Le Paquebot américain/Chapitre XXIV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 296-308).


CHAPITRE XXIV.


Hâte-toi, noble barque ! ta cargaison est plus riche que si elle était composée de pierres précieuses du Brésil ou du produit des mines du Pérou. Ton destin doit être celui des trésors que tu portes ; car si tu péris ils partageront ton sort.
Park



Le départ de la chaloupe eut lieu dans le moment le plus propice : si elle eût quitté le bâtiment pendant que les Arabes qui étaient sur le radeau n’avaient rien à faire, elle aurait été exposée à leur feu ; car, parmi ceux qui s’y trouvaient, une douzaine au moins étaient armés de mousquets ; au lieu qu’elle glissait alors sous le vent, tandis qu’ils étaient occupés à monter sur le Montauk, ou qu’ils en étaient si près qu’ils ne pouvaient apercevoir la chaloupe. Quand Paul, par une fente de l’arrière, vit le premier Arabe arriver sur le pont du Montauk, la chaloupe en était déjà à une encâblure, voguant avec un vent frais dans un des nombreux petits canaux qui coupaient les bancs de sable. La construction extraordinaire de la chaloupe, avec son rouffle enclos de toutes parts, circonstance qui faisait qu’on n’y voyait personne, produisit l’effet de tenir les barbares dans l’inaction jusqu’à ce que la distance l’eût mise à l’abri de tout danger. Ils tirèrent pourtant quelques coups de mousquet, mais au hasard et par pure bravade.

Paul laissa courir la chaloupe avec le vent largue jusqu’à ce qu’il fût à un mille du Montauk. Voyant alors qu’il approchait du récif au nord-est, et qu’il avait en face un banc de sable favorable à peu de distance, il mit la barre dessous, mit la voile en bannière, et l’étrave de la chaloupe frappa sur le sable. Avec un peu d’adresse, l’embarcation fut placée par son travers près du banc, et il n’y eut qu’un volet du rouffle à ouvrir pour que les femmes pussent y descendre, quand elle fut amarrée.

Il y avait un si grand changement entre la situation presque désespérée dans laquelle ils se trouvaient une heure ou deux auparavant et la sécurité qu’ils éprouvaient alors, qu’ils étaient tous comparativement heureux. Paul Blunt et John Effingham s’accordèrent à assurer qu’avec une telle chaloupe il leur serait très-possible d’atteindre une des Îles sous le Vent, et qu’ils devaient se regarder dans de pareilles circonstances, comme très-fortunés d’être si bien munis de tout ce qui leur était nécessaire. Ève et mademoiselle Viefville, qui avaient rendu de ferventes actions de grâces au grand dispensateur de tous les événements avant de quitter la chaloupe, se promenèrent sur le sable avec une sorte de jouissance, et le sourire commença à reparaître sur les traits charmants de la première. M. Effingham, le cœur plein de reconnaissance pour le ciel, protesta qu’il n’avait fait de sa vie, dans aucun parc, ni dans aucun jardin, une promenade aussi délicieuse que sur ce sable aride, si voisin de la côte stérile du grand désert. Le charme qu’il offrait était la sécurité ; et la distance à laquelle il se trouvait de tous les points auxquels les Arabes auraient pu arriver, en faisait à leurs yeux un paradis.

Paul Powis cependant, quoiqu’il conservât un air enjoué, et que le sentiment intime d’avoir servi d’instrument au ciel pour sauver tous ses compagnons, soulageât son cœur d’un poids bien pesant et le disposât même à la gaieté, n’était pas sans quelques restes d’inquiétude. Il se rappelait les embarcations du bâtiment danois, et croyant plus que probable que le capitaine Truck était tombé entre les mains des Arabes, il craignait que ces derniers ne s’en fussent emparés. Tandis qu’il était occupé à compléter le gréement et à préparer un palan dont il avait besoin pour faciliter la manœuvre, il jetait souvent un regard inquiet vers le nord, craignant qu’une des embarcations dont il avait si vivement désiré l’arrivée ne parût enfin. N’attendant plus le capitaine et ses compagnons, il tremblait de voir venir des ennemis de ce côté. Il n’en vit pourtant pas, et Saunders ayant allumé du feu sur le sable, prépara du thé, car aucun d’eux n’avait pris de nourriture pendant toute cette journée, quoique la nuit fût près de tomber.

