Le Paquebot américain/Chapitre XXVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 322-335).


CHAPITRE XXVI.


Écoutez ! n’ai-je pas entendu le son de la trompette ? L’âme des combats s’éveille en moi ; le destin des siècles et des empires dépend de ce moment terrible.
Messinger



Les deux chaloupes voguaient encore bord à bord, et Ève se montra à une fenêtre du rouffle, en face de l’endroit ou Paul était assis. Elle était aussi pâle que lorsqu’elle avait appris la première nouvelle de l’arrivée des Arabes, et ses lèvres tremblaient.

— Je n’entends rien à ces préparatifs de guerre, dit-elle ; mais j’espère, monsieur Blunt, que nous n’entrons pour rien dans tout ce qui se passe à présent.

— Soyez sans inquiétude à ce sujet, ma chère miss Effingham ; tout ce que nous faisons est conforme à la loi générale des nations. Si l’on n’avait consulté que votre intérêt et celui des personnes qui vous sont chères à si juste titre, on aurait pu prendre une détermination toute différente ; mais je crois que vous êtes en bonnes mains, si notre entreprise avait des suites fâcheuses.

— Des suites fâcheuses ! — Il est terrible d’être si près d’une scène semblable ! Je ne puis vous demander de rien faire qui soit indigne de vous ; mais les services que vous nous avez rendus me permettent de dire que j’espère que vous avez trop de prudence, trop de vrai courage, pour vous exposer au danger sans nécessité.

— Nous autres vieux chiens de mer, répondit-il en souriant, nous sommes connus pour avoir soin de nous-mêmes. Ceux qui sont élevés dans un métier comme celui-ci s’en occupent trop, pour l’ordinaire, comme d’un métier, pour s’exposer beaucoup, uniquement par égard pour les apparences.

— Et ils agissent fort sagement. Il y a aussi M. Sharp… — En ce moment les joues d’Ève se couvrirent d’une rougeur dont Paul aurait donné tout au monde pour connaître la cause. — Il a des droits sur nous que nous ne pourrons jamais oublier. Mon père peut vous dire tout cela mieux que moi.

M. Effingham lui fit alors ses remerciements de tout ce qu’il avait fait, et lui recommanda fortement la prudence. Pendant ce temps, Ève quitta la fenêtre, et elle ne s’y remontra plus. Une bonne partie de l’heure suivante fut passée en prières par tous ceux qui étaient sur la chaloupe du Montauk.

Les embarcations et le radeau n’étaient alors qu’à un demi-mille de la passe, et le capitaine Truck ordonna qu’on mouillât l’ancre à jet qu’il avait fait porter à bord de la chaloupe où étaient les femmes. Et dès que cette manœuvre fut terminée, il jeta son chapeau par terre et monta sur un banc, n’ayant la tête couverte que de ses cheveux gris.

— Messieurs, dit-il avec dignité, car ses manières et son langage prenaient un caractère plus élevé quand l’occasion l’exigeait, et l’on voyait en lui en ce moment quelque chose de la grandeur du guerrier ; vous avez reçu vos ordres, et vous voyez l’ennemi. Il faut d’abord passer le récif, et ensuite prendre le bâtiment. Dieu sait qui vivra pour voir la fin de cette entreprise ; mais cette fin sera le succès, ou les os de John Truck blanchiront sur ces sables. Notre cri de guerre sera : Le Montauk et notre bien ! principe appuyé sur l’autorité de Vattel. Maintenant, mes amis, force de rames ! de l’ensemble ! du courage ! et que chaque embarcation prenne son rang !

Il fit un signe de la main, et toutes les rames frappèrent l’eau en même temps. La lourde chaloupe du Montauk était encore attachée par de doubles amarres aux autres embarcations ; et, tandis qu’on les larguait, le second lieutenant déserta son poste et sauta légèrement à bord de celle du bâtiment danois, où il se cacha sur l’avant, derrière une des deux petites voiles qu’elle portait. Presque au même instant, M. Dodge fit une manœuvre contraire. Feignant de mettre le plus grand zèle à repousser la chaloupe du Montauk pour en éloigner l’autre, il eut l’air de glisser, et y resta attaché. Dans cette situation, il n’avait d’autre ressource que de monter à bord ; et comme le vent et les rames faisaient avancer rapidement l’autre chaloupe, il était impossible d’empêcher la réussite de ce double tour d’adresse, quand même on s’en fût aperçu ou qu’on l’eût désiré.

