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Le Pain blanc/11

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 101-116).

CHAPITRE XI


O n avait ouvert toutes les portes, celle du grand salon, celle du petit, celle de la salle à manger, celle du vestibule. Depuis la demie de quatre heures, la sonnerie de l’entrée ne cessait pas.

Maintenant, il y avait du monde dans toutes les pièces, et le bruit des voix montait sans cesse, dominé par le timbre aigu des femmes, tumulte grandissant de volière exaltée.

Toute l’attention était dirigée vers Élysée, ce mardi-là. De toutes ses forces, la petite essayait, sans trop rougir, de tenir tête. Le monde qu’elle voyait lui semblait étrange, peu rassurant.

Les hommes, qui dominaient, étaient là sans leurs femmes. Les femmes ne paraissaient pas avoir de maris. Quelques-unes étaient de lettres, d’autres actrices, et toutes étaient maquillées, pensait la pauvre pensionnaire, comme des cocottes.

Les compliments qu’elle recevait en pleine figure, de la part de ces personnes aux toilettes audacieuses, en même temps que la fumée de leurs cigarettes, la laissaient empruntée et détournant les yeux. Quelques médecins connus et grisonnants, d’autres messieurs chauves et ventrus, directeurs de journaux, grands financiers, hommes politiques, regardaient avec une complaisance attendrie le joli petit tendron intimidé. Le comte de Villevieille n’apparaissait pas. Élysée était prise d’une envie enfantine de s’en aller ou de pleurer. Elle ne se sentait pas à sa place dans ce milieu parfumé aux essences rares et au tabac blond.

Sûrement, toutes ces dames-là n’étaient pas autre chose que des demi-castors. Pourquoi ne voyait-on pas une seule jeune fille chez sa belle-mère ?

Du côté du buffet, la presse était considérable. Car c’est un fait que même les gens du monde les plus élégants ont toujours l’air, quand ils ne sont pas chez eux, de mourir de faim.

Ce fut là que la petite Arnaud eut la stupéfaction de se trouver nez à nez avec un prêtre. En belle soutane, petit, les yeux spirituels, il prenait sa tasse de thé dans le vide, bousculé par le va-et-vient, tout en poursuivant une conversation animée avec deux dames fardées qui fumaient, et quelques messieurs qui ne fumaient pas.

Mme Arnaud survint. Avec son grand air de despote impériale :

— Vous ne connaissez pas ma petite belle-fille, l’abbé ?

Une vive discussion littéraire s’engagea. Mais, au bout de quelques minutes, Élysée n’écouta plus. Elle venait de voir entrer le comte de Villevieille.

Ce fut Mme Arnaud qui le guida.

— Tiens, je te l’amène, Élysée !

Et, tout de suite, elle s’éloigna, retournant au grand salon.

Désolée de sentir ses joues s’empourprer, disant n’importe quoi :

— Vous avez goûté… demanda la fillette.

Empressée, elle le servait. Ils s’isolèrent près d’une fenêtre.

Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard que la belle Octavie les interrompit.

— Quel flirt !… dit-elle en souriant, amusée. Viens un peu par ici, ma chérie. Tout le monde veut te connaître. Il y a là Fernet et d’autres jeunes gens.

Entourée d’un flot masculin, Élysée commençait à se sentir un peu moins sotte.

— Elle est très forte au tennis, dit Mme Arnaud. Arrangez-vous avec elle pour un rendez-vous. Vous lui ferez faire la connaissance de vos sœurs…

Il y eut du monde jusqu’à près de huit heures. Le docteur Arnaud, rentré, vint saluer ceux et celles qui restaient. Le petit Villevieille était toujours là.

