Le Paquebot américain/Chapitre XVII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 191-207).


CHAPITRE XVII.


J’abordai le vaisseau du roi tantôt sur le bec, tantôt sur la hanche, sur le pont, dans les chambres, partout je répandis l’étonnement.
La Tempête



Le capitaine Truck ne fut pas content de la situation de son bâtiment, quand il vit que M. Leach avait changé la direction de sa route ; mais il le fut encore moins quand il fut de retour sur son bord, et qu’il eut pu se former une idée plus correcte de l’état des choses. Le courant avait porté le Montauk, non-seulement au midi, mais vers la côte, et la force des lames de fond le poussait peu à peu mais inévitablement vers la terre. En cet endroit, la côte avait moins d’uniformité qu’à celui où le bâtiment danois avait échoué ; on y voyait quelques arbres, et des rochers s’avançant dans la mer y formaient des récifs irréguliers. Plus au sud, ces rochers se montraient bien au-delà du bâtiment ; tandis que, directement en arrière, ils n’étaient pas à un demi-mille de distance. Cependant ce vent était favorable, quoique léger et inconstant, et M. Leach avait déployé toutes les voiles que les circonstances permettaient. Il avait aussi fait sonder, et il avait trouvé un fond de sable dur mêlé de rochers, et une eau assez profonde pour y pouvoir jeter l’ancre. Après s’être assuré de tous ces faits, il paraît que le capitaine Truck ne désespéra pas de son navire, car il fit appeler M. Saunders, aucun de ceux qui avaient été voir le bâtiment échoué n’ayant encore déjeuné.

— Venez ici, maître d’hôtel, dit le capitaine, et faites-moi un rapport sur la situation des casseroles. Je vous ai vu fureter, suivant votre coutume, dans la soute aux vivres de ce malheureux Danois, et je désire savoir quelles découvertes vous y avez faites. Il vous plaira de vous souvenir que dans toutes les expéditions faites pour le public, on ne doit pas tenir de journal privé, et que tout péculat est puni. — Avez-vous trouvé du stockfisch ?

— Capitaine, je croirais le Montauk déshonoré, si l’on admettait sur son bord quelque chose de semblable. Nous avons force jambons, anchois, huîtres marinées, capitaine, et avec de telles provisions, qui voudrait de la morue sèche ?

— Je pense comme vous à cet égard ; mais il y a sur la terre autre chose que du stockfisch. N’avez-vous pas trouvé du beurre ?

— Oui, commandant ; du beurre dont on ne voudrait pas se servir pour enduire un mât ; j’y ai aussi trouvé le fromage le plus atroce que ma mauvaise fortune m’ait jamais fait rencontrer. Je ne suis pas surpris que les Africains l’aient laissé.

— Vous avez suivi leur exemple, sans doute ?

— J’ai agi d’après mon jugement, commandant. Je ne voudrais pas rester sur un bâtiment avec de pareil fromage, même pour avoir l’honneur de servir sous un grand commandant tel que vous, capitaine. Je ne m’étonne pas que ce bâtiment ait été abandonné ; les requins eux-mêmes ne voudraient pas en approcher. Mon cœur se soulève quand je songe aux impuretés que j’y ai vues.

Le capitaine fit un signe d’approbation, demanda du feu pour allumer un cigare, et ordonna de servir le déjeuner. Pendant le repas, chacun fut silencieux, pensif et même mélancolique, car personne ne pouvait songer qu’aux pauvres Danois et à leur malheureux destin, tandis que ceux qui s’étaient avancés dans la plaine avaient toujours présent à l’esprit l’infortuné qu’ils y avaient trouvé assassiné.

— Ne pourrait-on rien faire pour racheter ces malheureux d’un cruel esclavage, mon père ? demanda enfin miss Effingham.

— C’est à quoi je pensais, mon enfant ; mais je n’en vois d’autre moyen que d’informer leur gouvernement de leur situation.

— Ne pourrions-nous y contribuer nous-mêmes pour quelque chose ? Je crois que l’argent est ce qu’il y a de plus nécessaire pour y réussir.

Tous les passagers se regardèrent les uns les autres avec un air d’approbation ; mais la répugnance que chacun éprouvait à parler le premier, occasionna un silence de quelques instants.

— Si une centaine de livres sterling peuvent contribuer à l’exécution de ce projet charitable, miss Effingham, dit enfin sir George Templemore en mettant sur la table un billet de banque de cette somme, et que vous vouliez nous faire l’honneur d’être dépositaire des fonds destinés à leur rachat, j’ai le plus grand plaisir à faire cette offre.

— Bien dit, et encore mieux fait ! s’écria le capitaine Truck. Cependant cette proposition était un peu brusque ; Ève rougit, et hésita un instant avant de répondre :

— J’accepte votre offre charitable, Monsieur ; mais, avec votre permission, je remettrai cette somme à mon père, qui trouvera mieux que moi le moyen de l’employer utilement pour exécuter notre projet, et je crois pouvoir assurer qu’il y contribuera pour une pareille somme.

— Vous le pouvez certainement, ma chère enfant ; j’en donnerai même le double, s’il le faut. — John, voici l’occasion de vous montrer.

— Inscrivez-moi pour ce qu’il vous plaira, répondit John Effinfham, dont la charité en action était aussi étendue qu’elle paraissait limitée dans ses discours ; cent livres, mille livres pour racheter ces pauvres gens.

