Le Pain (Reclus)/9

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IX

PAINS BÉNITS, HOSTIES ET LEURS SUCCÉDANÉS

Nous nous proposons d’étudier maintenant la théorie et les explications des pains bénits et plus spécialement des saintes hosties. Grandes sont les vertus naturelles du pain et du blé pour la guérison des maladies, pour la neutralisation et l’anéantissement des mauvais sorts : elles peuvent être indéfiniment augmentées par la consécration d’un prêtre, par le contact avec les reliques d’un saint ou par toute autre cause.

Ce n’est pas que la division entre les pains profanes et sacrés soit bien tranchée. L’étude des effets magiques du pain nous a montré tout au contraire des transitions insensibles, d’innombrables points de contact. En matière magique, dans cet ensemble de choses également absurdes, également respectables, qui ne relèvent que du bon sens, il n’est pas de degrés à établir. Entre miracles et miracles, entre mystères et mystères, il faut, pour les besoins de l’exposition, opérer un classement, établir des distinctions, mais cette définition n’est qu’apparente ; elle n’est pas mieux fondée en logique que celles qu’on est ailleurs obligé d’instituer entre les qualités divines également infinies, également incompréhensibles.

Le peuple confond volontiers le pain et l’hostie, la vénération qu’il éprouve pour le premier n’est pas à distinguer de la vénération qu’il porte à la seconde. Son respect tourne à la religion ; entre un pain et une divinité, il distingue à peine. En devenant pain bénit, le pain de ménage change à peine de qualité, et si, en devenant hostie, il acquiert des propriétés extraordinaires, il ne change pas de nature pour cela. Magie sur magie se multiplie par elle-même et passe aux puissances du carré et du cube. Par origine et en son essence, l’hostie n’est autre que le pain, elle est le pain déïfié, son diminutif en volume, son augmentatif en puissance ; du reste, la modification de forme est assez récente. Au XIIe siècle, des pains à chanter, oublies, oblates ou hosties, comme on les appelle indifféremment, s’introduisirent dans les repas religieux. Jusque-là, les communiants apportaient eux-mêmes le pain au prêtre pour le faire bénir et même, pendant un certain temps, les familles de haute noblesse française conservèrent le privilège de faire consacrer, pour leur usage exclusif, des hosties à leurs armes, dont elles faisaient usage aux jours de gala et dans les circonstances exceptionnelles. Les journaux contemporains parlent même de certains marquis « qui, ne vivant que pour son blason, le mettrait partout, jusque sur les hosties avec lesquelles il communie en sa chapelle patrimoniale ». Sitôt après la Réformation, la plupart des protestants et la totalité des dissidents abandonnèrent l’usage des hosties pour revenir à la coutume primitive de rompre le pain.

Nous disions que nos paysans parlent du pain comme d’une divinité :

« Si tu pèles le pain par le bas, tu écorches le talon au bon Dieu. »

« Si, sans y prendre garde, tu fiches ton couteau dans la miche et l’y oublies, elle se met à saigner goutte après goutte, malheureux, tu fais saigner le corps du Christ et les pauvres âmes versent des larmes de sang ! »

« Puisque Christ est le pain de vie, disent les Tchèques, il faut croire que le pain de vie est Christ. »

« Qui jette le bon pain à terre n’entrera jamais au ciel » ; il a commis le péché qui ne se pardonne pas, le péché contre la troisième personne de la Trinité, en tant qu’elle est l’Esprit de Vie ou la Vie elle-même.

Pour éviter les répétitions, nous ne parlerons pas spécialement du pain bénit dont les vertus sont en tout semblables à l’hostie, mais amoindries.

C’est presque à regret que nous ne vantons pas les qualités du pain mouillé par la rosée. Pas n’est besoin d’expliquer la puissance du charme qui se produit quand la plus noble des créatures terrestres s’imprègne de ce qu’il y a de plus pur dans les régions aériennes.