À table, Octavie, dans un grand rire amusé :

— Je crois que tout ça finira mal pour votre fille, Stéphen ! —

— Quand elle deviendrait la comtesse de Villevieille, répondit-il, je n’y verrais aucun inconvénient ! Un beau nom, une belle fortune, un joli garçon…

Et comme la petite perdait absolument contenance :

— Écoute, poursuivit Mme Arnaud, changeant généreusement la conversation, j’ai une idée, chérie. Nous allons organiser un bal blanc pour ton entrée dans le monde. D’ici là, au tennis, tu auras fait la connaissance d’un tas de jeunes filles très bien… Mais, par exemple, il va falloir nous occuper sérieusement de tes robes…

Pendant les huit jours qui séparèrent ce mardi de l’autre, ce fut le tourbillon. Un mot de Mme Arnaud résumait tout : « Nous n’avons pas une minute à perdre ! »

Étourdie de plaisir et de nouveautés, la jeune Arnaud ne savait plus ce qui l’amusait davantage, si c’était de monter à cheval au manège, de jouer au tennis avec toutes ces belles jeunes filles, d’essayer des robes de deux mille francs, de rencontrer Villevieille dans les thés, ou de déchiffrer au piano parmi l’entraînement enivrant des cordes.

Qu’il était blanc, le pain qu’elle mangeait depuis qu’elle avait quitté ses classes !

Riant toute seule dans son lit, le soir :

— Ce n’est plus du pain ! C’est de la brioche !

Le mardi revint.

Fernet avait amené ses deux sœurs. Deux autres jeunes filles et deux autres mères, vues presque chaque jour au tennis par Élysée, étaient également présentes. Mme Arnaud avait, dès la première demi-heure, demandé qu’on ne fumât pas, parce qu’une dame devait chanter. Les salons n’étaient déjà plus ceux d’un demi-castor. L’abbé Thierry semblait miraculeusement à sa place.

D’un mouvement naturel, la jeunesse s’était groupée à part, occupant tout le petit salon. Il y avait là Mlles d’Estenol, Fernet et de Bussières. Les frères papillonnaient. Élysée, en robe ouverte, les bras nus, riait de toutes ses dents. Villevieille restait près d’elle, comme si ç’eût été de droit.

— Si nous dansions ?… proposa la petite d’Estenol.

« Encore quelque chose à apprendre, se disait Élysée. Et dire que j’ai passé mon grand Brevet et que je ne sais rien ! »

On alla chercher Mme Arnaud. Ce fut elle, avec son tact et son habileté, qui sauva sa belle-fille d’une petite humiliation.

— Non ! non ! pas aujourd’hui. Mais soyez tranquille, vous vous rattraperez. Je prépare une surprise pour bientôt.

Le lendemain, en sortant du manège, Élysée prit sa première leçon de tango.

Avant la grande affaire du bal, il y en eut une autre bien inattendue. Mlle de Moimeyrans invitait Élysée à déjeuner avec toute la bande du tennis.

Sa mère étant d’origine hongroise, la petite de Moimeyrans, élevée comme la jeunesse aristocratique de Budapest, au temps où florissait le Park Club, recevait ses amies jeunes filles et ses amis non mariés sans qu’aucun parent assistât à la fête.

— C’est une très jolie idée !… déclara Mme Arnaud quand Élysée, au retour, lui raconta sa journée. Nous ne pouvons pas aller jusque-là puisque ce n’est pas dans les usages français. Mais je ne vois pas pourquoi tu n’aurais pas ton mardi à part. Je vais te faire installer la grande pièce qui ne sert à rien, à côté de la salle à manger. Nous y mettrons un piano. Ce sera ton studio. Tu seras bien plus à ton aise pour recevoir tes amis ; et, quand vous voudrez danser, vous ne serez gênés par personne.

Danser !

Ce fut enfin le grand soir. Élysée, toute en blanc, à cause de son demi-deuil, fut déclarée la reine du bal. Les jeunes invités et invitées avaient amené des amis. Un petit orchestre menait la fête, dirigé par Mlle Hachegarde, premier violon du quatuor que payait Mme Arnaud pour enseigner à sa belle-fille la musique d’ensemble.

