Le Paquebot américain/Chapitre XXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 269-282).


CHAPITRE XXII.


Le chagrin écouta la voix de la vertu avec un respect religieux ; nulle plainte n’interrompit le silence solennel ; les larmes cessèrent de couler.
Glover



L’espérance est la plus traîtresse de toutes les facultés humaines. Tant qu’on a quelque motif plausible pour attendre du secours de quelque côté que ce soit, on se relâche de ses efforts en face du danger le plus imminent, et l’on se livre encore à son espoir longtemps après que la raison a commencé à placer toutes les chances sur l’autre plateau de la balance. Ce fut ce qui arriva aux individus qui se trouvaient à bord du Montauk ; ils perdirent deux ou trois heures précieuses dans la vaine croyance que le coup de canon qui avait été tiré devait avoir été entendu par le capitaine Truck, et qu’ils pouvaient s’attendre à chaque instant à voir arriver au moins une des embarcations.

Paul Blunt fut le premier à renoncer à cette illusion ; il savait que si le bruit de l’explosion était arrivé jusqu’à leurs amis, ils devaient l’avoir entendu au bout de quelques secondes, et il savait aussi qu’il était dans le caractère des marins de se décider promptement. Avec de bons rameurs, une heure aurait suffi pour conduire le cutter depuis le bâtiment échoué jusqu’au promontoire, ou l’on aurait pu le voir, avec une longue-vue, du haut du mât de misaine. Plus de deux heures s’étaient écoulées, et l’on n’apercevait encore aucune embarcation. Il se trouva donc forcé bien à regret d’abandonner tout espoir de secours de ce côté. John Effingham, dont le caractère avait plus d’énergie que celui de son cousin, quoique celui-ci ne lui cédât ni en courage personnel, ni en fermeté, surveillait tous les mouvements de leur jeune chef, et quand il le vit descendre pour la dernière fois du mât de misaine, il lut sur ses traits son désappointement.

— Je vois à votre physionomie, dit-il, que nous n’avons plus rien à attendre de ce côté. Notre signal n’a pas été entendu.

— Il n’y a plus aucun espoir ; nous ne devons plus compter que sur nos propres efforts et sur l’aide de la Providence.

— Cette calamité est si soudaine, si terrible, que je puis à peine encore y croire. Sommes-nous bien réellement en danger d’être faits prisonniers par ces barbares ? Ève Effingham, si jeune, si belle, si innocente, si angélique, doit-elle être leur victime ? peut-être enfermée dans un harem ?

— Pensée déchirante ! Je sacrifierais mille fois ma vie, je me soumettrais à toutes les souffrances, pour lui éviter un pareil destin ! Croyez-vous que ces dames connaissent leur véritable situation ?

— Elles semblent plus inquiètes qu’effrayées. Comme nous-mêmes, elles ont été soutenues par une forte espérance de voir arriver les embarcations ; mais l’arrivée continuelle d’Arabes qui viennent se joindre aux premiers a contribué à leur faire sentir un peu mieux la vraie nature du danger.

En ce moment M. Sharp, qui était appuyé contre le rouffle, demanda la longue-vue pour voir à quoi s’occupait une troupe d’Arabes qui étaient rassemblés à l’endroit où le récif touchait à la terre. Paul Blunt alla le trouver, et fit lui-même cet examen. Il changea de visage en baissant la longue-vue, et ses traits prirent une expression qui ressemblait à celle du désespoir.

— y a-t-il quelque nouveau sujet d’inquiétude ?

— Les misérables se sont procuré un grand nombre d’espars, et ils les attachent ensemble pour en former un radeau. Ils ont résolu de prendre le paquebot, et je ne vois aucun moyen de les en empêcher.

— Si nous étions seuls, si nous n’étions que des hommes, nous pourrions du moins leur vendre chèrement notre vie ; mais il est terrible d’avoir avec nous des êtres que nous ne pouvons ni sauver, ni vouer à une destruction commune.

— Terrible, en vérité ! et impossibilité de faire quelque chose pour nous tirer de cette situation la rend encore plus affreuse.

— Ne pouvons-nous offrir des conditions ? Une promesse de rançon, accompagnée d’otages, ne serait-elle pas acceptée ? Je resterais volontiers avec ces barbares pour assurer la liberté de tous les autres.

Paul Blunt lui serra la main, et lui envia un instant cette pensée généreuse ; mais, souriant avec amertume, il secoua la tête en homme qui sentait l’inutilité d’un pareil dévouement.