— Je crois, Monsieur, que nous devons tous suivre un si bon exemple, dit M. Sharp en donnant à son tour un billet de cent livres, et j’espère que notre projet réussira. Je crois qu’il peut être exécuté par quelqu’un des consuls européens à Mogador.

M. Dodge fit beaucoup d’objections, car ses moyens ne lui permettaient véritablement pas de donner une si forte somme, et son caractère était trop envieux et trop jaloux pour qu’il pût se résoudre à avouer son infériorité, même sous le rapport de la fortune. Il était depuis si longtemps habitué à soutenir, contre le témoignage de ses sens, « qu’un homme en valait un autre, » que, comme tous ceux qui admettent ce dogme impraticable, il avait tacitement admis au fond de son cœur l’ascendant vulgaire et général de l’argent ; mais il ne voulait pas avouer sa faiblesse sur ce point délicat, après avoir déclamé si haut toute sa vie contre toute infériorité quelconque. Il se retira donc plein de fureur et d’envie, parce que d’autres avaient eu la présomption de donner une somme dont il n’était réellement pas en son pouvoir de disposer.

D’une autre part, mademoiselle Viefville et M. Lundi montrèrent en cette occasion toute la supériorité de leur esprit, de leur âme et de leurs sentiments. La première remit tranquillement un napoléon à M. Effingham, qui reçut cette offrande avec la même politesse et le même air de plaisir qu’il avait reçu les dons plus considérables ; et le second présenta un billet de cinq cents livres avec un air de bonne volonté qui fit oublier à ses compagnons bien des verres de punch qu’il avait bus.

Pendant qu’on faisait cette collecte, Ève n’osa lever les yeux sur M. Blunt, et elle éprouva du regret en ne le voyant pas y contribuer. Elle garda le silence, mais elle devint pensive et parut même affligée. Elle se demanda s’il était possible qu’un jeune homme qui, d’après sa manière de vivre, devait jouir d’un revenu considérable, eût été assez inconsidéré pour se priver des moyens de faire ce qu’il aurait certainement fait avec tant de plaisir. Ceux qui composaient la compagnie étaient trop bien élevés pour se permettre aucune remarque sur ce sujet ; mais quand on eut quitté la table, Ève se trouva bien soulagée quand elle entendit son père lui dire que M. Blunt lui avait secrètement glissé dans la main un rouleau de cent souverains en or, et qu’il y avait ajouté l’offre, s’ils pouvaient toucher aux îles du Cap Vert ou aux Canaries, de s’embarquer lui-même pour Mogador, afin de travailler à l’exécution de ce charitable projet.

— Ce jeune homme a le cœur noble, dit M. Effingham après avoir communiqué ce fait à sa fille et à son cousin, et je ne ferai aucune objections son plan.

— S’il offre de quitter ce bâtiment une minute plus tôt qu’il n’y sera forcé, dit John, il mérite vraiment une statue d’or ; car il s’y trouve ce qui peut être le plus attrayant pour un jeune homme comme lui ; et j’ajouterai, tout ce qui peut éveiller sa jalousie.

— Cousin John ! s’écria Ève déconcertée par un langage si clair et auquel elle s’attendait si peu.

Le sourire tranquille de M. Effingham prouva qu’il les avait compris tous deux, mais il ne fit aucune remarque. Ève recouvra sur-le-champ sa présence d’esprit, et regrettant l’exclamation qui lui était échappée, elle se tourna vers celui qui en avait été la cause.

— Je ne sais, dit-elle, si je dois me permettre un aparté avec M. Effingham, même quand la présence de mon père le sanctionne.

— Et puis-je vous demander pourquoi une réserve si soudaine, ma belle offensée ?

— Uniquement parce qu’il court déjà des bruits sur notre situation respective l’un vis-à-vis de l’autre.

John Effingham parut surpris, mais il maîtrisa sa curiosité par une longue habitude d’affecter de l’indifférence pour les choses qui l’intéressaient le plus. Le père montra moins de dignité, car il demanda tranquillement une explication.

— Il paraît, dit Ève, prenant l’air grave qui convient lorsqu’on traite une affaire importante, que notre secret est découvert. Pendant que notre curiosité nous retenait sur ce malheureux bâtiment, M. Dodge exerçait l’industrie louable d’un furet actif, en faisant une perquisition dans nos chambres.

— Une telle bassesse est impossible ! s’écria M. Effingham.

— Non, dit John, nulle bassesse n’est impossible à un démagogue, a un homme qui a des prétentions à ce qu’il ne peut même comprendre, et qui se repaît d’envie et de jalousie. Écoutons ce qu’Ève a à nous dire.

— Je tiens ces informations de Nanny, qui l’a pris sur le fait. Vous souvenez-vous, cousin John, de la lettre que vous avez écrite à mon père avant notre départ de Londres ? Vous l’avez écrite, parce que vous ne vouliez pas confier à votre bouche le soin d’exprimer les sentiments de votre bon cœur. Je la relis tous les jours ; non pas à cause des promesses qu’elle contient, vous m’en croirez aisément, mais parce qu’elle prouve votre affection pour une jeune fille qui ne mérite pas la moitié de ce que vous sentez et de ce que vous faites pour elle.

— Bah ! bah !

— Soit, bah, bah. J’avais relu cette lettre ce matin même, et j’avais eu la négligence de la laisser sur ma table. Eh bien ! cette lettre, M. Dodge, dans son désir infatigable de mettre quelque chose de nouveau sous les yeux du public, et pour remplir les devoirs de sa profession, l’a lue pendant notre absence, et se trompant sur le sens de quelques phrases, comme cela arrive quelquefois à ceux qui ne songent qu’à faire circuler des nouvelles, il en a conclu que je dois être une heureuse femme à notre arrivée en Amérique, en échangeant le nom de miss Ève Effingham contre celui de mistress John Effingham.