— On voit aisément, dit Paul en souriant, quand il vit la collation servie par Nanny Sidley dans le rouffle, où ils étaient tous assis sur des caisses et des malles, — on voit aisément de quel sexe étaient nos pourvoyeurs, car nous avons devant nous des friandises dignes d’un splendide banquet.

— J’ai cru qu’elles seraient du goût de miss Ève, répondit Nanny avec douceur ; elle n’a pas été accoutumées une nourriture grossière, et Mamerzelle aime aussi les bons morceaux, comme, je crois, tous les Français.

— La pauvre Nanny a été si longtemps habituée à céder à tous les caprices d’une enfant gâtée, dit Ève qui crut quelques mots d’apologie nécessaires, que je crains que ceux qui ont besoin de toutes leurs forces n’aient à en souffrir. Je regretterais beaucoup, monsieur Powis, que vous, qui êtes si important pour nous sous tous les rapports, vous n’eussiez pas la nourriture qui vous convient.

— Je me suis exposé mal à propos et sans le vouloir, répondit Paul en souriant, au soupçon d’être un des gourmets de M. Lundi, un de ces gens qui ne se nourrissent que de viandes rôties ou bouillies. Je ne voulais qu’exprimer le plaisir que j’éprouvais en voyant qu’on avait songé à procurer tout ce qui pouvait être agréable à celles au bien-être desquelles nous devons pourvoir avant de penser au nôtre ; je crois que je jeûnerais volontiers, miss Effingham, si je voyais que les circonstances extraordinaires dans lesquelles nous nous trouvons ne vous font pas souffrir.

Ève parut reconnaissante de ce discours, et l’émotion qu’il lui causa rendit à sa beauté tout l’éclat dont la crainte l’avait momentanément privée.

— N’ai-je pas entendu, entre vous et M. Saunders, une conversation sur le mérite de certaines provisions laissées à bord du Montauk demanda John Effingham à Paul, pour soulager l’embarras de sa jeune cousine.

— Vous avez pu l’entendre ; car, tandis que nous étions occupés à larguer les chaînes, il m’a régalé d’une magnifique jérémiade sur les calamités de son garde-manger. — Je crois, maître d’hôtel, que les infortunes de l’office vous paraissent le plus cruel désastre que le Montauk ait éprouvé.

Saunders souriait rarement. Il ressemblait à cet égard au capitaine Truck. Celui-ci maîtrisait toute émotion de ce genre, par suite de l’habitude invétérée qu’il avait prise de conserver toujours une gravité comique, et à cause de la responsabilité de ses fonctions ; tandis que l’autre avait perdu sa disposition à la gaieté, comme un cheval de fiacre perd son penchant à ruer, par suite d’un travail excessif. Le maître d’hôtel, d’ailleurs, avait conçu l’idée que rien « ne sentait le nègre » comme de montrer de la gaieté ; de sorte qu’entre le sentiment intime de sa dignité, les égards qu’il croyait devoir à sa couleur, — qui tenait le milieu entre celle du mauricaud importé d’Afrique et celle de l’inspecteur d’une plantation de riz, attaqué de la fièvre la troisième année de son séjour dans les Indes occidentales, — et une soumission forcée à tout ce qu’on pouvait exiger de lui, le caractère habituel de la physionomie du pauvre diable était un sentimentalisme douloureux. Il s’imaginait avoir prodigieusement gagné par suite des relations qu’il avait eues avec un grand nombre de personnes de qualité des deux sexes souffrant du mal de mer, et il ne connaissait personne qui pût se servir comme lui des termes choisis dont il avait une ample provision. Quoiqu’il fût donc voué à une sorte de mélancolie, il aimait à s’entendre parler, et se trouvant encouragé par ce qu’avaient dit John Effingham et Paul Powis, et un peu enhardi par la familiarité qu’engendrait un événement qui était presque un naufrage, il n’hésita pas à prendre part à la conversation, quoiqu’il eût habituellement un profond respect pour toute la famille Effingham.