— Et je serais bien volontiers votre compagnon, s’écria-t-il, mais ce projet est absolument impraticable. Ils pourraient consentir à recevoir une rançon si nous étions tous en leur pouvoir, mais non à condition de rendre la liberté à quelques-uns de nous ; d’ailleurs, il ne nous resterait aucun moyen de les quitter. Une fois maîtres de ce bâtiment, comme ils le seront nécessairement dans quelques heures, le capitaine Truck, quoique en possession des embarcations, sera obligé de se rendre à eux faute de vivres, ou de courir le risque effrayant de chercher à gagner les îles du Cap Vert sans provisions suffisantes, même par le temps le plus favorable. Ces monstres à cœur de rocher sont entourés de la désolation de leur désert, et ils connaissent parfaitement leurs avantages épouvantables.

— Nous devons avertir nos amis de la véritable situation des choses, afin qu’ils se préparent à ce qui peut nous arriver de pire.

M. Blunt pensa de même, et ils allèrent informer John Effingham de la nouvelle découverte qu’ils venaient de faire. Doué d’une grande fermeté d’âme, John était déjà préparé à tout, et il convint qu’il était nécessaire d’apprendre à M. Effingham le nouveau danger qui les menaçait.

— Je me chargerai de cette pénible tâche, dit-il, quoique j’en regrette la nécessité. Si le malheur que nous redoutons arrive, je ne suis pas encore sans espoir d’y apporter quelque remède par le moyen d’une rançon ; mais quel sera le sort d’une femme jeune, aimable, délicate, avant même que nous puissions nous faire comprendre par ces barbares ? Un voyage dans le désert, tel que ceux dont j’ai entendu faire la description, causerait la mort de tous ceux d’entre nous qui ne sont pas doués de la constitution la plus robuste ; et l’or même, mis en balance avec le caractère impitoyable de ces barbares, peut perdre sa puissance ordinaire.

— Ne nous reste-t-il donc aucun espoir ? dit M. Sharp quand John Effingham les eut quittés. — N’est-il pas possible de mettre la chaloupe en mer, et de nous en servir pour leur échapper ?

— C’est un expédient auquel j’ai songé, mais il est presque impraticable. Cependant, comme tout est préférable à l’esclavage, je vais voir si nous pouvons espérer d’y réussir ; après quoi nous examinerons avec soin à quoi ces démons en sont de leur travail.

Paul Blunt prit la sonde et la jeta à la mer, dans l’espoir que le bâtiment pouvait être dans un endroit où elle était assez profonde pour exécuter un projet qu’il venait de former ; mais la sonde ne rapporta que trois brasses.

— C’est à quoi je devais m’attendre, dit-il. S’il y avait eu assez d’eau, nous aurions pu saborder le paquebot, le couler à fond, et la chaloupe aurait été à flot sur le pont ; mais avec le peu d’eau que nous avons, ce serait perdre le bâtiment sans aucune utilité. On pourrait regarder comme un trait d’héroïsme si vous et moi, nous rendant à terre à l’aide du récif, nous allions proposer des conditions à ces barbares ; mais nous n’y gagnerions rien : leur caractère traître et perfide est trop bien connu pour que nous puissions espérer le moindre résultat favorable d’une telle démarche.

— Ne pourrions-nous gagner du temps en négociant avec eux jusqu’au retour de nos amis ? La Providence peut nous protéger, dans un péril si extrême, d’une manière à laquelle nous ne nous attendons pas.

— Examinons-les encore une fois. Il vient de se faire un mouvement parmi les Arabes, et je crois que leur nombre s’est encore augmenté.

Ils montèrent sur le toit du rouffle ; M. Blunt prit une longue vue, et après une minute d’examen attentif, il baissa le bras, et l’expression de sa physionomie annonça quelque nouveau sujet d’inquiétude.

— Est-il possible que notre situation soit encore empirée ? demanda vivement M. Sharp.

— Ne vous rappelez-vous pas un pavillon qui était à bord du bâtiment échoué, — celui qui nous fit connaître qu’il était danois ?

— Certainement, il était attaché aux drisses sur le gaillard d’arrière.

— Eh bien ! ce pavillon est déployé à présent dans le camp des Arabes. Vous pouvez le voir, là, au milieu des tentes qui ont été dressées par la troupe qui est arrivée pendant que nous étions à causer sur le gaillard d’avant…

— Et vous en concluez…

— Que nos amis sont captifs. Ce pavillon était sur le bâtiment quand nous y avons été ; si les Arabes y étaient retournés avant que le capitaine y fût arrivé, il serait revenu depuis longtemps ; il a donc fallu, pour qu’ils se missent en possession de ce pavillon, qu’ils se soient rendus maîtres du bâtiment après l’arrivée de nos amis, ce qu’ils n’ont guère pu faire sans combat, et je crains que ce pavillon ne prouve de quel côté est restée la victoire.

