Le Paquebot américain/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 358-370).


CHAPITRE XXIX.


Monsieur, c’est mon métier de parler clairement.
Le Roi Lear



Les Barbares avaient fait beaucoup moins de ravages à bord du paquebot qu’on n’aurait pu raisonnablement le craindre dans de pareilles circonstances. Il fallait surtout l’attribuer sans doute à l’impossibilité de rien débarquer, les balles qui avaient été retirées du bâtiment ayant été déposées sur le rivage, plutôt pour alléger le navire que pour toute autre raison. La convention faite entre les chefs avait dû y contribuer aussi, bien qu’elle n’eût pu durer longtemps lorsque des êtres aussi rapaces avaient constamment sous les yeux d’aussi vives tentations de la violer.

Naturellement, chacun, après avoir constaté ses pertes, n’eut rien de plus pressé que de s’informer de celles de ses voisins, et c’était le sujet de la conversation parmi le petit groupe qui s’assembla, suivant l’usage, dans le salon des dames, autour du sofa d’Ève, vers neuf heures du soir, après quelques courtes mais sérieuses réflexions sur le péril auquel ils venaient d’échapper.

— Vous me dites, John, que M. Lundi a envie de dormir ? fit observer M. Effingham du ton de quelqu’un qui fait une question.

— Il est plus à son aise et il sommeille. J’ai laissé mon domestique auprès de lui, en lui recommandant de m’appeler dès que le blessé s’éveillerait.

Il y eut alors un moment de triste silence ; puis la conversation reprit le cours d’où elle avait été détournée.

— Connaît-on l’étendue de nos pertes en effets ? demanda M. Sharp.

— Mon domestique me signale quelque déficit, mais des misères, rien d’important.

— Votre Sosie est celui qui a souffert le plus, dit Ève en souriant. On croirait, à entendre ses plaintes, qu’il ne reste plus un seul colifichet dans toute la chrétienté.

— Tant qu’on ne lui dérobera pas sa bonne renommée, je ne me plaindrai pas ; car j’en aurai besoin dès que nous serons en Amérique, et j’espère, grâce à Dieu, que nous avons maintenant quelque perspective d’y arriver.

— J’ai entendu dire que la personne connue dans la grande chambre sous le nom de sir George Templemore n’est pas la même que celle qui est connue ici sous le même nom, dit John Effingham en saluant M. Sharp qui lui rendit son salut comme on répond à une introduction dans toutes les formes ; il y a certainement des cerveaux faibles dans de hautes positions, et l’on en trouverait par tout l’univers ; mais vous penserez sans doute que je fais honneur à ma sagacité, quand je dirai que j’ai soupçonné dès le premier moment qu’il n’était pas le véritable Amphitryon. J’avais entendu parler de sir George Templemore, et je m’attendais à trouver en lui plus même qu’un homme à la mode, qu’un homme du monde ; et sa pauvre copie n’est pas même cela

John Effingham faisait si rarement des compliments, que ces paroles bienveillantes étaient doublement flatteuses, et M. Sharp en éprouva plus de plaisir qu’il n’eût voulu sans doute se l’avouer à lui-même. Cette bonne opinion qu’on avait de lui ne pouvait venir que d’Ève et de son père, et elle ne lui en était que plus précieuse. Il crut même remarquer une sorte de complicité dans la légère rougeur qui parut sur la figure de la fille, et il fut conduit à espérer qu’elle ne l’avait pas jugé indigne d’un souvenir ; c’était tout pour lui, car il se souciait peu de tous les souvenirs de M. Effingham, pourvu qu’Ève eût de la mémoire pour tous.

— L’homme qui me fait l’honneur de m’épargner la peine de porter mon nom, reprit-il, n’a pas des prétentions bien élevées, ou il aurait aspiré plus haut. Je soupçonne que c’est tout simplement un de ces jeunes fats si nombreux parmi mes compatriotes, et qui encombrent les diligences et les paquebots pour se donner un moment d’importance, et faire les fanfarons aux yeux des autres mortels tels moins ambitieux.

— Et pourtant, à part sa folie de vouloir faire voile sous un faux pavillon, comme dirait notre digne capitaine, cet homme semble assez bien.

— Cousin, dit Ève avec un sourire dans les yeux, quoique le reste de sa physionomie fût impassible, c’est une folie qu’il partage avec beaucoup d’autres.