— Impossible ! nul homme ne peut être si fou ou si méchant.

— Je croirais en effet, mon enfant, ajouta le père plus indulgent, qu’on a fait injure à M. Dodge. Nul homme tant soit peu élevé au-dessus des dernières classes de la société ne pourrait même songer un instant à se dégrader par une conduite semblable à celle dont vous parlez.

— Si vous n’avez pas d’autre objection à faire contre cette histoire, je suis prêt à faire serment qu’elle est vraie. Mais je crois que le capitaine Truck a inoculé à Ève l’esprit de mystification, et qu’elle est déterminée à se faire une réputation en ce genre en commençant par frapper un coup hardi. Elle ne manque pas d’esprit, et avec le temps elle pourra s’élever jusqu’au persiflage.

— Je vous remercie du compliment, cousin John ; mais je suis obligée de vous déclarer que je ne le mérite pas, car je n’ai jamais parlé plus sérieusement. Nanny, qui est la vérité même, affirme qu’elle l’a vu de ses propres yeux lire cette lettre ; et elle a appris des deux lieutenants du capitaine que, depuis ce temps, il a pris tout le souci possible de disséminer dans tout équipage la nouvelle de ma bonne fortune. Pour croire qu’un tel homme ait pu interpréter ainsi votre lettre, vous n’avez besoin que de vous en rappeler les termes.

— Il n’y a rien dans ma lettre qui puisse justifier une si sotte idée.

— Un furet actif peut faire des découvertes dont vous ne vous doutez guère, cousin John. Vous y dites qu’il est temps de mettre fin à vos courses vagabondes ; de vous établir à poste fixe ; de ne plus vous séparer de nous, et que votre intention, prodigue que vous êtes, est de faire de votre cousine Ève la maîtresse future de votre fortune. Il faut que vous conveniez de tout cela, ou je n’accorderai de ma vie aucune confiances tout ce qu’un homme pourra me dire.

John Effingham ne répondit rien, mais le père exprima fortement son indignation qu’un homme ayant la moindre prétention à être admis dans la bonne compagnie, pût se rendre coupable d’une telle conduite.

— Nous ne pouvons guère à présent le recevoir dans la nôtre, John, ajouta-t-il ; et je regarde presque comme une affaire de conscience de lui refuser la porte de notre appartement.

— Si vous avez de si strictes idées des convenances, Édouard, le parti le plus sage est de retourner d’où vous venez ; car, dans le pays où vous allez, vous trouverez une foule de gens semblables à lui.

— Vous ne me persuaderez pas que je connaisse si peu mon pays natal. Une conduite comme la sienne déshonorerait un homme en Amérique comme partout ailleurs.

— Elle l’aurait déshonoré autrefois, mais cela n’arrive plus. Le pâle-mêle qui y règne à présent a réduit les hommes d’honneur à une triste minorité, et M. Dodge lui-même vous dira que la majorité doit gouverner. S’il publiait ma lettre, une grande partie de ses lecteurs s’imagineraient qu’il ne fait qu’user de la liberté de la presse.

— Que le ciel nous protège ! vous avez rêvé en pays étranger, Édouard, pendant que votre pays, pour tout ce qui est honnête et respectable, a rétrogradé d’un siècle en une douzaine d’années.

— Comme un tel langage était habituel à John Effingham, ni le père ni la fille n’y firent beaucoup d’attention : cependant M. Effingham déclara d’un ton plus décidé qu’auparavant, qu’il était résolu de faire cesser entièrement le peu de relations qui avaient existé entre sa famille et le coupable depuis qu’ils étaient à bord.

— Pensez-y une seconde fois, mon père, dit Ève ; un tel homme n’est pas même digne de votre ressentiment. Il est trop au-dessous de vous par ses principes, son éducation, et par le rang qu’il occupe dans le monde, pour que vous vous occupiez de lui. D’ailleurs si nous voulions soulever le voile de cette mascarade au milieu de laquelle le hasard nous a jetés, nous pourrions avoir nos scrupules relativement à d’autres aussi bien qu’à l’égard de ce loup couvert d’une peau de mouton.

— Dites plutôt de cet âne dont on a coupé le poil pour le peindre en zèbre. La meilleure qualité de ce drôle ne vaut pas la plus mauvaise d’un loup.

— Il en a du moins la rapacité, dit M. Effingham.

— Et il peut hurler quand il est en troupe, je vous l’accorde. Du reste, je pense comme Ève. Il faut que nous le punissions positivement en lui tirant les oreilles, ou que nous le traitions avec ce mépris qui s’exprime par le silence. Je voudrais qu’il eût été fureter dans la chambre de ce brave jeune homme Paul Blunt, qui est d’âge et de caractère a lui donner une leçon qui pourrait fournir un article pour son Furet Actif.

Ève savait qu’il y avait été aussi, mais elle était trop prudente pour le dire.

— Cela ne fera que l’obliger davantage, dit Ève en riant ; car M. Blunt nous a dit que l’éditeur du Furet Actif croit sérieusement que le monde et tout ce qu’il contient n’ont été créés que pour fournir des matériaux pour des articles de journaux.