— Ce serait la consommation de nos infortunes.

— Oui sans doute ; car il faut à présent renoncer au faible espoir que nous conservions d’être secourus par les embarcations.

— Au nom du ciel ! regardez encore, et voyez si ces misérables ont beaucoup avancé dans la construction de leur radeau !

Un long examen eut lieu, car c’était de ce point seul que semblait alors dépendre le destin de tous ceux qui étaient restés à bord du Montauk.

— Ils travaillent avec ardeur, dit enfin M. Blunt ; mais ce qu’ils font ressemble moins à un radeau qu’à un paravent. — Ils attachent les espars en longueur, — c’est une lueur d’espérance, — ou plutôt c’est ce qui aurait été un sujet d’espérance, si nos amis leur avaient échappé.

— Voyez-vous donc quelque chose qui puisse nous encourager ?

— Bien peu de chose, répondit Paul Blunt avec un sourire mélancolique ; mais la moindre bagatelle prend de l’importance dans les moments d’extrême danger. Ils font une espèce de pont flottant, sans doute dans l’intention de pouvoir passer du récif au bâtiment ; et dans ce cas, en filant de la chaîne, nous pouvons faire reculer le Montauk en arrière, de manière à ce que leur pont se trouve trop court. Si j’avais quelque espoir de voir revenir les embarcations, cet expédient pourrait être utile, surtout en n’y ayant recours qu’au dernier moment, car ces Arabes pourraient être obligés d’attendre le départ d’une autre marée, et un répit de huit à dix heures est un siècle pour des hommes qui se trouvent dans notre situation.

M. Sharp saisit cette idée avec vivacité, et ils se promenèrent une demi-heure sur le pont en discutant les chances de ce plan, et en cherchant les moyens d’en tirer le meilleur parti. Cependant tous deux étaient convaincus que le court délai qu’ils pouvaient obtenir ainsi ne leur servirait à rien, si le capitaine Truck et ses compagnons étaient réellement tombés entre les mains de l’ennemi commun. Tandis qu’ils causaient ainsi, tantôt livrés à l’accablement le plus profond, tantôt ouvrant leur cœur à quelque nouveau rayon d’espérance, Saunders vint les prier de la part de M. Effingham de descendre dans son appartement.

Ils s’y rendirent sur-le-champ, et ils trouvèrent toute la famille plongée dans une détresse que les circonstances ne rendaient que trop naturelle. — M. Effingham était assis, la tête de sa fille appuyée sur ses genoux, car elle s’était jetée sur le tapis, à côté de lui ; mademoiselle Viefville se promenait à pas lents, s’arrêtant de temps en temps pour faire entendre à Ève quelques paroles de consolation, et repassant ensuite dans son esprit les dangers véritables de leur situation ; et ils se présentaient à son imagination avec une force qui détruisait le bien qu’avaient pu faire ses discours, en laissant apercevoir toute l’étendue de ses propres craintes. Nanny Sidley était à genoux près de sa jeune maîtresse, tantôt priant avec ferveur, quoique en silence ; tantôt la serrant dans ses bras, comme si elle eût voulu la protéger contre les attaques d’un ennemi barbare. On entendait la femme de chambre française sangloter dans une chambre voisine ; John Effingham était debout, les bras croisés, appuyé contre une cloison, et semblait l’image d’une résignation ferme plutôt que celle du désespoir. Tout ce qui se trouvait à bord du Montauk était ainsi rassemblé, à l’exception de Saunders, dont les lamentations avaient été bruyantes toute la matinée, et qui avait été laissé sur le pont pour surveiller les mouvements des Arabes.

Ce n’était pas le moment de songer à de vaines formes, et Ève qui, en toute autre circonstance, n’aurait pas voulu être vue dans une telle attitude par ses compagnons de voyage, leva à peine la tête pour leur rendre leur salut quand ils entrèrent. Elle avait beaucoup pleuré, et ses cheveux étaient tombés en désordre sur ses épaules. Ses larmes ne coulaient plus ; elle avait vaincu la faiblesse de son sexe, et le vif coloris qui avait succédé, sur ses joues, à une pâleur mortelle, annonçait le combat qu’elle avait eu à livrer avant de remporter la victoire, et donnait à ses traits aimables une expression angélique. Les deux jeunes gens crurent qu’elle ne leur avait jamais paru si belle, et ils frémirent en songeant que cette beauté parfaite serait probablement bientôt sa plus dangereuse ennemie.

