal, beaucoup plus funeste que la perte d’argent, mais que les administrateurs de cette époque ne soupçonnaient même pas. L’intention du gouvernement, en accumulant ainsi des blés et des farines, était de les verser sur les marchés, par l’entremise d’agens inconnus, chaque fois que des symptômes de hausse se manifestaient. N’ayant plus pour régulateur le jeu naturel de l’offre et de la demande, se sentant en présence d’un concurrent invisible pour qui la perte n’était rien, les négocians devaient être, les uns d’une réserve excessive, les autres d’une témérité aveugle. A coup sûr, le désordre commercial détruisait beaucoup plus de ressources alimentaires que la prétendue sagesse des administrateurs n’en pouvait recueillir.

Quant à la boulangerie proprement dite, le système inauguré par le préfet Dubois, qu’on pourrait appeler la compensation arbitraire, commença par lui être assez favorable. Le blé ayant été abondant de 1804 à 1811, le syndicat pouvait livrer le pain à bas prix, tout en se réservant un large bénéfice. En 1809, par exemple, à la suite d’une récolte phénoménale, on maintint à 30 centimes le kilogramme, qui, suivant les règles actuellement admises, aurait dû être donné à 23 centimes. Certains documens, un peu vagues à la vérité, permettraient d’estimer à une quarantaine de millions la plus-value dont les boulangers parisiens ont ainsi profité pendant une dizaine d’années. M. Dubois voyait avec plaisir tout ce qui tendait à fortifier la corporation, conformément à l’idéal du maître: on comptait encore en 1807 plus de huit cents ateliers. D’accord avec le syndicat, la préfecture de police arrêta que le nombre en serait réduit à six cents au moyen d’une cotisation annuelle, destinée au rachat successif des fonds supprimés. C’est ainsi que s’introduisit la limitation du nombre, et que la boulangerie devint une sorte de monopole. Chaque numéro conservé acquit une valeur transmissible comme la charge d’un notaire.

Le vice de ce système saute aux yeux. Le bénéfice des bonnes années n’était pas capitalisé et mis en réserve pour compenser le déficit des années mauvaises, et quand l’autorité jugea nécessaire de taxer le pain au-dessous de sa valeur réelle, ceux à qui on demanda le sacrifice n’étaient plus ceux qui avaient encaissé les profits. Une crise de ce genre éclata vers 1812. La récolte venait à manquer après que de larges exportations, pendant les années fertiles, avaient vidé les greniers. Si on n’avait pas contrarié les oscillations naturelles du commerce, on en aurait été quitte pour une hausse que les consommateurs auraient fort bien supportée; mais, à part quelques rares économistes, tout le monde à cette époque professait que l’intervention en matière de subsistance est un devoir sacré pour les gouvernemens. Au terrible que faire? prononcé dans les conseils, chacun répondit en nommant Ouvrard. Il était sous les verrous : c’était un étrange créancier, dont ses débiteurs ne pouvaient se débarrasser qu’en le faisant mettre en prison. M. Pasquier, le nouveau préfet de police (M. Dubois était tombé en disgrâce), prit la peine d’aller à Sainte-Pélagie. Le prisonnier... pour créance, flatté de cette démarche, improvisa un mémoire. Bien que l’on consultât souvent Ouvrard, on suivait rarement ses conseils, parce qu’ils sentaient la spéculation. Le maître d’ailleurs était dans une disposition d’esprit à ne plus supporter ni lenteurs ni obstacles. Il préparait l’expédition de Russie. Il voulait tout de suite et en même temps de grands approvisionnemens pour ses armées et une réserve considérable pour Paris, afin de ne laisser aucun prétexte de troubles pendant son absence.

Un conseil des subsistances, institué dès l’année précédente, reçoit la consigne d’accumuler à Paris 500,000 quintaux de blé et 30,000 sacs de farine. Il commence par accaparer tous les grains qui se trouvent dans le rayon où les boulangers s’approvisionnent : cette concurrence faite au commerce n’a d’autre effet que de déplacer les ressources alimentaires sans les augmenter et de provoquer la hausse. Le comité met en réquisition pour son service les moulins des départemens voisins, et la cherté augmente. Pour la combattre, il fait vendre à la halle des farines au-dessous du cours : la manœuvre est bientôt éventée; les commerçans désertent le marché, et le sac de farine, qui ne dépassait guère le cours de 60 francs au commencement de l’année, saute si lestement d’échelon en échelon qu’il atteint 140 francs à la date du 12 avril. Les conseillers pour les subsistances y perdaient leur science et leur sang-froid. Il fallait agir : Napoléon l’ordonnait. On fouille les vieux cartons; on s’inspire des traditions du temps de Louis XIV. Défense est faite d’emmagasiner les céréales; tout détenteur, qu’il soit marchand, fermier ou propriétaire, est tenu de déclarer les quantités dont il dispose et de les envoyer à la réquisition de l’autorité sur tel marché qui lui est désigné : on fait des inventaires à domicile pour assurer l’exécution de ces mesures. Moyens impuissans ! La volonté souveraine intervient alors directement. Deux décrets impériaux, du 4 au 8 mai 1812, fixent un maximum pour le prix des blés jusqu’à la récolte prochaine. Dans les départemens que l’on supposait suffisamment pourvus pour leur propre consommation, le prix qui ne devait pas être dépassé était 33 francs l’hectolitre. Dans les autres localités, la taxation était abandonnée à la sagacité du préfet. Certains préfets, voulant faire du zèle, se firent un mérite de tenir le maximum très bas; d’autres, mieux avisés, élevèrent au plus haut la tolérance. Or il arriva naturellement qu’en dépit de toutes les polices, les grains se portèrent dans les départemens où ils se vendaient cher : ceux-ci furent suffisamment pourvus. Dans les autres, il fallut substituer au blé des alimens malsains.

Paris et les cinq départemens qui l’environnent avaient été classés dans la catégorie des localités suffisamment pourvues, c’est-à-dire que l’hectolitre avait été taxé au maximum de 33 francs, prix déjà excessif relativement à l’époque. Bien que le conseil des subsistances fît verser au rabais à la halle ou distribuer aux boulangers les approvisionnemens qu’il avait réunis à si grands frais, la farine atteignit des prix élevés, et manqua même quelquefois. Pour employer l’expression consacrée en ces tristes circonstances, « on fit farine de tout. » Le kilogramme de pain, qui, même au compte de la police, revenait en mai à 70 centimes, était taxé à 45 centimes. On rappelait aux boulangers les bénéfices qu’on leur avait laissé faire les années précédentes; on leur promettait des indemnités. Bien peu d’entre eux étaient capables de vendre longtemps à perte. Ils luttaient contre la police pour restreindre leur fabrication; plusieurs se dérobèrent par la faillite aux sacrifices dont on leur faisait un devoir.

La crise étant passée, on fit les comptes. On chiffra à un assez bon nombre de millions les dépenses supportées par l’état : on ne remarqua pas que les consommateurs avaient subi une perte dix fois plus forte par l’élévation artificielle du prix. Les tableaux de douane signalent pour les années 1811 et 1812 réunies une importation de 762,787 quintaux métriques de grains divers pour tout l’empire, qui embrassait alors un tiers de l’Europe : c’était à peine la consommation de deux jours en deux ans. Voilà à quoi avait abouti le conseil des subsistances avec ses remuemens et ses rigueurs. La disette était donc en grande partie imaginaire, puisqu’on avait pu la traverser avec si peu de secours étrangers. Personne ne tira cette conclusion, tant il était dans les instincts de considérer la tutelle administrative comme indispensable. Il y a plus. Les plaies étant à peine fermées, on retomba dans les mêmes fautes.


III.

L’année 1816, désolée par des pluies extraordinaires, fut une des plus mauvaises dont on ait gardé souvenir. Pour comble de malheur, la France avait à nourrir des armées de convives qu’elle n’avait pas invités, nos alliés germains et moscovites, et on s’effrayait outre mesure de leur appétit. Il faut que l’état s’en mêle; mais à Dieu ne plaise que la monarchie restaurée imite l’empire! A la place des conseillers pour les subsistances, on nomme des commissaires ; on a soin aussi de remplacer les bonapartistes par des royalistes à toute épreuve. A part cela, rien de changé : autre cocarde et même routine. Impatience de recompléter les greniers d’abondance, achats de blés et de farines autour de Paris en concurrence avec les boulangers, vente à perte sur les marchés pour forcer le commerce à baisser ses prix, tout se renouvelle en 1817; la commission y met seulement un peu moins de malice, et aussi» moins de dureté. Au lieu de dissimuler son trafic, elle annonce publiquement qu’elle va vendre à bas prix sur les marchés français les grains qui lui ont coûté cher en Angleterre et en Hollande. Le négoce prend l’alarme et suspend toute opération; le producteur cache ses denrées, et, quand la commission des subsistances a épuisé ses approvisionnemens, les marchés restent dégarnis. Le gouvernement décerne de fortes primes à l’importation du blé, du maïs et même du pain. A chaque annonce de ces expédiens désespérés, la panique augmente et les prix s’élèvent. On cite des contrées où le kilogramme de mauvais pain se vendait 2 francs. Un député renommé pour sa rude franchise. Voyer d’Argenson, a déclaré à la tribune qu’il avait collectionné dans un herbier vingt-deux espèces de plantes sauvages que les paysans des Vosges arrachaient dans les champs pour tromper leur faim.