Cette remarque fit rire les deux cousins, et M. Effingham dit qu’il semblait exister des hommes assez complètement égoïstes, assez exclusivement dévoués à leur intérêt personnel, et assez aveugles sur les droits et les sentiments des autres, pour manifester le désir de rendre le pouvoir de la presse supérieur à tous les autres. — Non pas, ajouta-t-il, pour la faire servir à propager des principes sages et des arguments raisonnables, mais pour l’ériger en maître grossier, corrompu, vil et tyrannique ; pour en faire un instrument d’égoïsme au lieu de justice, et pour l’employer à satisfaire les passions quand on n’en fait pas un véhicule d’intérêt personnel.

— Votre père se convertira à mes opinions, Ève, reprit John ; il n’aura pas été un an en Amérique qu’il aura découvert que le gouvernement est une pressocratie, et ses ministres des usurpateurs de leur propre choix, et ayant le moins à risquer, même quant à la réputation.

M. Effingham secoua la tête avec un air de dissentiment, et la conversation cessa par suite du mouvement qu’on entendait sur le pont. La brise de terre avait fraîchi, et même les lourdes voiles sur lesquelles le Montauk était principalement obligé de compter s’étaient endormies, comme disent les marins, ou s’étaient écartées du mât, et restaient enflées et immobiles, preuve certaine en mer, ou l’eau est toujours en mouvement, que la brise va fraichir. Grâce à leur secours, le bâtiment avait surmonté l’action réunie des lames du fond et du courant, et il s’éloignait peu à peu de la terre, quand le vent murmura un instant comme s’il allait fraîchir encore davantage, et ensuite toutes les voiles fouettèrent les mâts. Le vent avait passé comme un oiseau, et une ligne noire au large annonçait l’arrivée de la brise de mer. Les préparatifs rendus nécessaires par ce changement de temps avaient occasionné le bruit qui avait interrompu la conversation de la famille Effingham.

Ce nouveau vent n’apporta guère avec lui que le danger de pousser le bâtiment vers la côte. La brise était légère, et ne lui faisait faire, dans l’état où il se trouvait, qu’un mille et demi par heure, en suivant une ligne presque parallèle à la côte. Le capitaine Truck vit d’un coup d’œil qu’il serait obligé de jeter l’ancre. Cependant, avant de prendre cette mesure, il eut une longue consultation avec ses officiers, et il fit mettre le canot à la mer.

On sonda, et l’on trouva un assez bon fond, quoique ce fût un sable dur, ce qui n’est pas le meilleur mouillage. — Une forte mer ferait chasser le bâtiment sur son ancre, dit le capitaine Truck, si le vent prenait de la force ; et cette ligne, de rochers noirs que nous avons en arrière ferait des copeaux de la Pensylvanie en une heure, si ce grand bâtiment venait en contact avec eux. Il descendit dans le canot, et se fit conduire le long du récif pour examiner une passe que M. Leach y avait remarquée avant d’avoir mis le cap au nord. S’il trouvait une entrée en cet endroit, peut-être le Montauk pourrait-il avancer au delà du récif, et le capitaine pourrait exécuter un projet favori auquel il attachait alors la plus grande importance. Au bout d’un mille le canot arriva à la passe, où M. Truck fit les observations suivantes. La disposition générale de la côte qu’il avait en vue était une légère courbure, dans laquelle le Montauk avait tellement dérivé qu’il se trouvait précisément en ligne avec les deux promontoires. Il y avait donc peu d’espoir de forcer un bâtiment délabré à reprendre le large, en dépit du vent, de la mer et du courant. Dans l’étendue d’une lieue par le travers du paquebot, la côte était rocailleuse, quoique basse, les rochers s’éloignant du rivage en certains endroits jusqu’à un mille, et partout jusqu’à un demi mille au moins. Cette chaîne était irrégulière, mais elle avait en général l’apparence d’un récif, et son gisement était marqué par des brisants et par les cimes noires des rochers qui se montraient çà et là au-dessus de l’eau. La passe était étroite, tortueuse, et tellement environnée de rochers, qu’il était même douteux qu’elle pût offrir un passage, quoique le calme de l’eau l’eût fait espérer à M. Leach.

Dès que le capitaine fut à l’entrée du passage, les apparences l’encouragèrent tellement, qu’il fit au Montauk le signal convenu de virer et de mettre le cap au sud. Ce n’était nullement le moyen de gagner le large ; mais ce bâtiment ne pouvait virer vent devant avec le peu de vent qu’il faisait ; il est même probable qu’il n’aurait pu exécuter cette manœuvre par une bonne brise, et le capitaine vit par la dérive du bâtiment qu’il fallait agir avec promptitude. Le Montauk pouvait jeter l’ancrer à la hauteur de la passe aussi bien qu’ailleurs, s’il était réduit à la nécessité de la jeter en deçà du récif, et il avait toujours la chance de pouvoir avancer au delà.

Aussitôt que le cap eut été remis au sud, et que le capitaine le vit le long du récif, à une distance suffisante pour être en sûreté, et dans une aussi bonne direction qu’il pouvait l’espérer, il commença son examen. En marin prudent, il s’éloigna à une distance convenable des rochers, car il savait que s’il trouvait quelque obstacle en deçà du récif, peu importait quelle était la profondeur de l’eau au delà. Le jour était si beau, et, sur les côtes où il n’y a pas de rivières, la mer est si limpide dans les basses latitudes, qu’il était facile de voir le fond à une profondeur considérable. Mais le capitaine ne s’en rapporta pas au seul sens de la vue ; et il jetait constamment la sonde, quoique tous les yeux s’occupassent en même temps à chercher les rochers.