— Messieurs, dit M. Effingham d’un ton calme, et avec cet air de dignité dont aucune inquiétude ne pouvait jamais le priver : mon parent vient de m’informer de l’état désespéré de notre situation. C’est par intérêt pour vous que je vous ai fait demander cette entrevue. Unis par les nœuds du sang et de l’affection, ceux que vous voyez ici ne peuvent se séparer ; ils doivent partager le même destin ; mais quant à vous, Messieurs, vous n’avez pas de semblables obligations à remplir ; jeunes, actifs et courageux, vous pouvez former quelque plan pour échapper à ces barbares, et pouvoir, vous du moins, vous mettre en sûreté. Généreux comme vous l’êtes, je sais que vous ne serez pas d’abord disposés à écouter ce conseil, mais un peu de réflexion vous fera voir qu’il tend à notre intérêt comme au vôtre. Une fois en sûreté, vous pourrez faire connaître notre destin beaucoup plus tôt qu’on ne pourrait l’apprendre par toute autre voie, et ceux qui s’intéressent à nous prendront sur-le-champ des mesures pour faire payer notre rançon.

— Cela est impossible, dit M. Sharp avec fermeté, nous ne pouvons consentir à vous quitter. Jouirions-nous d’un seul instant de repos si nous avions à nous reprocher un pareil trait d’égoïsme ?

— M. Blunt ne dit rien, reprit M. Effingham après un instant de silence, ses yeux se fixant tour à tour sur les deux jeunes gens. Il trouve ma proposition plus raisonnable, et il écoutera son propre intérêt.

Ève leva la tête, et, sans songer à l’intérêt qu’elle faisait paraître, elle regarda avec une attention mélancolique celui qui était l’objet de cette remarque.

— Je rends justice aux sentiments généreux de M. Sharp, répondit Paul Blunt à la hâte ; je serais fâché d’avoir à avouer que mon premier mouvement était moins intéressé. Je conviens pourtant que cette idée s’est déjà présentée à moi, et que j’ai réfléchi sur toutes les chances qu’il peut y avoir pour réussir ou échouer dans un tel projet. Un homme qui sait nager pourrait aisément gagner le récif, traverser ensuite la passe par laquelle nous sommes arrivés ici, et peut-être arriver au rivage à l’abri de la seconde ligne de rochers, qui sont plus élevés que ceux de la première ; après quoi, en suivant la côte, il pourrait communiquer par signaux avec les embarcations, et même aller jusqu’au bâtiment échoué, s’il était nécessaire. J’y ai beaucoup réfléchi, et il y a eu un moment où j’avais résolu de vous faire cette proposition ; mais…

— Mais quoi ? s’écria Ève avec vivacité, pourquoi ne pas exécuter ce plan et vous sauver ? Parce que notre situation est désespérée, est-ce une raison pour que vous périssiez ? Partez donc à l’instant, car les moments sont précieux, et dans une heure il sera peut-être trop tard.

— S’il ne n’agissait que de me sauver, miss Effingham, me croiriez-vous réellement coupable d’une telle bassesse ?

— Ce n’en est pas une. Pourquoi vous entraînerions nous dans notre malheur ? Vous nous avez déjà rendu service dans une circonstance terrible, il n’est pas juste que vous affrontiez toujours le danger pour ceux dont le destin paraît être de ne jamais vous être utiles. Mon père vous dira qu’il croit qu’il est de votre devoir de vous sauver, s’il est possible.

— Je crois qu’il est du devoir de chacun, dit M. Effingham avec douceur, quand nulle obligation impérieuse n’exige le contraire, de sauver la vie et la liberté que Dieu lui a données. Ces Messieurs doivent tenir au monde par des liens qui sont indépendants de nous ; pourquoi causeraient-ils de si violents chagrins à ceux qui les aiment, en voulant partager nos infortunes ?

— C’est discuter des plans frivoles quand on a sous les yeux une misérable certitude, dit John Effingham. Comme on ne peut avoir aucun espoir de trouver les embarcations, il est inutile de savoir si ce plan est convenable ou non.

— Cela est-il vrai, Powis ? n’y a t-il aucun moyen de vous échapper ? Vous ne nous tromperez pas ; vous ne vous tromperez pas vous-même sur un vain point d’amour-propre.