— Je regarde comme un privilège, Mesdames et Messieurs, dit-il dès que Paul eut cessé de parler, — d’avoir l’honneur d’être naufraigé, — car c’est ainsi qu’il prononçait ce mot, conformément au dialecte dorique du gaillard d’avant, — en si respectable compagnie. Je considérerais comme une honte d’avoir été jeté dans la société de certaines gens que je pourrais nommer ; mais, comme nous le disons en Amérique, je ne prédirai pas d’eux en leur absence. Quant à ce qui implique les provisions, il m’a été suggéré dans l’esprit que ces dames aimeraient une nourriture délicate, et je l’ai insinué à mistress Sidley et à l’autre femme de chambre française. Mais croyez-vous, Messieurs, qu’il soit permis aux âmes des morts, de jeter un regard sur ce qui concerne leurs affections et leurs intérêts ?

— Je crois, maître d’hôtel, répondit John Effingham, que cela doit dépendre de la nature des occupations des âmes. Il doit y en avoir pour qui toute autre occupation devrait être plus agréable que celle de jeter un coup d’œil en arrière sur ce monde. Mais pourquoi faites-vous cette question ?

— Parce que je ne crois pas, monsieur John Effingham, que l’âme du capitaine Truck puisse être heureuse dans le ciel tant que son bâtiment sera en la possession des Arabes. Si le Montauk eût été honorablement et légitimement naufraigé et que le capitaine eût été suffroquée en se noyant, son âme pourrait dormir en paix comme celle de tout autre chrétien ; mais je pense, Monsieur, que s’il y a une perdition spéciale pour un marin, ce doit être de voir son bâtiment saccagé par des Arabes. Je suis sûr que ces vauriens ont déjà mis partout leurs doigts sales, dans le sucre, le chocolat, le café, les raisins secs, les gâteaux, dans tout enfin. Je voudrais savoir s’ils s’imaginent que quelqu’un voudra toucher à aucune chose qu’ils auront ainsi maniée. Et il y a le pauvre Toast, Messieurs ; c’est un jeune homme qui ne manque pas d’avenir, et qui conglomère en lui tout ce qu’il faut pour faire un bon maître d’hôtel, quoique je ne puisse dire que tous ces germes soient complètement développés en lui ; je voyais venir le jour où j’aurais pu le présenter à M. Leach, comme digne d’être mon prédécesseur, quand le capitaine Truck et moi nous aurions quitté le service, comme je ne doute pas que nous ne l’eussions fait le même jour, sans cet accident fâcheux. À présent je prie dévotement le ciel qu’il soit mort ; car il vaudrait mieux qu’il lui arrivât quelque infortune dans l’autre monde, que d’être obligé de frayer dans celui-ci avec des nègres arabes. Mort ou vivant, Mesdames, je suis pour qu’un homme se tienne sur un pied respectable, et ne hante que la bonne compagnie.

La réussite presque inespérée de la tentative pour échapper aux Arabes avait donné tant d’élasticité à tous les esprits, qu’on permit à Saunders de suivre sa veine tant qu’il le voulut ; et tandis qu’il servait le souper, allant du feu au rouffle, et du rouffle au feu, il eut le plaisir de commérer plus qu’il ne l’avait encore fait depuis son départ de Londres, sans même en excepter ses entretiens particuliers avec Toast dans l’office, dans lesquels il avait coutume de relâcher quelque chose de son importance, et d’oublier sa dignité comme maître d’hôtel pour reprendre les penchants naturels à sa race.

Paul ne prit part qu’un instant à ce badinage, car c’était sur lui seul que reposait la sûreté de tous. Lui seul était en état de gouverner la chaloupe, et même de faire la manœuvre quand elle serait en pleine mer ; et tandis que les autres se fiaient implicitement à ses connaissances et à son sang-froid, il sentait le poids ordinaire de la responsabilité. Quand le souper fut terminé, et pendant que les autres se promenaient sur cette petite île de sable, il monta sur le toit du rouffle, pour examiner avec une longue-vue ce que faisaient les Arabes à bord du Montauk. M. Sharp, avec un désintéressement chevaleresque, qui ne fut pas perdu pour son compagnon, renonça au plaisir de se promener à côté d’Ève, pour l’y accompagner.

— Les misérables ont déjà dévasté toutes les chambres, dit M. Sharp pendant que Paul continuait à regarder le bâtiment. Ce qui a coûté des mois à faire sera détruit en une heure.

