Le Panthéisme et l’histoire

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LE PANTHEISME


ET L'HISTOIRE





I. Essai sur les Fables de La Fontaine., — II. Essai sur Tite-Live. — III. Les Philosophes français du dix-neuvième siècle, par M. H. Taine[1].





Le panthéisme sort aujourd’hui du domaine de la philosophie pure pour entrer dans le domaine de l’histoire et de la critique littéraire. C’est M. Taine qui s’est chargé de le conduire sur ce nouveau terrain. Le jeune écrivain entre en campagne armé de toutes pièces. Il s’est préparé à la tâche qu’il entreprend aujourd’hui par de longues études. Histoire, philologie, philosophie, il n’a rien négligé pour se rompre à tous les genres de discussion. Il s’agit de savoir si l’érudition dont il dispose est gouvernée par un esprit droit, si la rectitude de ses jugemens égale l’étendue de ses connaissances, s’il ne cède jamais à l’attrait du paradoxe, si le désir d’étonner ne l’entraîne pas au-delà de la vérité. Les premières pages signées de son nom ont été accueillies avec faveur. L’Académie Française a couronné son Essai sur Tite-Live. Ses Études sur les Philosophes français du dix-neuvième siècle ont soulevé des objections nombreuses ; mais ceux mêmes qui ne partageaient pas son avis se sont plu à reconnaître qu’il ne parlait pas à l’étourdie, et qu’il était en mesure de soutenir son dire, sinon de le justifier. Il a donc pris dès à présent une position très digne d’envie ; il a conquis en quelques années l’attention et la sympathie des lecteurs, qui souvent se font longtemps attendre. A-t-il conquis l’autorité ? Ceux qui aiment son talent, et je suis du nombre, peuvent se permettre d’en douter. Que lui manque-t-il donc ? Ce n’est pas la clarté du langage, car il explique très nettement sa pensée. Ce n’est pas le choix des argumens, car il possède une mémoire enrichie par de nombreuses lectures, et quand il lui plaît de chercher dans le passé l’origine de l’avis qu’il expose, il n’éprouve ni embarras, ni hésitation. Il a feuilleté la Grèce et l’Italie, la France et l’Angleterre, et il s’oriente sans effort parmi les générations qui ont disparu. Pourquoi donc sa parole, toujours écoutée, n’obtient-elle pas toujours l’approbation de ses auditeurs ? Pour ceux qui ont suivi M. Taine depuis le jour de son début jusqu’au jour présent, l’explication n’est pas difficile à trouver : il ignore la valeur de la modération. S’il n’est jamais violent dans la forme, il apporte souvent dans ses jugemens une extrême dureté. Lorsqu’il rencontre une idée vraie, il ne se contente pas d’en user, il en abuse. Avoir raison ne lui suffit pas, il veut triompher, et comme il n’a pas toujours raison, car ce privilège n’appartient à personne, comme il lui arrive de se tromper malgré le nombre et la variété de ses études, après avoir excité l’étonnement en poussant trop loin ses avantages, il excite le dépit en se glorifiant d’un triomphe imaginaire. Plus modeste et plus modéré, il réunirait sans peine de plus nombreux suffrages. S’il persévère dans la voie où il s’est engagé, je crains fort qu’il ne s’amoindrisse au lieu de grandir.

Je sais que cet avis pourra sembler singulier dans ma bouche, car un grand nombre de lecteurs sont habitués à croire que je manque de modération et de modestie. Les bonnes âmes diront que je n’ai tiré aucun profit des paraboles de l’Évangile, que j’aperçois un fétu dans l’œil de mon voisin, et que je ne vois pas une poutre dans le mien. J’ai prévu l’objection, et je ne suis pas embarrassé pour y répondre. J’ai souvent douté, chaque jour encore je doute de moi-même. Si j’ordonne mes paroles avec l’apparence d’une certitude absolue, je délibère longtemps avant d’exprimer mon avis. La jeunesse est déjà loin de moi, et chaque fois que je prends la plume, ma tâche me paraît de plus en plus difficile. À cet égard j’invoquerais au besoin le témoignage de ceux qui ont pratiqué l’art d’écrire : ils savent reconnaître la trace des tâtonnemens dans les pages qui paraissent au lecteur frivole écrites sans délibération. Je n’essaie jamais d’imposer ma pensée, mais je dis tout ce qu’il m’est donné de dire pour l’expliquer. Je ne recule devant aucune déduction quand il s’agit de montrer pourquoi je ne partage pas l’avis commun.

La méthode suivie par M. Taine n’est pas celle que je suis depuis vingt-cinq ans. Quoique les lecteurs résolus à tout admirer m’aient depuis longtemps rangé parmi les iconoclastes, je me trouve très modéré quand je compare les jugemens que j’ai prononcés à ceux que prononce aujourd’hui M. Taine. Il sait beaucoup de choses, et je l’en félicite ; mais il tient trop à prouver son savoir, et le lecteur se fâche aisément quand l’auteur néglige de masquer sa supériorité. Le plus sûr moyen de l’amener à soi, de le convertir à son avis, c’est d’entrer en matière modestement, c’est de lui laisser croire d’abord qu’il en sait autant que celui qu’il écoute. Pour peu qu’il soit clairvoyant, il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il ne possède pas toute la vérité ; mais si l’auteur a su ménager l’amour-propre du lecteur et le mettre de moitié dans le développement de sa pensée, il arrive bien rarement que sa parole ne soit pas acceptée. M. Taine procède autrement ; il montre tout d’abord ce qu’il devrait cacher. Il se plaît à dissiper sans pitié les illusions que le lecteur pourrait garder sur lui-même. Il annonce imprudemment qu’il vient réformer l’opinion accréditée, et il porte la peine de son imprudence, car les premières lignes de son œuvre suffisent parfois pour exciter la défiance. Plus tard, il a beau prodiguer les argumens les plus sensés, il ne peut réparer le tort qu’il s’est fait. La vérité défendue par lui suscite une résistance qui dégénère souvent en injustice. Il gâte sa cause en négligeant de s’arrêter à temps. J’aime à croire qu’à cet égard les avertissemens ne lui ont pas manqué. Ses amis ont dû lui dire ce que je lui dis aujourd’hui. Mes paroles ne l’étonneront pas, elles n’ont pour lui rien d’inattendu, et il a trop sérieusement étudié l’art d’écrire pour accepter comme fondés les reproches qu’on m’adresse : il ne me contestera pas le droit de prêcher la modération.

La question soulevée par M. Taine est d’une nature très délicate. Quand je dis soulevée par lui, je ne parle pas exactement ; je devrais dire soulevée par ses écrits. Il s’agit en effet de savoir s’il est permis de traiter avec une franchise absolue, et même avec rudesse, les maîtres qui nous ont instruits, qui nous ont révélé les secrets du passé, le développement des facultés humaines, les principes généraux qui dominent toutes les langues. À cet égard, deux solutions se présentent : une solution théorique, une solution pratique. Sans doute il n’est pas défendu de dire la vérité tout entière aux maîtres mêmes qui nous ont instruits, si, tandis que nous écoutions leurs leçons, ils ne possédaient, qu’une part de la vérité, car la vérité, ou ce que l’homme appelle de ce nom, s’agrandit d’année en année, c’est-à-dire que les efforts collectifs de l’humanité déchirent chaque jour un coin du voile qui nous cache les causes des phénomènes auxquels nous assistons. En savoir plus que son maître n’est pas une raison pour se taire devant son maître : dans le domaine de la théorie pure, rien n’est plus évident ; mais dans le monde où nous vivons, la théorie pure n’est pas généralement acceptée. Quoique la science soit chose parfaitement impersonnelle, nous sommes habitués à croire que, sur le terrain même de la science, les hommes se doivent de mutuels égards. À Dieu ne plaise que je convertisse la franchise en ingratitude : la meilleure manière d’honorer les vivans est de les traiter comme nous traitons les morts. Seulement franchise n’est pas rudesse, et quand l’élève se trouve amené à parler de son maître, s’il éprouve le besoin de le contredire, la cause qu’il défend nous semble d’autant plus juste, qu’il apporte plus de réserve dans son langage. Aux vivans comme aux morts on ne doit que la vérité ; mais le bon goût veut qu’on ne la dise pas aux uns et aux autres sous la même forme.