On ne connut pas ces extrémités à Paris, grâce aux efforts et aux sacrifices que multiplia la commission des subsistances. Elle se vantait dans son rapport au ministre « d’avoir fait baisser le prix du sac de farine à Paris de 178 francs à 103. » La vérité est qu’elle se trouva condamnée à faire à peu près tout le commerce à elle seule. Ses courtiers traitaient de gré à gré avec les boulangers parisiens. La police de son côté maintenait le prix du pain à des cours sans rapport avec la valeur réelle. La commission des subsistances ne servit en définitive qu’à tripler les prix en troublant les mouvemens naturels du commerce; elle ne réussit pas mieux que sa devancière à augmenter les ressources disponibles. Elle ne put acheter à l’étranger que 1,100,000 quintaux métriques de grains, dont 767,000 destinés à Paris, et le tiers de ses achats n’arriva en France qu’après les souffrances. Un document encore consulté après plus de quarante ans[5], et qui est en effet un des plus judicieux qu’ait produits chez nous le régime parlementaire, a exprimé sur la crise de 1817 ce jugement que la chambre des députés a ratifié : «La disette probablement n’existait pas. C’est la commission qui a pour ainsi dire créé cette famine, si horrible dans quelques contrées de la France, qui a coûté aux contribuables 84,817,690 francs, aux consommateurs, en prix forcé sur le pain, peut-être plus de 800 millions. Cette assertion est grave : malheureusement elle est juste. »

Cette fois l’expérience avait été trop ruineuse pour qu’on n’y fit pas quelque attention. L’enthousiasme qu’on avait pour les greniers d’abondance se refroidit peu à peu, et, sans renoncer tout à fait aux approvisionnemens officiels, on tâcha d’en rejeter la charge sur le commerce. Le côté faible du mécanisme agencé par M. Dubois était, on le sait, de ne pas capitaliser dans les jours d’abondance un fonds de secours pour les temps de crise. On tâcha de réparer cette faute en 1817 en instituant une caisse syndicale, pourvue au moyen d’une dotation fournie par la ville de Paris, d’un droit perçu à l’entrée des farines, et d’un prélèvement sur les bénéfices de la boulangerie; cette institution, assez mal combinée, ne paraît pas avoir fonctionné longtemps. Elle n’existait plus que nominalement, lorsqu’elle fut abolie en 1830. Le compte définitif laissa un découvert d’environ 22 millions de francs.

Il y avait une autre liquidation des plus scabreuses à terminer. La boulangerie, même en employant ces farines que la commission des subsistances lui livrait à moitié prix, avait toujours travaillé à perte. Les indemnités en argent qu’on lui avait données pendant la crise étaient insuffisantes. Pour comble de malheur, la famine ne fut pas rachetée, comme il arrive d’ordinaire, par une série de récoltes favorables. Je remarque que pendant une période de sept années, de 1816 à 1822, le pain fut taxé au-dessous de son prix de revient, et j’estime le déficit qu’il fallut compenser à 52 millions. De là des comptes fort embrouillés, des récriminations incessantes de la part de la boulangerie, beaucoup de lassitude chez les administrateurs. Il est probable aussi que la taxation donnait lieu à des débats irritans chaque fois qu’on jugeait convenable de faire vendre le pain au-dessous de son prix naturel. Bref, les illusions sur la « boulangerie forte » rêvée par l’empereur étant évanouies, on chercha à remplacer l’arbitraire impérial par des règlemens précis, par un principe qui enchaînât l’autorité comme le commerce, et mît fin aux contestations.

Une ordonnance de police du 24 juin 1823 prescrivit que « le prix du pain mis en vente à Paris serait taxé tous les quinze jours, d’après les mercuriales servant à établir le prix moyen des farines pendant la quinzaine précédente. » L’innovation était bien plus radicale qu’on ne le soupçonnait alors; elle renversait de fond en comble le système de 1801. L’empire disait aux boulangers : « Je vous ferai gagner de l’argent, et vous me garantirez contre les émeutes. » Avec un tel programme, l’autorité devait avoir la main partout. Elle s’arrangeait pour dicter le cours des farines; elle ne modifiait la taxe du pain qu’à des époques indéterminées, et sans autre préoccupation que d’assurer l’ordre des rues. La taxe était en réalité un maximum dicté arbitrairement. La meunerie n’osait prendre aucun essor; la boulangerie avait parfois de bonnes veines. A partir de 1823, la restauration renonce à agir sur la meunerie. Des deux élémens qui composent le prix du pain, farine et panification, le premier, qui entre dans ce prix pour six septièmes, et quelquefois plus, est soustrait à la taxe, et le second est seul limité. La taxe dans ce système n’est plus qu’une formalité à peu près illusoire. Commercialement, il en résulte que le trafic des farines, en possession de la liberté, se constitue d’une façon souveraine. La boulangerie est enchaînée et asservie. Le meunier-farinier tend à devenir un des princes du monde industriel; le panetier n’est plus qu’un ouvrier travaillant à façon avec un tarif insuffisant.

La municipalité, après une série d’expériences pour établir le cours réel de la fabrication du pain, crut assez faire pour le boulanger en lui allouant une prime de 10 francs par sac de farine de 157 kilos représentant de 200 à 204 kilogrammes de pain[6]. L’allocation était donc de 10 centimes environ par pain, et ce prix devait comprendre l’achat du fonds, le loyer, les impôts, l’intérêt du capital employé, les frais de combustible, d’éclairage, de sel, de levure, et enfin les salaires à distribuer sous toutes les formes. Les calculs très rigoureux de l’administration faisaient ressortir toutes ces dépenses à 8 francs 63 centimes par sac, de sorte que le bénéfice du maître boulanger, pour vendre 100 gros pains de ménage, était limité à 1 franc 37 centimes. On supposait, à la vérité, que la vente du pain de luxe non taxé, la vente de la braise, et autres recettes accessoires, devaient élever la rémunération du boulanger à 6 francs environ par sac, de sorte qu’un atelier où l’on aurait manipulé la moyenne ordinaire de trois sacs par jour aurait donné un bénéfice quotidien de 18 francs.

Les boulangers contestaient ces calculs. Suivant eux, le débit de trois sacs par jour, au lieu de rapporter 6,878 francs de bénéfice, causait une perte annuelle de 2,790 francs. Il y avait sans doute exagération des deux parts. Le plus faible dut se soumettre. En même temps il y eut une recrudescence de sévérité administrative qui s’appliquait aux menus détails du métier. Par exemple, la pâte perdant plus ou moins de son eau pendant la cuisson, on avait toujours admis que le pain de quatre livres pouvait varier de deux onces en plus ou en moins : c’est ce qu’on appelait la tolérance de poids. Cette concession fut retirée, et on exigea que tout pain pesé au moment de la vente atteignît rigoureusement le poids annoncé. La boulangerie de Paris était mécontente : elle se jeta dans l’opposition libérale, et le gouvernement la soupçonna une fois d’avoir mal voté. On voulut la punir. La cotisation perçue depuis l’année 1807 avait fourni une somme assez considérable pour racheter 240 fonds, et le nombre des établissemens se trouvait réduit à 560. La police, prenant à la lettre l’ordonnance de 1807, prétendit que le nombre des boulangeries ne devait pas être inférieur à 600. Une ordonnance du roi autorisa la création de quarante numéros, que la police s’empressa de distribuer à ses protégés. Les maisons ainsi ouvertes par faveur sont encore appelées quelquefois les fonds de Charles X.

La boulangerie parisienne se croyait malmenée systématiquement par la restauration. La révolution de 1830 lui rendit l’espérance. Ces sentimens furent exprimés avec énergie dans un mémoire rédige en 1831 par le regrettable M. Bethmont, et adressé au préfet de police. En voici le début : « Les boulangers de Paris ont depuis quinze années subi un arbitraire qui, en les frappant dans leur fortune, a souvent aussi menacé de les atteindre dans leur honneur. Six cents familles de commerçans souffraient. On prédit à l’autorité leur ruine imminente, et l’autorité nous accabla de dégoûts... Le greffe des faillites est là, qui dépose de nos maux, et nos faillites à nous ont été sans scandale, parce que, précédées par de longs combats, elles ont été suivies de profondes misères. Sur les six cents membres de la corporation, cent ont manqué, deux cents ont fait des traités; il est facile de juger la situation des autres. » Ce cri de douleur n’était pas la plainte banale du boutiquier : l’accent était sincère et touchant. A coup sûr, on aurait voulu donner quelque satisfaction à cette clientèle qui venait au-devant d’un pouvoir nouveau; mais que faire? Les boulangers demandaient la réduction du nombre des boutiques, l’interdiction de la vente du pain sur les marchés par les forains, le rétablissement de la tolérance pour le poids, et enfin une taxe à des époques moins rapprochées. La difficulté en cette matière est qu’on ne peut contenter le marchand sans léser le consommateur. Le commerce, pas plus que l’administration, n’avait à cette époque la notion de la liberté, qui finit toujours par placer les intérêts dans un juste équilibre. On tomba d’accord en définitive pour une augmentation du salaire alloué au boulanger : la prime de cuisson fut élevée de 10 à 11 francs par sac, et elle est restée à ce taux pendant trente-deux ans.