— Il est vrai, quoique je soupçonne qu’il a monté pour la commettre, tandis que d’autres se contentent de descendre. Au reste, il s’est bien conduit hier ; il a montré autant de fermeté que de résolution dans la bagarre.

— Je lui pardonne son usurpation en raison de sa conduite dans cette circonstance, reprit M. Sharp, et je voudrais de tout mon cœur que les Arabes eussent montré moins d’affection pour ses curiosités. Il me semble qu’ils doivent être assez embarrassés pour déterminer l’usage d’une partie de leur butin, comme un tire-bouton, un chausse-pied, un couteau à vingt lames, et autres objets qui dénotent un degré très-avancé de civilisation.

— Vous n’avez pas parlé de vos pertes, monsieur Powis, ajouta M. Effingham ; j’espère que vous n’avez pas été plus maltraité que la plupart d’entre nous ; mais à coup sûr, si les Barbares avaient pillé leurs ennemis en proportion du mal qu’ils en ont reçu ensuite, personne n’aurait été plus complètement dépouillé que vous.

— La perte que j’ai faite est peu de chose sous le rapport de la valeur pécuniaire, répondit Paul tristement, mais pour moi elle est irréparable.

Un vif intérêt se peignit sur toutes les figures ; car, comme il semblait réellement affecté, on craignit secrètement que sa perte n’eût surpassé encore ce que ses paroles donnaient lieu de supposer. Voyant que la curiosité était éveillée et que la politesse seule empêchait de la manifester, le jeune homme ajouta :

— J’ai perdu une miniature qui pour moi est d’un prix infini.

Le cœur d’Ève palpita, tandis que ses yeux se baissaient sur le tapis. Les autres parurent étonnés, et, après une courte pause, M. Sharp fit l’observation qu’une peinture par elle-même ne saurait avoir beaucoup de valeur pour de pareils Barbares. — Était-elle richement encadrée ?

— En or, naturellement, et le travail en avait quelque mérite. Si elle a été prise, c’est plutôt comme curiosité que pour la valeur intrinsèque, bien que pour moi, comme je l’ai déjà dit, le bâtiment lui-même fût à peine d’une plus grande importance, et bien certainement d’un beaucoup moindre prix.

— Beaucoup d’articles légers ne sont qu’égarés, dit John Effingham ; emportés par la curiosité ou sans trop savoir pourquoi, ils ont été ensuite abandonnés là où le pillard trouvait quelque butin plus précieux. C’est ainsi que plusieurs de mes effets ont été disséminés, et plusieurs ajustements de femme ont été retrouvés, m’a-t-on dit, dans des chambres de la grande chambre ; entre autres un bonnet de nuit de mademoiselle Viefville qui a été découvert dans la chambre du capitaine Truck, et que le galant capitaine a déclaré lui appartenir désormais par droit d’épave. Comme il ne porte jamais de ces inventions sur sa tête, il faudra bien qu’il le porte sur son cœur. Il sera forcé d’en faire un bonnet de la Liberté.

Ciel ! si l’excellent capitaine nous conduit sains et saufs à New-York, répondit tranquillement la gouvernante, je lui abandonne sa prise de tout mon cœur ; c’est un homme brave, et c’est aussi un brave homme à sa façon.

— Il y a déjà deux cœurs engagés dans cette affaire, et l’on ne peut prévoir comment cela finira ; mais, ajouta John Effingham en se tournant vers Paul, décrivez-nous cette miniature, s’il vous plaît ; car il y a beaucoup de miniatures à bord, et la vôtre n’est pas la seule qui soit égarée.

— C’était un portrait de femme, et, suivant moi, d’une beauté remarquable.

Ève frissonna involontairement.

— Si c’est le portrait d’une dame âgée, Monsieur, dit Anne Sidley, peut-être est-ce celui que j’ai trouvé dans la chambre de miss Ève, et que je me proposais de donner au capitaine Truck, afin qu’il pût le remettre entre les mains du véritable propriétaire.

Paul prit la miniature, la regarda froidement une minute, puis la rendit à la nourrice.

— Mon portrait est celui d’une personne qui n’a pas vingt ans, dit-il en rougissant, et il ne ressemble en rien à celui-ci.