Emportée, balancée, lyrique, Élysée, au comble de l’enivrement, éprouvait le besoin, chaque fois qu’elle passait devant cette pauvre Hachegarde exténuée, de lui sourire, comme pour se faire pardonner sa joie et son luxe. L’humble violoniste répondait par un petit signe. C’était une grande fille aux joues phtisiques, lentement tuée par les leçons qu’elle donnait, les nocturnes cinémas où elle jouait, une créature mal vêtue et mal nourrie dont le regard fanatique illuminait la misère.

Élysée avait eu le temps déjà d’admirer la passion déchaînée de cette fille pour la musique. Elle souffrait un peu de la sécheresse avec laquelle sa belle-mère parlait à ce quatuor mercenaire. Elle sentait tout ce qu’il y a d’amer, pour des artistes, à jouer ce rôle de salariés parmi l’insolence des riches.

Née bonne, elle avait toujours essayé de témoigner sa sympathie au petit groupe musicien. Et ce soir, plus que jamais, elle tenait à leur faire comprendre qu’elle les considérait comme des amis, au même titre que les beaux petits messieurs et demoiselles de ce bal.

— C’est pour vous que nous jouons !… lui chuchotèrent-ils, à un moment où elle venait leur parler.

Elle aima cette petite parole. Sa bonne grâce, déjà, lui en avait valu d’autres dans la maison. Les domestiques semblaient la servir avec plaisir. La dactylo de son père lui adressait des regards reconnaissants.

— Alors quoi, Élysée ?…

C’était Julien de Villevieille qui venait la chercher pour aller au buffet.

— Je vais vous envoyer quelqu’un pour vous servir tout ce que vous voudrez !… jeta la petite aux musiciens tout en s’éloignant, entraînée par Julien.

— Vous aimez les subalternes !… dit, du bout des lèvres, le jeune homme ironique.

Elle ne voulut pas avoir entendu cette phrase antipathique.

— Enfin, la voilà !… crièrent tous les danseurs quand elle réapparut.

Et ce fut une minute où, véritablement, elle se sentit reine. Sa robe, autour d’elle, ne pesait pas plus que les pétales autour d’une rose blanche. Animée et les joues brillantes, ce fut peut-être la première fois qu’elle se comprit belle, tant les regards des filles et des garçons l’admiraient.

— Ah ! que c’est amusant, la vie !… murmura-t-elle en se laissant tomber sur le petit divan.

Et, lui tendant une coupe de champagne tandis qu’une expression singulière montait dans ses froids et jolis yeux bleus :

— Vous trouvez ? répondit Julien d’un air infiniment mélancolique. Vous avez peut-être raison. C’est en effet très, très amusant.

Là-bas, le petit orchestre commençait un fox-trot. Toute la troupe joyeuse glissa dans la danse, comme un vol de cygnes noirs et blancs qui se remet doucement à l’eau.

Ce fut à l’un de ses mardis, comme son studio débordait de jeunes gens et de jeunes filles… On ne sait quelle conversation amena la chose.

— Je vais vous réciter des vers… dit Élysée.

Et, parmi le rond qui venait de se former autour d’elle, debout, un peu pâle et comme inspirée, elle récita l’élégie de son enfance, Lucie, ce trésor secret.

Quand elle eut fini, toute haletante et les yeux encore voilés de poésie, elle fut surprise du silence qui d’abord accueillait son offrande romantique. Ce n’était pas du recueillement, mais plutôt une sorte de consternation.

Julien de Villevieille, avec son insolence naturelle, se chargea le premier de traduire le sentiment général.

— C’est là que vous en êtes ?… fit-il du bout des lèvres.

Et, là-dessus, le ricanement qui couvait éclata de partout.

— Ah ! non, Élysée, pas ça ! Vous n’êtes pas à la page !

Comment avez-vous pu avoir l’idée d’apprendre par cœur ce rasoir de Musset ?… Vous n’êtes donc pas au courant du mouvement actuel ?… Tenez ! Fernet va nous en réciter, des vers !

Au milieu d’un tel tumulte, rouge de honte et comme blessée à l’aile, l’adolescente eût voulu se voiler la face.

— Si vos concerts sont de cette force-là, nous risquons d’entendre du Saint-Saëns et du Puccini !