A part cette faveur, la boulangerie ne gagna rien au régime nouveau. Les gouvernemens changent, la bureaucratie est immuable. Sans malveillance aucune à l’égard du boulanger, on s’appliquait par tradition à le tenir serré et à augmenter ses charges. Une ordonnance de 1840 exige que tout pain de taxe, vendu au poids rigoureux, soit mis dans la balance avant d’être livré à l’acheteur, même lorsque celui-ci ne réclame pas le pesage. A défaut de pain ordinaire dans la boutique, l’acheteur a le droit de se faire livrer le pain de luxe au poids et à la taxe. La vente dans les marchés par les forains est facilitée. En 1842, on augmente de trois cinquièmes la réserve en farines que chaque établissement doit posséder, de sorte que la grande boulangerie est obligée d’immobiliser 224 sacs au lieu de 140, la petite 48 sacs au lieu de 30. Ces obligations, ajoutées l’une à l’autre, réduisent petit à petit le bénéfice, déjà trop mince.

On a vu jusqu’ici la famine augmentée, sinon produite, par les terreurs contagieuses de l’administration : la crise si désastreuse de 1847 eut pour cause au contraire une démonstration officielle de sécurité. Vers la fin de 1846, un orateur, ayant sans doute besoin de couleurs sombres pour son tableau, avait insisté sur l’insuffisance de la récolte. Le ministre de l’agriculture, M. Cunin-Gridaine, eut la malheureuse pensée de réfuter cet argument au moyen d’une statistique dressée fort légèrement dans ses bureaux. Les spéculateurs, qui se préparaient à faire de grands achats, éprouvèrent quelque hésitation. On sut bientôt que les chiffres donnés par le ministre étaient démentis par l’évidence. Le commerce, pour regagner le temps perdu, précipita ses ordres et produisit la cherté. L’erreur du ministre fut si bien exploitée par l’opposition, que le public prit l’alarme et que le trouble commercial aboutit aux dangereux effets d’une vraie famine. Il fallut importer 10,172,000 hectolitres de blé à un prix très élevé. Dans plusieurs localités où le pain manqua, il y eut des séditions : celle de Buzançais (Indre) a sa place marquée dans l’histoire à cause de son caractère lugubre et de ses conséquences sociales. Les paysans faisaient signer aux propriétaires l’engagement de livrer le blé à moitié prix; plusieurs magasins avaient été pillés. Un négociant, dont la maison était envahie, s’arma d’un fusil, tua un des assaillans, et fut bientôt mis en pièces. Trois des émeutiers, signalés comme les plus coupables, furent condamnés à mort. Leurs têtes tombèrent sur l’échafaud à la vue de la foule, qu’on voulait intimider. Qu’on relise aujourd’hui ce qui s’est écrit à propos de l’affaire de Buzançais dans les journaux qui parlaient au peuple, et l’on sera étonné que les hommes d’état du jour n’aient pas vu venir la révolution de 1848.

Pendant la crise de 1847, la boulangerie parisienne fut autorisée à employer presque toutes ses réserves, et malgré cela le prix réel du pain monta jusqu’à 60 centimes le kilogramme. La municipalité renouvela un procédé essayé déjà en 1829 : elle distribua parmi les nécessiteux des cartes de différence, c’est-à-dire des bons au moyen desquels on obtenait chez le boulanger le pain à 40 centimes le kilogramme, quel que fût son prix réel. Il fallait aller demander ces bons aux bureaux de bienfaisance, et cela répugnait à beaucoup de gens qui en auraient eu d’ailleurs grand besoin : c’était le côté faible de ce système. La municipalité distribua ainsi en onze mois (de novembre 1846 à octobre 1847) des cartes de différence au nombre de 33,284,800, et près de 400,000 personnes en profitèrent. La dépense totale fut supportée par la ville, et s’éleva à 9 millions de francs.

La république eut une bonne chance : il ne fut pas possible qu’on lui reprochât d’avoir amené le mauvais temps. Une succession d’excellentes récoltes, de 1848 à 1852, permit d’exporter 17 millions d’hectolitres. L’année 1854 s’annonça de manière à donner des craintes sérieuses. Éviter les occasions de trouble, conserver le prestige de la prospérité renaissante, cela devenait pour le pouvoir nouveau un intérêt politique de premier ordre. Il fut décidé qu’on viendrait largement au secours de la population ouvrière, à Paris surtout. On hésitait seulement sur le procédé. Les cartes de différence, outre la perte sèche qu’elles apportent, irritent ceux qui se résignent à faire constater leur détresse, ou laissent dépourvus ceux qui se refusent à cette humiliation. Les souvenirs du premier empire furent naturellement évoqués. L’idée d’une compendation entre les années bonnes et mauvaises avait existé en germe dans l’esprit de Napoléon. M. de Montalivet avait essayé de la développer dans un rapport conservé en manuscrit. Le système du nivellement des prix fut remis à l’étude au sein du conseil municipal, et comme il est séduisant quand on ne se préoccupe pas des embarras qu’il doit infliger au commerce, on ne manqua pas de l’adopter. Un décret impérial du 27 décembre 1853 institua pour Paris la caisse de la boulangerie, dont le mécanisme fut agencé avec beaucoup de zèle et de dextérité par le premier directeur, M. Noyon.

La nécessité de surveiller jusque dans les moindres détails la fabrication et la vente du pain entraîna la refonte des anciens règlemens. Une charte complète est alors octroyée à la boulangerie. Le nombre des boulangers, calculé de manière qu’il y ait une boutique pour 1,800 habitans, reste fixé à 601 pour l’ancien Paris. Les établissemens sont divisés en cinq classes, en raison du nombre de sacs de farine qu’ils emploient quotidiennement. Le dépôt d’approvisionnement doit correspondre à une fabrication de trois mois. On exige enfin du boulanger qu’il ait constamment disponible à la caisse de la boulangerie une sorte de cautionnement de 2,000 à 6,000 fr., suivant l’importance de son fonds.

Il y avait beaucoup de hardiesse à inaugurer le système de la compensation à l’origine d’une disette. Ordinairement c’est au milieu de l’abondance qu’on prépare des ressources pour l’avenir. En 1854, on débuta par des sacrifices. La ville de Paris se mit à découvert d’une cinquantaine de millions : elle fit jouer les plus puissans ressorts du crédit. L’administration municipale se montra rigide et vigilante. On ne s’aperçut pas dans les ménages qu’entre 1854 et 1856 le prix du pain avait dépassé 50 centimes pendant vingt-neuf quinzaines. La crise fut traversée sans trouble : au point de vue de la politique, le succès de l’expérience était complet. Le malheur de £es conceptions administratives qui régissent arbitrairement la production et le commerce, c’est qu’à chaque froissement imprévu il faut imaginer un ressort nouveau. Les règlemens s’accumulent ainsi à tel point que le mécanisme en est empêtré. Avec le principe de la compensation, qui exigeait que les moindres mouvemens de farine et tout le débit du pain fussent vérifiés par l’autorité, on en vint à organiser une inquisition insupportable à la boulangerie. Ce système ayant pour effet de faire vendre le pain tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de son prix réel, une spéculation s’établit bientôt sur cette alternative. Les gens de la campagne venaient vendre ou acheter à Paris selon qu’ils y trouvaient profit, et ils participaient ainsi aux avantages de la compensation, sans en supporter les charges. Il fallut, en 1858, rétrograder jusqu’au régime des douanes intérieures. Une ordonnance de police interdit sous des peines sévères « l’apport et la vente dans le département de la Seine du pain fabriqué au dehors et l’exportation du pain fabriqué par les boulangers établis dans ce département. » L’obligation d’immobiliser un dépôt de trois mois excédait tellement les forces de la corporation, qu’il fallut peser sur elle pendant plusieurs années, et venir à son secours pour que le dépôt arrivât au complet.

Vers 1860, après l’annexion de la banlieue, la réglementation de la boulangerie parisienne semblait être une œuvre achevée. C’était une vaste et belle machine, mais qui avait un défaut : elle accablait les ouvriers destinés à la faire mouvoir. On essaya de la modifier, et on fut entraîné à la détruire.


IV.

On vient de voir que le système réglementaire, loin d’être le premier jet d’une forte pensée, résulte au contraire d’une élaboration de soixante années. Chaque fois qu’on y a mis la main, ç’a été accidentellement pour ainsi dire, sous l’impression d’une crainte exagérée ou d’une prévoyance tardive, avant ou après la disette. La dernière combinaison se résumait ainsi : limitation du nombre et classement des boulangers de manière à former en leur faveur une sorte de monopole, — taxation périodique du pain, — formation, aux dépens de la boulangerie, d’une réserve en farine correspondant à la consommation de trois mois, — compensation des prix extrêmes afin de conserver au pain une valeur moyenne, — affranchissement complet de la meunerie. Les effets de ce régime, étudiés dans la pratique, montreront qu’il était devenu impossible de le conserver plus longtemps.

Tout système tendant à réglementer la boulangerie a pour base la taxe du pain : qu’on la supprime, et l’édifice s’écrouie. La taxation serait un non-sens, si elle n’avait pas pour but de brider la rapacité du marchand, de maintenir l’aliment indispensable à un prix toujours accessible. La foule en tout pays est disposée à croire que la chose est possible, et les administrateurs se sont rarement montrés à cet égard plus clairvoyans que la foule. Pour peu qu’on y réfléchisse cependant, on reconnaît que le pain est un produit de nature très complexe, qu’il résume pour ainsi dire une longue série de travaux et de transactions tenant à tous les faits sociaux, et qu’on fait en définitive plus de mal que de bien en essayant de fausser la valeur qu’on lui attribue spontanément sur les marchés. Où prendre la mesure du prix qu’on veut assigner ? On a déjà taxé le pain de bien des manières, en lui attribuant une valeur arbitraire, en prenant pour base soit le blé, soit la farine, eu changeant la quantité ou la qualité de la marchandise, en vue d’un prix immuable. Quel que soit le mode adopté, on arrive à forcer le cours naturel du commerce, et il y a beaucoup plus de chances pour élever le prix que pour l’abaisser.