— Je puis dire avec vérité, presque avec joie, car cette circonstance m’épargne la lutte cruelle d’avoir à juger entre mon devoir et mes sentiments, qu’il ne reste aucune chance de trouver le bâtiment danois en la possession de nos amis ; Il y a eu un instant où j’ai pensé qu’il était à propos de faire la tentative dont j’ai parlé, et j’aurais peut-être été celui qui aurait dû s’en charger ; mais nous avons acquis la preuve que les Arabes sont maîtres du bâtiment danois, et si le capitaine Truck leur a échappé, c’est dans des circonstances qui admettent à peine la possibilité qu’il soit dans le voisinage de la terre. Les barbares doivent être répandus sur toute la côte et la surveiller, et quiconque y passerait ne pourrait éviter d’être vu.

— Mais ne pourriez-vous avancer dans l’intérieur ? demanda vivement miss Effingham.

— Pour quel motif ? Me séparer de ceux qui ont été mes compagnons d’infortune, pour mourir de faim dans un désert, ou pour tomber dans les mains d’une autre tribu d’Arabes ? Il est de notre intérêt à tous de ne pas nous séparer, et de laisser ceux qui sont déjà sur la côte devenir nos maîtres : le butin qu’ils feront sur les deux bâtiments peut les disposer à être moins exigeants à l’égard de leurs prisonniers.

— De leurs esclaves ! murmura John Effingham.

M. Effingham baissa la tête sur sa fille et la serra dans ses bras, comme pour la mettre à l’abri de tous les fléaux du désert.

— Comme nous pouvons être séparés dès que nous serons captifs, reprit Paul Blunt, il serait bon d’adopter un plan général de conduite, et de nous concerter sur ce que nous devrons dire, afin de faire sentir aux Arabes qu’il est de leur intérêt de nous conduire le plus tôt possible dans les environs de Mogador, afin d’y recevoir notre rançon.

— Peut-il y avoir quelque chose de mieux que la sainte vérité ? s’écria Ève. Non, non, n’offensons pas Dieu qui nous châtie, en concevant une pensée, en prononçant un seul mot qui ait pour but de tromper.

— Je ne dis pas que nous ayons besoin de tromper, miss Effingham ; mais en connaissant bien les faits qui auront probablement le plus d’influence sur les Arabes, nous saurons sur quoi il convient d’appuyer principalement. Nous devons avant tout chercher à leur faire comprendre que le Montauk n’est pas simplement un bâtiment de commerce, fait dont leurs propres yeux peuvent les assurer ; et que nous sommes, non des marins, mais des passagers disposés à les récompenser de leur modération et de leurs bons traitements.

— Je crois, Monsieur, dit Nanny Sidley, les larmes aux yeux et levant la tête, sans quitter la place qu’elle occupait ; je crois que si ces gens-là savaient combien miss Ève est aimée, ils seraient portés à la respecter comme elle le mérite, et ce serait du moins modérer le vent pour l’agneau qui vient d’être tondu.

— Pauvre Nanny ! dit Ève, avançant une main à la bonne femme et ayant toujours le visage couvert de ses cheveux épars, vous apprendrez bientôt qu’il y a autre chose que la tombe qui met tout le monde de niveau.

— Miss Ève !

— Vous verrez qu’Ève, entre les mains de ces barbares, ne sera plus votre Ève. Ce sera à son tour à devenir servante, et elle aura à remplir des fonctions plus humiliantes que rien de ce que vous avez jamais fait pour elle.

Un pareil comble de malheur ne s’était jamais présenté à l’imagination de la simple Nanny, et elle fixa les yeux sur sa jeune maîtresse avec un tendre intérêt, comme si elle eût cru que ses craintes lui égaraient l’esprit.

— Il n’y a rien de moins probable, ma chère miss Ève, dit-elle, et vous affligerez votre père en parlant d’une manière si étrange. Les Arabes sont humains, tout barbares qu’ils sont, et ils ne songeront jamais à faire une chose si cruelle.

Mademoiselle Viefville fit en ce moment une exclamation fervente en sa propre langue, indiquant combien elle sentait leur déplorable situation ; et Nanny Sidley, qui se trouvait toujours mal à l’aise quand on disait à sa maîtresse quelque chose qu’elle ne pouvait comprendre, regarda successivement tout le monde comme pour demander une explication.

— Je suis sûre, continua-t-elle d’un ton plus positif, que Mamerzelle ne peut penser qu’une pareille chose arrive. — Vous du moins, Monsieur, vous ne souffrirez pas que votre, fille se tourmente l’esprit par des idées si déraisonnables et si monstrueuses.

— Nous sommes entre les mains de Dieu, ma bonne Nanny, reprit M. Effingham, et vous pouvez vivre assez pour voir renverser toutes les vôtres. Prions Dieu qu’il ne permette pas que nous soyons séparés, car ce sera du moins une consolation que de pouvoir supporter ensemble nos malheurs. Si l’on nous séparait, ce serait alors que l’agonie deviendrait insupportable !

