Le Pain (Reclus)/12

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(p. 98-99).
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XII

LE GRAIN DE BLÉ
Symbole de résurrection


En tous temps, d’innombrables multitudes auxquelles il coûtait de mourir ont soupiré après la renaissance. Les multiples métamorphoses du grain qu’on transforme en liqueur enivrante, ou qu’on voit renaître, ainsi qu’il semble, du sein même de la tombe, devaient apparaître à ces âmes altérées d’immortalité comme le symbole le plus frappant — quoi ! comme la preuve de la résurrection, comme sa meilleure promesse. Quand on le brasse, le grain entre en germination, puis en fermentation, après que le germe a été comme tué et foulé aux pieds. La substance étant dissoute et comme fluidifiée, l’ « esprit », les arômes se dégagent de la matière épaisse, glutineuse et féculante dans laquelle ils étaient enveloppés, et donnent naissance à la liqueur fraîche et enivrante, découverte par les industrieux Égyptiens, dont le secret a été surpris par les Phéniciens, transmis aux Grecs, Romains, Gaulois et Germains, à mainte tribu restée à demi-sauvage pour tout le reste. Les poésies populaires, parmi lesquelles la ballade écossaise de John Barleycorn est la mieux connue, célèbrent avec enthousiasme la passion, les vertus et la gloire de Grain d’Orge, autre Bacchus, mais plus humble, et comme lui né deux fois, comme lui mourant à demi brûlé, pour renaître superbe, transfiguré, non moins puissant que délicat et subtil, aimé d’Odin, comme l’autre de Jupiter, de Yahvé, des hommes et des génies.

Depuis que l’homme a été mis en possession de la précieuse céréale grande nourricière, il n’a cesse de contempler avec étonnement et vénération le prodigieux mystère de la mort et de la renaissance du blé. Les pontifes romains adressaient leur culte à Tellumo, force mâle du sol, Tellus, force femelle, Altor, le Nourricier, Russor, le dieu qui reprend, Rusina, la déesse qui renouvelle, tous et toutes s’occupant de l’épi de blé et donnant leur nom à l’un des moments du grand phénomène. On ne savait quel il fallait le plus admirer, mais ce qui plongeait dans les plus longues réflexions était de voir le grain déposé en terre, enseveli à la façon d’un mort. Dans la terre obscure et humide, dans la terre, tombe et matrice, le cadavre se désagrège et se corrompt. Puis, après une attente longue et anxieuse pour le laboureur, la dépouille du petit corps s’ouvre et se fendille sous faction de la gemmule, des radicelles. Il sourd un point rosé, puis des pousses vertes se dégagent ; frondaison, floraison, fructification se succèdent en leur temps. Le grain revit, bien mieux, il se multiplie dans une progéniture en tout semblable à lui. Saison après saison, siècle après siècle, le processus se répète ; le blé est immortel, mais à la condition de passer par une succession de morts ou plutôt de léthargies, traversée par des rêves créateurs, merveilleusement agités. Comment le blé n’aurait-il pas été pris pour symbole de la vie qui persiste à travers la mort ? Le grand thème des Éleusinies et mystères orphiques a été repris au nom du christianisme par l’apôtre Saint-Paul, qui expliquait avec une conviction émue et une chaleur communicative que « l’homme, semé corps corruptible, devait renaître corps incorruptible, et qu’après avoir traverse la corruption, il revêtirait l’immortalité ». — « Ce que tu sèmes, s’écriait-il, n’est point vivifié s’il ne meurt ! » Puisque le blé reprend vie et germe à travers sa tombe, comment l’homme pour qui est fait le blé ne reverdirait-il pas à son tour !

« Ta fleur renaîtra, assurément elle renaîtra », promettait le rituel funéraire des Égyptiens à l’homme juste qui, se sentant mourir, tristement regardait le soleil descendre entre deux montagnes et disparaître derrière la chaîne Lybique. Pendant de longs siècles, les morts étaient réputés se livrer à la culture aux Champs Élysées, et le grain mystique qu’ils semaient et qui croissait dans le sépulcre n’était autre que la semence d’immortalité dans leur corps, que le germe d’éternelle justice augmentant et se multipliant en leur âme. Osiris qui, jadis, était venu vers les hommes leur apportant un épi dans chaque main, Osiris qui s’était identifié avec le blé, comme fit aussi Saturne, le Dieu de l’Âge d’Or, comme firent aussi Mondamin et Quetzalcoatl avec le maïs, Osiris nourrissait aussi les âmes comme il avait nourri les estomacs, il faisait germer son corps qu’il donnait aux saints et aux justifies, aux Osiriaques. Cet