— Parions qu’elle ne connaît pas le Sacre du Printemps !

Cruelles, extériorisant quelque longue jalousie, les jeunes filles s’acharnaient.

— D’abord, conclut cyniquement la petite d’Estenol, les vers c’est très bien, mais on s’en passe.

— C’est comme la musique, enchaîna la petite Galaty. Ça va bien de temps en temps à la salle Gaveau pour sortir une robe. Mais je ne comprends pas qu’on s’abrutisse sur des pianos quand il y a le tennis, le golf, l’auto, les chevaux et le reste.

— Surtout l’auto… continuait une petite voix. Moi, quand je serai mariée, je veux ma Rolls-Royce avant tout !

Élysée, essayant de reprendre pied, lança, frémissante :

— Même avant l’amour, sans doute !

Une fusée de rires clairs l’écrasa de nouveau.

— L’amour ? Elle est décidément du vieux bateau ! Alfred de Musset, Charles Gounod, les mariages d’amour, les musées, les collections, toutes les vieilles rengaines !

— Elle veut sans doute aussi beaucoup d’enfants !

— Je vous souhaite du plaisir dans la vie !

— Et son mari ! Il s’amusera trop !

Mlle de Bussières s’étira, cligna des yeux, et dit lentement, à mi-voix, porte-parole improvisé de toute la fraîche compagnie :

— Les grandes randonnées en auto, les palaces, les sports d’hiver en Suisse, les colliers de perles, les millions, la danse, le flirt, voilà la vie !

Et comme tous et toutes se mettaient à parler à la fois, rapproché doucement d’Élysée qui restait à l’écart, Julien de Villevieille la fixa longuement d’un regard plein de choses cachées, et, sans qu’elle devinât pourquoi, murmura, grave, et, pour la première fois, presque tendre :

— Pauvre petite… Pauvre petite…

Elle resta longtemps blessée, ébranlée dans ses admirations, ne sachant plus si elle devait continuer ses études musicales, abandonner pour toujours la poésie.

Fernet lui avait prêté les ouvrages qui devaient l’initier au goût du jour. Perdue dans les élucubrations des jeunes insensés actuels, il lui semblait étudier une langue nouvelle, aux racines nourries de morphine et de coco, bégaiements informes qui vont tout droit vers les onomatopées du bas-âge ou celles de la sénilité.

« Non !… criait tout son instinct, ce n’est pas cela la poésie ! » Mais n’ayant plus personne pour la gouverner, puisqu’elle s’était bien gardée de raconter l’aventure aux siens, n’osant plus se confier à Mlle Levieux, figure reculée à jamais au fond d’un passé plus que démodé, elle se sentait incapable, étant née faible, de retrouver elle-même son équilibre au milieu des fluides nouveaux qui l’influençaient.

Lentement, elle finit par oublier. Ce fut avec un peu plus d’âpreté qu’elle se rua vers les plaisirs frivoles de sa vie. Cependant, elle apporta moins d’enthousiasme, désormais, à ses séances de musique, en même temps qu’elle apprenait à cultiver une réserve prudente dans ses conversations mondaines.

Elle ne se rendait pas compte que, plus orpheline que jamais, elle n’avait vraiment plus sur qui compter, aux heures de solitude d’âme et d’hésitation. La destinée continuait à refuser une famille à cette tendre petite dont le grand cœur refoulé demeurait inutile.

Elle eut un jour des nouvelles de ses frères par l’intermédiaire du petit Fernet, qui les rencontrait souvent dans les dancings de nuit. Ils paraissaient toujours unis, vivaient sans profession, dépensant largement l’argent maternel en noces de toutes sortes.

Ayant rapporté la chose à son père, Élysée apprit de lui qu’il avait tenté de se rapprocher d’eux peu de temps après l’armistice et n’en avait obtenu qu’une lettre fort grossière qui rompait définitivement tous les liens du sang.