Quelques minutes se passèrent dans une tranquillité parfaite, chaque embarcation se maintenant à son rang avec une précision admirable. Les Arabes avaient quitté au point du jour la partie du récif du côté du nord ; mais la marée étant basse, on en voyait des centaines placés sur les rochers du côté du sud, et notamment sur ceux qui étaient les plus voisins du bâtiment. La chaloupe était en tête, comme l’ordre en avait été donné, et elle arriva bientôt près de la passe.

— Carguez les voiles, dit M. Blunt, et veillez à ce que rien ne gêne la manœuvre du canon sur l’avant.

Un jeune marin, grand, bien fait, et taillé en athlète, était debout près du caillebotis, ayant devant lui un brasier de charbons allumés, dans lequel était un fer rouge emmanché dans du bois. Quand Paul eut fini de parler, ce jeune marin se tourna vers lui, porta la main à son chapeau avec cet air de grâce particulier aux marins qui ont servi à bord d’un vaisseau de guerre, et lui répondit :

— Oui, oui, monsieur Powis, tout est prêt.

Paul tressaillit, et le jeune marin sourit avec l’air d’un homme fier d’en savoir plus que les autres.

— Nous nous sommes vus ailleurs ? lui dit-il.

— Oui, Monsieur, oui, et c’était aussi sur une chaloupe. Vous avez été le premier à monter à bord du pirate sur la côte de Cuba, et j’étais le second.

Paul le regarda, le reconnut, et lui fit de la tête et de la main un signe amical qui fit pousser à tout son monde une acclamation involontaire. Il était trop tard pour qu’il se passât autre chose entre eux ; car la chaloupe était entrée dans la passe, et les Arabes firent un feu général qui ne produisit aucun effet, attendu la distance. Paul avait donné ordre de tirer le premier coup par-dessus leur tête, mars cette attaque changea son plan.

— Baissez votre pièce, Brooks, dit Paul au jeune marin, et mettez-y un sac de mitraille.

— Tout est prêt, Monsieur, dit celui-ci un moment après.

— Sciez les avirons, dit Paul aux rameurs. Bien. La chaloupe est arrêtée. Feu !

On vit tomber plusieurs Arabes, mais on n’aurait pu dire combien ; car les autres, en s’enfuyant avec précipitation, firent tomber dans la mer les morts et les blessés. Quelques-uns se cachèrent derrière des rochers ; la plupart coururent de toutes leurs forces du côté du rivage.

— Bien pointé ! s’écria le capitaine tandis qu’il passait sur son cutter ; maintenant, Monsieur, au bâtiment !

De nouvelles acclamations partirent, et toutes les rames battirent l’eau. Traverser le récif n’était rien, mais emporter le bâtiment était une affaire sérieuse ; car il était défendu par quatre fois au moins autant d’hommes qu’il s’en trouvait sur les embarcations, et il n’y avait pas de retraite possible. Les Arabes, comme on l’a déjà vu, avaient suspendu leurs travaux pendant la nuit, ayant inutilement essayé de tirer le Montauk du côté du récif avant que la marée arrivât. Cependant, par instinct plutôt que par calcul, ils avaient attaché une grosse corde aux rochers, et ils auraient probablement réussi à dégager le bâtiment du banc de sable, quand il aurait été remis à flot à la marée haute. Heureusement Paul avait coupé cette corde en passant ; et au milieu de leur confusion et de leurs clameurs, dans un moment où ils s’attendaient à être attaqués, ils n’avaient pas fait attention à cette circonstance. Le vent portant toujours vers le banc, avait poussé le Montauk encore plus avant sur le sable ; et au moment où la marée était au plus haut, il touchait encore. Elle était alors au plus bas ; le vent avait admirablement servi, et le bâtiment reposait sur le petit fond de sa carène, soutenu en partie par l’eau, en partie par sa quille.

