Le Pain (Reclus)/6

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VI

ACTION INDIRECTE

Le Pain et le Blé comme véhicules magiques


Nous avons passé en revue les effets magiques plus ou moins directs de la grande céréale. Il est temps de l’étudier comme véhicule d’influence et d’aborder le chapitre varié de ses manifestations indirectes. Les immédiates ne s’exerçaient que d’une manière favorable à l’homme, mais les médiates lui peuvent être nuisibles et même très nuisibles. Il va de soi que les instruments de transmission n’ont, en raison de leur passivité, d’autre caractère que celui qui leur est imprimé et ne valent que par l’intention qui les dirige.

Nous aurions pu déjà mentionner que, par son contact répété avec le don de Dieu, la pelle du four n’a pas manqué d’acquérir des vertus curatives. On les utilise en attachant sur la dite pelle l’enfant fébricitant ou malingre et en l’introduisant par trois fois dans l’antre obscur que la pâte a fait chaud et odorant.

Le même instrument est passé et repassé sous le ventre des chevaux malades ; il est mis à contribution en de nombreuses circonstances. Mais pour lui conserver ses énergies, il est indispensable de le tenir en honneur et en considération ; il est défendu à la marmaille de le traîner dehors, de le salir, de monter dessus.

D’après les autorités qui régissent la matière, il n’est charme plus puissant que celui des cheveux, ou, mieux encore, des poils de l’aisselle, et vous allez voir comment l’aisselle — entre parenthèses — est précisément l’endroit qu’ont choisi nos médecins pour placer le thermomètre au moyen duquel ils mesurent l’intensité des fièvres. Les poils ou cheveux dont il s’agit sont pulvérisés, et l’on en saupoudre la pâte d’un gâteau dont goûtera la personne qu’on veut tirer à soi. De la sorte, on se fait manger à dose homéopathique, mais il n’en faut pas davantage suivant la théorie dont il s’agit. La loi primordiale des créatures étant que « le semblable recherche son semblable », le bailleur de philtre, en introduisant dans un autre organisme le plus insignifiant fragment de son être, s’y introduit lui-même ; en jetant en appât une minuscule partie de son être, il ne manquera pas d’acquérir la possession entière, corps et âme, de la personne convoitée. Avec le minimum d’effort, comment obtenir le maximum d’effet ? Tel est le problème que se posent et que résolvent chacune à sa manière la mécanique, la magie et la religion. C’est à cela que se résument toutes les questions posées par l’intelligence humaine.

La recette ci-dessus a été mise à profit par nombre d’amoureux et amoureuses, et l’on nous a conté mille fois l’anecdote de la jeune personne qui, ayant par hasard mordu dans certaine pâtisserie qui ne lui était point destinée, ne pouvait plus se séparer de celui ou celle qui l’avait préparée. Pour les animaux dont on veut s’assurer la fidélité, tels que chiens, chevaux, chats, vaches et même les « habillés de soies », « parlant par respect », il suffit d’introduire trois ou quatre poils susdits dans une boulette qu’on leur fait manger à la main. D’aucuns se plaquent une mie contre l’estomac et, quand elle est humectée de sueur, la présentent à l’animal. D’autres la lui font avaler après l’avoir mâchée et imprégnée de salive. Les paysans de l’ancien régime n’introduisaient pas une bête dans leur étable, sans la faire passer par cette cérémonie. Et pour que le mal du pays ne les fasse pas trop souffrir, les filles de la Hesse ou de la Souabie qui vont en condition apportent de la maison paternelle un quignon et un chanteau qu’elles grignotent de temps à autre.

Qu’un amant puisse transmettre la fièvre d’amour à une fille rien que par l’intermédiaire d’une bouchée, il est logique d’inférer qu’il peut aussi la transmettre à quelqu’un ou à quelque chose, de manière à s’en débarrasser.