Est-il sage, est-il prudent de considérer comme non avenu le conseil que je rappelle ? M. Taine paraît le penser, ou du moins sa conduite nous autorise à lui prêter cette conviction. Il demeure dans le domaine de la théorie pure, et n’attache aucune importance à la solution pratique de la question que je posais tout à l’heure. Il me répondra peut-être qu’il s’est décidé à ses risques et périls, et qu’il ne doit compte à personne des motifs de sa décision. Cet argument ne me fermerait pas la bouche. Les égards de l’élève pour son maître ne sont pas régles par la seule bienséance. Il y a deux manières en effet de servir la vérité : agrandir le domaine de la science, ou populariser les faits connus, et inviter par le charme de la parole un plus grand nombre d’esprits à s’engager dans l’étude. Les maîtres de M. Taine ont-ils choisi la première ou la seconde des tâches que je définis en termes généraux ? C’est une question que je n’ai pas à résoudre en ce moment. Ce qu’il me paraît important de noter, c’est que tous ceux dont il a recueilli les paroles, et qui ont aidé au développement de son intelligence, jouissaient d’une grande autorité, et que cette autorité ne reposait pas sur des titres imaginaires. C’en est assez pour nous amener à penser qu’il devait leur témoigner plus de déférence, lors même qu’il se croyait obligé de les contredire. Il n’y a pas de science immobile ; étude et mouvement sont deux termes synonymes. Il n’est donc pas étonnant que le sens du passé soit expliqué chaque jour d’une manière nouvelle, que le développement des facultés humaines soit exposé d’après des théories diverses. Je suis tout prêt à reconnaître qu’il n’y a pas de progrès sans contradiction ; mais la contradiction même, lorsqu’elle s’adresse aux vivans, veut être accompagnée de certains ménagemens dont M. Taine ne s’est pas soucié.

C’est à cette insouciance qu’il faut rapporter l’étonnement et le dépit excités par ses écrits. Les hommes qui ont conquis une légitime autorité par l’étendue de leur savoir ou l’éclat de leur parole ne sont pas impunément discutés avec une rigueur absolue ; le public, habitué à les suivre sans défiance, se croit atteint lorsqu’on met en question la valeur de leur enseignement. Pour ma part, je ne trouve pas mauvais qu’on soumette leurs leçons à l’examen le plus sévère. Cependant, si la discussion est opportune, la mesure ne l’est pas moins. M. Taine paraît être d’un autre avis. Tout en conservant l’urbanité du langage, il ne garde aucun ménagement logique avec ses maîtres d’hier, dont il a fait ses adversaires d’aujourd’hui. Il n’a donc pas à se plaindre de l’accueil que reçoit son livre sur les Philosophes français du dix-neuvième siècle. Si le public n’a pas ratifié tous ses jugemens, ce n’est pas seulement parce que tous ses jugemens ne sont pas entourés d’une complète évidence, mais bien aussi et surtout parce qu’il n’a pas mesuré avec assez de clairvoyance la portée de ses argumens. Quand on se pose comme il s’est posé, on doit s’attendre à de rudes représailles. Dire que la philosophie enseignée de nos jours ne contient pas la vérité tout entière est chose fort permise assurément ; mais en pareil cas il serait expédient d’offrir la vérité en échange de l’erreur, et si la doctrine qu’on propose est éprouvée, jugée depuis longtemps, si la vérité qu’on donne pour nouvelle appartient depuis longtemps à l’histoire et n’étonne plus que les ignorans, on doit trouver tout naturel que les lettres n’acceptent pas sans répugnance la contradiction ainsi formulée. M. Taine croit posséder la vérité philosophique, il croit pouvoir réfuter victorieusement les leçons qu’il a entendues. Parmi ses lecteurs, il s’en est rencontré plus d’un en mesure de lui dire : « Ce que vous nous donnez comme nouveau, nous le connaissons depuis longtemps, et nous l’avons depuis longtemps jugé. Si vous n’avez rien de mieux à nous proposer, ce n’était vraiment pas la peine d’attaquer si vivement les opinions reçues. »

La question est maintenant très nettement posée, et j’espère que les hommes préparés par des études spéciales s’appliqueront à la résoudre. Quant à moi, je me borne à dire que la doctrine proposée par M. Taine comme supérieure aux doctrines qu’il combat ne se recommande pas précisément par la nouveauté. Cependant l’étude de sa méthode appliquée à la poésie, à l’histoire, à la philosophie, n’est pas dépourvue d’intérêt. Comme il apporte dans la discussion une grande sincérité, lors même qu’il se trompe, il réussit encore à se faire écouter. Les argumens qui semblent douteux sont présentés avec une habileté que je ne songe pas à contester. Ainsi M. Taine se trouve dès à présent dans une position excellente. Non-seulement ce qu’il écrit est lu avec attention, avec intérêt, mais il soulève des objections nombreuses, et la contradiction accroît l’importance des principes qu’il soutient. Saura-t-il profiter de cette fortune singulière ? Il ne m’appartient pas de prévoir l’avenir qui lui est réservé. La seule tâche qui me soit échue est d’examiner ses premiers travaux, et d’en estimer la valeur selon mes lumières, en laissant aux érudits le soin de traiter les questions de détail, qui n’intéressent pas le public, mais qui ont une grande importance pour les hommes spéciaux.

M. Taine a lu et relu Tite-Live et Platon. C’est un grand avantage sans doute. Cependant je suis loin de partager toutes ses opinions sur l’histoire et la philosophie, et je crois que, pour combattre son avis, il n’est pas nécessaire d’appeler à son aide tous les argumens que fournit l’érudition. Qu’il s’agisse en effet de l’histoire romaine ou de l’histoire française, de Tite-Live ou de Jacques de Thou, de Platon ou de Descartes, il y a dans la discussion historique ou philosophique des points qui appartiennent à l’école, et des points d’une autre nature que l’école ne peut revendiquer. Lorsqu’on s’adresse au public, il faut séparer avec soin ces deux parties de la discussion, si l’on veut être écouté. La méthode qui convient à l’école ne convient pas à la foule. Aux disciples assis sur les bancs d’une salle on peut présenter des textes comme l’équivalent d’un argument, et dans ces réunions studieuses la philologie usurpe facilement la place et l’autorité de la philosophie. En parlant à la foule, la critique a d’autres devoirs à remplir. L’interprétation et l’analyse des textes les puis vénérés n’offriraient à la masse des lecteurs qu’un médiocre intérêt. Pour exciter leur attention, il faut s’en tenir aux idées et user avec sobriété du témoignage des anciens. Le train des choses ne dépend pas de notre volonté : ceux qui n’ont pas vécu depuis vingt ans dans le commerce familier des livres préfèrent volontiers une pensée clairement expliquée aux citations les plus savantes et les plus inattendues, et peut-être la vérité n’a-t-elle rien perdu au dédain de la foule pour les citations. L’érudition et la science ne se confondront jamais. L’érudition est une arme, la science est une conquête : la foule ne fait pas la guerre pour la vérité, elle j ouit de la vérité conquise.

Qu’il suive les conseils que nous lui donnons ou qu’il n’en tienne aucun compte, nous devons reconnaître dès aujourd’hui que M. Taine est pour la critique militante une précieuse recrue. Il n’aura jamais besoin, comme tant d’autres, d’étudier à la hâte dans la journée la question qu’il se propose de discuter le lendemain. Il possède dès à présent un fonds opulent auquel viennent s’ajouter ses acquisitions de chaque jour. Il dépend de lui de se composer à son usage un système littéraire qui plus tard réglera son enseignement. Or ce qui manque à la critique militante, c’est précisément un système littéraire. Dans cette mêlée qui s’appelle discussion, les plus puissans, et parfois même les plus habiles, combattent un peu à l’aventure. Pourquoi ? C’est qu’ils ont voulu faire campagne avant de connaître familièrement le maniement des armes. M. Taine a sur la plupart de ses confrères un immense avantage : il sait beaucoup de choses, et ce qu’il sait lui permet de trouver sans hésiter, sans tâtonner, ce que d’autres ont pris la peine d’apprendre pour lui. Par l’étude assidue des grands modèles de l’antiquité, il s’est préparé à l’intelligence complète, à l’estimation judicieuse des œuvres modernes. S’il ne réussissait pas à conquérir une légitime et durable autorité, ce serait vraiment sa faute. Parmi les écrivains qui entreprennent de dire ce qu’ils pensent des livres de leur temps, il y en a bien peu, nous sommes obligé de le reconnaître, qui aient mesuré les difficultés de leur tâche. Ils comptent sur l’esprit qu’ils possèdent ou qu’ils croient posséder, et ne s’inquiètent guère des questions qui pourront se présenter. Pour eux, la discussion n’a guère plus d’importance qu’une conversation de salon. Leur principale mise de fonds est une bonne humeur à toute épreuve. Ils s’appliquent au maniement de la raillerie, et ne s’aperçoivent pas qu’ils descendent au rang d’amuseurs publics. Ils dédaignent l’enseignement, comme ils ont dédaigné l’étude. Ils ne voient, ils ne veulent voir dans la masse des lecteurs que des oisifs qui ont besoin de se désennuyer. Il est bien rare qu’ils songent à les éclairer. Une fois qu’on a quitté les bancs de l’école, le temps des leçons est passé. La vie se partage pour le plus grand nombre entre l’exercice d’une profession lucrative et les heures de délassement. À quoi bon essayer d’instruire ceux qui veulent se délasser ? C’est en effet à ce parti que s’arrêtent ceux qui veulent faire leur chemin dans le monde sans abréger leur sommeil, sans se condamner à des études toujours renaissantes. Leur éducation est complète et définitive le jour où ils quittent le collège. Une vie nouvelle s’ouvre devant eux. Se remettre à feuilleter les livres qui ont tourmenté leur jeunesse serait avouer qu’ils ne les connaissent pas. Ils trouvent plus ingénieux de se dire brouillés avec l’antiquité, et de traiter comme des pédans ceux qui se permettent d’invoquer son témoignage.