— Je ne vois pas cela, répondit Paul ; ils ne sont qu’une cinquantaine sur le paquebot, et ils ne semblent occupés qu’à faire des efforts pour le faire retourner vers les rochers. Dans l’endroit où il est, ils n’ont aucun moyen pour porter leur butin à terre ; et je soupçonne qu’il y a entre eux une sorte de convention que le partage se fera régulièrement. Deux ou trois, qui paraissent être des chefs, entrent dans les chambres et en sortent ; et tous les autres ne semblent chercher qu’à rendre le mouvement au paquebot.

— Y parviennent-ils ?

— Pas le moins du monde, à ce qu’il me paraît. Leurs connaissances en mécanique ne vont pas jusqu’à pouvoir forcer une masse si lourde à changer de position. Le vent a poussé le Montauk sur le banc de sable, de manière à l’y établir fermement, et rien que le cabestan ne pourra l’en détacher. Ces ignorants ont tendu deux ou trois petites cordes du bâtiment au récif, et ils les tirent de toutes leurs forces par les deux bouts, sans en retirer aucun fruit. Mais notre principale affaire est de trouver le moyen d’entrer dans l’Océan, afin de chercher ensuite à gagner les îles du Cap Vert.

Paul commença alors un examen long et sérieux du récif, pour voir par quel canal il pourrait plus facilement en faire sortir la chaloupe. La ligne de rochers se prolongeait au nord de la grande passe, et il vit avec regret que des Arabes armés commençaient à s’y montrer, signe que ces barbares n’avaient pas encore renoncé à l’espoir de les faire prisonniers. Au sud de cette passe, il se trouvait plusieurs endroits où une chaloupe semblait pouvoir passer à mi-marée, et il espéra pouvoir profiter d’une de ces ouvertures dès que la nuit serait arrivée. Il se figura que les Arabes, n’ayant pas prévu qu’ils pourraient leur échapper sur la chaloupe, n’avaient encore amené aucune des embarcations du bâtiment danois ; mais que si le lendemain matin les trouvait encore dans l’enceinte du récif, ils n’auraient aucun moyen de résister à des barbares armés, qui auraient eu le temps de se procurer ces embarcations, quoiqu’ils pussent ne pas savoir se servir des rames.

Tout alors était prêt. L’intérieur du rouffle était divisé en deux appartements par des malles, des boîtes, des caisses, et des courtepointes tendues en forme de cloison. Les femmes avaient placé leurs matelas du côté de l’avant, et les hommes de l’autre. Quelques-uns de ces profonds interprètes des lois, qui mettent la législation en défaut par les rubriques du commerce, dans le dessein de profiter de la différence des droits entre le métal brut et le métal manufacturé, avaient mis à bord du Montauk plusieurs centaines de mauvais bustes de Napoléon en plomb. Quatre à cinq de ces bustes avaient été jetés dans la chaloupe pour servir de lest. Ils furent alors placés au fond avec les barils d’eau et les autres objets les plus pesants. Le palan qui manquait avait été remplacé, et la chaloupe avait été convenablement mâtée. En un mot, Paul avait veillé à tout ce qui pouvait contribuer au bien-être et à la sûreté de ses compagnons, et tout était disposé pour remettre à la voile dès que le moment convenable en serait arrivé.

Presque tous étaient alors assis sur le bord du haut du rouffle, regardant le soleil se coucher, et occupés d’une conversation qui avait plus d’analogie avec leur situation présente qu’aucune de celles qu’ils avaient eues immédiatement après leur départ du Montauk. La soirée avait à peu près le même aspect humide et sauvage qui avait donné tant d’inquiétude au capitaine Truck à peu près à la même heure, mais le soleil descendait dans toute sa gloire vers l’Occident. Le vaste désert, le récif, le bâtiment arrêté sur le sable, les Arabes qui s’efforçaient en vain de l’en dégager, tout donnait à cette scène un caractère de sombre grandeur.

— Si nous pouvions prévoir tous les événements qui doivent se passer dans le cours d’un seul mois, dit John Effingham, comme l’avenir changerait la couleur du présent ! Quand nous avons quitté Londres, il n’y a pas encore vingt jours, nous avions les yeux et l’esprit pleins du luxe, de la magnificence et de toutes les beautés d’une grande capitale ; et nous voici maintenant errants et presque sans abri, regardant le soleil se coucher sur la côte d’Afrique. C’est ainsi, jeunes gens, et vous aussi, jeunes filles, que vous verrez, en avançant dans la vie, que l’avenir trompe bien souvent l’espoir que fait naître le présent.