Ce fut un moment pénible et humiliant pour Ève Effingham, qui sentit alors la nature et l’étendue de l’intérêt qu’elle prenait à Paul Powis. Dans toutes les occasions antérieures où sa sensibilité avait été fortement excitée, elle avait réussi à s’abuser sur le motif, mais pour cette fois il n’y avait pas moyen de s’y méprendre ; la vérité débordait de toutes parts, et se montrait à ses yeux sous une forme palpable qu’elle ne pouvait méconnaître plus longtemps.

Personne n’avait vu la miniature ; mais tout le monde remarqua l’émotion avec laquelle Paul en parlait, et tout le monde se demandait secrètement de qui ce pouvait être le portrait.

— Il paraît que les Arabes ont quelque chose de ce goût pour les beaux-arts qui distingue la population si promptement pullulante d’une cité américaine, dit John Effingham ; ou de celui de ces hommes qui s’arrachent des portraits vantés tant que la nouveauté dure, pour les reléguer ensuite dans un grenier.

— Et vous, Ève, toutes vos miniatures sont-elles en sûreté ? demanda M. Effingham avec intérêt ; car dans le nombre il y avait un portrait de son épouse qu’il lui avait cédé sur ses vives instances, mais dont la perte l’eût vivement affligé, quoique à son insu John Effingham en possédât une copie.

— Elles sont avec les bijoux dans le magasin aux bagages, mon bon père, et par conséquent personne n’y a touché. Par bonheur, nous n’avions dehors que le strict nécessaire, et pas grand-chose de nature à tenter des Barbares. Coquetterie et paquebot sont des mots qui vont mal ensemble, et mademoiselle Viefville et moi, nous n’avions rien de bien séduisant sur notre toilette pour des maraudeurs.

Pendant qu’Ève parlait, les deux jeunes gens la regardaient involontairement, et leurs yeux semblaient dire que, moins que personne, elle avait besoin d’ornements étrangers. Elle avait une simple robe d’indienne faite par sa femme de chambre, mais avec une perfection qu’il semblerait qu’une couturière française pouvait seule atteindre, et qui faisait ressortir merveilleusement son buste bien moulé et sa taille svelte et légère. Sa toilette offrait ce juste milieu entre la mode et son exagération, qui indique toujours un esprit ou du moins un goût cultivé, n’offensant ni l’usage d’un côté, ni de l’autre le respect qu’on se doit à soi-même. Éve possédait à un rare degré le talent précieux qui distingue la femme comme il faut : elle savait s’habiller ; non pas qu’il y eût dans sa toilette ni recherche, ni extravagance ; on y trouvait seulement cette harmonie, cette simplicité de bon goût qui fait la véritable élégance. Peut-être était-ce le résultat d’un goût naturel ; car l’air noble et distingué qui respirait dans sa personne et dans toutes ses manières était le fruit de relations intimes avec la meilleure société de la moitié des capitales du continent européen. La modestie de son sexe, les habitudes de la partie du monde qu’elle avait habitée si longtemps, et le sentiment qu’elle avait elle-même des convenances, lui faisaient préférer une mise simple ; mais à travers cette simplicité, on voyait briller, comme en dépit d’elle-même, des qualités d’un ordre supérieur. La petite main potelée, le joli pied mignon qui se montrait à peine sous la robe qui le cachait ordinairement, semblaient formés exprès pour donner une idée de la perfection et de la délicatesse de la beauté.

— C’est un des mystères des grands desseins de la Providence, dit tout à coup John Effingham, que les hommes vivent dans des états si complètement différents les uns des autres, ayant une nature commune, qui peut être tellement modifiée par les circonstances. Il est presque humiliant de sentir qu’on est homme, quand des êtres comme ces Arabes doivent être comptés parmi nos semblables.

— Cousin, malgré votre répugnance pour la consanguinité, les hommes les plus instruits et les plus civilisés peuvent tirer une leçon utile de cette identité même de nature, dit Ève, qui fit un effort pour surmonter des sentiments qu’elle traitait de faiblesse et d’enfantillage. En voyant ce que nous pourrions être nous-mêmes, nous apprenons à être humbles ; ou bien, si nous réfléchissons à la différence que fait l’éducation, ne trouvez-vous pas que c’est un puissant motif pour nous de persévérer, tant que nous sentons que nous pouvons devenir meilleurs ?