La première sonde rapporta cinq brasses, et l’eau continua à être de la même profondeur presque jusqu’à l’entrée de la passe, où le plomb tomba sur un rocher, à trois brasses et demie. On fit en cet endroit un examen plus minutieux, et jamais la profondeur de l’eau ne fut moindre de trois brasses et demie. Comme le Montauk tirait près d’une brasse de moins, le vieux capitaine s’avança vers la passe avec circonspection. Directement à l’entrée était un grand rocher plat presque à fleur d’eau, et qui probablement se découvrait à marée basse. Le capitaine Truck crut d’abord que ce rocher détruirait toutes ses espérances de succès, qui commençaient à se fortifier, mais une reconnaissance, faite avec le plus grand soin, lui apprit qu’il se trouvait d’un côté un passage, étroit à la vérité, mais assez large pour admettre un bâtiment.

À partir de cet endroit, la passe faisait beaucoup de détours, mais elle était suffisamment indiquée par le bouillonnement de l’eau sur le récif ; et, après un examen attentif, il trouva partout au moins trois brasses d’eau au delà du récif, en dedans duquel était un espace considérable qui se découvrait à marée basse, mais qui était presque entièrement couvert d’eau quand elle montait, — et elle montait alors, — et qui avait, comme c’est l’ordinaire, des canaux entre les bancs. Ayant suivi un de ces canaux pendant un quart de mille, il arriva dans un bassin ayant quatre brasses d’eau, assez grand pour recevoir un bâtiment comme le Montauk, et qui, heureusement, était très-près d’une partie du récif, qui était presque toujours à découvert quand de fortes vagues ne s’y brisaient pas. Il y laissa une bouée, car il s’était pourvu de tout ce qui pouvait lui être nécessaire, et en s’en retournant, il en laissa aussi une à tous les points critiques du canal. Sur le rocher plat, à l’entrée de la passe, il laissa un homme qui avait de l’eau jusqu’à la ceinture, mais il était certain que la marée commençait à descendre.

Le canot retourna alors au paquebot, qu’il trouva à un demi-mille de la passe. Son sillage avait diminué à cette route, mais il avait moins dérivé vers la côte. Cependant, il faisait si peu de vent, les lames de fond étaient si constantes, et le bâtiment avait si peu de voiles d’arrière, qu’il devenait très-douteux qu’il pût doubler les rochers, de manière à entrer dans la passe. Pendant la demi-heure qui suivit, le capitaine donna vingt fois l’ordre de jeter l’ancre, quand le vent cessait tout à coup, et vingt fois il donna contre-ordre dans l’espoir de profiter d’un souffle d’air qui se faisait sentir. C’était un moment d’agitation fébrile ; le Montauk était alors assez près du récif pour que sa situation fût très-dangereuse, si le vent prenait de la force et que la mer devînt houleuse ; car le fond était trop dur pour que l’ancre eût une bonne tenue. Cependant, comme il y avait la possibilité de conduire le bâtiment à la remorque à un mille en mer, si l’état du temps le rendait nécessaire, le capitaine Truck continua à avancer avec une hardiesse qu’il n’aurait pas eue sans cela. On avait fait penaude l’ancre ; elle était prête à tomber au premier signal, et M. Truck était debout sur l’avant, surveillant la marche lente du bâtiment et calculant avec soin de combien il avançait vers la côte, sans perdre de vue les rochers.

Pendant tout ce temps, le pauvre diable laissé sur le rocher était encore dans l’eau, et attendait avec impatience l’arrivée de ses compagnons, qui, de leur côté, avaient les yeux fixés sur ses traits qui devenaient plus distincts de moment en moment.

— Je vois ses yeux, s’écria le capitaine d’un ton gai ; donnez un coup aux boulines, serrons le vent, et ne vous inquiétez pas de ces espèces de huniers. Carguez-les tout il fait, Monsieur ; ils nous font à présent plus de mal que de bien.

Le bruit des poulies des cargue-points se fit entendre, et les perroquets qui devaient remplir les fonctions de voiles de hunes, mais qui pouvaient à peine atteindre les basses vergues de manière à être orientés, furent promptement cargués. Cinq minutes se passèrent dans le doute et l’incerlitude ; enfin le capitaine s’écria : — Du monde sur les cargue-points de grande voile, enfants, et soyez prêts à carguer la voile lestement.

On comprit par cet ordre que le bâtiment était assez au vent, et le commandement « carguez la grande voile ! » qui suivit bientôt, fut reçu avec acclamations.

— La barre au vent tout, et soyez prêts à brasser carré la vergue de misaine ! cria le capitaine Truck en se frottant les mains. Veillez à ce que les deux ancres de bossoirs soient prêtes à mouiller, — et vous, Toast, apportez-moi le charbon le plus rouge qui soit dans la cuisine, pour m’allumer mon cigare.

Les mouvements du Montauk étaient nécessairement lents ; mais il obéissait au gouvernail, et il fit son abatée, de sorte qu’il avait le cap dirigé vers le matelot qui était sur le rocher. Ce brave homme, dès qu’il vit le bâtiment marcher, avança jusqu’au bord du rocher, qui descendait perpendiculairement dans la mer, et leur fit signe d’approcher sans crainte.

— Avancez jusqu’à dix pieds de moi, cria-t-il ; il n’y a rien à épargner de l’autre côté.

Comme le capitaine y était préparé, on gouverna en conséquence, et tandis que le Montauk passait lentement sur l’eau qui montait et baissait successivement, on jeta au matelot une corde, à l’aide de laquelle on le hissa à bord.