Pendant le court intervalle de tranquillité qui suivit, Saunders, qui était dans le cutter du capitaine, comme soldat armé à la légère, causa ainsi avec son subordonné :

— Écoutez-moi, Toast, vous allez combattre pour la première fois, et je suppose, d’après mon expérience, que cet événement vous cause quelques trépignements de cœur. L’avis que j’ai à vous donner, c’est de tenir vos yeux fermés jusqu’au moment où vous entendrez donner ordre de faire feu. Alors ouvrez-les tout d’un coup, comme si vous vous éveilliez, allongez le bras, et tirez la gâchette. Mais par-dessus tout, Toast, prenez bien garde de ne tuer aucun de nos amis, et particulièrement le capitaine Truck.

— Je ferai tous mes efforts pour cela, monsieur Saunders, répondit Toast avec cette apathie et cet air de soumission qui caractérisent ordinairement le nègre américain au moment d’agir. Si je fais mal à quelqu’un, j’espère qu’on me le pardonnera, attendu mon inexpérience.

— Imitez-moi, Toast, ayez mon sang-froid et ma prudence, et vous serez sûr de ne faire de mal à personne. Je ne veux pas dire que vous deviez tuer le même mangeur de moules que je tuerai : j’entends seulement que lorsque j’en tuerai un, vous devez en tuer un autre. Mais ayez bien soin de ne pas blesser le capitaine Truck, qui ne manquera pas de se précipiter devant le museau de nos fusils, s’il voit quelque chose à faire de ce côté.

Toast fit de belles promesses, et l’on n’entendit plus sur le cutter d’autre bruit que celui produit par les rames en tombant dans l’eau avec un ensemble parfait. Les Arabes avaient cherché à alléger le bâtiment en le déchargeant, et le haut du banc de sable était déjà couvert de balles et de caisses qu’ils avaient prises dans la cale, et qu’ils en avaient tirées par le moyen d’un plan incliné et de la seule force de leurs bras. Le radeau avait été agrandi, et on l’avait amené sur l’arrière du bâtiment pour le charger des objets déjà déposés sur le banc et les transporter sur les rochers.

Telle était la situation du Montauk quand les embarcations entrèrent dans le canal qui conduisait en droite ligne au banc de sable. La chaloupe marchait de nouveau en avant, ses voiles ayant été déployées après que son feu eut balayé le récif, et elle tira alors un second coup sur le paquebot, qui, penchant du côté de la chaloupe, n’offrait aucun abri. La suite de cette décharge fut que tous les Arabes sautèrent en un clin-d’œil du bâtiment sur le banc de sable.

— Hourrah ! s’écria le capitaine Truck, cette mitraille a purifié la vieille carcasse ! Voyons qui en sera le maître à présent. Les voleurs sont chassés du temple, comme aurait dit mon grand-père.

Les quatre embarcations étaient en ligne par le travers du bâtiment, la chaloupe n’ayant qu’une seule voile déployée. Il y avait une grande confusion sur le banc de sable ; mais les Arabes se mirent à l’abri derrière les balles et les caisses, et commencèrent un feu bien nourri, quoique irrégulier. Trois fois ils avancèrent, et trois fois un coup de canon tiré par le jeune marin nommé Brooks et le second lieutenant les délogea, et les repoussa du côté de leur radeau. Les rameurs s’animèrent, et, sans quitter leurs rames, ils poussèrent de nouvelles acclamations.

— Ferme, enfants ! s’écria le capitaine Truck, et préparez-vous à l’abordage.

En ce moment, la chaloupe toucha, quoiqu’elle fût encore à dix toises du banc, et les autres embarcations prirent l’avance.

— Nous sommes prêts, Monsieur, dit Brooks à Paul.

— Carguez la voile, mes amis ; — feu !

Le coup partit, et le jeune marin monta sur le caillebotis en poussant une acclamation. Comme il regardait en arrière avec un sourire de triomphe, Paul vit les yeux lui rouler dans la tête ; il fit un saut en l’air et tomba mort dans la mer ; car c’est ainsi que, dans un combat, on passe d’un état d’existence à un autre.

— De quel côté touchons-nous ? demanda Paul d’un ton ferme. Est-ce de l’avant ou de l’arrière ?