M. Taine n’appartient pas à cette classe d’écrivains. Il a trop étudié pour ne pas sentir le charme et le prix de l’étude. Il comprend l’objet de la discussion, et n’essaie pas de l’éluder. Aussi j’apprendrais sans étonnement qu’il fût rangé parmi les pédans. J’aime à penser qu’il ne s’affligerait pas de cette mésaventure. Discuter sérieusement, faire prévaloir son opinion en appelant à son aide des argumens sincères, n’est pas chose si vulgaire qu’on doive y renoncer pour échapper aux railleries des oisifs. L’esprit envahit tout, on ne peut pas ouvrir un livre nouveau sans trouver une page spirituelle. Ce qui manque trop souvent, c’est le bon sens et le savoir. S’attacher à ces deux points négligés par la multitude est peut-être la méthode la plus sûre pour se placer parmi les écrivains originaux. Étudier sans cesse, ne jamais croire qu’on en sait assez, qu’on peut se croiser les bras et attendre sans inquiétude les questions qui se présenteront, c’est déroger aux habitudes consacrées, je suis bien forcé de l’avouer ; mais ce n’est pas une maladresse. Les hommes d’esprit, qui se comptent par centaines, dont la parole n’hésite jamais, ne vivent pas longtemps dans la mémoire de leurs contemporains. Ils amusent, ils ne persuadent pas, et ce qu’ils ont dit ne laisse aucune trace. M. Taine ne s’est pas laissé tenter par les applaudissemens qui leur sont prodigués, et je crois qu’il a pris le bon parti. Les questions littéraires paraissent aujourd’hui languir, Les esprits qui s’en occupent de bonne foi sont trop faciles à compter, Le moyen de les rajeunir, de les renouveler, c’est d’invoquer en toute occasion l’histoire et la philosophie, la connaissance des faits accomplis, la connaissance des idées éternelles qui expliquent le passé, qui serviront à l’explication de l’avenir. C’est une méthode laborieuse, mais qui n’a pas de quoi effrayer M. Taine, Qu’il expose, qu’il popularise les vérités enseignées dans l’école, et que la foule ne connaît pas ou connaît confusément, les auditeurs ne se presseront pas autour de lui dès le premier jour. Qu’il persévère, qu’il n’abandonne pas le domaine de la discussion sérieuse, et ceux qu’il aura d’abord étonnés accepteront plus tard son avis avec confiance. S’il voulait se ranger parmi les hommes d’esprit et tenter la fortune en amusant la foule, il perdrait d’emblée le fruit de ses études et ne serait pas sûr de réussir. Pour écrire d’une plume alerte vingt pages qui n’enseignent rien et qui plaisent par leur inanité, il est très important de ne rien savoir. Quand on a le malheur d’avoir étudié pendant une vingtaine d’années les vérités conquises par le travail de l’intelligence humaine, on se débarrasse difficilement de ses souvenirs. On manque de hardiesse, parce qu’on s’est habitué à ne jamais parler sans savoir ce qu’on veut dire. Ceux qui ne savent rien, qui se vantent d’avoir oublié ce qu’ils n’ont pas appris, marchent d’un pas rapide, et se montrent d’autant plus téméraires qu’ils ne sont pas arrêtés par la conscience de leur ignorance.

Quoique les pages écrites par M. Taine ne soient pas encore très nombreuses, on peut dès à présent pressentir ce qu’il vaut et caractériser très nettement les idées qu’il essaie de faire prévaloir. Sa pensée s’est déjà produite sous trois formes, critique philosophique, critique historique, critique, littéraire ; mais l’ordre que j’indique ici n’est pas l’ordre qu’il a suivi, et je l’exprime sans tenir compte de la succession de ses travaux, pour marquer plus clairement la filiation des principes qu’il a tenté d’établir dans les trois domaines dont se compose le domaine entier de l’intelligence. Quoiqu’il ait débuté par un Essai sur les Fables de La Fontaine, et qu’il n’ait abordé la philosophie pure qu’après avoir discuté largement les mérites et les lacunes de l’histoire romaine de Tite-Live, pour estimer sévèrement, je veux dire justement la valeur de ses travaux, il faut les placer dans un ordre logique, aller de la philosophie à l’histoire, de l’histoire à la poésie. Toute autre méthode affaiblirait l’évidence des conclusions auxquelles nous voulons arriver. Si M. Taine a pris pour nouvelle, pour victorieuse, une doctrine déjà éprouvée depuis longtemps, s’il s’est laissé abuser par la rigueur de l’exposition et n’a pas mesuré les conséquences nécessaires des principes exposés, ce serait de notre part une étrange ingénuité que d’accueillir avec étonnement les jugemens qu’il porte sur les écrivains de notre temps qui ont voué leur vie à la philosophie. Une fois sorti du domaine de la philosophie pure, quand il entre dans le domaine des faits, il obéit à la doctrine qu’il a voulu ressusciter, qu’il a cru douer d’une nouvelle jeunesse en l’appliquant aux œuvres contemporaines. Ce qu’il dit de Tite-Live n’a rien d’inattendu, quand on a pris soin d’étudier ses travaux en suivant un ordre logique. Étant donné ce qu’il pensait de la philosophie, il devait parler de l’histoire comme il en a parlé. Il ne pouvait dire que ce qu’il a dit. Ce n’est pas chez lui une boutade, un caprices c’est tout simplement une nécessité. Voilà. ce qu’il faut se hâter de reconnaître, si l’on veut porter sur M. Taine un jugement équitable, et lorsqu’enfin nous avons à nous prononcer sur sa méthode appliquée à la poésie, il faut nous rappeler très nettement ce qu’il a dit de la philosophie et de l’histoire. Cette troisième forme de sa pensée est aussi fatale que la seconde. La première seule a été librement choisie, aussi est-ce à la première que nous devons demander compte des deux autres, Si les principes philosophiques préférés par M. Taine sont depuis longtemps réfutés, nous sommes dispensé de discuter l’application de ces principes à l’histoire, à la poésie. Nous savons d’avance ce qu’ils vaudront dans le domaine des faits, dans le domaine de l’imagination. S’ils subissent victorieusement l’épreuve de l’analyse, nous serons obligé d’en estimer pas à pas les applications diverses.

Le nombre des doctrines philosophiques n’est pas indéterminé ; elles sont comptées, et l’esprit humain n’est pas en mesure Rétablir une théorie absolument nouvelle pour la déduction des idées premières. M. Taine, qui sait beaucoup de choses, n’a pas réglé sa conduite sur l’étendue de son savoir i. Il connaît certainement l’histoire complète des doctrines philosophiques, mais il a oublié qu’elles se meuvent et se produisent dans un cerclé prévu, et qu’il n’est pas donné à l’homme de proposer une explication générale qui ne relève ni des sens, ni de la pensée pure, ni du doute, ni de l’extase. Ces quatre doctrines, dont la valeur est très diverse, contiennent la philosophie tout entière ; toutes les doctrines qui naîtront se rattacheront par une filiation nécessaire à l’une ou à l’autre de ces évolutions intellectuelles. Dans ce domaine mesuré en tout sens, les idées qui s’annoncent sous un nom nouveau ne sont que des souvenirs. M. Taine ne peut pas l’ignorer, et cependant il écrit comme s’il n’en savait rien. Comment expliquer cette méprise ? A-t-il été abusé par l’étude du monde extérieur ? Mais rien dans ses travaux ne révèle une connaissance approfondie des lois qui le régissent. Son choix philosophique ne paraît pas dépendre des études botaniques ou zoologiques. Il a étudié avec prédilection une doctrine dont les formules avaient ébloui son intelligence, et quand il a cru posséder la vérité, il s’est empressé de la révéler, de la glorifier comme une conquête personnelle. Ceux qui connaissent les limites de la pensée humaine dans le domaine philosophique, et qui n’attendent pas de l’avenir l’élargissement indéfini de ce domaine, pardonneront sans effort à M. Taine sa joie et son orgueil. Ils se contenteront de lui dire : Nous savons d’où vous venez, nous savons où vous allez, nous savons par où vous passerez. Les espérances que vous avez conçues sont pesées depuis longtemps ; les cendres que vous tentez de ranimer ne seront jamais que des cendres. De plus puissans que vous ont échoué dans cette laborieuse et inutile entreprise. Avec ces cendres, que vous pétrissez d’une main active, vous voulez faire un arbre vivant, un arbre qui abrite les générations futures ; vous n’y réussirez pas. L’expérience vous enseignera bientôt ce que vaut votre dessein. — Lors même que personne ne prendrait la peine d’avertir M. Taine et de lui montrer la pente où il s’engage, il trouverait sans doute en lui-même assez de clairvoyance pour pressentir le danger, pour ne pas épuiser les conséquences d’une doctrine contraire à la vérité ; mais il me semble opportun de signaler aux jeunes esprits la portée de cette doctrine, car parmi ceux qui la chérissent, qui la vantent, j’en sais plus d’un qui n’a pas même entrevu l’abîme où elle conduit. Une idée générale qui n’est pas vraie est cent fois plus dangereuse qu’un fait mal observé. Quand M. Taine comptera quelques années de plus, il regrettera son imprévoyance et se condamnera sévèrement.