— Babord ! s’écria le capitaine dès qu’on eut passé le rocher ; la barre à babord, Monsieur ; et gouvernez sur la première bouée.

Le Montauk arriva ainsi lentement, mais sans accident, jusque dans le bassin, et on laissa tomber une ancre dès qu’il y fut entré. On fila la chaîne jusqu’à ce que le bâtiment fût à quelque distance, et ensuite on mouilla la seconde ancre de bossoir. On cargua et l’on serra la misaine ; on fila une bonne touée de la chaîne, et enfin on reconnut qu’il était bien amarré.

— Maintenant, dit le capitaine, toutes ses inquiétudes cessant avec sa responsabilité, je m’attends tout au moins à être nommé membre de la Société philosophique de New-York, qui est une société savante pour un homme qui n’a jamais été au collège, pour avoir découvert un port sur la côte d’Afrique ; et sans trop de vanité, Mesdames et Messieurs, j’espère qu’il me sera permis de le nommer le Port-Truck. Si pourtant M. Dodge pense que cela serait trop anti-républicain, nous transigerons en le nommant le Port-Truck et Dodge ; ou bien nous donnerons à la ville qui s’élèvera certainement tôt ou tard en cet endroit, le nom de Dodgebourg, et je garderai le port pour moi seul.

— Si M. Dodge consentait à cet arrangement, dit M. Sharp, il s’exposerait à être accusé d’aristocratie ; car chacun se sentant soulagé en se trouvant en lieu de sûreté, chacun était disposé à prendre part à la plaisanterie. J’ose dire que sa modestie l’empêchera de consentir à cette proposition.

— Messieurs, répondit l’éditeur du Furet Actif, je ne sache pas que nous soyons obligés de refuser les honneurs qui nous sont impartialement accordés par la voix publique. L’usage de donner aux villes et aux comtés le nom de citoyens distingués n’a rien d’extraordinaire chez nous. Quelques-uns de mes voisins ont déjà bien voulu m’accorder un honneur semblable, et mon journal est certainement publié dans un hameau qui porte mon nom, quoique indigne. Vous voyez donc qu’il n’y a rien de nouveau dans cette proposition.

— J’en aurais fait serment, d’après votre humilité bien connue.

— Et ce hameau est-il aussi grand que Londres ?

— Jusqu’à présent, il ne s’y trouve que mon établissement, une taverne, une boutique de mercerie et une autre de quincaillerie. Mais Rome n’a point été bâtie en un jour, capitaine.

— Vos voisins, Monsieur, doivent être doués d’un discernement peu ordinaire. Mais quel est le nom de ce hameau ?

— Cela n’est pas encore tout à fait décidé. Jusqu’à présent, il a porté le nom de Dodgetown ; mais ce nom parut commun et vulgaire, et au bout d’un certain temps, nous…

— Nous, monsieur Dodge ?

— Je veux dire le peuple, capitaine. Je suis si accoutumé à m’identifier avec le peuple, que je crois mettre la main à tout ce qu’il fait.

— Rien n’est plus juste, Monsieur, dit John Effingham ; car, sans vous, il ne s’y serait probablement pas trouvé de peuple.

— Et quelle est la population de Dodgetown, Monsieur ? demanda le capitaine, suivant la même idée.

— Au recensement de janvier dernier, elle était de dix-sept âmes ; et à celui d’avril, elle était de dix-huit. J’ai fait un calcul qui prouve qu’en suivant la même progression arithmétique, il s’y trouvera dans cent dix ans une population très-respectable pour une ville de province. Mais, pardon, Monsieur ; comme je vous le disais, quelque temps après on songea à en changer le nom, et l’on proposa celui de Dodgeborough. Mais une nouvelle famille y étant venue l’été dernier, il se forma un parti en faveur du nom de Dodgeville, nom qui était extrêmement populaire, attendu que ville signifie cité en latin. Mais il faut convenir que le peuple aime le changement dans les noms comme dans les places, et pendant tout un mois on voulut lui donner le nom de Butterfield-Hollow, d’après celui du nouveau venu, qui se nommait Butterfield. Mais comme il déménagea il la chute des feuilles, après avoir proposé Bélinde, Ninive, le Grand-Caire et Pumpkin-Valley, on vint m’offrir de conserver mon nom, pourvu qu’on pût trouver quelque addition plus noble et plus convenable que town, ville ou borough. Il n’est pas encore tout à fait décidé quel sera ce nom, mais je crois que nous finirons par adopter celui de Dodgeople ou de Dodgeopolis.

— Et ce sera un fort bon nom pour une courte croisière, je n’en doute pas. Butterfiel-Hollow ressemblait un peu trop à une place qu’on occupe à tour de rôle.

— Je n’aimais pas ce nom, capitaine et je le donnai à entendre à M. Butterfield en tête à tête ; car je ne me souciais pas de parler trop publiquement de ce sujet, attendu qu’il avait pour lui la majorité. Mais, dès qu’il eut quitté la taverne, le courant coula de l’autre côté.

— Vous l’avez complètement démâté ?

— Précisément ; et depuis son départ, on n’a jamais entendu parler de lui. Il y a bien quelques innovateurs mécontents et arrogants qui affectent d’appeler notre endroit du nom de Morton qu’il portait autrefois : mais ce sont les vassaux d’un ancien propriétaire du sol, mort depuis plus de quarante ans. Nous ne sommes pas gens à conserver un vieux nom rabougri, ou à honorer des os desséchés.