— Ce globe n’est qu’une boule, et même une boule comparativement insignifiante auprès du pouvoir de l’homme, reprit M. John. Combien de navigateurs en font aujourd’hui le tour ! Vous-même, Monsieur, vous l’avez peut-être fait, tout jeune que vous êtes encore, ajouta-t-il en se tournant vers Paul, qui inclina la tête en signe d’assentiment ; et pourtant, dans l’enceinte de ces étroites limites, quelle étonnante variété d’apparence physiques, de civilisation, de lois, et même de couleur, ne trouvons-nous pas, et au milieu de tout cela des traits frappants de ressemblance !

— Autant, dit Paul, qu’une expérience restreinte m’a permis d’en juger, j’ai trouvé partout non-seulement la même nature, mais un sentiment commun de justice qui semble inné ; car, même au milieu des scènes de violence les plus affreuses ou des excès les plus déplorables, ce sentiment se fait jour à travers les traits les plus sauvages de l’individu. Le droit de propriété, par exemple, est reconnu partout ; le misérable qui dérobe tout ce qu’il peut montre lui-même qu’il a la conscience de son crime en le commettant clandestinement et comme un acte qu’il faut cacher. Tous les hommes paraissent avoir les mêmes notions générales de justice ; et si elles sont oubliées, c’est par suite du système politique, de tentations irrésistibles, de pressants besoins ou de luttes acharnées.

— Et pourtant, en règle générale, partout le plus fort opprime le plus faible.

— Il est vrai ; mais il montre qu’il sent qu’il a tort, directement ou indirectement. On peut montrer que l’on comprend la grandeur de son crime, même par sa manière de le défendre. Pour ce qui regarde nos ennemis récents, je ne puis dire que j’aie éprouvé aucun sentiment d’animosité, même au plus fort de la mêlée ; car, d’après leurs usages, leur conduite était légitime.

— On me dit, interrompit M. Effingham, que si plus de sang n’a pas été versé inutilement, c’est à votre présence d’esprit et à votre fermeté que nous en sommes redevables.

— C’est au moins une question, continua Paul en ne répondant à ce compliment que par une inclination de tête, si des peuples civilisés n’ont pas été conduits par des raisonnements faits sous l’influence de l’intérêt, à commettre des actes tout aussi opposés à la justice naturelle que rien de ce que peuvent faire ces Barbares. Peut-être aucune nation n’est-elle complètement à l’abri du reproche d’avoir adopté quelque mesure politique tout aussi peu justifiable en soi-même que le système de pillage en usage parmi les Arabes.

— Comptez-vous pour rien les droits de l’hospitalité ?

— Regardez la France, cette nation distinguée par sa civilisation avancée, du moins dans les hautes classes. Hier encore, les effets de l’étranger qui mourait sur son territoire appartenaient à un monarque qui nage dans le luxe. Rapprochez cette loi des traités qui invitaient les étrangers à venir dans ce pays  ; comparez les besoins du monarque qui montrait cette rapacité, à la situation des Barbares auxquels nous venons d’échapper ; songez à la grandeur de la tentation qui leur était offerte ; et dites-moi si les chrétiens vous paraissent avoir de beaucoup l’avantage. Mais le sort des marins naufragés dans tout l’univers n’est que trop connu. Dans les pays les plus avancés en civilisation, ils sont pillés, si l’occasion s’en présente, et même, au besoin, quelquefois massacrés.

— Voilà un tableau effrayant de l’humanité, dit Ève en frissonnant ; je ne crois pas du moins que cette accusation puisse être portée justement contre l’Amérique.

— C’est ce dont je n’oserais répondre. L’Amérique a beaucoup d’avantages qui diminuent la tentation au crime, mais elle est loin d’être parfaite. Les habitants, sur une partie de ses côtes, ont été accusés d’avoir eu recours à l’ancienne pratique anglaise d’allumer des fanaux trompeurs, dans la vue d’égarer les bâtiments, et d’avoir commis d’horribles déprédations sur les naufragés. En toutes choses, il y a, je crois, dans l’homme un malin penchant à faire peser l’infortune avec plus de force sur les infortunes. La bière même dans laquelle nous déposons les restes d’un ami coûte plus que tout autre objet composé des mêmes matériaux et ne demandant pas plus de travail.