Notons avant d’aller plus loin que l’encens venant à manquer dans les églises, son parfum peut être remplacé par l’odeur du pain grillé. L’idée n’est pas si baroque et hétérodoxe qu’on pourrait croire ; en effet :

« L’Éternel appela Moïse et lui parla du tabernacle d’assignation en disant : Parle aux enfants d’Israel et leur dis :… Tu apporteras à l’Éternel un gâteau de fine farine avec de l’huile… et le sacrificateur le fera fumer sur l’autel, parfum délicieux à l’Éternel. »

Une paysanne, dont les Contes populaires de la Grèce font mention, eut l’idée de prendre tout un sac de croûtons oubliés, de les rôtir au sommet d’une montagne, faisant un gros nuage de fumée, qui vient chatouiller agréablement les narines du bon Dieu là-haut, et Jésus-Christ, passant la tête par la fenêtre du ciel, lui demanda : « Chère sœur, que désires-tu ? »

Les Musulmans ont aussi leur pain bénit. La tombe d’un de leurs grands saints, El Bidaoui, dans le delta d’Égypte, est constamment couverte de boulettes de pâte qu’on y met à s’imprégner des parfums de sainteté qu’a laissés le personnage. Pour augmenter leurs vertus, elles sont ensuite portées sur plusieurs autres sépultures de santons en renom, puis on les garde en des endroits privilégiés, tels que le sanctuaire d’Hoseyn ou la mosquée de Khonayu. Ce traitement fait acquérir à la pâtisserie des vertus vraiment inappréciables. Trop précieuse pour être mangée, on la porte comme amulette. Elle guérit les maladies et surtout les prévient, ce qui augmente singulièrement leur valeur, car chacun sait qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Elle fait exaucer par le Dieu d’El Bidaoui la plupart des prières qu’on lui adresse ; et, finalement, elle donne aux lectures qu’on fait du Coran l’influence la plus salutaire sur l’âme et le corps.

On a fait des hosties très minces et petites afin que leur déglutition s’effectuant d’un coup de langue, le corps adorable de Notre Seigneur ne fût pas inutilement déchiré, n’eût pas les os brisés, les chairs lacérées irrévérencieusement. De plus, elles sont friables et fragiles. La Sacrée Congrégation des Rites, se défiant des gourmands, a ordonné que le pain du ciel fût distribué en minimes quantités : « Il n’est jamais permis de donner une grande hostie ou plusieurs hosties à un seul communiant, serait-ce pour satisfaire sa dévotion. » Mais les crocheteurs de sanctuaires, filous de divinité, les sorciers qui détournent les amulettes sacrées de leur destination primitive pour des usages profanes et même impies, tenaient à multiplier celles qu’ils avaient dérobées à grand’peine, ils s’ingéniaient à augmenter leur volume, leur efficacité, leur rendement.

La Cuisine diabolique donne comme une de ses recettes de coller à un arbre l’hostie subrepticement obtenue et de la traverser d’une balle de fusil. Le bon Dieu du pain sacré laisse alors tomber trois gouttes de sang qu’il faut recueillir sur un linge blanc. Hostie et linge sont brûlés dans un pot chauffé à rouge et on mêle les cendres au plomb dans lequel on fondra des balles qui ne manqueront jamais leur but. D’autres préfèrent attacher l’hostie au bout d’un fil, jusqu’à ce que le précieux sang goutte sur un pain dont chaque miette vaudra l’hostie primitive.

— Mais si l’hostie se refuse absolument à donner du sang ?

— Dame ! Cela arrive quelquefois ; il faut alors s’en prendre au prêtre, qui a manqué quelques mots dans la formule de consécration, ou qui a raté son sacrement de quelque autre manière.