— Le futur n’est pas toujours sombre, cousin John, dit Ève, et toutes les espérances ne sont pas condamnées au désappointement. Un Dieu plein de merci veille sur nous quand nous sommes réduits au désespoir, et jette un rayon de lumière inattendue sur nos heures les plus noires. Nous sommes certainement les dernières de toutes ses créatures qui devions le nier.

— J’en conviens. Nous avons été sauvés d’une manière si simple, qu’elle semble toute naturelle, et cependant si inespérée, qu’elle est presque miraculeuse. Si M. Blunt ou M. Powis, comme vous l’appelez, quoique je ne sois pas dans le secret de cette mascarade, n’eût pas été marin, nous n’aurions jamais été en état de mettre cette chaloupe à l’eau, et quand même nous eussions pu l’y lancer, nous n’aurions su comment la gouverner. Je regarde sa profession comme la première et la grande intervention de la Providence en notre faveur, et ses talents dans cette profession comme une circonstance qui n’a pas été moins importante pour nous.

Ève garda le silence ; mais le coloris dont le soleil couchant ornait l’horizon occidental était à peine plus brillant et plus radieux que le regard qu’elle jeta sur celui qui était le sujet de cette remarque.

— Ce n’est pas un grand mérite d’être marin, dit Paul après un moment d’hésitation, c’est un métier comme un autre : une simple affaire d’éducation et de pratique. Si, comme vous le dites, j’ai été un instrument de la Providence pour vous être utile, je ne regretterai jamais les accidents, les cruels accidents de ma première jeunesse qui m’ont conduit de si bonne heure sur l’Océan.

On aurait entendu une épingle tomber ; chacun croyait que le jeune homme allait entrer dans quelques détails sur sa vie antérieure, mais il ne dit pas un seul mot de plus.

Saunders entendit cette dernière remarque, car il aidait Nanny Sidley à arranger divers objets au fond de la chaloupe, et il reprit le sujet de la conversation où Paul l’avait laissée en faisant avec elle une sorte d’à parte.

— Il est malheureux que M. Dodge ne soit pas ici pour questionner M. Blunt, car nous aurions pu apprendre quelque chose de ses aventures, et je ne doute pas qu’elles n’aient été pathétiques et romanesques. M. Dodge est un véritable inquisiteur, mistriss Sidley ; non pas un inquisiteur qui brûle et qui écorche les gens, comme j’en ai vu dans d’autres pays, mais un inquisiteur qui les tourmente à force de questions, comme nous en avons tant en Amérique.

— Que le pauvre homme soit en paix ! répondit Nanny en soupirant ; il est allé rendre son dernier compte ; et je crains qu’aucun de nous ne fasse une aussi bonne figure que nous le devrions quand il s’agira de régler les nôtres. À l’exception de miss Ève, je n’ai jamais connu personne qui ne péchât plus ou moins.

— C’est ce que tout le monde dit, et je dois avouer que mon expérience me porte à pencher pour la même opinion. Voila le capitaine Truck, par exemple ; c’était un brave homme, mais il avait ses défauts tout aussi bien que Toast. Il jurait quand les choses n’allaient pas à son gré ; il ne croyait pas commettre une prévarication en disant ce qu’il pensait d’un de ses semblables, quand son café était trouble ou qu’il ne plaisait pas à la volaille de s’engraisser. Je l’ai entendu charger la boussole d’imprécations, quand son bâtiment était surpris par un calme.

— C’était pécher, et il faut espérer que le pauvre homme a pensé à tout cela dans ses derniers moments.

— Si les Arabes ont essayé de le cannibaliser, je crois qu’il doit leur en avoir donné de droite et de gauche, continua Saunders en s’essuyant un œil, car il avait pour le capitaine une affection à peu près semblable à celle qu’un prisonnier conçoit avec le temps pour ses menottes, qui servent à le distraire de son ennui. — Quelques-uns de ses jurements étoufferaient un chien.

— Eh bien ! laissez-le reposer, — laissez-le reposer en paix ! La Providence est miséricordieuse ; et le pauvre homme peut s’être repenti à temps.