Le système de taxation en vigueur chez nous datait, on l’a vu, de 1823. Pour sortir de l’arbitraire dont on était las, on décida qu’à l’avenir le prix du pain serait la représentation naturelle des deux élémens de la panification, la farine et le labeur du boulanger. On dut chercher dans les mercuriales des marchés, dans le rendement de la farine transformée en pain, dans les dépenses de l’atelier, des moyennes officielles qui ne répondent jamais exactement aux réalités du commerce[7]. Avant 1823, — il faut insister sur ce détail, parce qu’on en méconnaît ordinairement l’importance, — la taxe n’était qu’une sorte de maximum dicté arbitrairement dans les jours de crise; mais en temps ordinaire le préfet de police acceptait l’évaluation des boulangers, et ne trouvait pas mauvais qu’ils s’assurassent des bénéfices quand d’ailleurs le prix du pain était suffisamment abaissé. Sauf les temps de disette, où l’autorité la condamnait à de durs sacrifices, la corporation était généralement à l’aise et considérée. Le boulanger était industriel et négociant dans le sens exact de ces mots. Il spéculait sur l’achat des blés; il faisait moudre à façon, et suivant le type qu’il désirait, dans les nombreux moulins qui entouraient alors Paris. Il se réservait un prix convenable pour le travail de cuisson. Le farinier au contraire se mouvait dans un cercle assez étroit, comprimé qu’il était par une autorité qui lui faisait concurrence au moyen de ses approvisionnemens, ou qui s’avisait parfois de donner aux farines des prix de fantaisie. Depuis 1823, la médaille est retournée : le boulanger est asservi, le meunier est émancipé. Le prix du pain à Paris n’étant plus que la résultante exacte du cours des farines, la tendance instinctive du farinier est d’agir sur le marché régulateur; c’est lui, et non plus la police, qui dicte la taxe.

L’innovation de 1823 coïncidait avec un progrès industriel dans la meunerie, qui en était à peu près restée, sous la révolution et l’empire, au point où l’avaient poussée sous Louis XVI Malisset et Malouin. La mouture dite économique s’était généralisée : elle donnait une farine ronde où le gluten n’était pas énervé, et qui devait fournir d’excellent pain; mais elle travaillait lentement, exigeait des repassages nombreux du blé sous la meule, n’avait pas encore de bluteries satisfaisantes, dépensait une grande force motrice, et en définitive maintenait le prix de la mouture à un niveau élevé comparativement à ce qui s’est vu depuis. En 1816, la disette ayant mis à l’ordre du jour toutes les questions relatives aux subsistances, Louis XVIII se souvint qu’il avait vu pendant son exil des moulins préférables à ceux que nous possédions : c’étaient des machines savantes et compliquées, imaginées en Amérique et perfectionnées en Angleterre. Adaptées à de puissans moteurs hydrauliques ou à la vapeur, faisant jouer plusieurs meules à la fois avec une vitesse de 120 tours à la minute, elles tiraient du blé en deux opérations autant de produits panifiables que la mouture française avec cinq. Ce système donnait une farine très fine et très blanche, un peu altérée peut-être par réchauffement et la pulvérisation poussée à l’excès : il offrait d’ailleurs à la spéculation l’avantage d’être expéditif et d’abaisser les prix de revient. Le roi convoqua les principaux meuniers du temps pour leur faire part de sa découverte. Il se flattait de les émerveiller : il les trouva froids et inertes. Il ne savait pas que les chefs d’une industrie sont ceux qui résistent le plus aux innovations, parce que le progrès, exigeant le renouvellement du matériel, se présente à eux sous l’aspect d’une grosse dépense. Pour n’en avoir pas le démenti, le roi résolut de prêcher d’exemple. Il se fit meunier, non pas à la façon de son aïeul Louis XV, mais avec une générosité royale. Il prit sur sa cassette les fonds nécessaires pour faire construire à Saint-Quentin, sous la direction d’un ingénieur nommé Mousdly, le premier moulin à l’anglaise qu’ait eu la France.

Ici intervient encore Ouvrard. Il n’était pas de ceux que la nouveauté effraie : il la poussait au grandiose. Il conçoit aussitôt, dit-il dans ses mémoires, « le projet de supprimer les disettes en établissant des moulins anglais, mus par l’eau ou la vapeur, avec des moyens de conservation pour les grains. » Aux yeux du duc de Richelieu, Ouvrard était un oracle, du moins en matière de commerce et de finance. Avec l’appui et les éloges du premier ministre, le grand spéculateur se met en devoir d’improviser un établissement modèle à Bougival. L’ingénieur anglais Philips Taylor est appelé d’Angleterre à grands frais et précipite les travaux. Le plan général comporte une réserve en blé de !i millions de quintaux métriques; la somme de 90 millions de francs qu’il faut immobiliser sera demandée à la Banque de France à l’occasion du renouvellement de son privilège. La retraite soudaine du duc de Richelieu mit à néant ce projet; la dépense et le bruit qu’on avait faits ne servirent à rien, si ce n’est à vulgariser le nouveau genre de mouture.

Amenée après 1823 dans la voie des grandes spéculations, la meunerie comprit enfin le parti qu’elle pouvait tirer des moulins à l’anglaise. M. Truffaut de Pontoise et peu après M. Benoist de Saint-Denis entraînèrent leurs confrères par l’exemple. Les grandes usines du rayon de Paris se transformèrent en se développant; les petites disparurent[8]. La pratique commerciale du meunier se modifiait en même temps que son labeur industriel ; il y avait deux parties dans son rôle : disputer à ses concurrens la clientèle à domicile, spéculer à la halle pour modifier les cours de taxe. La fièvre des affaires développa la contagion du jeu. La halle devint une autre bourse dont les facteurs privilégiés sont les agens. L’agiotage est ingénieux. Dans les ventes et achats à terme, on ne règle pas toutes les opérations en soldant des différences : il y a aussi des livraisons effectives. Or si le vendeur à terme pouvait se libérer en livrant des marchandises inférieures, le jeu serait impossible. On a donc imaginé pour les farines des marques, c’est-à-dire que certains meuniers de premier ordre, acceptés comme tels par leurs confrères, produisent des farines d’une qualité supérieure et homogène, qu’ils timbrent à leur nom et qui deviennent ainsi la monnaie du jeu. Il est convenu que, si l’on livre en nature au lieu de payer la différence en argent, on fournira une des marques reconnues[9]. Ces transactions se font au moyen d’une espèce de warrant appelé filière, qui se transmet par voie d’endossement, le porteur de ce titre étant censé avoir droit à la marchandise livrable à terme. Cet agiotage est si vivace, a-t-on dit dans un procès récent, que certaines filières, glissant de main en main, ont reçu parfois jusqu’à cinquante endos par jour. Il n’est pas rare d’en voir qui portent plusieurs centaines de noms : le même nom y revient ordinairement plusieurs fois. Le chiffre total de ces prétendues ventes serait peut-être le centuple des qualités réellement vendues.

Les opérations de ce genre sont des espèces de paris qui aboutissent rarement à des ventes réelles, et plus rarement encore c’est le faiseur de pain qui achète. Le farinier qui ne trouverait pas le débit de sa marchandise à la halle est donc forcé de l’offrir à domicile; mais trop souvent il trouve chez le boulanger, ou un commerçant craintif qui ne veut rien livrer au hasard et se contente d’acheter au jour le jour, ou un artisan obéré qui inspire peu de confiance. Qu’arrive-t-il alors? On fait un marché à cuisson, c’est-à-dire une convention par laquelle le meunier s’engage à livrer au boulanger une certaine quantité de farine pendant un laps de temps déterminé, trois mois, six mois, un an; le boulanger cuit et vend le pain, et tient compte du prix à son fournisseur suivant la taxe de la quinzaine où la farine est employée, et en réservant pour ses avances et son labeur une rémunération en argent qu’on appelle la prime de cuisson. Quand le boulanger en est là, il cesse de s’appartenir : il n’est plus qu’un ouvrier travaillant à la journée et au rabais pour le compte du meunier.

Il est clair, à la manière dont on manœuvre à la halle, que le commerce des farines y subit des influences étrangères aux lois naturelles de l’échange. Avec le système de la compensation introduit en 1853, une taxe manquant de sincérité pouvait avoir les inconvéniens les plus graves. On voulut en avoir le cœur net. La municipalité institua une commission d’enquête dont il nous reste un curieux rapport de M. Victor Foucher. Il a été constaté que les boulangers n’achetaient pas sur le carreau de la halle la vingtième partie des farines qui alimentent le département. Je remarque en outre que les deux tiers des farines achetées par l’entremise des facteurs sont livrées à des négocians en farines qui les expédient au-delà du rayon de Paris. C’étaient donc les achats de ces négocians qui faisaient osciller la balance et réglaient en définitive le prix que devait payer pour son pain la population parisienne. Or le quintal de farine devant fournir 130 kilogrammes de pain, il suffit d’une hausse de 1 fr. 30 c. par quintal pour élever de 1 centime la taxe de quinzaine. Ce centime de plus, c’est un surcroît de dépense de 120,000 fr. en quinze jours infligé aux consommateurs parisiens, au profit des spéculateurs en farines.