La petite tristesse apportée par cette révélation se dissipa bientôt comme l’autre. Des vacances passées à Deauville, de nouvelles relations, mille amusements étourdissaient les dix-sept ans et demi de la ravissante Élise Arnaud. Ses fiançailles avec Villevieille, presque officielles, lui prêtaient toute l’autorité d’une future comtesse. Elle était la fille d’un père célèbre, la belle-fille d’une haute élégante, elle était instruite, musicienne, sa réputation de beauté courait les salons, elle n’avait vraiment rien à envier en ce monde.

Quelques grands voyages en auto, le séjour d’un mois qu’elle fit au château de Moimeyrans furent les grands événements de l’année qui suivit. Et, 1920 à peine commencé, la vit en lutte avec sa belle-mère pour une toquade que celle-ci combattait de toutes ses forces, n’ayant jamais renoncé, malgré toutes apparences, disait-elle, à guider sa belle-fille dans le chemin qu’il fallait.

— Puisque Geneviève d’Estenol l’a fait, répétait Élysée, puisque Jacqueline Galaty et Simone de Bussières sont sur le point de le faire aussi, pourquoi ne voulez-vous pas, mère, que je coupe mes cheveux ?

Toujours sans volonté, le docteur Arnaud plaidait pour sa fille.

— Elle serait si gentille ! Un vrai petit page !

— Quand on a des tresses comme les siennes, scandait Octavie Arnaud, on ne les coupe pas pour satisfaire la mode.

— Ne l’écoutez donc pas, chuchotait Julien dans les coins. Moi, vous ne me plairez vraiment qu’avec des cheveux courts. Les vôtres, qui sont presque frisés, n’auront pas besoin du coup de fer pour avoir le mouvement ; et vous serez bien mieux réalisée qu’avec vos nattes de Keepsake, qui vous donnent un air romanesque presque ridicule à notre époque.

La despotique Octavie tint bon pendant plus de deux mois. Mais le matin où vint le coiffeur, comme Élysée baissait joyeusement la tête pour le sacrifice, elle releva les yeux et ne comprit pas cette expression qu’avait l’aigle aux yeux bleus en regardant tomber sous les ciseaux sacrilèges la si magnifique chevelure noire.

— Tu avais raison, déclara Mme Arnaud, quand l’opération fut terminée et qu’Élysée, avec un grand rire, se redressa. Tu es bien plus jolie comme ça qu’avec tes cheveux longs !

Et la petite, en vérité, stylisée, inquiétante un peu, long regard langoureux et croisé sous la brève tignasse, ressemblait, en toutes lettres, au plus effronté des pages.

— J’ai tant de manies, si vous saviez…

Elle ne s’apercevait pas qu’elle répétait les phrases même de sa belle-mère. Du reste, elle avait pris beaucoup de ses gestes, de ses airs de tête, et jusqu’à ses intonations un peu cassantes.

En revenant d’un petit séjour en Angleterre, toutes les deux prirent l’habitude de ne se parler plus qu’en anglais, ce qui fait éminemment partie du code des snobs. Julien leur donnait volontiers la réplique. Mais le docteur Arnaud, rentrant le soir de ses grands travaux, se plaignait en souriant, car il ne pratiquait que très peu cette langue.

Mlles de Moimeyrans et d’Estenol ne cessaient de dire :

— Mais qu’est-ce que vous avez Élysée ?

Elle répondait, dolente :

— Je ne sais pas. J’ai eu froid dans l’auto, je crois. Il me semble que je commence une grippe…

— Voulez-vous prendre quelque chose avant que nous ne partions ?

— Écoutez, finit-elle par avouer, je crois que je ne serai pas de balade, cette fois. Vous irez sans moi prendre le thé à Saint-Germain. Il va neiger ; je vais encore avoir froid. Vous allez me faire reconduire chez moi.

— Mais puisqu’il n’y a personne chez vous aujourd’hui ! Vous nous avez dit vous-même que votre père était absent pour deux jours à cause de ce congrès, votre belle-mère en visite à Versailles et vos domestiques libres de leur dimanche… Personne ne sera là pour vous soigner.