— Sans doute, et Toast aussi. Je vous déclare, mistriss Sidley, que je pardonne à Toast du fond du cœur toutes les petites méprises qu’il a faites, et notamment l’affaire du beaftek qu’il avait laissé tomber dans le café le jour que le capitaine a fait tant de bruit parce qu’il le trouvait mauvais. Je prie le ciel bien dévotement que le capitaine, à présent qu’il a jeté l’ancre dans un autre pays et qu’il ne reste plus de lui que son âme, n’apprenne jamais cette peccadille, de peur que cela ne jette de la zirzanie entre eux dans le ciel.

— Vous savez à peine ce que vous dites, monsieur Saunders, s’écria Nanny, choquée d’un tel discours, et je ne continuerai pas plus longtemps cette conversation.

Le maître d’hôtel fut obligé de se soumettre à cette sentence, mais il s’en consola en écoutant ce qu’on disait sur le rouffle. Comme il ne plaisait pas à Paul d’entrer dans plus d’explication sur ce qui le concernait personnellement, la conversation continua comme s’il n’eût rien dit. Ils parlèrent encore de leur départ du Montauk, de leurs espérances présentes, et du destin supposé de tous leurs autres compagnons de voyage, leur entretien ayant une nuance de tristesse qui était en harmonie avec la scène mélancolique, quoique pittoresque, au milieu de laquelle ils se trouvaient. Enfin la nuit tomba, et comme elle menaçait d’être obscure et humide, les dames se retirèrent de bonne heure sous le rouffle. Les hommes restèrent beaucoup plus longtemps, et il était plus de dix heures quand Paul et M. Sharp, qui s’étaient chargés de faire le quart, se trouvèrent seuls.

C’était environ une heure plus tard que le moment où le capitaine Truck, comme nous l’avons dit, s’était disposé à dormir dans la chaloupe du bâtiment danois. Le temps avait sensiblement changé pendant ce court espace de temps, et il y avait des signes qui avaient annoncé ce changement à notre jeune marin. L’obscurité était profonde, et la nuit était couverte d’un voile si noir que les deux jeunes gens ne pouvaient même plus distinguer la terre ; ils n’avaient d’autre indice de sa position que les feux à demi éteints du camp des Arabes, et la direction du vent.

— Nous ferons maintenant notre tentative, dit Paul en s’arrêtant dans une courte promenade qu’il faisait sur le sable avec son compagnon ; il est près de minuit, et à deux heures la marée cessera de monter. C’est une nuit bien sombre pour entrer dans ces canaux étroits et tortueux, et même pour nous lancer au milieu de l’Océan sur une embarcation si fragile ; mais l’alternative est encore pire.

— Ne vaudrait-il pas mieux attendre que l’eau montât encore plus haut ? je vois qu’elle continue à avancer sur le sable.

— Il n’y a jamais de fortes marées dans ces basses latitudes, et le peu qui en reste pourra nous servir à nous dégager d’un banc de sable s’il nous arrive d’en toucher un. Si vous voulez monter sur le rouffle ; je lèverai les grappins et je pousserai la chaloupe au large.

M. Sharp rentra dans la chaloupe, et quelques moments après elle s’éloignait lentement du banc de sable qui lui avait donné l’hospitalité.

— Je quitte ce banc de sable, comme on quitte un ami qu’on a mis à l’épreuve, dit Paul, toute la conversation ayant lieu à voix basse ; quand j’en étais voisin, je savais où nous étions, mais bientôt nous serons entièrement perdus dans ces profondes ténèbres.

— Nous avons encore les feux du camp des Arabes pour nous servir de phare.

— Ils peuvent nous donner une faible idée de notre position, mais une pareille lumière est un guide très-perfide par une nuit si obscure. Nous n’avons pas autre chose à faire que d’avoir l’œil sur l’eau et de chercher à gagner au vent.

Paul établit une voile de fortune, faite avec un des cacatois du paquebot. Il s’assit en avant sur le plat-bord de la chaloupe, les jambes pendantes de chaque côté dé l’étrave. Il avait frappé deux lignes sur la barre du gouvernail, de manière à gouverner avec un croissant. M. Sharp, assis près de lui, tenait en main l’écoute de la grande voile. Une gaffe et un léger espar étaient à portée sur le rouffle, pour s’en servir si la chaloupe venait à toucher.