Les théories philosophiques ne gouvernent pas les événemens ; ce n’est pas à elles qu’appartient le développement historique des nations. Cependant, si elles ne régissent pas les événemens, leur action n’est pas insignifiante dans la vie réelle. Quoiqu’elles s’occupent des idées premières et ne soient pas destinées à devenir la monnaie courante de la conversation, il y a toujours dans ces théories, de quelque nature qu’elles soient, une partie que toutes les intelligences peuvent saisir facilement, et qui modifie l’opinion publique dans un sens heureux ou fâcheux. M. Taine a trop étudié l’histoire pour ignorer ce qui revient à la philosophie dans la transformation de l’esprit public. Ceux mêmes qui ne jouent aucun rôle dans les faits accomplis sous nos yeux ne demeurent pas indifférons en présence de ces faits, ils les jugent diversement, et la diversité de leurs jugemens relève des théories philosophiques dont ils ont accepté les conséquences sans vouloir ou sans pouvoir en contrôler les prémisses. C’est là une vérité que les hommes de bonne foi ne songeront jamais à révoquer en doute. Qu’on ne vienne donc pas nous dire que la philosophie n’est faite que pour les philosophes, et que, dans ce domaine, où la multitude ne peut pénétrer, les erreurs ne doivent inquiéter personne : c’est une affirmation banale inventée par l’égoïsme et la paresse, qui veulent dormir d’un sommeil tranquille. Si la philosophie ne dicte pas les événemens, elle enseigne à les juger, et l’estimation du présent ou du passé est un des élémens de l’avenir. Il y a donc lieu de s’inquiéter de la préférence accordée à telle ou telle théorie par les écrivains qui s’adressent à la foule et ne demeurent pas dans l’enceinte de l’école.

L’histoire de la philosophie nous démontre avec une évidence souveraine que les sens placés au-dessus de la pensée se traduisent, en langue vulgaire, par cette formule si souvent applaudie : « Chacun pour soi, et Dieu pour tous. » Parfois même on supprime la dernière partie de la formule.— La pensée mise au-dessus des sens exige le dévouement, l’abnégation, et toutes les actions généreuses relèvent de cette théorie. Que les hommes qui se dévouent ignorent ou connaissent le Phédon, la question n’est pas là. Pour rattacher leur conduite aux doctrines de Platon, il suffit que le Phédon pousse l’humanité dans la voie qu’ils ont suivie. C’est le seul rôle que la philosophie spiritualiste revendique dans l’histoire.

Le doute exposé théoriquement comme une forme de la sagesse n’est guère moins dangereux que les sens mis au-dessus de la pensée. Excellent comme instrument d’investigation, il engourdit les facultés humaines dès qu’il devient systématique. En présence d’une telle théorie, toutes nos actions deviennent indifférentes. À quoi bon agir dans un sens déterminé, si nous ignorons de quel côté se trouvent la vérité, la justice ? Ou le doute ne signifie rien, ou il absout également toutes les actions. La vie politique et la vie privée, estimées d’après cette théorie, se partagent entre les habiles et les maladroits. Exprimer la conséquence, c’est dénoncer le danger du principe. Impuissant dans l’ordre scientifique, puisqu’il n’y a pas de savoir sans croyance, il est pernicieux dans la pratique de la vie, puisqu’il met l’habileté sur la même ligne que le droit, et que, cette égalité une fois posée, la foule arrive bientôt à mettre le droit au-dessous de l’habileté. Je ne veux pas, je ne peux pas croire que M. Taine ignore les périls que je signale. Pourquoi donc les pages qu’il écrit s’accordent-elles si mal avec cette notion élémentaire ?

Quand l’homme, désespérant d’arriver à la connaissance de la vérité par l’exercice régulier de son intelligence, se réfugie dans l’extase et demande à Dieu ce que Dieu ne veut pas lui révéler, il prend en pitié tous les efforts des esprits courageux qui n’ont pas défailli. Pour lui, vouloir devient une impiété, car vouloir c’est se confier en soi-même, et l’extase ne reconnaît d’autre devoir que la confiance en Dieu. Celui qui renonce à l’application laborieuse de ses facultés et tente de soumettre sa vie à l’inspiration divine n’a plus de rôle à jouer en ce monde. Le bien et le mal, le juste et l’injuste se confondent à ses yeux ; il commence par nier la science, il finit par nier la volonté. La théosophie n’a rien à démêler avec la philosophie ; c’est la doctrine de l’anéantissement, la négation de toute activité morale. Si la théosophie venait à se populariser, il faudrait la combattre comme une épidémie.

Caractériser les théories qui se partagent le domaine de la philosophie, c’est dire assez clairement toute l’importance qu’on doit leur attribuer. Lettrés ou illettrés, oisifs ou actifs, tous les hommes subissent, à leur insu ou à bon escient, la domination de ces théories. Qu’ils parlent ou qu’ils écrivent, ils propagent l’erreur ou la vérité, et leurs maximes se traduisent en actions justes ou injustes. Il ne faut donc pas traiter avec dédain les enseignemens de la philosophie, et dire en appuyant sa tête sur l’oreiller : Que m’importe ? Que les disciples d’Aristote ou de Platon, de Sextus Empiricus ou de Saint-Martin se querellent ou s’accordent entre eux, le monde n’a rien à perdre dans leur inimitié, rien à gagner dans leur réconciliation. C’est une grossière méprise. Sans doute il n’est pas donné à l’homme de soumettre les événemens à sa parole ; mais, selon qu’il demeure dans la vérité ou qu’il s’attache à l’erreur dans le domaine des idées, il absout ou il condamne les événemens accomplis au nom de la justice ou de l’injustice, et le jugement qu’il a porté égare ou conduit les générations nouvelles. Savoir ce que vaut la pensée, ce que vaut la parole, c’est savoir ce que vaut la dignité humaine. L’étude nous impose cette conclusion, et celui qui la méconnaît, agissant à son insu, ne prévoyant pas la portée de ses actions, n’a pas le droit de porter la robe virile.

M. Taine a choisi pour guide Spinoza. Or la doctrine de Spinoza présente plus d’un danger. Tous ceux qui connaissent l’histoire de la philosophie savent à quoi s’en tenir sur ce point ; mais comme cette connaissance n’est pas aujourd’hui très populaire, comme l’étude des sciences naturelles compte parmi nous plus de partisans que l’étude de la philosophie, il me paraît opportun d’appeler l’attention sur les conséquences de la doctrine enseignée par le savant hollandais ; Le Dieu de Spinoza, si toutefois c’est un Dieu, n’est pas séparé du monde. La création et le créateur sont confondus. Le monde n’est que la substance divine modifiée. Minéraux, plantes, animaux, ne sont que les formes diverses d’une substance unique, Depuis les étoiles jusqu’à la planète que nous habitons, il n’y a rien qui ne soit Dieu. Spinoza ne dit pas : Dieu est partout. Il dit en termes précis : Tout est Dieu ; tous les êtres qui nous entourent sont des transformations de la substance divine. Ou les mots employés par le savant hollandais ne signifient rien, ou ils signifient que Dieu n’existe pas comme personne. Or quel rôle peut-on assigner à ce Dieu impersonnel ? Amour, intelligence, volonté, sont des facultés que nous ne concevons pas dans un être ainsi défini. Un Dieu impersonnel est nécessairement un Dieu indifférent. Mais si la personne divine est abolie dès qu’elle se confond avec le monde et ne fait qu’un avec lui, comment arriverions-nous à concevoir l’existence de la personne humaine ? Si le monde entier est Dieu, l’homme ne peut revendiquer une existence individuelle dont la Divinité se trouve dépouillée. En abolissant la personnalité divine, Spinoza abolit du même coup la personnalité humaine. Dieu confondu avec le monde, privé d’amour, d’intelligence, de volonté, de prévoyance, indifférent aux événemens qui s’accomplissent, sans joie pour la vertu, sans haine pour le vice, sans récompense pour le dévouement, sans châtiment pour le crime, ne peut se concilier qu’avec l’homme sans liberté. Pourquoi l’homme s’affligerait-il de ses fautes ? ou plutôt comment arriverait-il à concevoir la pensée du bien et du mal ? Tout est réglé d’avance. Par qui ? Spinoza ne le dit pas, et comment le dirait-il, puisque Dieu et le monde ne sont qu’une seule et même chose ? Tous les êtres sont Dieu et ne peuvent mal faire » car ils sont soumis comme Dieu lui-même à des lois qui leur défendent de vouloir. Aimer ou haïr, trahir pu se dévouer, sont des mots vides de sens. La confusion de Dieu avec le monde abolit la Providence, et l’impersonnalité de Dieu abolit nécessairement la liberté humaine. Ni Providence, ni liberté, ni récompenses, ni châtimens, c’est donc à ces termes rigoureux que se réduit la doctrine de Spinoza. Toutes les interprétations proposées pour atténuer, pour corriger les conséquences de cette doctrine sont vaines et désavouées par la raison.