— Je n’ai pas besoin qu’on me soigne. J’ai besoin de me coucher.

Geneviève d’Estenol ricana :

— Tout ça, c’est parce que Julien n’a pas pu venir. Elle boude.

Élysée haussa les épaules.

— Julien est en corvée familiale pour tout l’après-midi. C’est la fête de sa grand’mère. Je vous dis que j’ai des frissons et mal à la tête. J’aurais gardé la voiture, si j’avais su. Du reste, je n’ai qu’à prendre un taxi.

Il y eut des protestations.

— Tiens ! Nous allons tous vous reconduire en bande, si vous voulez. Nous vous soignerons. Ce sera aussi amusant que d’aller à Saint-Germain.

Elle eut de la peine à se délivrer d’eux.

— Non ! Laissez-moi rentrer toute seule. J’ai pris la clé de l’appartement, c’est tout ce qu’il me faut.

Ils l’accompagnèrent pourtant jusqu’à la porte de son ascenseur.

— Nous téléphonerons ce soir pour avoir de vos nouvelles !… crièrent-ils pendant qu’elle montait.

En mettant la clé dans la serrure, elle eut un soupir de soulagement.

Elle avait ouvert doucement, impressionnée peut-être de se sentir tout à coup si parfaitement seule dans le grand appartement vide. Le jour d’hiver baissait déjà.

— C’est bête !… pensa-t-elle. Est-ce que je vais avoir peur, maintenant ! J’aurais dû accepter leur offre !

Puérilement, avant de gagner sa chambre, elle se dit qu’elle allait visiter toutes les pièces, pour être sûre qu’il n’y avait aucun cambrioleur caché dans la maison. Cette seule idée fit battre son cœur. Et pourquoi marchait-elle sur la pointe des pieds ?

Elle traversa le grand salon comme une ombre, ses yeux effarés regardant partout à la fois. Le petit salon lui faisait plus peur. Elle hésita sur le seuil.

Un triple cri. Celui d’Élysée, celui de Julien, celui d’Octavie.

Sur le divan bas, ils étaient couchés tous deux, enlacés, désordonnés, décoiffés. D’un bond, ils furent debout, hagards, regardant sans mot dire la jeune fille pétrifiée sur place, et pâle comme une apparition.

Mme Arnaud, la première, essaya de retrouver son sang-froid. Audacieuse, elle se mit à rire, tout en rajustant ses cheveux.

— Tu vois comment tu nous trouves ! J’ai été souffrante au moment de partir pour Versailles, et je me suis décidée à rester là. Et voilà juste M. de Villevieille qui arrive, croyant te trouver encore avant de se rendre chez sa grand’mère, pour te dire au moins bonjour. Le pauvre garçon a dû faire l’infirmier. Il me croyait morte… N’est-ce pas, Julien ?… J’en ris maintenant, mais je t’assure que ce n’était pas drôle !

— Pas du tout… articula Julien comme il put.

Un sourire tremblant s’attardait sur le petit visage stupide d’Élysée. Elle fit semblant de croire au mensonge grossier. Elle venait d’entrer tout de go dans un drame si formidable et tellement au-dessus de sa compréhension d’innocente qu’elle aimait mieux, pour un instant, ne pas admettre ce qu’elle venait de deviner.

Absolument décontenancée, lamentable comme la seule coupable de l’affaire, elle bredouilla dans un rire godiche :

— C’est curieux… Tout le monde est malade, aujourd’hui… Moi aussi. C’est pour ça que je suis rentrée… Je vais me coucher. au revoir… à ce soir…

Les yeux de proie, étincelants, la regardaient.

— Tu ne veux pas que je t’aide ?… dit mollement Mme Arnaud sans bouger de sa place.

— Non, merci… merci… Je me débrouillerai bien toute seule…

Et sans plus regarder ni l’un ni l’autre, elle s’en alla, somnambule, du côté de sa chambre.

La petite grippe qui la tint au lit huit jours sauvait merveilleusement la situation, car le docteur Arnaud, en rentrant de son congrès, n’eut pas plus à s’étonner de la fièvre et du mutisme de sa fille que du visage bouleversé de sa femme.