— Voilà un bien sombre portrait des hommes pour être tracé par un peintre aussi jeune, dit avec douceur M. Effingham.

— Je le crois vrai. Tous les hommes ne manifestent pas leur égoïsme et leur férocité de la même manière ; mais il en est bien peu qui ne manifestent pas l’un et l’autre. Quant à l’Amérique, miss Effingham, elle se met vite à acquérir des vices qui lui sont particuliers à elle et à son système ; vices, je le crains bien, qui promettent de l’abaisser, avant longtemps, au niveau commun, quoique en décrivant ses défauts je n’aille pas tout à fait aussi loin que l’ont fait quelques-uns des compatriotes de mademoiselle Viefville.

— Et qu’ont-ils donc dit ? demanda vivement la gouvernante en anglais.

Qu’elle était pourrie avant d’être mûre. Mûre, assurément l’Amérique est loin de l’être ; mais je ne vais pas jusqu’à l’accuser d’être tout à fait pourrie.

— Nous nous étions flattés, dit Ève d’un ton presque de reproche, d’avoir trouvé du moins un compatriote en M. Powis.

— Et en quoi cela change-t-il la question ? Pour être Américain faut-il être aveugle sur les défauts de son pays, quelque grands qu’ils soient ?

— Serait-il généreux à un enfant de se réunir à ceux qui attaquent son père ?

— Voilà une comparaison spirituelle ; mais puis-je dire qu’elle est juste ? Le devoir du père est d’élever et de corriger son enfant ; celui du citoyen est de réformer son pays et de l’améliorer. Comment celui-ci y parviendra-t-il s’il se borne à de stériles éloges ? Auprès des étrangers il ne faut pas faire trop bon marché des défauts de son pays, quoique même avec ceux qui sont libéraux il soit bien de se montrer libéral ; car ce ne sont pas les étrangers qui peuvent réparer le mal ; mais, vis-à-vis de ses compatriotes, je vois peu d’utilité et beaucoup de danger à garder le silence sur les défauts. L’Américain, plus que tout autre, doit être, suivant moi, le plus hardi à dénoncer ouvertement les vices généraux de sa nation, puisque, par l’effet même des institutions, il est un de ceux qui ont le pouvoir d’appliquer le remède.

— Mais l’Amérique fait exception, à ce que je crois, ou peut-être ferais-je mieux de dire, à ce que je sens, puisque tous les autres peuples la dénigrent, la tournent en ridicule et l’ont en aversion ; vous en conviendrez vous-même, sir George Templemore.

— En aucune manière ; aujourd’hui je regarde l’Amérique comme dignement appréciée et estimée en Angleterre.

Ève leva en l’air ses jolies mains, et mademoiselle Viefville elle-même, malgré sa réserve et sa circonspection ordinaire, ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Sir George veut dire dans son comté, fit observer sèchement John Effingham.

— Peut-être les parties s’entendraient-elles mieux, dit Paul avec sang-froid, si sir George Templemore voulait entrer dans quelques détails ; il appartient à l’école libérale, et il peut être regardé comme un témoin impartial.

— Je serai forcé de protester contre tout interrogatoire captieux de témoins sur un pareil sujet, reprit le baronnet en riant. Vous serez satisfait, j’en suis certain, de ma simple déclaration. Peut-être regardons-nous encore les Américains comme tant soit peu rebelles ; mais c’est un sentiment qui cessera bientôt.

— C’est précisément le point sur lequel je trouve que les Anglais vraiment libéraux rendent ordinairement pleine justice à l’Américain, tandis que c’est sur d’autres points qu’ils laissent percer une antipathie nationale.

— L’Angleterre croit que l’Amérique lui est hostile ; et si l’amour engendre l’amour, l’aversion engendre un sentiment semblable.

— C’est du moins admettre jusqu’à un certain point la vérité de l’accusation, miss Effingham, dit John Effinglram en souriant, et nous pouvons absoudre l’accusée. Il est assez bizarre que l’Angleterre regarde l’Amérique comme rebelle, ce qui, j’en conviens, est l’opinion de beaucoup d’Anglais, tandis qu’en réalité c’est l’Angleterre qui fut la rebelle, et cela même relativement aux questions qui produisirent la révolution américaine.

— Voilà qui est nouveau, dit sir George ; et je serais assez curieux de voir comment vous vous y prendriez pour établir ce point.