Ainsi, on faisait manger à un malade une demi-galette et, avec grande formalité, on allait jeter l’autre moitié dans le ruisseau. Le principe peccant était censé passer du mangeur dans la chose mangée, et de la chose mangée « au diable », sans figure de langage.

Nous n’oserions qualifier d’honnête certain moyen de guérir un abcès.

Faites goutter le pus sur un morceau de pain dont vous ferez ensuite largesse aux poules du voisin. Les poules s’arrangeront de l’abcès comme elles l’entendront et, par aventure, le transmettront au tiers et au quart qui des œufs mangeront.

On avait cru pouvoir exempter le pain de la prohibition générale de ramasser autrement qu’avec de minutieuses précautions, et à bon escient, un objet quelconque trouvé sur la route ; on avait affirmé, un peu à la légère, que jamais, jamais pain n’est contaminé par la diablerie, jamais saturé d’influences pernicieuses. Le cas de transmission qui précède montre assez qu’il ne faut pas avoir de confiance aveugle, même envers le pain. Ajoutons qu’il paraît établi, parmi les professeurs ès-sciences magiques, qu’il faut, avec un couteau, parer le chicton de pain dans lequel un autre à déjà mordu, qu’il faut enlever les traces de ses dents… « Pour plus de propreté ? »

Vous n’y êtes pas. La propreté n’a rien à voir en pareille matière. Si celui qui trouve le pain mord à même, sans prendre la précaution de rogner le mordu ou de souffler dessus, il lui arrivera tôt ou tard le désagrément de se colleter et de se prendre aux cheveux avec le premier possesseur du pain. Pourquoi ? Parce que la rencontre de dents présage rixe violente. Il est vrai qu’après tout celui qui donne le dernier coup de dent n’a pas besoin de prendre grande précaution : il est en avantage marqué sur son antagoniste, l’issue du combat ne pourrait manquer de lui être favorable.

Pour faire passer le mal aux dents, on se met sur la tête une assiette pleine d’avoine et, s’agenouillant à la margelle d’un puits, on marmotte un charme :

Mal aux dents, mal aux dents,
Plonge au puits de vin,
Plonge à la font de bière,
Plonge, plonge dedans !

L’homme ensuite se relève brusquement, jette l’assiette, en s’écriant :

À présent,
Mal aux dents,
Cours après,
Cours après,
Mal aux dents !

Autre méthode de transmission moins gaie, moins expéditive, mais d’autant plus sûre : sans que personne en sache rien, on se glisse à minuit dans le cimetière ; on fouit lentement un trou en une tombe, où l’on se vide la bouche d’une poignée de grains dont on l’avait emplie. La cure est assurée, mais à une condition, cependant : il faut que le mort soit de sexe différent, la transmission de vivant à mort ne pouvant s’établir avec promptitude et efficacité que par la sympathie d’homme à femme, de femme à homme.

Et puisque nous sommes sur ce chapitre, nous ne pouvons passer sous silence qu’on nous déconseille fort de manger du pain dans une maison ou gît un cadavre non encore enfermé dans sa bière ; surtout si le corps est celui du chef de famille. Le mort se loge dans le pain tant qu’il y a droit, tant qu’il le peut, les dents qui le mâchent se carient et ne tarderont pas à tomber.

Autres recettes non moins merveilleuses :

La mère qui va sevrer son poupard lui fera de fortes dents si, prenant bien son moment, elle le pousse et le fait tomber, la figure en avant, contre un pain blanc bien appétissant… Vous rappelez-vous par hasard que, pour les anciens Mages du Mexique, le maïs n’est autre qu’une dent de Dieu, Quetzalcoatl, tombée en terre ?

Pour vous guérir du mal aux dents, mettez-vous pendant la messe derrière l’autel, et mordez hardiment dans une croûte. Avec la messe, avec la croûte, sœur cadette de l’hostie, avec la sainteté du lieu, et la solennité de l’office, vous ne pouvez qu’être tiré d’affaire.