Dans l’état actuel des choses (1862), les expéditions de farines pour la halle ou la boulangerie parisienne sont faites par 500 meuniers des départemens voisins ; mais 75 d’entre eux seulement fournissent plus de la moitié des marchandises. On a employé en 1862 dans le département de la Seine 2,256,989 quintaux métriques de farines, qui ont produit eu pain 29(î millions de kilogrammes, équivalant à une consommation moyenne de 434 grammes par tête et par jour. La boulangerie a fait moins d’achats dans le cours de cette même année que pendant les années précédentes, parce qu’elle avait encombré ses magasins dans la prévision d’une forte hausse, que ses dépôts dans les greniers publics lui ont été en partie rendus, et enfin parce que le rendement de la farine à la panification a dépassé de beaucoup la moyenne officielle[10]. La boulangerie n’a eu à se procurer en 1862 que 1,956,000 quintaux métriques, et voici sous quelles conditions elle les a reçus. La meunerie lui a confié 924,000 quintaux sous forme de marché à cuisson ; elle a traité, par achats directs et de gré à gré, pour 1,032,000 quintaux. Dans tout cela, les acquisitions faites à la halle, celles sur lesquelles les mercuriales sont basées, fourniraient un chiffre tellement imperceptible, que l’administration a cessé de l’indiquer. Ce n’est plus même un vingtième.

L’intérêt qu’ont les agioteurs à modifier en hausse ou en baisse les mercuriales, et les facilités qu’ils ont pour le faire ayant été constatées dès 1854, la commission d’enquête avait proposé d’élargir les bases de la taxe en faisant entrer dans le calcul des moyennes non-seulement les cours de la halle, mais les ventes particulières à domicile et les marchés à cuisson. Le conseil municipal n’a pas voulu y comprendre les cuissons, parce que ce marché n’étant pour le meunier que le moyen de vendre sa farine plus cher à des gens forcés de subir sa loi, il en serait résulté une élévation de la taxe au profit de ces mêmes meuniers et au préjudice des consommateurs. Dans le dernier règlement, qui vient à son tour de disparaître, la taxe avait pour base le cours de la halle combiné avec les ventes à domicile : de cette manière, la moyenne était prise en apparence sur la moitié des quantités consommées. En réalité, c’était toujours l’agiotage qui faisait la loi. Quand existe un cours public, constaté par des officiers ministériels, il n’est jamais possible de s’en éloigner beaucoup. Si le farinier, quand il fait ses offres, voulait vendre plus cher que le cours, le boulanger irait acheter à la halle. Si au contraire on lui faisait des offres au-dessous du prix courant, il s’empresserait d’acheter au-delà de ses besoins pour aller revendre au marché et bénéficier de la différence. De toute manière, le niveau général ne tarde pas à s’établir. En résumé, ce sont les petites quantités négociées par le ministère des facteurs qui font loi pour tout le reste, et comme la bourse des farines est régentée par quelques grands spéculateurs, ces derniers ont sur le prix du pain une influence décisive.

L’autre élément de la taxe, la rétribution du boulanger, est invariable. Comment celui-ci échappera-t-il à la dure loi qui lui est faite ? Manipuler les farines et les cuire de manière qu’elles conservent autant d’eau que possible, tirer de chaque mesure une quantité de pain supérieure au rendement légal, telle est devenue la préoccupation constante et instinctive. S’il obtient ainsi du quintal 135 kilogrammes de pain au lieu de 130, c’est pour lui un bénéfice gratuit d’à peu près 2 francs, car il vendra 5 litres d’eau au même prix que 5 kilogrammes de pain. Il fournit ainsi à sa clientèle un élément aqueux, indigeste, assez savoureux peut-être dans sa fraîcheur, mais devenant insipide à mesure qu’il se dessèche[11]. Comme la valeur de l’aliment est proportionnelle à sa puissance nutritive, le consommateur paie sans s’en douter la denrée 3 ou 4 pour 100 au-dessus du cours de taxe. En second lieu, le pain réglementaire de 2 kilogrammes pèse rarement son poids, et la petite différence dont le marchand profite constitue à la fin de l’année un bénéfice important[12]. Ce gain s’élevait dans les époques de compensation active, où, le pain étant côté au-dessus de sa valeur, le marchand profitait de la plus-value, dont il ne tenait pas compte à la caisse de service.

Les boulangers trouvent encore un dédommagement dans la vente des pains de fantaisie. On considère comme tels ceux qui pèsent moins d’un kilogramme, quelle que soit sa forme, ou qui, étant plus lourds, ont une forme allongée dépassant 70 centimètres. Ces articles n’étant pas soumis à la taxe, le marchand peut leur assigner le poids et le prix qu’il veut. La tendance est de les faire de plus en plus petits. Les enquêtes faites en ces derniers temps montrent que les amateurs paient très cher leurs fantaisies. Les petits pains faits avec la pâte ordinaire sont débités au prix moyen de 60 centimes le kilogramme. Les petits pains de luxe ou ceux qu’on appelle aujourd’hui pains riches, faits avec des farines de premier choix ou de véritables gruaux remoulus, sont vendus à des prix qui portent le kilogramme de 80 centimes à 1 franc. Certaines maisons, qui ont un grand débit de ces qualités, réalisent des bénéfices séduisans.

On sait maintenant à quel point la taxe officielle était illusoire. Au lieu de la subir, c’étaient les fariniers qui la dictaient, et, quant aux boulangers, ils prolongeaient leur pénible existence par des moyens qu’il serait rigoureux de leur reprocher, puisque la taxe même ne leur permettait pas de vivre autrement. Ils faisaient deux parts de leurs marchandises, l’une soumise à la taxe et qui y échappait par l’insuffisance du poids ou la mauvaise qualité du produit; l’autre, non taxée, qu’ils vendaient à des prix excessifs. La taxe était donc impuissante à produire le bon marché. Souvent même elle ne servait qu’à provoquer la hausse. En effet, quand une denrée de nécessité première est rare et recherchée, il n’y a pas d’ordonnance qui puisse empêcher l’exhaussement des prix. Au contraire, lorsqu’il y a surabondance, la taxe officielle est pour le vendeur un point de mire qui l’empêche d’évaluer sa marchandise aussi bas qu’elle tomberait dans l’ordre naturel du commerce. Si une taxe est maximum, c’est une chose mauvaise et que tout le monde condamne; si elle n’est pas un maximum, ce n’est rien.

Combien y a-t-il de commerces à Paris qui pourraient immobiliser une quantité de marchandises égale à la vente de trois mois? Fort peu sans doute, même parmi ceux que l’on considère comme florissans. Que l’on ait imposé une telle charge à une corporation souffreteuse, comme l’est évidemment la boulangerie, c’est un des curieux exemples de cette routine qu’on appelle dans les bureaux la tradition. Lorsqu’en 1801 on mit à la charge des boulangers la formation d’une réserve, le dépôt de farines exigé de chacun d’eux variait, suivant l’importance du fonds, de 23 à 94 quintaux. L’administration, se glorifiant d’une prudence dont elle ne faisait pas les frais, gonfla successivement les chiffres de cette réserve, si bien qu’en 1854, lorsque l’approvisionnement de trois mois fut décrété, le dépôt à effectuer variait entre 212 et 848 quintaux. En novembre 1858, un décret impérial, longuement commenté par une circulaire de M. Rouher, étendit le principe de l’approvisionnement de trois mois aux 161 villes françaises où la boulangerie est réglementée. La population de ces villes, unie à celle du département de la Seine, formerait un groupe de 5 millions d’habitans, et la somme à fournir, tant en blé qu’en farine, représenterait une soixantaine de millions, sans compter le capital à immobiliser pour la construction des magasins, le roulement du service et l’intérêt des fonds accumulés. C’était demander l’impossible. Le décret ne fut exécuté nulle part, et le gouvernement lui-même l’a condamné en le retirant l’année dernière, non à Paris, mais partout ailleurs.

Paris se trouvait dans une condition exceptionnelle, grâce à la caisse de service, qui était devenue pour la boulangerie une espèce de banque spéciale, comme l’ancienne caisse de Poissy pour la boucherie. Le mécanisme de la compensation laissant toujours des fonds disponibles, on imagina de les utiliser en les avançant aux boulangers incapables de compléter l’approvisionnement exigé. Il y avait à immobiliser 550,000 quintaux métriques de farine, dont les six septièmes, soit 472,000, devaient être constamment disponibles dans les greniers et magasins publics. Les achats même, faits aux taux les plus favorables, entraînaient une dépense de 15 à 17 millions. La caisse de service, tout en pressant la formation des réserves, offrit aux boulangers de leur avancer les sommes qui leur manquaient, à intérêt de 5 pour 100, sur billets à ordre renouvelables de trois mois en trois mois, et avec le nantissement des sacs déposés. À ce compte, c’était la caisse elle-même qui formait la réserve : il n’y avait pour la boulangerie qu’un impôt et qu’un embarras de plus. Malgré les sacrifices de l’administration, il fallut quatre ans pour pousser l’approvisionnement jusqu’à la limite marquée par les décrets. En 1860, les six septièmes emmagasinés dans les greniers publics étaient représentés par 471,639 quintaux : sur ce nombre, 285,444 étaient donnés en nantissement. La caisse prêtait par quintal environ 27 francs 50 centimes, et elle avait avancé de cette façon 7,893,815 francs.