C’était de l’avant, et ils avaient devant eux une eau plus profonde. Paul fit de nouveau déployer la voile et fit placer tout son monde sur l’arrière. La chaloupe pencha de ce côté, et, se relevant ensuite, elle courut vers le banc comme un coursier à qui on lâche la bride après l’avoir serrée.

Cependant on ne perdait pas le temps sur les autres embarcations ; elles approchaient constamment, mais on n’y tira pas un seul coup de feu avant qu’elles touchassent le sable, ce qu’elles firent toutes trois presque au même instant, quoique sur autant de points différents. Tous ceux qui s’y trouvaient sautèrent sur le sable, et firent feu de si près, que les caisses et les balles pouvaient servir d’abri aux deux partis en même temps. Ce fut en ce moment critique, pendant que les marins s’étaient arrêtés pour recharger leurs fusils, que Paul, à l’instant où la chaloupe venait de se dégager du sable, appliqua de sa propre main le fer rouge à l’amorce, et, par une décharge bien dirigée, balaya l’extrémité du banc.

— Vergue à vergue ! s’écria le capitaine Truck ; en avant, mes enfants ! montrons-leur ce que des marins peuvent faire.

Tous s’élancèrent en avant, et à compter de ce moment tout ordre cessa. On se servait des poings, d’anspects qu’on avait trouvés sur le sable, et des crosses de fusils, pour écarter les piques et les javelines des Arabes. Le capitaine, M. Sharp, M. Lundi, John Effingham, le soi-disant sir George Templemore, et M. Leach, formèrent une sorte de phalange macédonienne, qui pénétra jusqu’au centre des ennemis, les dispersa, et les poursuivit avec une ardeur qui ne leur permettait pas de se rallier ; car, de droite comme de gauche, ils étaient pressés par des hommes robustes, bien nourris et pleins d’ardeur. S’ils eussent été dans leur désert, montés sur leurs coursiers agiles, et avec un terrain suffisant pour leurs évolutions rapides, le résultat eût pu être différent ; mais sur ce banc de sable, ils n’avaient d’autre supériorité que celle que donnent un corps endurci à la fatigue et une résolution qui tient de l’opiniâtreté plutôt que du courage. Peu accoutumés à combattre des ennemis qui les tenaient à portée de leurs armes, leur tactique était dérangée, et toutes leurs habitudes contrariées. Cependant leur nombre était formidable, et il est probable, après tout, que ce fut l’accident arrivé à la chaloupe qui décida l’affaire. Depuis le commencement de la mêlée, pas un coup de feu n’avait été tiré, mais les marins pressaient les Arabes, au point qu’un assez grand nombre des premiers étaient parvenus près du radeau. En ce moment la chaloupe arriva au banc de sable, et Paul vit qu’il y avait grand danger que le flux du combat ne se reportât en arrière par pure nécessité. Son canon était chargé, et rempli de mitraille presque jusqu’à la bouche. Il le fit porter sur le sable par quatre hommes sur leurs rames, et le fit placer sur une grande caisse, à quelque distance de la confusion du combat. Tout cela ne prit que quelques instants, et il n’y avait guère que trois minutes que le capitaine était arrivé.

Au lieu de faire feu, Paul cria tout haut à ses amis de cesser de combattre et de reculer. Quoique rugissant comme un lion courroucé, le capitaine Truck commanda ce mouvement plutôt par surprise que par obéissance. Ceux des Arabes qui étaient encore pressés sur les deux flancs en profitèrent pour se réunir à leur corps principal qui était placé près du radeau. C’était tout ce que Paul désirait. Il fit pointer le canon sur le centre de leur troupe, et s’avança lui-même vers les Arabes en leur faisant des signes de paix.

— Envoyez-les au diable ! s’écria le capitaine ; point de quartier à ces chenapans !

— Je crois que nous ferons mieux de faire une nouvelle charge, dit M. Sharp que le combat avait échauffé.

— Un instant, Messieurs, s’écria Paul, vous allez tout risquer sans nécessité. Je vais faire voir à ces misérables ce qu’ils ont à attendre, et ils se retireront probablement. C’est le bâtiment que nous voulons avoir, et non leur sang.

— Eh bien ! en bien ! dit le capitaine d’un ton d’impatience, donnez-leur force Vattel, car nous les tenons en ce moment dans une catégorie.