— Qui pensera jamais à une pareille cruauté, Monsieur ? Moi, ils ne peuvent me séparer de miss Ève, car je suis sa servante, sa servante fidèle et éprouvée, qui, l’a tenue dans ses bras et qui en a pris soin pendant son enfance. Et vous, Monsieur, vous êtes son père, son père chéri et révéré ; et M. John n’est-il pas son cousin, son parent par le nom comme par le sang ? Mamerzelle elle-même a droit de rester avec miss Ève, car elle lui a appris bien des choses qui, j’ose le dire, étaient bonnes à savoir. Non, non, non ; personne n’a le droit de nous séparer, et personne n’en aura le cœur.

— Nanny, Nanny, s’écria Ève, vous ne connaissez pas, vous ne pouvez connaître ces cruels Arabes !

— Ils ne peuvent être plus cruels et plus rancuniers que les sauvages de notre pays, miss Ève, et ceux-ci laissent l’enfant avec sa mère ; quand ils épargnent la vie de leurs prisonniers, ils les emmènent dans leurs wigwams, et les traitent aussi bien qu’eux-mêmes.

Dieu a fait périr tant de méchants à cause de leurs péchés, dans ces pays de l’Orient, que je ne puis croire qu’il y reste un seul homme assez misérable pour vouloir faire le moindre mal à une créature comme miss Ève. Prenez donc courage, Monsieur, et fiez-vous à la sainte Providence. Je sais que c’est une épreuve bien dure pour le cœur d’un père ; mais si la coutume du pays veut que les hommes et les femmes vivent séparément, et que vous soyez privé de votre fille pour quelques jours, souvenez-vous que je serai avec elle comme j’y étais dans son enfance, et que, par la grâce de Dieu, je l’ai fait passer en sûreté à travers bien des maladies mortelles, et que j’en ai fait ce que vous la voyez, dans la fraîcheur de sa jeunesse, une créature parfaite, sans tache et sans un seul défaut.

— S’il n’y avait dans ce monde que des êtres tels que vous, femme bonne et simple, on n’y trouverait sûrement que bien peu de motifs de crainte, car vous êtes aussi incapable de faire le mal vous-même que de le soupçonner dans les autres. Mon cœur serait soulagé du poids d’une montagne, si je pouvais croire qu’il vous sera seulement permis de rester près de cette chère et faible enfant pendant les longs mois de souffrances et d’angoisses auxquels il paraît que je dois m’attendre.

— Mon père, dit Ève essuyant ses larmes, et se relevant si légèrement et avec si peu d’effort, qu’on aurait dit que c’était uniquement l’effet du pouvoir de volition, de la supériorité de l’esprit sur la matière, — qu’aucune crainte pour moi n’ajoute à votre détresse dans un moment si terrible ! Vous ne m’avez connue que dans le bonheur et la prospérité ; vous ne voyez en moi qu’une jeune fille gâtée et indolente, mais je me sens un courage qui est en état de me soutenir, même dans cet affreux désert. Les Arabes ne peuvent avoir d’autre désir que de nous garder comme des prisonniers qui peuvent leur payer une forte rançon. Je sais que, d’après leurs habitudes, un voyage avec eux sera pénible et fatigant, mais je saurai le supporter. Fiez-vous donc à mon courage plus qu’à mes forces, et vous verrez que je ne suis pas aussi faible que vous vous le figurez.

M. Effingham passa un bras autour de la taille de sa fille, et la serra contre son cœur comme s’il eût voulu l’y conserver toujours. Mais Ève était animée d’une sorte d’enthousiasme, et se dégageant doucement des bras de son père, elle tourna successivement sur chacun de ses compagnons ses yeux brillants, mais sans larmes, comme si elle eût voulu forcer leur intérêt à changer d’objets, et les engager à songer aux périls qui les menaçaient eux-mêmes.

— Je sais, dit-elle, que vous pensez que je suis la plus exposée au danger dans ce cruel moment, que je ne serai pas en état de supporter les souffrances qui nous attendent probablement, et que j’y succomberai la première parce que j’ai le corps le plus faible. Mais Dieu permet au roseau de plier quand le chêne rompt. Je suis plus forte et plus capable de souffrir que vous ne vous le figurez ; et nous vivrons tous pour nous revoir dans un temps plus heureux, si notre mauvaise fortune veut que nous soyons séparés aujourd’hui.