Ce n’est point pour les novices qu’a été imagine le procédé ci-après : la nuit de Noël ou du Nouvel An, le chasseur, caché dans un coin obscur de l’Église, attend que la clochette de la messe vienne à résonner ; il vise alors avec son fusil chargé le centre de l’ostensoir devant lequel tous s’agenouillent. Il ne lâche pas le coup bien entendu, mais son œil est sûr désormais, sa main ferme ; sans trembler, il a tenu Dieu au bout de son canon, il n’y aura plus de lapin ni gros ou petit gibier devant lequel il manque de sang-froid. Au lieu de viser seulement l’ostensoir, quelques-uns, non moins hardis, déchargent leur coup sur le soleil lui-même. S’ils ne se sont pas laissés éblouir, trois gouttes de sang tombent à terre, mais la difficulté est alors de les recueillir. Nul besoin d’expliquer que le fils de Dieu ayant élu domicile dans le soleil comme l’hostie-soleil dans l’ostensoir, c’est toujours le Dieu-soleil que vise l’impie.

Parmi les braconniers, brigands et soldats, la croyance est toujours répandue que l’on peut se garer des balles ennemies au moyen d’amulettes et d’incantations, qui les détournent ou les empêchent de blesser grièvement. On se fait donc au bras ou à telle autre partie du corps une incision dans laquelle on introduit une hostie, et sitôt la blessure refermée, avec Dieu greffé au corps, on se rit des fusils et pistolets, on traverse des ouragans de mitraille sans être touché. Mais à défaut d’hostie, les chasseurs du Tyrol se rendent invulnérables avec du pain trempé dans le sang d’un agneau blanc, pauvre succédané de l’Agneau sans tâche qui ôte les péchés du Monde. La farine a été moulue pendant une messe, l’agneau doit être égorgé pendant une autre messe, le pain ou le gâteau doit avoir été cuit pendant la messe. Le tout est une contrefaçon de l’hostie, comme le café qu’on remplace par de la chicorée ou du pain charbonné.

Un autre secret pour se faire respecter par les balles, boulets et bayonnettes est de faire goutter de son sang sur un morceau de pain que l’on mange aussitôt, mais le moyen n’est bon que pour vingt-quatre heures. Quel dommage que le criminel pékinois, tout frais décapité, dont le sang recueilli sur du pain guérit les anémiques, phtisiques et chlorotiques, comme nous venons de le voir, quel dommage qu’il n’ait pas eu connaissance de la recette venue d’Europe, et qu’il n’ait pas songé à éprouver par lui-même les vertus de son propre sang ! En effet, tous les lithurgistes romains sont d’accord que le prêtre peut se communier lui-même toutes et quantes fois il lui prend envie. Ajoutons que, d’après les recherches du Dr Anselmier, les animaux qu’on affame systématiquement vivent une moitié de temps en plus quand, d’intervalle en intervalle, on leur fait une petite saignée et qu’on leur donne à boire leur propre sang. Persuadés qu’il n’est aux bêtes de meilleur remède, les bergers de Tarn saignent à l’oreille leurs brebis malades, et leur font couler le sang dans leurs yeux, croyant que, tout au moins, elles en auront la vue éclaircie.

Dans la curieuse recette ci-dessus du pain qu’ils mangent avec leur sang, nos magiciens rustiques cuident amalgamer, par une combinaison ingénieuse et une déduction subtile, les vertus hygiéniques du pain et du sang que l’Église leur a enseignés être de même nature, leur donnant exemple de transsubstancier le pain en sang, le sang en pain. Celles du sang, éternelles chez le Fils de Dieu, ne sont que transitoires chez l’homme et, par conséquent, ne peuvent donner qu’une invulnérabilité passagère, tandis que l’hostie la donne pour une durée indéfinie. En absorbant du pain qui est imprégné dans son propre sang, c’est à dire de sa propre vie, l’homme emploie une portion de son être à défendre l’autre. Il sacrifie une partie restreinte et définie de son existence pour s’assurer contre les risques de l’inconnu, contre les hasards de la bataille. Se ramassant par un grand effort, il se multiplie en quelque sorte par lui-même ; il est de ces gens habiles qui ont résolu le problème de se faire un rempart de leur propre corps. Quant à nous autres, gens du vulgaire, nous ne savons pas même nous prendre par les cheveux pour nous hisser au-dessus d’un mur !