John Effingham n’hésita pas.

— Il faut avant tout, dit-il, oublier les noms et les personnes, pour ne considérer que les faits et les choses. Quand l’Amérique fut colonisée, il se fit un pacte, qu’on l’appelle chartes ou lois organiques, en vertu duquel toutes les colonies avaient des droits distincts, tandis que d’un autre côté elles reconnaissaient la suprématie du roi. Mais alors le monarque anglais était roi en effet. Par exemple, il faisait usage de son veto à l’égard des lois, et il exerçait autrement encore ses prérogatives. Son influence sur le parlement était plus forte que celle du parlement sur lui. Dans cet état de choses, on pouvait supposer que des contrées séparées par l’Océan étaient gouvernées équitablement, le monarque commun éprouvant une même et paternelle affection pour tous ses sujets. Peut-être même la distance pouvait-elle être un motif pour lui de veiller avec plus de sollicitude encore aux intérêts de ceux qui n’étaient point là pour se protéger eux-mêmes.

— C’est du moins poser loyalement la question, dit sir George.

— Voilà précisément sous quel jour je désire qu’elle soit envisagée. Le degré de pouvoir que le parlement possédait sur les colonies était un point contesté ; mais je veux bien accorder que le parlement eût tout pouvoir.

— C’est, je le crains bien, décider la question, dit M. Effingham.

— Je ne le pense pas. Le parlement gouvernait donc les colonies absolument et loyalement, si vous voulez, sous les Stuarts ; mais les Anglais se révoltèrent contre ces Stuarts, les détrônèrent, et donnèrent la couronne à une famille entièrement nouvelle, famille qui ne tenait que par une alliance éloignée à la branche régnante. Ce n’était pas assez : le roi fut restreint dans son autorité ; le prince, qu’on pouvait supposer justement animé d’un même sentiment de bienveillance pour tous ses sujets, devint une simple machine entre les mains d’une assemblée d’hommes qui, par le fait, ne représentaient guère qu’eux-mêmes, ou une simple fraction de l’empire, même en théorie ; et le soin de veiller aux intérêts des colonies fut transféré du souverain lui-même à une portion et à une très-petite portion de son peuple. Ce n’était plus le gouvernement d’un prince qui sentait une affection paternelle pour tous ses sujets, mais le gouvernement d’une clique de ses sujets, qui sentaient une affection égoïste uniquement pour leurs propres intérêts.

— Est-ce que les Américains mirent cette raison en avant pour se révolter ? demanda sir George. Il me semble que c’est la première fois que j’en entends parler.

— Ils s’en prirent aux résultats plutôt qu’à la cause. Quand ils virent que la législation consultait surtout l’intérêt de l’Angleterre, ils prirent l’alarme et saisirent leurs armes sans s’arrêter à analyser les causes. Ils furent probablement trop aveugles, à force de mots et de protestations, pour voir toute la vérité ; mais ils en aperçurent de brillants éclairs.

— Je n’ai jamais entendu traiter cette question avec tant de force, s’écria John Effingham ; et pourtant je crois que c’est là tout le mérite de argumentation, en tant que principe.

— Il est extraordinaire à quel point l’esprit national nous aveugle, dit sir George en riant. J’avoue, Powis, — les derniers événements avaient établi une profonde intimité et une sincère affection entre les deux jeunes gens, — que j’ai besoin d’une explication.

— Vous pouvez concevoir un monarque qui possède un pouvoir étendu et efficace, n’est-ce pas ? continua John Effingham.

— Sans aucun doute ; rien de plus clair que cela.

— Supposez que ce monarque tombe entre les mains d’une fraction de ses sujets qui réduisent son autorité à une simple formule et commencent à l’exercer pour leur propre bénéfice, ne lui laissant plus la liberté d’action, tout en agissant toujours en son nom.

— C’est encore une supposition que l’imagination peut très-bien se permettre.

— L’histoire est remplie de pareils exemples. Une partie des sujets ne voulant pas être les dupes d’une semblable fraude, se révoltent contre le monarque en apparence, contre la cabale en effet. À présent où sont les véritables rebelles ? les mots ne sont rien. Hyder Ali ne s’assit jamais en présence du prince qu’il avait déposé, et il le tint captif pendant toute sa vie.