Le fameux grenier d’abondance ne pouvait abriter qu’un quart de cette accumulation. Il fallut que la ville traitât avec des entrepositaires particuliers, qui approprièrent de vastes magasins à Ivry, à La Villette, à Vaugirard. Les frais de ce service retombaient sur le boulanger, et c’était un rude surcroît de charges, car il faut des manipulations incessantes pour empêcher la farine de s’échauffer, de se peloter et de durcir, et comme la marchandise s’altérerait si on la laissait vieillir en magasin, la nécessité de la renouveler fréquemment infligeait encore des pertes de temps et d’argent. L’intérêt du fonds d’achat, les salaires et transports, les déchets et avaries, pouvaient être raisonnablement évalués à 3 francs par quintal. Le dépôt exigé variait, je l’ai dit, de 212 à 848 quintaux; c’était donc une dépense de 636 à 2,544 francs infligée au boulanger. On lit dans un document émanant de la préfecture de la Seine que l’approvisionnement forcé était pour les boulangers une spéculation fructueuse, « parce que les farines achetées à pas prix devaient être employées en temps de cherté ; » mais nous venons de voir que chaque année une somme de 3 francs par quintal s’ajoute au prix de la marchandise. S’il se passait huit ou neuf ans sans qu’il devînt nécessaire de mettre la farine en consommation, son prix, doublé par la puissance de l’intérêt composé, dépasserait le cours de la halle, même en temps de disette.

Au point de vue de la sécurité publique, l’approvisionnement de trois mois pourrait avoir sa raison d’être dans un pays où les importations seraient défendues ou impossibles. Avec la liberté du commerce, c’est plutôt un danger qu’une garantie. Quel négociant ne tremblerait pas en risquant sa fortune sur des achats de grains à l’étranger, s’il savait qu’il existât à l’intérieur d’énormes provisions pouvant être jetées sur la place du jour au lendemain, selon le bon plaisir des autorités municipales ? L’approvisionnement de trois mois pour Paris et les 161 autres villes réglementées devait faire entrer dans les magasins publics 3 millions d’hectolitres de blé. Le déficit de 1861 exigea une importation de 17 millions d’hectolitres. Le commerce récemment affranchi conjura le péril. Si par malheur l’approvisionnement de trois mois avait pu être complété partout comme à Paris, le commerce aurait hésité, et nous aurions eu la famine.

On a une idée suffisante, par tout ce qui précède, du principe et du mécanisme de la compensation. Il y a quelques mots à dire encore sur le rôle financier de la caisse de la boulangerie. Instituée avec une dotation de 20 millions de francs, autorisée à emprunter sous la caution de la ville de Paris, disposant d’un fonds de roulement renouvelé chaque jour par le mouvement des affaires qu’elle centralise, cette caisse est devenue non-seulement une agence pour le nivellement des prix, mais une espèce de banque spéciale faisant des avances sur bonnes garanties aux deux industries dont elle est le trait d’union. Son existence peut être divisée en deux périodes. La première, de 1853 à 1856, comprend, les années pendant lesquelles, le pain étant vendu au-dessous de son prix réel, la caisse a dû payer au boulanger l’appoint nécessaire pour maintenir le niveau convenu. La seconde période, pendant laquelle on a pu vendre le pain un peu plus qu’il ne valait pour recouvrer les avances faites, s’étend de 1857 jusqu’en ces derniers jours, où l’institution vient d’être transformée. Dans la pensée créatrice du système, le prix du pain à Paris ne devait jamais dépasser 40 centimes le kilogramme. On fut forcé, à partir de septembre 1854, d’élever à 50 centimes la limite de la compensation, et même de distribuer des cartes de différence aux indigens. L’appoint à fournir pendant la période des sacrifices s’est élevé jusqu’à 8 centimes 1/2 par kilogramme, et en moyenne 6 centimes. De là une dépense dont le total en quatre ans a été 53,557,947 francs. L’intérêt des bons émis par la caisse de service et les frais d’administration ont coûté 15,533,349 francs : c’est un sacrifice de 29 pour 100 réparti sur six années. La somme totale à récupérer était donc de 69,120,535 francs. Le recouvrement s’est fait moins vite que la dépense, parce que la moyenne des reprises a été maintenue entre 3 et A centimes par kilogramme. Au 31 mai dernier, toutes les avances étaient reconquises : il restait même un boni de 250,000 francs.

La caisse de service n’est pas une de ces banques où les millions se remuent en bloc. Ici les totaux se forment par des opérations minimes et multipliées à l’infini, par des transports de centimes d’un compte à l’autre. Tout Parisien, à son insu, y a son compte courant pour chaque bouchée de pain qu’il mange. Les détails de cette liquidation ressortent, avec une netteté qui ne laisse rien à désirer, dans les rapports publiés annuellement par le directeur, M. Pelletier. Les renseignemens curieux qu’il y consigne à propos de l’aliment essentiel éclairent par un coin la vie de ménage, et justifient en quelque sorte le titre ambitieux donné à ces documens : Compte moral et financier. La caisse de service ne peut remplir son programme qu’à une condition ; connaître minutieusement toutes les transactions, toutes les manipulations qui aboutissent à la vente du pain. Chaque boulanger doit déclarer dans les trois jours les acquisitions qu’il a faites en grains ou en farines, affirmer les conventions de qualité, de prix et de livraison, s’il achète à la halle, de gré à gré ou à cuisson, et enfin justifier son dire par le dépôt des bordereaux et factures. La caisse reçoit par année 60,000 déclarations de ce genre. Le boulanger doit en outre rendre compte du pain vendu, afin qu’on puisse calculer les détaxes et les surtaxes : il est muni de feuilles spéciales où il relève chaque jour, pour l’envoyer à la caisse, le résultat de la fabrication et de la vente de la veille. Sauf le modeste contingent de son bénéfice, l’argent que reçoit le boulanger de ses pratiques ne fait que glisser entre ses doigts : il le porte sans délai à la caisse de service, qui est l’intermédiaire de tous les paiemens à faire aux meuniers; il est même obligé d’avoir toujours à son crédit un dépôt de 2,000 à 6,000 fr. pour la garantie de ses engagemens. Que de calculs et de papier noirci dans les bureaux ! Que de démarches et de temps perdu pour les commerçans! Les boulangers se plaignaient de ce que la compensation aggravait leurs charges. Le règlement des surtaxes et des détaxes les laissait souvent à découvert. Ils étaient, disaient-ils, comme des mineurs ou des interdits, à qui on ne laisse pas le maniement de leur avoir. Les courses incessantes à faire pour porter ou retirer l’argent, la confession perpétuelle de leurs moindres actes commerciaux, l’inquisition dont ils se sentaient entourés, leur étaient insupportables. Beaucoup d’entre eux ont pris leur métier en dégoût et l’ont quitté, et il a fallu plus d’une fois avoir recours à l’intervention des tribunaux pour triompher des résistances. Si l’on n’a pas entendu crier trop fort ce mécanisme si compliqué, où il y avait tant de frottemens pénibles, il faut sans doute en faire un mérite à l’habile direction de la caisse de service.

Ce prétendu monopole des boulangers, consacré par la limitation du nombre, était ainsi devenu une assez dure servitude. La corporation souffrait d’autant plus qu’elle avait le sentiment de sa décadence. Les chiffres officiels ne permettaient aucune illusion à cet égard. Avant l’annexion, le nombre des boulangers était limité à 601 dans l’ancienne enceinte, et on en comptait 490 pour le reste du département. Le Paris nouveau en renferme actuellement 907, et il en reste 162 dans la banlieue. L’aisance de chacun est proportionnelle à la quantité de produits non taxés qu’il peut vendre. On s’enrichit avec une clientèle qui consomme beaucoup de pain de luxe. En ne débitant que le gros pain ordinaire, on vivrait à grand’peine malgré les tours de main que j’ai signalés. Si la corporation n’avouait pas ses embarras, ils seraient révélés par des faits significatifs. En 1862, sur les 1,069 boulangers du département, il n’y en avait que 156 qui pussent se soustraire aux marchés à cuisson; les autres dépendaient des meuniers, soit pour une partie, soit pour la totalité de leur fabrication. Un autre symptôme assez triste est le renouvellement du personnel, plus rapide que dans aucune autre profession. La durée moyenne des existences commerciales correspond au temps nécessaire pour acquérir la sécurité des vieux jours: c’est ordinairement de quinze à vingt ans. Avant 1858, les mutations de fonds dans la boulangerie étaient dans la proportion d’un sur cinq. C’était la critique en action du régime en vigueur. L’administration ne vit là qu’une infraction à la discipline : on y mit ordre en signifiant aux boulangers qu’en vertu des règlemens consulaires ils ne peuvent quitter leur profession que six mois après une déclaration faite à la préfecture de police, que ceux d’entre eux qui abandonneraient leur exploitation avant le terme voulu seraient punis par une amende de 500 francs et par le retrait temporaire ou absolu de leurs numéros. Les mutations n’ont pas dépassé l’année dernière 94, dont 78 pour Paris et 16 pour la banlieue. Cette proportion, quoique réduite au onzième, trahit encore un métier tourmenté, où les déceptions et les sinistres sont fréquens.

V.