Pendant qu’ils étaient sur le banc de sable, Paul avait remarqué qu’en tenant la chaloupe au vent il pouvait suivre un des canaux les plus larges pendant près de deux milles, à moins qu’il ne rencontrât des courants ; et que lorsqu’il serait à l’extrémité méridionale, il aurait assez gagné au vent pour atteindre la grande passe, sauf les bancs de sable qui pourraient se trouver sur la route. La distance l’avait empêché de distinguer aucun passage dans le récif, à l’extrémité de ce canal ; mais comme la chaloupe ne tirait que deux pieds d’eau, il n’était pas sans espoir d’en trouver un. Un espace d’eau assez profonde pour empêcher le passage des Arabes, quand la marée était haute, lui paraissait certainement suffire pour arriver à son but ; La chaloupe avançait constamment et avec une vitesse raisonnable, mais c’était comme un homme marchant dans une masse d’obscurité. Paul et M. Sharp avaient les yeux fixés sur l’eau en avant d’eux avec une attention infatigable, mais avec peu de succès, car ils ne faisaient que passer de ténèbres en ténèbres. Heureusement, les observations que le premier avait faites avant de partir leur furent utiles ; et pendant plus d’une demi-heure ils avancèrent sans interruption.

— Ils dorment tranquillement sous le rouffle, dit Paul, tandis que nous gouvernons presque au hasard. Nous nous trouvons dans une situation aussi hasardeuse qu’étrange. L’obscurité double tous les risques.

— D’après les feux des Arabes, nous devons avoir presque traversé la baie, et je crois que nous devons être très-près du récit du côté du sud.

— Je pense de même, mais je n’aime pas ce vent variable. Il fraîchit par moments, mais ce n’est que par bouffées, et je crains qu’il ne change. Le vent est maintenant mon meilleur pilote.

— Avec les feux des Arabes.

— Les feux donnent toujours une lumière traîtresse. — Il fait plus noir que jamais en avant.

Le vent cessa tout à fait, et la voile tomba lourdement sur le mât. Presque au même instant la chaloupe perdit son air, et Paul n’eut que le temps d’étendre en avant sa gaffe pour l’empêcher de frapper contre un rocher.

— Ce rocher, dit-il, est donc une partie du récif qui n’est jamais couverte ! Si vous voulez y monter et tenir la chaloupe, j’examinerai les environs pour chercher un passage. Si nous étions à cent pieds au sud-ouest, nous serions en pleine mer, et comparativement en sûreté.

M. Sharp fit tout ce qui lui était demandé, et Paul descendit avec précaution sur le récif, sondant le terrain avec sa gaffe à mesure qu’il avançait, car il courait le risque de tomber à la mer à chaque pas. Il fut absent environ dix minutes. Son ami commençait à être inquiet, et le danger de leur situation, si quelque accident arrivait à leur seul guide, se peignit vivement à son imagination pendant ce court espace de temps. Il regardait du côté par où Paul avait disparu, quand il se sentit serrer fortement le bras.

— Ne respirez même qu’avec précaution, lui dit Paul à l’oreille. — Ces rochers sont couverts d’Arabes, à qui il a plu de passer la nuit sur les parties les plus élevées du récif, pour être prêts à commencer leur pillage quand le jour paraîtra. Grâce au ciel ! je vous ai retrouvé, je commençais à en désespérer. Vous avoir appelé, c’eût été faire tomber sur nous l’esclavage, car huit à dix de ces barbares dorment à vingt pieds de nous. Montez sur le rouffle, faites le moins de bruit possible, et laissez-moi le soin du reste.

Dès que M. Sharp fut sur la chaloupe, Paul la poussa avec force du rocher, et sauta sur le rouffle au même instant. Ce mouvement fit reculer l’embarcation en arrière, ce qui les mit momentanément en sûreté. Mais le vent avait changé ; il venait du désert, et seulement par bouffées, circonstance qui les remit sous le vent.

— C’est le commencement des vents alisés, dit Paul ; ils ont été interrompus par le dernier ouragan, mais voici qu’ils reviennent. Si nous étions au-delà du récif, le ciel ne pourrait mieux exaucer nos prières qu’en nous accordant ce vent ; mais ici, où nous sommes, il vient fort mal à propos. — Ah ! voici du moins qui nous aide.

Une bouffée de la brise de terre remplit les voiles, et le bouillonnement de l’eau sur l’arrière commença à se faire entendre. Paul prit le gouvernail, et la chaloupe s’éloigna lentement du récif.