Tout en parlant ainsi, Ève regardait tour à tour ceux que l’habitude, le sang, et les bontés qu’elle en avait reçues, lui rendaient si chers ; et elle ne crut pas qu’une réserve déplacée dans un pareil moment dût l’empêcher d’adresser un regard d’intérêt affectueux aux deux jeunes gens dont l’âme semblait absorbée dans la sienne. Des paroles d’encouragement partant d’une telle source ne firent pourtant que présenter l’affreuse vérité sous des couleurs plus vives à l’esprit de ses auditeurs, dont pas un seul n’entendît ce qu’elle venait de dire sans concevoir le funeste pressentiment que quelques semaines de souffrances dont elle parlait si légèrement, si elle échappait à un destin plus cruel encore, livreraient aux sables brûlants du désert une forme alors si belle et si enchanteresse. M. Effingham se leva, et, pour la première fois, le flux des sensations qui s’accumulaient dans son sein depuis si longtemps parut sur le point de renverser toutes les digues qu’y opposait la fermeté de son âme. Faisant un effort pour se maîtriser, il se tourna vers les deux jeunes gens et leur parla d’un ton ému, d’autant plus propre à faire impression, qu’il était ordinairement calme et tranquille.

— Messieurs, dit-il, en nous entendant bien, pendant qu’il en est temps encore, nous pouvons nous être utiles les uns aux autres ; ou du moins vous pouvez me rendre un service qu’une vie tout entière, consacrée à la reconnaissance, ne pourrait suffisamment payer. Vous êtes jeunes, vigoureux, hardis, intelligents, qualités qui commanderont le respect même des sauvages. Les chances qu’un de vous au moins atteindra un pays chrétien sont beaucoup plus fortes que pour un homme de mon âge que l’inquiétude paternelle fera vieillir encore plus vite.

— Mon père ! mon père !

— Silence, ma fille ! laissez-moi prier ces messieurs de ne pas nous oublier s’ils arrivent en lieu de sûreté ; car, après tout, la jeunesse peut faire pour vous ce que le temps pourra refuser à John comme à moi. — Vous savez, Messieurs, qu’il ne faut pas épargner l’argent pour sauver ma fille d’un destin cent fois pire que la mort ; et ce pourra être une consolation pour vous, à la fin de votre carrière, qui, j’espère, sera longue et heureuse, de vous rappeler qu’un père aura trouvé un adoucissement à ses derniers moments en comptant sur vos généreux efforts pour sauver sa fille.

— Je ne puis entendre un tel langage, mon père ; je ne puis supporter l’idée que vous deveniez victime de ces barbares ; confions-nous sur un radeau au redoutable Océan, plutôt que de courir la moindre chance d’une telle calamité. — Mademoiselle, joignez-vous à moi pour prier ces messieurs de nous préparer quelques planches, pour que, si nous devons périr, nous ayons du moins la consolation de savoir que nos yeux seront fermés par des amis. Celui qui vivra le dernier sera entouré et soutenu par les esprits de ceux qui l’auront précédé dans un monde où l’on ne connaîtra ni craintes, ni inquiétudes.

— J’y avais pensé dès le premier instant, dit mademoiselle Viefville avec une énergie qui annonçait une âme noble et déterminée ; il ne faut pas que des femmes restent exposées aux insultes et aux outrages de ces barbares ; mais je n’ai pas voulu faire une proposition qui pouvait blesser la sensibilité des autres.

— Si ce moyen est praticable, il vaut mille fois mieux que la captivité, dit John Effingham en jetant un coup d’œil sur Paul comme pour le consulter. Mais Paul fit un signe de tête négatif, car le vent venait de la mer, et il savait qu’en prenant ce parti ils ne feraient que courir au-devant de la captivité, sans conserver cet air de dignité et de confiance qui pouvait faire une impression favorable même sur les Arabes.

— Cela est donc impossible ? dit Ève, comprenant le langage de leurs yeux ; et se jetant à genoux devant M. Effingham, elle ajouta : Eh bien ! mettons donc toute notre confiance en Dieu ; il nous reste encore quelques minutes de liberté, ne les passons pas à nous livrer à de vains regrets. — Embrassez-moi, mon père, et donnez-moi encore une fois cette sainte bénédiction que je recevais de vous chaque soir dans un temps ou nous songions à peine que l’infortune pût jamais nous atteindre.