Les doléances de la boulangerie datent de loin. Longtemps sans doute on les a prises pour le grognement instinctif du boutiquier. A partir de 1858, c’est-à-dire au moment où l’administration se félicitait d’avoir complété son système réglementaire par l’approvisionnement de trois mois et la compensation, les plaintes se produisirent avec tant de persistance et un accent si désespéré qu’il fallut bien y avoir égard. J’ai sous les yeux un amas de notes et de mémoires, datés de 1858 à 1860, et adressés au ministre du commerce, au conseil d’état, au préfet de la Seine, au préfet de police. Le thème auquel on revient sans cesse, avec la force de l’évidence, est l’insuffisance de l’allocation fixée en 1831. Depuis trente ans, loyer, impôts, salaires des ouvriers, combustible, accessoires, tout a augmenté de prix; la concurrence a introduit dans les boutiques un luxe inconnu autrefois. L’approvisionnement de trois mois, les frais de la compensation, certaines exigences de la police, sont des charges nouvelles. Bref, la panification d’un sac, pour laquelle 11 francs sont alloués au boulanger, lui coûte à présent 13 francs 25 centimes. «Nous reconnaissons sans en rougir, ajoutent les plaignans[13], que nous sommes de simples ouvriers, fabriquant à façon, et fournissant la matière du pain dont l’administration fixe le prix. L’allocation qui nous est due devrait représenter nos dépenses de fabrication : elle ne les représente pas. Elle devrait nous donner le salaire rémunérateur du travail : elle ne nous donne rien, absolument rien. Après cela, comment expliquer le phénomène de notre vie? Par cette triste vérité que nous sommes très misérables. Nous le sommes depuis longtemps, et plus qu’en aucun temps! »

Des lamentations si pressantes eurent du retentissement dans le monde administratif, et on finit par s’en émouvoir. Le problème d’ailleurs était déjà à l’étude au conseil d’état; il y avait été introduit incidemment. La boulangerie, paralysée par sa réglementation, en était restée aux procédés du dernier siècle. L’idée d’appliquer les progrès de la science à la fabrication du pain se fit jour tout à coup : on vit surgir toute sorte de projets basés sur la prétendue amélioration des procédés anciens, ou sur la création de vastes usines où la mouture et la panification seraient réunies, et qui résoudraient enfin le problème du pain à bon marché; mais comme toutes ces combinaisons impliquaient une production et une vente considérables, la limitation du nombre des ateliers, la défense d’ouvrir des dépôts, l’approvisionnement de trois mois, faisaient obstacle. Ceux qui se heurtaient ainsi aux règlemens fortifiaient par leurs récriminations les gémissemens des boulangers. M. le prélet de la Seine avait aussi son idéal de meuneries-boulangeries qu’il aurait fait entrer dans les cadres du monopole en réduisant le nombre des petits ateliers. A la demande du préfet et du conseil municipal, un projet de ce genre fut transmis au conseil d’état par le ministre du commerce.

On avait été ainsi amené, dans les hautes régions administratives, à étudier d’une manière générale les questions relatives à l’alimentation, lorsque la boulangerie poussa son cri de .détresse. Le problème s’élargit : une commission d’enquête fut instituée au sein du conseil d’état. On envoya à Londres et à Bruxelles, où la boulangerie est libre, des commissaires spéciaux chargés de comparer ce qui se passe dans ces villes avec la pratique de Paris. M. le conseiller Leplay, dont le nom restera honorablement attaché à la réforme actuelle, eut mission de diriger les études et de les résumer. Plusieurs gros volumes d’enquêtes et des rapports pleins de science, sans épuiser pourtant une question si féconde, aboutissaient à cette importante conclusion, que le régime de la boulangerie parisienne était malfaisant, et qu’il serait bon de « la ramener au droit commun, qui fonctionne à la satisfaction générale dans les autres contrées de l’Europe. » La perspective, même lointaine, de la liberté, l’idée qu’une grande ville trouverait à manger du pain sans la protection de ses magistrats, étaient choses nouvelles et effrayantes à la préfecture de la Seine. Pendant deux ans au moins, l’influence du conseil municipal tint en suspens l’initiative du conseil d’état. Ces irrésolutions aggravaient les souffrances de la boulangerie. Le syndicat obtint une audience de l’empereur, exposa les griefs de la corporation, et emporta la promesse qu’ils allaient être examinés avec l’attention due à d’aussi grands intérêts. On entendit parler quelque temps après de plusieurs assemblées du conseil d’état, tenues sous la présidence de l’empereur avec une solennité inaccoutumée. La décision, imparfaitement connue du public, ne paraissait pas avoir tranché la question, et à la préfecture on se flattait encore de l’assoupir en donnant quelques satisfactions aux plaignans. La caisse de la boulangerie rendit trois septièmes de l’approvisionnement obligatoire, et éleva la prime de cuisson de 11 à 12 francs par sac. Les boulangers ne sont pas fanatiques de la liberté, dont ils ne comprennent pas les effets : ils ne l’ont demandée que comme pis aller, s’il n’y a pas d’autre moyen de sortir d’une situation insupportable. Sans être bien satisfaits des dernières concessions, leurs plaintes avaient cessé; on commençait à croire la question enterrée, lorsque M. Rouher, en quittant le ministère du commerce, obtint la signature impériale pour la réforme qu’il avait prise sous son patronage.

Le décret du 22 juin est radical : il abolit la limitation du nombre des boulangers, la taxe officielle du pain, les règlemens de fabrication, l’approvisionnement obligatoire et le cautionnement en argent. Le système primitif de la compensation est transformé par un second décret publié le 1er septembre, au moment même où le nouveau régime commercial était inauguré. Au lieu d’un nivellement des prix opéré par des avances et des reprises, un droit d’octroi sera prélevé à l’entrée sur le blé, les farines et le pain. Cette taxe a été calculée de manière à grever d’un centime chaque kilogramme de pain[14]. La limite de la nouvelle compensation est fixée à 50 centimes. Dès que ce prix sera atteint, la perception sera suspendue, et pour que ce prix ne soit pas dépassé, l’appoint sera fourni aux boulangers au moyen du fonds capitalisé. La caisse de la boulangerie, dont le personnel est réduit de moitié, est maintenue pour la mise en œuvre de ce système. Elle conserve sa dotation de 20 millions, et le centime d’octroi lui procurera un revenu d’à peu près 3 millions, qu’elle aura rarement occasion d’employer, car il n’est guère à craindre, avec la liberté du commerce, que le prix du kilogramme de pain dépasse 50 centimes à Paris. On avait parlé d’une taxe officieuse, qui devait remplacer la taxe obligatoire; on en a reconnu les dangers avant de l’avoir mise à l’essai. On se contente de la dresser dans les bureaux comme moyen de contrôle, sans renoncer au droit de la publier, si on le jugeait opportun. La part d’intervention que se réserve l’autorité, si réduite qu’elle soit, donnera lieu sans doute à des embarras; mais on aurait mauvaise grâce à critiquer une expérience à peine commencée. La lumière de la liberté s’est faite si brusquement, qu’on en est encore à se frotter les yeux.

On voit comment la réforme s’est produite : la boulangerie l’a rendue inévitable par ses plaintes. On ne pouvait ni conserver l’ancien système, ni l’améliorer ; on ne pouvait pas rendre le monopole avantageux en sacrifiant le consommateur. Une seule chose était possible : la liberté. Il faut insister sur ce fait, parce qu’il dispenserait de toute autre réponse à ceux qui demandent avec une nuance d’ironie ce que l’on va gagner au régime nouveau. D’ailleurs la liberté n’a pas besoin d’excuse : il est dans sa nature d’amener la fécondité avec elle, et si la récolte n’est pas à faire à l’instant même, elle sème pour le lendemain.

Plaçons-nous d’abord au point de vue du consommateur. On réclame pour lui le pain à bon marché, et certes on a raison: mais à cet égard la taxe administrative a faussé le bon sens du public. Le prix n’est pas plus une mesure absolue pour le pain que pour le vin. Le bon marché n’existe que relativement à une qualité donnée. La valeur intrinsèque de l’aliment résulte de sa puissance nutritive, il a aussi une valeur de fantaisie dépendant de sa consistance, de son arôme, et dont le consommateur seul est le juge. De deux pains de même poids et taxés au même prix, l’un peut être cher et l’autre à bon marché. Nous avons vu que la taxe est impuissante et inexécutée, que les deux catégories débitées par le boulanger parisien dépassent presque toujours en réalité le maximum idéal de l’administration, soit qu’il y ait excès d’eau dans le pain, soit que le pain vendu librement atteigne des prix déraisonnables. Je n’ai jamais compris qu’on ait consacré tant de pages dans les documens officiels pour constater où le pain est le plus cher, de Londres, de Bruxelles ou de Paris : autant vaudrait comparer une bouteille de vin de Bordeaux et une bouteille de vin du Rhin. La taxe est abolie à Londres depuis 1815, dans le reste de l’Angleterre depuis 1836, à Bruxelles et autres villes belges depuis 1857; je ne vois pas qu’on la regrette dans les lieux où elle n’existe plus.