Avec une paille, au besoin avec un simple clou, grattez la gencive malade jusqu’à la faire saigner, puis glissez la paille encore chaude entre le bois et l’écorce d’un jeune arbre. La douleur passera dans l’arbre ; y restera, s’il lui plaît ; s’en ira, si elle préfère.

Mangez d’un pain mordu par une souris, ou que vous aurez frotté et refrotté à des racines d’arbres… La raison, c’est que votre mâchoire, par l’un ou l’autre procédé, acquerra le tranchant et la dureté des jolies quenottes blanches de la souris ou bien la ténacité, la force de résistance dont sont douées les racines du hêtre ou du chêne.

Autre sytème : mettez une paire de ciseaux dans une assiette profonde où vous verserez de l’eau tiède, puis une poignée d’avoine. Laissez reposer quelques instants. Après quoi, frottez avec l’avoine vos joues que vous n’essuierez point, mais laisserez sécher au soleil. Comprenez-vous ? Avec quelque réflexion, vous devinerez que les ciseaux sont des dents d’acier dont la trempe et le tranchant se transmettent à votre ratelier par l’intermédiaire de l’avoine dans l’eau tiède. Vous boiriez l’eau, vous mâcheriez l’avoine, l’effet n’en serait que plus certain.

Toute modeste qu’elle soit, la paille, la simple paille participe largement aux vertus du plus utile des végétaux. Nul doute que le chaume verdoyant, le stipe encore laiteux ne soient d’effet plus énergique, mais, telle quelle, la paille sèche fait encore merveille… « Une paille est assez forte pour qu’un homme s’y pende », prétend le proverbe. Comme véhicule et moyen de transmission, elle est à nul autre pareille, mettant en communication les hommes et les animaux, en rapport de sympathie les vivants avec les vivants, et même les vivants avec les morts.

On regrette d’avoir à dire que les incubes, succubes et cauchemars ont la faculté de se transformer en objets d’apparence inoffensive, tels que plumes de matelas et pailles de paillasse. Quand on est parvenu à empoigner un cauchemar — ce qui est loin d’être facile — on se trouve généralement ne tenir qu’une paille, mais ne la lâchez pas, cette paille, froissez-la, cassez-la en morceaux ; mieux encore, clouez-la à la porte de votre chambre, à l’instar des chauves-souris et des oiseaux de proie qu’on cloue à la porte des granges ; le cauchemar est une sorcière qui souffre en son corps tout le mal fait à l’objet. Souvent on a cru suffisant de le mettre sous clef dans une boîte soigneusement fermée, mais la paille finissait toujours par s’échapper à travers le trou de la serrure, redevenait esprit et réintégrait le corps de celui ou de celle qui l’avait envoyée.

Des sorcières qui se rendent à leurs soirées dansantes, les unes montent des pailles qui filent comme le vent à travers les airs ; d’autres caracolent sur leurs manches à balai, montures rapides autant que sûres et dociles. Mais elles ne sauraient franchir deux pailles en croix, force leur est de tourner l’obstacle ou de revenir sur leurs pas.

Épinglée aux rideaux du lit, une croix de paille protège le dormeur contre les vampires, contre les obsessions de l’affreux cauchemar. On arrête les saignements de nez en faisant tomber le sang sur deux pailles croisées. L’érésipèle est tenue de céder à l’emploi de pailles de seigle dont on frotte la partie malade, en prononçant lentement et à voix haute la formule ci-après :

« Je ne te nommerai point, point je ne te nommerai, mais n’as-tu pas vergogne de te montrer ainsi en plein jour ? Quitte et t’en va, tu es chassée par la vertu du fer, par la vertu de l’acier ! Et si tu ne pars pas, et disparais, moi-même je te chasserai demain matin, je te chasserai au nom du Père, au nom du Fils, au nom du Saint-Esprit ! »

… Du fer et de l’acier, quand on n’est armé que d’une ou deux pailles de seigle ? Érésipèle, on t’en fait accroire !