Que Spinoza dans la conception et l’exposition de son système ait montré une rare puissance, qu’il ait enchaîné les diverses propositions dont il se compose avec un art infini, personne ne s’avisera de le contester ; mais il ne faut pas se laisser éblouir par l’appareil scientifique. Présenté sous la forme géométrique ou sous une forme plus familière à la majorité des lecteurs, le panthéisme de Spinoza entraîne toujours les mêmes conséquences. Si Dieu n’est pas séparé du monde, il ne peut ni aimer, ni prévoir. Dépourvu d’amour et de prévoyance, il ne peut ni juger, ni récompenser, ni châtier. En présence de ce Dieu impersonnel, innocence et corruption, crime et vertu sont de pures fictions. Liberté, responsabilité s’évanouissent comme des fantômes entrevus dans le trouble du rêve. Le panthéisme n’est qu’un nom nouveau donné au sensualisme, et la vieille doctrine ainsi présentée est plus dangereuse encore que sous l’ancienne dénomination, car elle emprunte à la méthode géométrique une certaine majesté. L’impersonnalité divine une fois acceptée, il n’y a plus de loi morale. Bien faire, mal faire, paroles inventées par les songes creux ! Comment l’homme pourrait-il faillir, puisque Dieu ne peut vouloir ? Hommes et Dieu, nous sommes les rouages d’une machine. Nous accomplissons fatalement les mouvemens qui nous sont prescrits. Ce que nous appelons affection, volonté, n’est qu’une illusion. Ce que nous appelons remords, contentement, n’a pas plus de valeur. Notre vie tout entière est peuplée de mensonges, et nos actions, que nous croyons nous appartenir, ne nous appartiennent pas. Une vertu que nous perdons, c’est une feuille qui tombe. L’arbre sera-t-il puni pour avoir laissé tomber une feuille ? Un ami que nous trahissons, c’est une branche que le vent brise. La tige sera-t-elle châtiée pour n’avoir pas défendu la branche assaillie par le vent ? Dieu est en nous, comme il est dans la branche et dans la feuille. Quand nous croyons vouloir, nous ne voulons pas. Quand nous croyons penser, nous ne pensons pas. Notre pensée, notre volonté sont des modes de la substance divine. Si nous violons ce que les ignorans appellent le droit, si nous méconnaissons ce que les ingénus appellent le devoir, nous pouvons dormir tranquilles, car nous avons fait ce que nous étions obligés de faire. Dieu n’est pas avec nous, Dieu est en nous ; nous ne sommes pas une personne innocente ou coupable, nous sommes un mode de la substance divine, et si quelqu’un s’est trompé, c’est Dieu. Or Dieu ne peut se tromper, non parce qu’il est Dieu, mais parce qu’il se confond avec les êtres animés ou inanimés. La pierre qui tombe, le fleuve qui marche à la mer sont des modes de la substance divine, et qui oserait trouver mauvais que la pierre tombe, que le fleuve marche à la mer ? Eh bien ! la responsabilité humaine équivaut à la responsabilité du fleuve et de la pierre. Pensée généreuse, pensée basse, cupidité, abnégation, franchise, perfidie, n’ont rien à démêler avec la loi morale inventée par les rêveurs. Dieu ne gouverne pas les choses et les êtres vivans, il se confond lui-même avec les choses, et l’homme, qui dans les âges d’ignorance se prenait pour le roi de la création, qui se croyait appelé par Dieu à régir le monde en obéissant à des lois instituées avant sa venue, l’homme n’est qu’une chose dépourvue de liberté, de volonté, comme la pierre, la feuille et le fleuve.

Toutes les conséquences que j’énonce se trouvent renfermées dans la doctrine de Spinoza. Que les disciples du philosophe hollandais les répudient ou les acceptent, peu nous importe. Les prémisses une fois posées, la conclusion est inévitable. Pour nier la conclusion, il faut commencer par nier les prémisses. Dès que Dieu n’existe plus en dehors du monde, il n’a plus aucune valeur logique ; le rôle que la raison lui assigne devient un rôle impossible, et si Dieu, absorbé dans le monde, dépourvu de personnalité, n’est plus capable de juger nos actions, il n’y a plus parmi nous ni crimes, ni vertus. L’homme se confond avec le monde comme Dieu lui-même, et n’a plus aucun droit de prévoir ou de vouloir ; le bras du meurtrier frappe sa victime comme la foudre frappe le chêne. Quand la foudre demeure impunie, de quel droit la justice humaine voudrait-elle punir le meurtrier ? Si la doctrine de Spinoza est l’expression de la vérité, la religion et la morale se résument dans ce seul mot : immobilité. Nos affections et nos haines appartiennent à Dieu, qui ne s’appartient pas, puisque l’air que nous respirons est Dieu, puisque le vent qui soulève les flots est Dieu, puisque Dieu ne peut refuser l’air à nos poumons, ni défendre aux voiles des navires de se gonfler sous la brise. Nous vivons en Dieu comme Dieu vit en nous ; en d’autres termes, la vie divine et la vie humaine sont de pures visions. La seule manière de témoigner notre piété envers l’ordre établi, qui n’est pas œuvre divine, car Dieu est obligé de le subir comme nous le subissons, c’est de nous abstenir de toute volonté, de tout projet, de toute espérance. Tout ce qui ressemble à une aspiration vers la liberté est une protestation contre l’ordre établi. Dieu impersonnel, enchaînement fatal des événemens, néant de la volonté humaine, trois termes qui sont unis entre eux par un lien logique. Il n’y a pas d’argument qui puisse réfuter cette formule. La doctrine de Spinoza est donc une des plus dangereuses qui se soient produites dans l’histoire de la philosophie. Pour l’accepter, pour la préconiser, il faut fermer les yeux à l’évidence ; ne pas sentir qu’elle mène à l’immobilité, c’est ne pas la comprendre ; vanter les prémisses comme excellentes et reculer devant la conclusion, c’est désobéir à tous les enseignemens de la logique. Doctrine sensualiste, doctrine panthéiste, doctrine fataliste, trois formes d’une même idée que la raison condamne, qui ne résistent pas à l’épreuve de la discussion.

Essayons maintenant d’appliquer à l’histoire la doctrine de Spinoza, supprimons avec lui la liberté morale, fondement de toutes les libertés, et voyons ce que devient la vie du genre humain, que l’histoire se propose de raconter. Ce qui est vrai pour la vie individuelle n’est pas moins vrai pour la vie des nations. La liberté morale une fois abolie par la confusion de Dieu et du monde, la vie des nations échappe à toute responsabilité : il n’y a plus ni guerre injuste, ni paix honteuse ; tous les gouvernemens ont droit à la même estime, à la même soumission ; il suffit qu’ils soient pour qu’on les honore, car leur existence est nécessaire. Vouloir changer ce qui est, c’est agir contre la volonté divine, et je dis volonté divine faute de pouvoir parler autrement. Pour demeurer fidèle à la doctrine de Spinoza, je devrais dire que toute volonté humaine est une révolte contre les lois auxquelles le monde est soumis, et comme ces lois, étreignent dans le même lien le créateur et la création, il est inutile d’ajouter que la lutte de l’homme contre le destin ressemble aux efforts d’un enfant qui voudrait arrêter les flots de l’océan. Dans la doctrine de Spinoza, lutter c’est ignorer que tout est nécessaire, Que deviennent alors ou plutôt que signifient les grands hommes qui ont attaché leurs noms aux diverses périodes de la civilisation ? Les rangera-t-on dans la famille des fous ? L’expédient serait commode, s’il ne présentait quelques difficultés dans l’application. Ils avaient donc eu tort d’accomplir ce qu’ils avaient voulu, de vouloir ce qu’ils ont accompli ! Si tout ce que nous voyons est nécessaire, tout ce que nos aïeux ont vu avait droit au même respect en vertu de cette loi unique : la nécessité. Toute aspiration vers le changement dans l’ordre politique ou religieux est donc un vœu impie, et quand ce vœu se traduit en action, quand le changement souhaité vient à s’accomplir, quel châtiment ne mérite pas l’auteur ou l’agent de cette métamorphose !… Il désire, il espère, il s’évertue sous la domination d’une croyance que la doctrine de Spinoza répudie avec un dédain superbe. Il a foi dans le progrès, il s’imagine que demain peut valoir mieux qu’aujourd’hui ; il penserait autrement, s’il connaissait les lois si inflexibles qui régissent Dieu, l’homme et le monde. Le sage ne lui doit que l’aumône de sa pitié. Tout homme qui souhaite un changement est à ses yeux indigne de colère, car il ignore l’impiété de ses vœux. Quand on se place dans ce monde sans Dieu, quand on accepte comme vrai le rôle de ce créateur sans création, on se demande avec étonnement pourquoi les générations qui nous ont précédés ont cherché à nous conserver le souvenir du passé. La pierre qui tombe en poussière ne raconte pas les coups de tonnerre qui l’ont sillonnée pour la pierre qui la remplace ; le chêne fendu par la cognée du bûcheron ne dit pas ce qu’il a souffert au chêne qui demeure debout. Seul dans la création, l’homme s’abuse sur la valeur de ses actions ; il écrit ses douleurs et ses joies pour ceux qui viendront après lui. Étrange illusion, singulière démence ! La doctrine de Spinoza réduit à néant son orgueil. Les événemens accomplis sous nos yeux n’ont rien à démêler avec notre volonté ; les révolutions qui ont changé la face du monde ne sont ni l’honneur ni la honte des générations venues avant nous. Tout ce qui s’est fait devait se faire ; il n’y a de responsabilité ni pour les individus ni pour les nations, et comme tout est nécessaire, le progrès n’est qu’un vain mot. La notion d’un Dieu unique n’est pas supérieure au polythéisme. S’il en était autrement, pourquoi la substance divine, dont les modes ont les formes diverses des êtres animés ou inanimés, aurait-elle tardé si longtemps à révéler son unité ? La civilisation grecque ne vaut pas mieux que la civilisation indienne ou égyptienne. Le moyen âge n’est pas une ère de ténèbres et de confusion, La philosophie de Platon n’a pas agrandi le champ de la spéculation ; les prêtres de Memphis en savaient autant que lui. Les bûchers, allumés en Europe pour assurer la durée de l’orthodoxie n’étaient pas un attentat contre la liberté de conscience ; la superstition cruelle n’était pas un outrage à la religion.