En réalité, le prix du pain, contrairement à celui de toutes les autres choses, a baissé considérablement depuis le commencement du siècle. Le prix nominal n’en est pas beaucoup plus élevé qu’il y a cinquante ans, et depuis cette époque, l’argent a perdu la moitié de sa valeur effective; les salaires et les revenus sont doublés. Le progrès doit donc être cherché moins dans l’abaissement du prix vénal, qui est souvent illusoire, que dans le relèvement de la qualité, qui est déchue, et dans l’adaptation du service au goût ou au besoin de chacun. Cela ne veut pas dire qu’on doive renoncer à l’espoir d’un abaissement de prix : la concurrence fera inévitablement son office. Des études très précises et souvent répétées montrent théoriquement qu’un établissement sur une échelle agrandie, avec les meilleurs instrumens connus, mariant les travaux du meunier et du boulanger, pourrait produire le pain de deux kilos à 10 ou 15 centimes au-dessous de la taxe. Il se peut que la théorie reçoive des démentis dans la pratique; mais il est bon que l’expérience soit faite. Elle aurait été impossible sous le régime réglementaire. C’est là un des principaux argumens en faveur de la liberté. Les boulangers demandaient un monopole avantageux ou la liberté : on leur a donné celle-ci ; ils auraient préféré l’autre combinaison. Je crois qu’en général ils ne se sont pas encore rendu compte de leur situation nouvelle : ils sont comme des gens longtemps comprimés dans des entraves, et qui ont besoin de se dégourdir pour retrouver le complet usage de leurs membres. Il leur faudra un certain temps pour faire entrer dans le calcul du prix de revient les profits résultant de l’abolition des servitudes. La concurrence, à laquelle ils ne sont pas accoutumés, apparaît à la plupart d’entre eux comme une espèce de monstre dévorant, et leur préoccupation est de s’en garantir. Ils craignent surtout la rivalité des gros capitaux. Je crois qu’ils exagèrent beaucoup ce danger. Le capital est sollicité chez nous par tant d’affaires attrayantes et lucratives qu’il ne daignera guère se vouer au rude et minutieux labeur de la paneterie. Il est plutôt à craindre que l’argent fasse défaut aux innovations progressives.

Quant à la perte de leurs charges, car beaucoup de boulangers se considéraient comme des officiers ministériels, elle est plus apparente que réelle. Un numéro avait peu de valeur par lui-même. Tout le bénéfice provenant du pain non taxé, le prix du fonds se calculait en proportion du pain de luxe vendu. On traitait sur le pied de 8,000 à 12,000 francs par sac panifié chaque jour, à la condition qu’un quart du sac fût employé en pain de luxe. Dans les quartiers riches, où la fantaisie domine, les fonds montaient à des prix très élevés. Dans les quartiers où on ne débite que la vieille miche populaire, souvent morcelée au détail, les numéros ne valaient plus que 3 ou 4,000 francs par sac. La taxe étant plus nuisible qu’utile dans cette appréciation, on ne voit pas pourquoi la réforme qui la supprime amoindrirait le prix des fonds réputés bons. En somme, la profession était déchue de plus d’une façon : la liberté la relèvera. Le boulanger redeviendra ce qu’il était avant 1823, un négociant dont l’intelligence ne sera plus asservie, dont l’importance et les bénéfices se mesureront aux services qu’il peut rendre.

Il faut aussi considérer l’intérêt social. Ce qu’on appelle réforme économique est toujours l’essor rendu à une faculté comprimée. Dans l’application de ce principe, on ne constate pas toujours des effets directs. Le changement quelquefois n’est pas immédiatement remarquable dans l’industrie réformée; mais un anneau brisé nécessite la rupture d’une autre partie de la chaîne. La liberté s’établit de proche en proche. Une succession de réformes partielles substitue un régime favorisant la production à un autre régime qui la paralysait : alors il se manifeste dans la société une aisance générale qui l’élève dans la hiérarchie des nations. Ce phénomène est particulièrement observable à notre époque : notre siècle lui devra son caractère et sa grandeur. Quelles sont au contraire les nations tourmentées d’un sourd malaise, parce qu’elles sont pauvres, en dépit du luxe dont elles font enseigne ? Celles précisément où la production est insuffisante, parce que le travail n’y est pas encore suffisamment libre.

A l’appui de cette thèse, M. le préfet de la Seine a fourni sans s’en douter un argument qui mérite d’être médité. Voulant démontrer que la compensation est préférable à la distribution des cartes de différence, il s’exprime ainsi dans le mémoire présenté l’année dernière au conseil général du département : « Il est constaté qu’à Paris, où l’on compte en moyenne trois personnes par logement, il y a 357,687 logemens, contenant 1,073,061 personnes, qui auraient droit incontestablement à des bons de pain, si l’administration se résignait à en donner. Il y a en outre 145,090 logemens d’un loyer de 250 à 500 francs, dont les occupans sont exonérés par la ville de la majeure partie de leur contribution mobilière, et 47,045 logemens de 500 à 1,500 francs, dont les locataires sont dégrevés de la même façon, mais dans une moindre mesure. Les premiers renferment 435,210 personnes, et les seconds 141,135. Quelque disposé qu’on fût à restreindre les secours, il faudrait cependant y admettre une partie quelconque de ces deux catégories. On voit combien c’est peu dire que de porter à 1,200,000 le nombre des bouches qu’il faudrait nourrir pendant les années de disette. » Ainsi, dans la ville qui éblouit l’étranger par ses splendeurs, sur 1,700,000 habitans, il y en a 1,200,000 à qui il serait difficile, sinon impossible, d’ajouter quelques centimes au prix ordinaire de leur pain ! Voilà ce qu’a produit le régime qui entravait la libre activité : n’était-il pas temps d’en essayer un autre ?


ANDRE COCHUT.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Ce passage est emprunté à une très curieuse Note sur l’Organisation de la Boulangerie, rédigée par les deux fils du comte Dubois, d’après les souvenirs conservés dans la famille, et communiquée à la commission du conseil d’état, qui l’a insérée dans son deuxième rapport.
  3. Note citée plus haut.
  4. Mémoires, tome Ier.
  5. Rapport sur la commission des subsistances, par M. Beslay père, député (séance du 20 mars 1820).
  6. Un sac de farine, qui est en quelque sorte l’unité dans les comptes de la boulangerie parisienne, pèse 159 kilogrammes avec la toile, ou 157 kilogrammes poids net. On avait autrefois adopté cette quantité parce qu’elle représentait cent pains de quatre livres. On en tire un peu plus en réalité.
  7. Il ne faut pas laisser oublier comment on a procédé chez nous pendant quarante ans. On établissait le prix moyen de la farine de première et seconde qualité d’après les mercuriales dressées par les facteurs de la halle de Paris. A ce prix on ajoutait l’allocation attribuée au boulanger, soit 7 fr. par quintal métrique fabriqué ou 11 fr. par sac. On supposait enfin que 100 kilogrammes de farine doivent rendre en pain 130 kilogrammes en raison de l’eau qu’on y ajoute, ou, ce qui revient au même, qu’on doit trouver 204 kilogrammes de pain dans le sac de 157 kilos. Voici un exemple du calcul :
    Prix officiel de 100 kilogrammes de farine 45 fr.
    Rémunération du boulanger. 7 fr.
    Total 52 fr.

    La somme de 52 francs étant le prix de 130 kilogrammes de pain, on taxait le kilogramme à 40 centimes.

  8. En 1820, il y avait encore 149 moulins à eau ou à vent dans le département de la Seine : il n’y en a plus que 23 aujourd’hui.
  9. Il y avait autrefois les quatre marques; on en reconnaît six actuellement. Les farines de la maison Darblay, considérées comme supérieures, sont hors marque. Au mois de février dernier, il y eut une liquidation fort orageuse; un grand spéculateur avait fait le vide sur le marché en ramassant toutes les six-marques disponibles, de sorte que les vendeurs qui avaient à faire livraison étaient forcés de racheter avec 2 fr. de hausse par sac (ce qui équivaudrait à 4 fr. sur la rente!) ou de payer des différences énormes. Il y eut une sorte de soulèvement contre le privilège des sept grands meuniers, et on convint de créer pour la spéculation un type-Paris que tous les meuniers indistinctement pourraient fournir en se conformant au spécimen adopté. Il est douteux que l’agiotage puisse faire longtemps une monnaie courante avec les produits du premier venu.
  10. Le boulanger doit compte à l’administration de 130 kilos de pain pour 100 kilos de farine. En 1861, la farine étant malsaine, il n’a pu obtenir que 126 kilos ; en 1862 au contraire, le rendement a pu être aisément porté à 131. Ce contraste montre à quelles vicissitudes le boulanger est exposé sous le régime de la taxe.
  11. Je ne veux pas dire que tout pain, au rondement de 135, serait nécessairement mauvais. On pourrait arriver à ce chiffre en fournissant une qualité excellente, si l’on employait des farines provenant d’un blé riche en gluten et pas trop affaibli sous la meule ; mais dans l’état actuel de la meunerie ce genre de farine serait côté au-dessus du prix moyen servant de base à la taxe.
  12. M. Barral a fait acheter un grand nombre de pains de 2 kilos dans des quartiers différens : il en a trouvé auxquels manquaient jusqu’à 292 grammes. Le résultat de 42 pesées lui a donné un déficit moyen de 88 grammes par pain, soit environ 4 1/2 pour 100.
  13. Mémoire du préfet de police 1858.
  14. La taxe est de 1 centime sur le blé et le pain, et de 1 centime 1/3 sur la farine. Le blé perd, par l’extraction du son, 30 pour 100 de son poids, qu’on suppose remplacé dans le pain par 30 pour 100 d’eau. Voilà pourquoi on dit communément que 1 kilogramme de blé correspond à 1 kilogramme de pain. On comprend pourquoi la farine est surtaxée dans la proportion de 30 pour 100.