Se curer les dents avec de la paille sur laquelle une femme vient d’accoucher fait tomber les dents. Pourquoi ? Parce que la vigueur et la vitalité de l’individu sont par la dite paille transmises subrepticement au nouveau-né, et cela devient presque un cas d’adultère et de bâtardise.

Ce qu’il y a de mieux à faire avec la paille sur laquelle un mort a été couché, c’est de la brûler. On a voulu l’utiliser comme litière. Qu’arrivait-il ? Les vaches tombaient malades ou perdaient leurs dents.

Au cas de névrose grave, telle que chorée, danse de Saint-Gui, épilepsie ou mal sacré, arrachez au lit du malade une botte de paille. Cette paille, tressez-la en collier. Ce collier, passez-le au cou d’un cheval. Ce cheval, faites-le descendre dans une fosse ou vous l’attacherez solidement. Mettez le feu au collier, et tandis qu’il flambe, jetez pelletée de terre après pelletée de terre sur le cheval qui rue et se débat, enfouissez-le lestement. La recette nous vient de Suisse.

Il sera moins cruel de faire passer la maladie en un chêne ou un pommier, qui ne pourra pas se refuser à la prendre quand on lui passera au tronc une corde de paille. Gare maintenant à qui viendrait la détacher et l’emporter ! Plus l’arbre est de nature sympathique à l’homme, mieux il se prête à la substitution. C’est le cas du sureau sur lequel on se décharge volontiers de sa fièvre. Quand on sent venir l’accès, on court vers lui, un torchon de paille au cou, et par trois fois on l’apostrophe :

Sambûque, sambûque, sambûque !
La froidure qui me tient,
Je te la passe, te la passe, passe !

Puis on revire brusquement tête sur queue, et on s’en retourne à cloche-pied.

Le nouvel attelage est dressé à bien tirer la charrue quand on met sur le front des jeunes taureaux, ou quelque part dans leur joug, trois pailles qui auront été tirées du lit conjugal. Nouvelle preuve du parallélisme entre les symboles du mariage et de l’agriculture.

Afin que la poule n’éparpille pas ses œufs et ne les égare, on lui fait un nid avec de la paille qui a servi au banquet de Noël.

Et que la ménagère, coiffée de son plus beau chapeau de paille se poste, à la lune nouvelle, devant la poule qui couve, ou devant la cage aux poussins, et bientôt les poulets et poulettes auront le chef orné de huppes et plumets superbes. Mais on ne saurait énumérer tout le bien et le mal que les habiles peuvent faire avec une petite paille. Il suffit à une sorcière d’obtenir un brin de paille d’un toit pour prendre pouvoir sur ceux qui l’habitent, par exemple sur une vache qui va vêler. Elle la piquera au ventre avec le brin de paille, et la vache ne portera point son fruit ; entre ses mains maudites, la paille a porté comme un coup de lance. Le moyen est violent ; il en est de plus détournés. Que la sorcière dérobe seulement à son voisin un bout de corde, en même temps que trois brins de paille qu’elle dressera sur le seuil de sa propre étable. Qu’elle fasse franchir les pailles à la vache et la conduise par la corde soustraite le long de la prairie convoitée et crache de temps à autre par dessus la haie. Il arrivera que sa vache engraissera, et que celle du voisin dépérira, que l’une donnera beaucoup de lait et l’autre fort peu.

Mais il est facile de rétorquer ses propres crimes contre la scélérate. Qu’on se procure seulement quatre pailles prises aux angles de son toit à elle, qu’on les casse, les déchiquète et les brûle, on lui infligera des douleurs atroces, peut-être même mortelles. C’est un duel dans lequel on se bat à coups de pailles. Qui sait ? Les enfants ont peut-être tort de se moquer de la

Grande bataille,
Sabre de bois,
Pistolet de paille.