— Combien nous devons de reconnaissance au ciel ! Ce danger du moins est évité. — Ah ! la chaloupe a touché !

Il était bien vrai qu’elle était sur le sable. Ils étaient encore si près des rochers, qu’ils étaient obligés de mettre la plus grande circonspection dans leurs mouvements. Ayant examiné leur situation avec attention et prudence, ils virent que l’arrière était engagé dans le sable et qu’il n’y avait d’autre remède que la patience.

— Il est heureux, dit Paul, que les Arabes n’aient pas de chiens sur ces rochers ; les entendez-vous hurler dans leur camp ?

— Oui, sans doute. — Croyez-vous que nous puissions trouver la passe dans une pareille obscurité ?

— C’est notre seule ressource. En suivant les rochers, nous serions sûrs de la découvrir ; mais nous les avons déjà perdus de vue, quoiqu’ils ne puissent être à plus de trente brasses de nous. — Ah ! le gouvernail peut agir ; il faut que la chaloupe soit dégagée. Cette dernière risée nous a rendu service.

Il y eut un autre intervalle de silence. La chaloupe avançait lentement, quoique aucun d’eux n’eût pu dire de quel côté. Un seul feu restait en vue, et il semblait près de s’éteindre. Quelquefois un vent chaud semblait venir du désert, et il était suivi par un calme plat. Paul gouverna la chaloupe avec le plus grand soin pendant une demi-heure, profitant de chaque souffle de vent, quoiqu’il ignorât complètement où il était alors. Ils n’avaient pas revu le récif ; ils avaient touché trois fois, le vent ou la marée les remettant à flot, et ils avaient plusieurs fois changé de route. Il en résulta pour eux cette profonde et pénible sensation qu’on éprouve quand on ne peut se rend recompte compte de rien, que la chaîne des idées est rompue, et que la raison devient moins utile que l’instinct.

— Le dernier feu est éteint, dit Paul à voix basse ; je crains que le jour ne nous trouve encore dans l’enceinte du récif.

— Je vois quelque chose devant nous. — Serait-ce un rocher ?

Le vent avait entièrement cessé, et la chaloupe était presque immobile. Paul remarqua que l’obscurité en face était plus épaisse que jamais, et il se pencha sur l’avant, étendant naturellement un bras par précaution. Il toucha quelque chose sans savoir ce que ce pouvait être ; mais comme c’était une surface lisse et dure, il crut d’abord que c’était un rocher. Levant les yeux lentement, il distingua, à l’aide de la faible clarté qui restait dans le firmament, une ligne qu’il reconnut : — sa main touchait la hanche du Montauk !

— C’est notre bâtiment, dit-il, osant à peine respirer ; le pont doit être couvert d’Arabes. — Chut ! — n’entendez-vous rien ?

Ils écoutèrent, et ils entendirent les Arabes qui étaient de garde sur le pont rire et parler, quoiqu’à voix basse. C’était un moment de crise propre à faire perdre le sang-froid à un homme moins ferme et moins habitué à maîtriser toutes ses émotions que Paul Powis ; mais il conserva tout son calme.

— Il y a dans cet événement du bon comme du mauvais, dit-il ; à présent je sais où nous sommes, et, grâce au ciel, la passe n’est pas bien, loin, si nous pouvons y arriver. En poussant vigoureusement le bâtiment, nous pouvons toujours nous en écarter assez pour que ces barbares ne puissent sauter dans la chaloupe, et je crois même qu’avec beaucoup de précautions nous pouvons passer le long du paquebot sans être aperçus.

Ils entreprirent cette tâche difficile. Il fallait éviter de faire le moindre bruit en s’éloignant, de laisser tomber la gaffe, d’avoir un choc avec le bâtiment, car le son le plus léger se faisait entendre distinctement au milieu du profond silence de la nuit. Connaissant une fois sa position réelle, Paul prévoyait tous les obstacles qu’un autre aurait pu ne pas éviter. Il savait où placer la main quand il fallait s’éloigner ou s’approcher du Montauk, tandis qu’il conduisait la chaloupe le long de ce bâtiment, et heureusement la vergue penchait vers le récif, de sorte qu’elle ne causait aucun obstacle. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à l’avant du paquebot, et Paul se préparait à le pousser vigoureusement avec sa gaffe pour s’en mettre à la plus grande distance possible, quand un choc violent arrêta tout à coup la chaloupe.