— Et vous avez raison, Monsieur. S’il voulait qu’une place portât son nom, que ne vivait-il comme les autres ? Un homme mort n’a pas besoin de nom. On devrait faire une loi pour obliger quiconque coupe son câble à léguer son nom à quelque honnête garçon qui n’en a pas un aussi beau. Je voudrais surtout qu’on obligeât tous les grands hommes à laisser leur réputation à ceux qui ne sont pas en état de s’en faire une.

— Je me hasarderai, avec la permission de M. Dodge, à proposer un amendement sur la question du nom, dit M. Sharp, qui s’amusait de cette conversation. Dodgeople est un peu court, et a un air de brusquerie qui pourrait offenser. En y ajoutant une seule lettre, on en ferait Dodgepeople, ce qui serait plus populaire[1]. on pourrait aussi adopter Dodge-Adrianople, et ce serait un nom sonore et républicain. Adrien était empereur, et M. Dodge lui-même n’aurait pas à rougir de voir ce nom à côté du sien.

L’éditeur du Furet Actif commençait alors à avoir l’esprit extrêmement exalté, car on attaquait son côté faible, et il riait et se frottait les mains, comme si cette dernière plaisanterie lui eût paru excellente. Le jugement de cet homme offrait aussi une singularité qui formait une opposition étrange avec tous ses discours ; singularité qui appartient pourtant à la classe dont il faisait partie, plutôt qu’à l’individu. Ultra, comme démocrate et comme Américain, M. Dodge avait une prédilection secrète pour les opinions étrangères. Quoiqu’il connût par pratique les fraudes, les impostures et les bassesses de la plupart de ceux qui se mêlent de faire des articles pour les journaux en Amérique, il croyait religieusement à la véracité, à la bonne foi et à l’honneur, comme au jugement et aux talents de ceux qui rédigeaient en Europe des journaux importés ensuite en Amérique. Depuis plusieurs années, il accusait de mensonge chaque semaine l’éditeur du journal le plus voisin de sa demeure, quoiqu’il ne pût se dissimuler qu’il était très-porté à mentir comme lui ; mais, malgré toute son expérience des secrets du métier, il croyait implicitement à tout ce que contenaient les pages d’un journal européen. Quelqu’un qui l’aurait peu connu aurait supposé qu’il feignait d’être crédule ; mais c’eût été faire injure à sa bonne foi, qui était complète, étant basée sur cette admiration et cette ignorance provinciale qui faisait que le paysan qui était allé à Londres pour la première fois fut surpris de voir que le roi n’était qu’un homme comme les autres. Comme on devait l’attendre de son origine coloniale, son respect secret pour tout Anglais était exactement proportionné à ses protestations d’amour pour le peuple, et sa déférence pour le rang à l’envie et à la jalousie qui l’animaient contre tous ceux qu’il sentait être supérieurs à lui. Dans le fait, la chose était toute naturelle ; car ceux qui sont réellement indifférents sur leur position sociale, le sont ordinairement aussi sur celle des autres, aussi longtemps que ceux-ci ne leur font pas sentir la distance qui les sépare, en se donnant des airs de supériorité.

Quand donc M. Sharp, que M. Dodge lui-même avait reconnu pour être un homme bien élevé, prit part à la plaisanterie du moment, bien loin de découvrir la mystification, il se crut un objet d’intérêt pour ce jeune Anglais, contre la réserve hautaine duquel il avait pourtant lancé bien des sarcasmes indirects depuis qu’ils étaient à bord. Mais l’avidité avec laquelle les Américains de la trempe de M. Dodge sont portés à avaler les miettes qui tombent de la table d’un Anglais est un fait historique ; et l’éditeur du Furet Actif lui-même n’était jamais si heureux que lorsque quelque journal anglais lui présentait un alinéa contenant quelques paroles mielleuses adressées par la mère condescendante à la crédulité de sa fille, et dont il s’emparait pour le reproduire dans les colonnes du sien. Bien loin donc de prendre ombrage de ce qui avait été dit, il continua le même sujet de conversation longtemps après que le capitaine les eut quittés pour aller s’occuper de ses devoirs, et il y mit tant de persévérance, que, lorsque M. Sharp put s’échapper, Paul Blunt le félicita de son intimité croissante avec le champion éclairé du peuple. Blunt convint qu’il avait commis une indiscrétion ; et si l’affaire n’eut pas d’autre suite, elle procura du moins à ces deux jeunes gens un instant d’amusement dans un moment ou l’inquiétude avait pris l’ascendant sur toute idée de gaieté. Quand ils cherchèrent à faire partager leur enjouement à miss Effingham, elle les écouta pourtant d’un air grave ; car le trait de bassesse découvert par Nanny Sidley ne la disposait pas à traiter même avec la familiarité du ridicule celui qui l’avait commis. S’en étant aperçus, quoiqu’ils ne pussent en deviner la cause, ils changèrent de conversation, et tous devinrent bientôt assez graves en s’occupant de leur propre situation.

Celle du Montauk alors était certainement de nature à faire naître l’inquiétude dans l’esprit de ceux qui connaissaient peu la mer, et même des marins. Elle ressemblait beaucoup à ce qu’avait désiré la vieille Nanny, car le bâtiment était entouré de bancs de sable et de rochers, et était à peu de distance de la terre. Pour que le lecteur puisse la comprendre plus clairement, nous en ferons une description détaillée.