La doctrine de Spinoza, en posant la nécessité comme loi suprême, supprime toute discussion sur la Providence divine et la volonté humaine. On n’a plus à rechercher comment ce que Dieu prévoit s’accorde avec nos vœux, avec nos espérances, avec nos efforts. Contens ou mécontens du sort qui nous est fait, nous n’avons qu’un devoir : accepter notre sort. L’histoire est un jeu d’enfans, un passe-temps bon tout au plus à tromper l’ennui des oisifs. Les grandes actions célébrées par les plus beaux génies de la Grèce et de l’Italie, qui ont ému notre jeunesse, n’ont pas plus de valeur que les contes de fées. Hier, aujourd’hui, demain, trois momens de la durée qui ne relèvent ni de l’homme, ni de Dieu. L’histoire n’est pas, comme l’ont dit quelques rêveurs, la conscience du genre humain. À quoi bon évoquer le souvenir du passé ? à quoi bon garder la trace du présent ? à quoi bon essayer de prévoir l’avenir et tenter de le faire meilleur que le présent ? La loi suprême posée par Spinoza condamne la mémoire aussi bien que la prévoyance ; le passé ne nous apprend rien, le présent ne prépare pas l’avenir. S’il n’y a de vrai que la nécessité, il n’y a de sage que la résignation et l’immobilité. Qu’on ne vienne plus nous dire que la philosophie éclaire l’histoire, que l’histoire à son tour est un commentaire vivant pour la philosophie. La doctrine de Spinoza fait justice de ce double mensonge. Comment les faits viendraient-ils justifier les idées, puisque les idées ne se traduisent pas en faits ? La vraie philosophie proclame la futilité de l’histoire.

M. Taine a-t-il prévu toutes les conséquences du panthéisme appliqué à l’histoire ? Je répugne à le penser, car il lui arrive plus d’une fois de témoigner des sentimens généreux, comme s’il ne tenait aucun compte de cette doctrine funeste ; mais si les prémisses qu’il a posées ne sont pas combattues dès à présent et combattues à outrance, d’autres se chargeront d’éclairer d’une pleine lumière la conclusion qu’il a laissée dans un demi-jour. Si tout est réglé d’avance dans les événemens qui atteignent la condition humaine comme dans le mouvement des corps célestes, comme dans les affinités qui président à la composition, à la décomposition des corps placés à la surface ou dans les couches profondes de notre planète, l’héroïsme est un vain mot, l’accomplissement du devoir un rêve d’enfant. Il n’y a plus de flétrissure pour l’injustice, et ceux qui s’indignent en présence du droit méconnu et violé sont des visionnaires dont la place est marquée à Charenton. M. Taine ne va pas si loin ; mais la voie ouverte longtemps avant lui, la voie désertée par la raison, condamnée par les penseurs et par le bon sens de la foule étrangère à la science, la voie qu’il vient de rouvrir conduit au but que je viens de signaler. L’histoire jugée du point de vue de Spinoza n’est plus un enseignement, c’est un catalogue. Le présent succède au passé, comme la nuit succède au jour. L’histoire est dépouillée de toute moralité. Ceux qui s’inquiètent des générations évanouies vivent sous l’empire d’une hallucination ; ceux qui cherchent à deviner le sort des générations futures sont encore plus dignes de pitié. Leur curiosité ne mérite pas même une heure d’attention. S’incliner devant les faits accomplis sans colère et sans joie, voilà désormais ce qui s’appelle sagesse. Quand la foudre gronde, quand l’éclair sillonne la nue, on n’accuse ni la foudre ni l’éclair. Eh bien ! les événemens qu’une philosophie mensongère attribuait à la volonté humaine librement exercée, avec l’assentiment divin, ne relèvent, si le panthéisme est vrai, ni de l’assentiment divin, ni de la volonté humaine. Nous ne sommes plus au temps des illusions : nous voici face à face avec une lumière dont la splendeur ne sera jamais dépassée ; nos espérances ont la même valeur morale que l’ascension de la sève dans la tige de l’églantier ; l’homme qui s’applaudit du devoir accompli est pareil au flot qui se réjouirait d’avoir mouillé la grève. M. Taine me répondrait vainement qu’il n’a jamais songé à supprimer la moralité des actions humaines. Qu’il ait prévu ou qu’il ait ignoré les conséquences de la doctrine de Spinoza, notre devoir est de les signaler et de lui en imputer la responsabilité. Quand on a dépensé les plus belles années de sa vie dans l’étude de l’histoire et de la philosophie, on est mal venu à soutenir qu’on n’a pas saisi l’enchaînement logique de ces deux formes de la pensée. M. Taine est à nos yeux d’autant plus condamnable, qu’il était mieux placé que la plupart des lecteurs pour mesurer les périls de la doctrine qu’il recommande. S’il ne les a pas mesurés, c’est de sa part une étrange légèreté.

L’histoire, telle que Tacite la comprenait, et c’est à mon sens la meilleure manière de la comprendre, n’est pas seulement l’école des nations et des rois, mais l’école de l’homme étranger à toute ambition politique. En voyant le châtiment appliqué à l’injustice victorieuse, notre pensée s’agrandit, et nous devenons plus sévères pour les fautes mêmes qui n’intéressent pas le sort des nations. De Tacite à Spinoza, quel abîme ! Il suffit de rapprocher ces deux noms pour montrer combien la doctrine du philosophe hollandais offense la conscience du genre humain. Si la vérité se trouve du côté de Spinoza, tout ce que Tacite a maudit, tout ce qu’il a glorifié, il a eu tort de le glorifier, de le maudire. De quel droit juge-t-il les événemens accomplis sous ses yeux, ou dont le récit lui avait été transmis par des témoins oculaires ? Ses plaintes et sa colère étaient pure folie : il ignorait l’enchaînement nécessaire des choses, et son indignation est aussi ridicule que le dépit d’un enfant qui, blessé par une épine, la battrait pour se venger. Cependant tous les cœurs généreux ont pris parti pour Tacite, et ceux mêmes qui ne s’élèvent pas jusqu’aux grandes actions n’osent le réprouver. Faut-il répudier la moralité de l’histoire et proclamer au nom du panthéisme que toutes les actions sont indifférentes ? Parmi les hommes qui se disent habiles, j’en sais plus d’un qui ne demanderait pas mieux. L’enchaînement nécessaire des choses mettrait à l’aise bien des consciences. Quelle admirable simplicité dans l’estimation des faits accomplis ! Ni honte, ni remords, ni fierté, ni joie. Rien de ce qui est ne pouvait ne pas être. Il n’y a pas de juge, s’appelât-il Salomon, aussi habile que Spinoza pour mettre d’accord toutes les parties. Plaideurs ingénus qui s’avisent d’invoquer le droit, plaideurs plus hardis qui s’abritent derrière le fait et s’y retranchent comme dans un camp, excitent au même point son dédain et son indifférence. Invoquer le droit ? Mais le droit n’est qu’un mot. Invoquer le fait ? Mais le fait n’a pas besoin d’être défendu, puisqu’il est nécessaire. Plaignans et défendeurs perdent leurs paroles. Le sage, en les écoutant, s’étonne de leur ignorance, et remercierait Dieu en mesurant l’intervalle qui le sépare des plaideurs, si le Dieu de Spinoza pouvait intervenir dans les choses humaines, s’il pouvait nous envoyer la force ou la faiblesse, la clairvoyance ou l’aveuglement ; mais le panthéisme nous prémunit contre un tel égarement. Celui qui possède la vérité ne la doit ni à Dieu ni à lui-même. Celui qui vit sous l’empire de l’erreur aurait tort d’accuser sa paresse ou l’indigence des facultés qu’il a reçues en naissant, Il ne dépend pas de lui de savoir ou d’ignorer. Dieu ne s’est montré envers lui ni généreux ni avare ; l’ignorance qui se plaint et rougit d’elle-même n’a pas le droit de se plaindre.