— Mais l’Amérique n’acquiesça-t-elle pas au détrônement des Stuarts ? demanda Ève en qui l’amour du droit était encore plus fort même que l’amour du pays.

— Sans contredit, quoique l’Amérique n’ait ni prévu ni approuvé tous les résultats. Les Anglais eux-mêmes, probablement, n’avaient pas prévu les conséquences de leur propre révolution ; car nous voyons aujourd’hui l’Angleterre presque armée contre les conséquences de ce renversement du pouvoir royal dont j’ai parlé. En Angleterre, la révolution mit l’autorité entre les mains d’une portion des classes élevées, aux dépens de tout le reste de la nation ; tandis qu’en ce qui concerne l’Amérique, elle lui donna pour maître un peuple éloigné : au lieu d’un prince qui avait les mêmes liens avec ses colonies qu’avec tous ses autres sujets. La dernière réforme en Angleterre est une révolution paisible, et l’Amérique en aurait volontiers fait autant, si elle avait pu se soustraire aux conséquences, par de simples actes du congrès. Toute la différence est que l’Amérique, pressée par des circonstances particulières, précéda d’environ soixante ans l’Angleterre dans la révolte et que cette révolte eut lieu contre un usurpateur, et non contre le monarque légitime ou contre le souverain lui-même.

— J’avoue que tout cela est nouveau pour moi, s’écria sir George.

— Je vous ai dit, sir George Templemore, que si vous restez longtemps en Amérique, beaucoup d’idées nouvelles surgiront dans votre esprit. Vous avez trop de bon sens pour voyager dans le pays, ne cherchant partout que de futiles exceptions sur lesquelles étayer vos préjugés ; — je dirai, si vous le préférez, vos opinions aristocratiques ; mais vous voudrez juger une nation, non pas sur des idées arrêtées d’avance, mais sur des faits positifs.

— On dit qu’il y a un penchant assez fort vers l’aristocratie en Amérique ; du moins, si l’on en croit le rapport de la plupart des voyageurs européens ?

— C’est le rapport de gens qui ne réfléchissent pas profondément au sens des mots. Oui, il y a de véritables aristocrates en Amérique, mais en opinion ; il y a aussi quelques royalistes, ou du moins des hommes qui se disent tels.

— Peut-on se tromper sur un pareil point ?

— Bien n’est plus facile. Celui, par exemple, qui voudrait établir un roi purement nominal, n’est pas un royaliste, mais un visionnaire qui confond les noms avec les choses.

— Je vois que vous n’admettez pas une balance dans l’état.

— Je soutiens qu’il doit y avoir dans tout gouvernement une autorité prépondérante, qui lui donne son caractère ; et si ce n’est pas le roi, ce gouvernement n’est pas une monarchie véritable, quel que soit le nom sous lequel les lois sont administrées. Appeler une idole Jupiter, ce n’est pas la changer en or. C’est une question pour moi si en ce moment même il reste en Angleterre un seul véritable royaliste. Ceux qui font en ce genre les protestations les plus bruyantes me paraissent être les aristocrates les plus prononcés ; car le véritable aristocrate politique est et a toujours été l’ennemi le plus redoutable des rois.

— Mais, à nos yeux, le dévouement au prince est l’attachement au système.

— C’est une autre question ; et en cela vous pouvez avoir quelque raison, quoiqu’il puisse y avoir de l’ambiguïté dans les termes.

— Messieurs, monsieur John Effingham, interrompit Saunders, M. Lundi est éveillé, et il est extrêmement conraliscent ; je crains qu’il ne vive pas longtemps. Le bâtiment n’est pas plus changé depuis qu’il a ses nouveaux mâts que le pauvre M. Lundi depuis qu’il a dormi.

— Je le craignais. Allez sur-le-champ avertir le capitaine Truck, dit John Effingham ; il a recommandé qu’on le prévînt, s’il survenait une crise.

Il sortit sur-le-champ, laissant les autres tout étonnés d’avoir déjà pu si complètement oublier la situation d’un de leurs compagnons, quelque différence qu’il pût y avoir entre eux et lui sous le rapport du caractère. Mais en cela ils ne faisaient que montrer leur parenté commune avec tous les membres de la grande famille de l’homme qui, dans les réactions de leurs propres sentiments, oublient invariablement les chagrins qui ne les concernent pas personnellement.