À l’ouest du bâtiment, était le vaste Océan dont les eaux étaient calmes et brillantes, mais se soulevaient et s’abaissaient alternativement, comme par suite de la respiration de quelque monstre énorme. Entre le Montauk et cette immense masse d’eau, et à environ trois cents pieds du bâtiment, on voyait bouillonner l’eau sur une ligne irrégulière, interrompue çà et là par la tête des rochers arides et peu élevés qui indiquaient l’existence du récif et la direction qu’il suivait. Ce récif était tout ce qui séparait le bassin des vagues furieuses, s’il arrivait une nouvelle tempête ; mais le capitaine Truck supposait que cela suffirait pour briser les vagues ; de manière à rendre l’ancrage suffisamment sûr. Cependant, sur l’arrière du paquebot, un banc de sable de forme ronde commença à se montrer, dès que la marée se retira, à moins de quarante brasses du bâtiment ; et comme le fond était dur, et qu’il était difficile que l’ancre y mordît, il y avait le risque de chasser sur ce banc. Nous disons que le fond était dur, car ce n’est pas le poids de l’ancre qui fait la sûreté du bâtiment, c’est la manière dont ses larges pattes s’accrochent au fond. La côte était à moins d’un mille, et pendant le reflux on vit paraître dans tout le bassin de nombreuses pointes de sable ; il se trouvait pourtant des passes entre elles, et il aurait été facile à un homme qui en aurait bien connu les sinuosités, d’y conduire un bâtiment pendant plusieurs lieues, sans retourner à la passe d’entrée, ces canaux formant une sorte de réseau très-compliqué dont le Montauk était le point central.

Quand le capitaine Truck eut étudié sa situation dans tous ses détails et avec sang-froid, il s’occupa sérieusement des mesures nécessaires pour mettre son bâtiment en sûreté. Le cutter et le canot furent amenés sous le bossoir ; et l’ancre d’affourche fut mise sous un esparre placé en travers sur ces deux embarcations. On la porta sur un banc situé sur l’arrière du bâtiment ; avec des bigues, elle fut élevée sur le sommet du banc, et la patte en fut enfoncée dans un sable dur jusqu’à la verge. On sortit ensuite la chaîne du bâtiment au moyen d’un grelin à l’extrémité duquel on avait frappé une caliorne sur laquelle halaient les hommes placés sur le banc. La chaîne fut étalinguée sur l’ancre, et elle fut ensuite raidie du bord. Le bâtiment se trouva ainsi tenu par l’arrière, et à l’abri d’un changement de vent qui l’aurait jeté sur le récif. Comme aucune lame ne pouvait venir de ce côté, on jugea que l’ancre et la chaîne suffiraient pour le maintenir. Dès que les deux embarcations furent disponibles, et avant même que la chaîne eût été étalinguée, deux ancres à jet furent portées sur le récif, et placées au milieu des rochers de manière à ce que les pattes et les jas des ancres fussent retenus par les parties saillantes des rochers. On étalingua de légères chaînes sur ces ancres, et dès qu’elles eurent été raidies, du bord, le capitaine Truck déclara que son bâtiment était alors en état de soutenir sans danger le plus fort coup de vent. Le capitaine Truck n’était pas tombé dans l’erreur commune de supposer qu’il aurait augmenté la force de ses amarres en passant simplement la chaîne dans l’organeau des ancres ; il était amarré au moyen de deux ancres de bossoir, il avait deux chaînes sur chacune de ses ancres à jet, et il avait eu la précaution d’amarrer chacun des bouts séparément sur l’ancre, en conservant les deux autres bouts à bord.

La souveraineté exercée à bord d’un bâtiment est si absolue, que personne n’avait eu la présomption de faire une seule question au capitaine sur les motifs qu’il avait eus pour prendre toutes ces précautions extraordinaires ; mais l’idée générale était qu’il avait dessein de rester ou ils étaient jusqu’à ce que le vent devînt favorable, ou du moins jusqu’à ce qu’il n’existât plus aucun danger d’être jeté à la côte par les courants et les lames de fond. Paul Blunt dit qu’il croyait que l’intention du capitaine était de profiter de la tranquillité de l’eau dans l’intérieur du récit, pour mettre en place de meilleurs mâts de fortune. Mais M. Truck mit bientôt fin à tous les doutes, en annonçant son véritable projet. Tandis qu’il était à bord du bâtiment danois, il en avait examiné avec attention les mâts, les vergues, les voiles et toutes les manœuvres, et il avait reconnu que tous ces agrès, quoique faits pour un bâtiment ayant un port de deux cents tonneaux de moins que le Montauk, pouvaient pourtant être adaptés à son navire, et lui suffire pour traverser l’Océan, pourvu que le temps et les musulmans lui permissent de les transporter sur son bord.

— Nous avons une eau tranquille et des vents légers, dit-il en terminant son explication, et le courant porte au sud le long de cette côte. En déployant toutes nos forces, en travaillant avec activité, et avec l’aide de la Providence, j’espère encore voir le Montauk entrer dans le port de New-York avec ses cacatois déployés. Le marin qui ne peut gréer son bâtiment d’une quantité suffisante de mâts, de câbles et de poulies, monsieur Dodge, ferait mieux de rester à terre et de publier une feuille hebdomadaire. Ainsi donc, ma chère miss Effingham, si vous voulez regarder après-demain le long de la côte du côté du nord, vous pouvez vous attendre à voir arriver un radeau qui vous réjouira le cœur, et qui fera remettre dans celui de tous les amis de la bonne chère l’espoir de faire à New-York leur dîner de Noël.


  1. People, signifie peuple.