— Que le ciel vous bénisse et vous protège, mon enfant, ma chère Ève ! dit son père d’un ton solennel ; quoique ses lèvres tremblassent. Puisse cet être redoutable dont les voies, quoique mystérieuses, sont toujours marquées par la sagesse et la merci, vous soutenir dans cette cruelle épreuve et vous conduire sans tache et sans souillure dans le séjour de la paix éternelle. Dieu m’a retiré de bonne heure votre mère ; je m’étais flatté que vous me resteriez pour être la consolation de ma vieillesse ; que sa main vous bénisse, ma chère Ève ! je le prierai jusqu’à mon dernier moment pour que vous passiez dans son sein aussi pure et aussi digne de son amour que celle qui vous a donné la naissance.

John Effingham laissa échapper un profond gémissement. Il faisait les plus grands efforts pour réprimer sa sensibilité, mais il fallut qu’elle éclatât, quoique à demi-étouffée.

— Prions tous ensemble, mon père ; — Nanny, ma bonne Nanny, vous qui m’avez appris la première à bégayer une action de grâces et une prière, mettez-vous à genoux à côté de moi ; et vous aussi, Mademoiselle : quoique nous ne professions pas la même croyance, nous adorons le même Dieu. — Cousin John : vous priez souvent, je le sais, quoique vous cachiez vos émotions avec tant de soin ; voici une place pour vous près de votre famille. — Je ne sais si ces messieurs sont trop fiers pour prier.

Les deux jeunes gens s’agenouillèrent comme les autres, et il y eut un long intervalle de silence pendant lequel chacun fit sa prière suivant ses habitudes.

— Mon père, dit enfin Ève en relevant la tête, mais encore à genoux, et souriant à celui pour qui elle avait une si pieuse tendresse, il nous reste une espérance bien précieuse dont les Arabes mêmes ne peuvent nous priver : ces barbares peuvent nous séparer, mais il dépend de Dieu seul de nous réunir pour toujours.

Mademoiselle Viefville passa un bras autour de la taille de sa pupille, et la serra contre son cœur.

— Il n’y a qu’un séjour pour les bienheureux, ma chère demoiselle ; et la même expiation a été offerte pour nous tous. Se relevant alors, Ève ajouta avec la grâce et la dignité qui la caractérisaient : Embrassons-nous, cousin John ; nous ne savons pas si nous aurons jamais l’occasion de nous donner une autre preuve de notre affection mutuelle. Vous avez toujours été pour moi plein de bonté et d’indulgence, et quand je vivrais vingt ans dans l’esclavage, je ne cesserais jamais de penser à vous avec regret et amitié.

John Effingham serra dans ses bras sa charmante cousine comme aurait pu le faire le père le plus tendre.

— Messieurs, continua Ève en rougissant un peu, mais avec des yeux pleins de tendresse et de reconnaissance, je vous remercie aussi d’avoir joint vos prières aux nôtres ; je sais que les jeunes gens, dans la sécurité que leur donne leur âge, s’imaginent rarement qu’il soit nécessaire de s’adresser à Dieu et de compter sur lui ; mais le plus fort est souvent renversé, et l’orgueil remplace mal l’espérance de l’humilité. Je crois que vous avez eu une meilleure opinion de moi que je ne le mérite ; mais je ne me pardonnerais jamais, si je croyais qu’autre chose que le hasard vous a conduits à bord de ce malheureux bâtiment. Me permettrez-vous de vous prier d’ajouter encore une obligation à toutes celles que je vous ai déjà à tous deux ? Elle s’approcha d’eux et baissa la voix : — Vous êtes jeunes, vous paraissez devoir endurer la fatigue mieux que mon père ; je suis convaincue que je serai séparée de lui, et il peut être en votre pouvoir de le consoler. Je sais ; je vois que vous m’accordez ma prière.

— Ève, ma fille ! ma chère fille ! s’écria M. Effingham, qui avait entendu jusqu’au mot qu’elle avait prononcé le plus bas, tant le silence était profond dans la chambre, venez à moi, mon enfant ! nul pouvoir sur la terre ne vous arrachera jamais de mes bras.

Ève se retourna à la hâte, et vit que son père lui tendait les bras. Elle s’y précipita, et cédant tous deux à une émotion irrésistible, ils versèrent longtemps des larmes amères, offrant ainsi un groupe dont la vue était trop pénible pour le cœur d’un homme sensible.

M. Sharp s’était avancé pour prendre la main qu’Ève lui offrait ; quand elle s’éloigna tout à coup pour courir à son père, et il sentit son bras serré par les doigts de Paul, qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’à l’os. Craignant de laisser apercevoir tout l’intérêt qu’ils prenaient à cette scène, ils se hâtèrent de remonter sur le pont, et ils s’y promenèrent quelques minutes avant de se trouver en état d’échanger une parole ou même un regard.