Les débuts littéraires de M. Taine remontent à l’année 1853, à sa thèse pour le doctorat ès-lettres, car son Essai sur les Fables de La Fontaine est une thèse soutenue en Sorbonne. Il y a dans ce premier ouvrage beaucoup d’érudition et d’esprit ; qu’on me permette d’y trouver trop d’érudition et d’esprit. Il est bon d’avoir lu la Poétique d’Aristote et le traité de Kant sur le Beau, l’étude de ces deux grands penseurs ne sera jamais sans profit ; mais je crois qu’on pouvait, même en Sorbonne, définir la fable philosophique et la fable poétique sans prodiguer les citations comme l’a fait M. Taine. Cet appel au passé, quand on ne sait pas en user avec modestie, finit par effacer le caractère personnel de la pensée de l’auteur. Le raisonnement qui se déroule avec un si pompeux appareil n’est plus une œuvre logique, mais une œuvre de pure mémoire. Dans la première partie de sa thèse, où il expose la théorie de la fable, l’auteur procède trop souvent comme l’abbé Barthélémy racontant le Voyage du Jeune Anacharsis. Il ne se contente pas de connaître l’antique Grèce, il veut prouver qu’il la connaît, et se complaît dans cette démonstration. Je crois que ses argumens auraient gardé toute leur valeur, lors même qu’il se fût abstenu d’appeler à son aide l’autorité d’Aristote. Cette remarque se présente d’autant plus naturellement qu’il s’agit de La Fontaine. Invoquer le précepteur d’Alexandre à propos des unités dramatiques, je le comprends sans peine : Corneille, dans l’examen de ses tragédies, tenait à prouver qu’il connaissait le sentiment de la Grèce sur ces matières ; mais le dialogue de la cigale et de la fourmi, du renard et du corbeau, ne gagne pas grand’chose à se voir légitimé au nom d’Aristote. En pareille occasion, la vérité plus simplement exprimée n’agirait pas moins sûrement sur l’esprit du lecteur. M. Taine parait s’en être aperçu, puisqu’il explique l’origine et la destination de son travail pour justifier l’appareil scientifique dont je signale les inconvéniens.

Les trois chapitres qui suivent traitent des caractères, de l’action et de l’expression. Dans ces trois chapitres, il y a beaucoup à louer. L’auteur prodigue les rapprochemens ingénieux, et l’on voit qu’il ne dit pas tout ce qu’il pourrait dire. Il excelle à retrouver les personnages de La Fontaine dans La Bruyère, dans Saint-Simon, dans Mme de Sévigné. Quand il ne les retrouve pas, il s’arrange pour faire croire qu’il les retrouve. Le lecteur, ébloui de toutes ces citations choisies avec un art infini, qui passent devant lui comme les fusées d’un feu d’artifice, est tenté de se dire qu’avant de lire M. Taine, il ne comprenait pas La fontaine, Le lecteur s’abuse et se calomnie : M. Taine est un guide plus amusant que fidèle. Il prête à La Fontaine plus d’une intention dont le bonhomme se serait étonné à bon droit, L’historien de maître Renard et de maître Corbeau, dont personne n’a jamais contesté la pénétration, s’il revenait parmi nous, s’il lui était donné de lire la thèse de M. Taine, dirait sans doute en achevant la dernière page : Vraiment, je ne croyais pas avoir tant d’esprit. J’ai mis en vers les apologues d’Ésope réunis par Planude ; j’ai fait de mon mieux cette besogne, qui ne me semblait pas inutile, J’étais à mon insu historien, homme d’état, J’apprends que les ducs et les marquis de Versailles ont posé devant moi ; je croyais n’avoir étudié qu’Ésope et développé ses pensées en y ajoutant quelques-uns de mes souvenirs. Je ne me connaissais pas, et désormais j’aurai pour moi plus de respect. — Peut-être même aurait-il la fantaisie de s’entretenir avec son nouveau commentateur.

De Saint-Simon à La Fontaine, l’intervalle est difficile à franchir, quoiqu’on trouve entre ces deux écrivains quelques traits de parenté. De La Bruyère à La Fontaine, la distance n’est pas moins grande, car l’auteur des Caractères se plaît à renfermer sa pensée dans un petit nombre de paroles, et laisse beaucoup à deviner. Il aime à susciter dans l’esprit du lecteur les idées qu’il ne lui convient pas d’exprimer, ou qu’il ne juge pas prudent d’exprimer complètement, La Fontaine procède autrement ; s’il ne dit pas tout ce qu’il pense, il a toujours l’air de le dire. Il ne s’interdit pas les développemens ; il ne s’adresse pas à un cercle choisi, il s’adresse à la foule. S’il est concis, ce n’est pas pour paraître profond, c’est qu’il dédaigne les paroles inutiles. Il écrit pour se contenter presque autant que pour plaire. Il n’est pas de la famille de La Bruyère. Il lui arrive de dire on vers tantôt ingénus, tantôt malins, ce que Mme de Sévigné dit sur un autre ton, et cependant entre la marquise et le bonhomme toute comparaison semble difficile. M. Taine simplifie la tâche qu’il s’est imposée en disposant les citations qu’il prodigue de façon à leur donner ; le sens dont il à besoin. Sans altérer une parole, il trouve moyen de transformer en témoins complaisans, j’allais dire en compères dociles, Saint-Simon et La Bruyère, Quant à Mme de Sévigné, il lui emprunte des traits que le lecteur peut interpréter à sa guise, et qui sont aussi bien placés dans la bouche d’un courtisan que dans la bouche d’un poète satirique, Comme il connaît familièrement tous les contemporains de La Fontaine, quand il lui plaît d’affirmer ce qui ressemble à un paradoxe, les témoignages ne lui manquent jamais. Entre ses souvenirs, il n’a que l’embarras du choix. Il étend la main et prend sur un rayon de sa bibliothèque le volume où se trouve l’argument victorieux. Il a trop bonne mémoire pour jamais rester court. Je rends pleine justice à la dextérité de ses manœuvres, et cependant trois fois sur quatre je ne suis pas de son avis. Chercher dans les fables de La Fontaine l’image de la France sous le règne de Louis XIV, ou dans Pantagruel l’image de la France sous le règne de François Ier, sera toujours à mes yeux un caprice d’érudit, et rien de plus. Pour comprendre le fabuliste et le biographe de Pantagruel, il me paraît plus sage de les accepter comme deux libres génies vivant de leur pensée, qui se trouvent à l’étroit dans leur temps et ne respirent à l’aise qu’en oubliant le milieu où ils sont nés. Ainsi compris, ainsi étudié, La Fontaine se passe très bien de commentaires érudits : il rêve, il médite à son heure, il suit sa fantaisie, et n’a rien à démêler avec Saint-Simon ou La Bruyère. Quoiqu’il écrive d’une manière très savante et n’abandonne jamais au hasard l’expression de sa pensée, il serait difficile de lui attribuer une volonté préconçue. Il dit avec un artifice infini la pensée qui lui vient sans effort, ce qui a fait croire aux ignorans qu’il écrivait en se jouant et que la simplicité ne lui coûte rien.

Dans la thèse de M. Taine, le vrai caractère du génie de La Fontaine s’obscurcit singulièrement. Le fabuliste ne s’appartient plus, ne relève plus de lui-même, mais du temps et du pays où il est né. Il ne rêve pas librement, il n’invente pas à sa guise, il est le produit nécessaire de son temps et de son pays. Ses fables appartiennent au XVIIe siècle, comme certaines plantes appartiennent aux Alpes ou aux Pyrénées, comme d’autres plantes croissent dans les vallées, au bord des fleuves. Les citations des contemporains, qui d’abord nous semblaient un pur jeu d’esprit, prennent bientôt ou essaient de prendre l’importance d’un théorème. C’est l’assurance d’Euclide, et pour transformer l’assurance en autorité, il manque une seule chose, — l’évidence. La Fontaine, selon M. Taine, est ce qu’il devait être, ce qu’il ne pouvait pas ne pas être. Par son éducation, par ses amitiés, par ses lectures, par les événemens qui s’accomplissaient sous ses yeux, il était prédestiné à la fable. Ce que l’église dit des élus, il faudra le dire désormais des poètes. Les saints ne sont pas saints parce qu’ils veulent être saints, mais parce qu’il plaît à Dieu qu’ils le soient. C’est ainsi que l’entendent les partisans de la grâce. Dans la théorie de M. Taine, les plus heureux génies ne sont pas à leur gré fabulistes ou poètes dramatiques. Tout ce qui se passe autour d’eux gouverne leur volonté ; ils ne choisissent pas librement le chemin où ils marchent : ils sont poussés par une force invincible, et quand ils croient inventer ; ils se souviennent ; ils se prennent pour des créateurs et ne sont que des miroirs ; leur voix n’est qu’un écho, leur ambition une nécessité.