Ô jours de détresse et d’abandon !

Une idée lui vint, un instinct plutôt. Elle profita de l’heure du déjeuner pour demander cela, car alors, son père étant présent, elle s’adressait à la cantonade sans être obligée de mettre ses yeux dans ceux du monstre.

— J’aimerais tant, murmura-t-elle, aller voir Mlle Levieux…

L’empressement des deux fut simultané. N’était-ce pas l’enfant gâtée à laquelle, souffrante, on n’avait rien à refuser ?

— Mais certainement, ma chérie !… Aujourd’hui, si tu veux !

Le docteur sorti, seule avec sa belle-mère dans la salle à manger, Élysée, au lieu de se sauver tout de suite en courant, comme elle le faisait chaque jour, s’attarda quelques secondes sur le seuil, et les yeux par terre, la tête lâchement détournée :

— Je voudrais bien… Je voudrais bien y aller toute seule…

— Mais tant que tu voudras !… s’écria l’autre, aimablement. Je te donnerai la femme de chambre. Ce n’est pas difficile, mon petit !

Un tremblement avait pris la grande gamine. Ce fut d’un pas lent qu’elle retourna dans sa chambre. Elle se sentait si misérable qu’elle s’allongea sur son lit un moment, et ferma les yeux pour se figurer qu’elle était morte.

Qu’allait-elle dire à Mlle Levieux ? L’auto roulait, la femme de chambre, respectueuse, n’ouvrait pas la bouche.

Ce fut si déchirant quand la voiture passa la grille qu’elle éprouva le besoin de s’écraser le cœur avec ses deux bras serrés, de toutes ses forces.

— Élise Arnaud ! Depuis le temps qu’on ne vous a vue !…

Le cri joyeux de la première demoiselle rencontrée lui fit mal encore.

Elle essaya de sourire. Elle embrassa gentiment.

— Croyez-vous que je puisse voir Mlle Levieux ?

— Oui, mais dépêchez-vous ! Elle ne pourra pas vous donner beaucoup de temps !

Elle courait dans les couloirs, la tête en avant. Son chapeau chavirait. Elle l’arracha. N’était-elle pas chez elle ?

— Vite, vite, dites à Mlle Levieux que c’est Élise Arnaud qui veut la voir.

La figure inconnue s’étonna. Mais, au bout d’un instant :

— Entrez !

Elle était là, debout, austère, tendant son visage macéré qui passionnait la jeunesse.

— Élise !

Mais le geste des bras tendus l’arrêta, retenant l’adolescente aux épaules.

— Oh !… Les cheveux coupés ?

Ironique, désapprobateur, le regard des yeux d’or continuait son inspection.

— Du rouge aux lèvres ?… Oh !… Oh !… Nous avons pris un genre !… Un genre !…

Toute la force qui jetait Élysée vers sa seule protectrice tomba brusquement. La jeune Arnaud n’avança même pas son front pour un baiser. Elle ne rougit pas, ne pâlit pas. Avec horreur, elle entendit sortir de ses propres lèvres l’intonation même de sa belle-mère, brève, presque cassante :

— Qu’est-ce que vous voulez, mademoiselle ! J’ai bientôt vingt ans ! Je ne suis plus un bébé !

— Asseyez-vous, mon enfant !… dit froidement Mlle Levieux en prenant place elle-même sur le canapé.

Et, pendant le court quart d’heure que dura la conversation, polies et distantes, elles se confrontèrent comme deux races ennemies.

— Vous vouliez revoir ces dames ?… demanda sur le seuil Mlle Levieux, après un glacial petit baiser.

— Oh ! je n’aurai pas le temps, répondit-elle, merci, mademoiselle. Il faut que je sois rentrée à Paris le plus tôt possible !

Et quand la voiture repassa la grille, elle était vraiment si décomposée que la femme de chambre, effrayée, prit sur elle de lui demander si elle ne se trouvait pas mal.