Ce que j’ai dit de la doctrine de Spinoza appliquée à l’histoire permet au lecteur de deviner sans peine ce que je pense de l’Essai sur Tite-Live et des Philosophes français du dix-neuvième siècle. Dans ces deux livres en effet, M. Taine est demeuré fidèle à la doctrine que j’ai combattue. Je ne saurais donc les approuver sans me donner un démenti, et comme je me suis efforcé d’exposer clairement les motifs de ma conviction, comme je n’ai rien négligé pour rallier à mon avis tous les esprits de bonne foi, si je suivais M. Taine sur le terrain de la critique historique et de la critique philosophique, je serais obligé de répéter ce que j’ai affirmé. Tite-Live, s’il faut en croire le jeune écrivain couronné par l’Académie, a été ce qu’il devait être, orateur, rien de moins, rien de plus. Il a écrit dans un beau langage une histoire qui n’est qu’une suite de harangues. Ne lui demandez pas le sens politique, il ne le possède pas ; ne lui demandez pas le sens critique, l’appréciation des témoignages : le sens critique, l’appréciation des témoignages répugnent à sa nature. Initié dès son jeune âge à la discussion oratoire par les luttes municipales de Padoue, sa ville natale, il ne pouvait pas ne pas mettre l’éloquence au-dessus de toute chose. Orateur toujours et partout, il n’appartient pas à l’histoire, quoiqu’il soit rangé parmi les historiens. Toutes les générations venues après lui se sont méprises sur son compte : elles ont cru qu’il avait raconté la gloire et les malheurs de son pays ; M. Taine le remet dans son vrai jour, et lui assigne la place qu’il doit désormais occuper. Nous étions habitués à penser que Tite-Live n’était pas sans quelque talent pour la narration, nous avions tort. Le jeune lauréat vient dessiller nos yeux. Les grandes actions racontées dans les Décades par le Padouan, qui nous frappaient d’admiration et qui nous paraissaient écries dans une langue digne de leur grandeur, ne sont que des thèmes oratoires. À qui faut-il nous en prendre ? Ce n’est pas à l’auteur des Décades. S’il n’est qu’orateur quand il voudrait être historien, il ne fait qu’obéir à l’impérieuse nécessité. Son éducation a été la conséquence inévitable des spectacles qui ont entouré ses premières années. Padoue était un municipe romain ; ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu le destinait, le condamnait à l’éloquence. Il aurait vainement combattu sa destinée, il ne pouvait ni conduire les affaires de son pays, ni raconter les vicissitudes de la grandeur romaine ; il fallait absolument qu’il se résignât à l’éloquence. Il entreprenait une narration, il récitait malgré lui une harangue. C’est à ces termes que se réduit le jugement de M. Taine sur Tite-Live. Inflexible pour l’historien, qu’il range parmi les orateurs, le jeune lauréat néglige de proclamer la nécessité de l’histoire romaine. C’est une lacune que chaque lecteur peut combler. Ce qui est vrai pour le citoyen d’un municipe romain ne peut pas ne pas être vrai pour la nation dont il a voulu raconter la vie. L’érudition et le talent qui recommandent l’Essai sur Tite-Live ne changent rien à nos conclusions. Tite-Live jugé au nom de Spinoza n’est pas plus facile à reconnaître que Jean de La Fontaine soumis à la même épreuve.

Les études de M. Taine sur les philosophes français du XIXe siècle, souvent spirituelles, quelquefois amusantes, sont bien rarement sérieuses. Il essaie de nous égayer aux dépens de Royer-Collard, de Maine de Biran, et néglige d’exposer clairement ce qu’ils ont pensé, ce qui était pourtant son premier devoir. En parlant de Théodore Jouffroy et de M. Cousin, il n’a pas plus de gravité, et lorsqu’enfin il tente de caractériser les origines de la philosophie nouvelle, la légèreté de son langage contraste singulièrement avec la nature du sujet. Il dit au lecteur comme pourrait le dire un bel esprit aux désœuvrés rassemblés dans un salon : — La philosophie nouvelle a réussi parce qu’elle donnait satisfaction au goût public. La France était éprise de morale et de mots abstraits. La philosophie éclectique contentait ces deux passions. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de son triomphe. — Cette explication peut sembler charmante dans un salon ; elle doit paraître insuffisante dans un livre. Les hommes qui suivent d’un œil vigilant le développement et les transformations de la pensée publique seront fort étonnés d’apprendre que vers 1815 la France aimait d’un amour passionné la morale et les mots abstraits ; ils ne s’étaient pas avisés de cette découverte. Voilà deux modes, deux engouemens qui n’étaient pas encore signalés.

Je suis très loin d’accepter comme vraies toutes les parties de la philosophie éclectique. Son indulgence pour le passé m’inspire une légitime défiance. En oscillant de l’Ecosse à l’Allemagne, elle s’est donné plus d’un démenti ; mais elle a remis en honneur le spiritualisme, et quoiqu’elle ait négligé de déduire toutes les conséquences de cette restauration, elle a pourtant droit à la reconnaissance des esprits élevés et des cœurs : généreux : elle a préparé la moisson qui sera recueillie par la génération prochaine. M. Taine, l’accuse de n’avoir rien fait pour l’organisation de la science : le reproche n’est peut-être pas sans fondement ; mais si la philosophie n’a pas institué des méthodes nouvelles dans l’exploration de la nature, la philosophie n’est pas la seule coupable. Tandis que les hommes livrés à l’étude des facultés humaines déduisent les lois morales de la nature de ces facultés et s’élèvent jusqu’à la notion de Dieu pour donner une sanction à ces lois, les hommes livrés à l’étude du monde négligent trop souvent, comme inutile à leurs investigations, la notion de Dieu, et parlent très légèrement de l’analyse des facultés humaines. Ceux qui se donnent pour savans demeurent étrangers à la philosophie, ceux qui se donnent pour philosophes demeurent étrangers à l’étude du monde. Tant que ce divorce entre la philosophie et la science ne sera pas aboli, la science et la philosophie seront toujours incomplètes, je ne dis pas dans le sens absolu, — car une telle affirmation ne serait qu’une niaiserie, — mais incomplètes dans le sens purement humain, incomplètes pour ceux qui suivent avec une égale attention le mouvement scientifique et le mouvement philosophique. Une méthode fondée sur la nature des facultés humaines s’applique avec la même rigueur, avec le même succès, à toutes les parties de la science, et d’autre part toutes les découvertes scientifiques nous éclairent sur l’emploi, et par cela même sur la nature de nos facultés. Voilà ce que M. Taine a négligé de dire, ce qu’il paraît ignorer. Il trouve plus opportun de railler la philosophie nouvelle. « Ce n’est pas un fleuve, c’est une baignoire. » Devant cette définition accablante, la prudence conseille de s’incliner, et pourtant je ne m’incline pas. Lors même que je consentirais à l’accepter comme un bon mot, et je n’y consens pas, il resterait à savoir si M. Taine, en frappant le rocher, en a fait jaillir une source qui deviendra fleuve, s’il a creusé un lit profond pour les flots qu’il appelle, et qui doivent nous désaltérer. Hélas ! le rocher est demeuré sourd aux coups de sa baguette, le sol de la plaine ne s’est pas entr’ouvert : si notre soif ne pouvait s’étancher que dans les eaux promises, le feu dessécherait notre gosier.

Après avoir condamné quelquefois sévèrement, quelquefois avec injustice, la philosophie éclectique, M. Taine revient à Spinoza, et recommande à la génération nouvelle le Dieu-Monde ou le Monde-Dieu comme la source unique de toute philosophie. Il oublie ce qu’il a dit de Tite-Live, ce qu’il a dit de Théodore Jouffroy, et prodigue les métaphores comme s’il n’avait rien à enseigner. Il ne veut pas voir un historien dans Tite-Live, il ne veut pas voir un philosophe dans Jouffroy, et quand il parle en son nom, il prend la rhétorique pour la philosophie. Ce que Spinoza exposait d’après la méthode des géomètres, il l’expose à la manière des rhéteurs. Il s’adresse aux yeux, il s’adresse aux oreilles, il éblouit, il étourdit, et n’omet qu’une chose bien frivole en vérité ; la conviction. Il n’ajoute pas une idée aux idées de Spinoza, et triomphe comme s’il avait déchiré le voile de l’avenir. La pompe de son langage ne s’accorde guère avec l’âge de la pensée qu’il exprime. Il parle fièrement comme un Colomb qui aurait aperçu, qui montrerait du doigt un continent nouveau, et il marche dans un sentier connu depuis longtemps, dans le sentier de Spinoza. Lors même qu’il nous révélerait une pensée personnelle, une pensée inattendue, la modestie serait de bon goût. Quand il s’agit du rajeunissement d’une erreur réfutée depuis longtemps, la modestie devient un devoir impérieux : M. Taine a trop d’esprit et de savoir pour ne pas le comprendre bientôt.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. 1 vol. in-8o et 2 vol. in-18, librairie Hachette.