Les hommes du désert parurent alors agir par instinct autant que par raison. Un vieux scheik s’avança vers Paul, qui était à quelques pas en avant de ses amis, et lui offrit la main avec autant de cordialité que s’il ne se fût agi entre eux que d’un échange de politesse. Paul le conduisit tranquillement au canon, mit la main dans la bouche, en retira un sac de mitraille, le lui montra et l’y replaça. Il lui fit voir ensuite que le canon était dirigé vers les Arabes rassemblés, et qu’un fer rouge était prêt pour mettre le feu à l’amorce. Le vieux scheik sourit encore, et sembla exprimer son admiration. Paul lui fit voir ses compagnons bien armés qui avaient eu le temps de recharger leurs fusils et leurs pistolets ; puis lui montrant d’abord le radeau et ensuite le récif, il chercha à lui faire comprendre qu’il n’avait rien de mieux à faire que de se retirer avec toute sa troupe.

Le scheik montra beaucoup de sang-froid et de sagacité, et n’étant pas habitué à des combats si désespérée, il sembla exprimer sa disposition à prendre ce parti. Paul savait que les Africains conviennent souvent d’une trêve dans leurs combats, qui sont rarement très sanglants, et il tira un bon présage des manières du scheik, qui alla rejoindre ses compagnons. Une courte conférence eut lieu entre les Arabes ; plusieurs d’entre eux agitèrent le bras en souriant ; la plupart montèrent sur le radeau, et quelques-uns d’entre eux s’avancèrent pour demander la permission d’emporter leurs blessés et leurs morts ; ils l’obtinrent sans difficulté, et les marins les y aidèrent même autant que la prudence le permettait, car leur sûreté exigeait qu’ils se tinssent en garde contre une trahison.

Ce fut de cette manière extraordinaire que les combattants se séparèrent, les Arabes se touant jusqu’au récif par le moyen d’une corde qui y était attachée et dont l’autre extrémité avait été gardée sur le radeau. Les vieillards continuèrent à sourire et à faire des signes d’amitié jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur les rochers. Ils n’y restèrent pourtant que quelques minutes ; car, dès qu’ils y furent de retour, on vit partir les Arabes qui étaient restés sur le rivage avec les chameaux et les dromadaires, et se diriger vers le bâtiment danois. C’était une preuve que le pacte de partage qui avait été fait entre différentes tribus était regardé comme annulé par l’évacuation du Montauk, et que chacun allait piller pour son propre compte. Ce spectacle causa une grande agitation parmi ceux qui venaient d’arriver sur le rocher, et ils ne perdirent pas un instant pour retourner à terre, afin de ne pas perdre leur part du pillage. Ils y mirent une telle précipitation qu’ils laissèrent sur le récif, à quelque distance du rivage, tous leurs morts et la plus grande partie des blessés. Le premier soin des vainqueurs fut naturellement de vérifier quelle était leur perte ; elle était beaucoup moindre qu’elle aurait pu l’être ; car, excepté le malheureux Brooks, tout le monde répondit à l’appel, ce qu’il faut attribuer à ce que chacun s’était parfaitement comporté, moyen infaillible de diminuer le danger. Plusieurs marins avaient pourtant été légèrement blessés, et plus d’un habit et d’un chapeau avaient été traversés par des balles. Trois marques semblables prouvaient que M. Sharp ne s’était pas ménagé. Paul avait la peau entamée au bras gauche, et le capitaine Truck disait qu’il ressemblait à un cheval dans la saison des taons, car il avait l’épiderme enlevé à cinq ou six endroits. Mais ces blessures légères ne comptaient pour rien, et ceux qui les avaient reçues ne voulaient pas même se déclarer blessés.

Tous se félicitèrent mutuellement, et les matelots eux-mêmes demandèrent à leur brave et vieux commandant la permission de lui serrer la main. Paul et M. Sharp s’embrassèrent cordialement, et chacun d’eux exprima à l’autre le plaisir qu’il avait de le revoir sain et sauf. Le dernier offrit même sa main de bon cœur à celui qui s’était emparé de son titre, et qui avait montré beaucoup de courage depuis le commencement du combat jusqu’à la fin. John Effingham fut le seul qui conserva après le combat le même air d’indifférence qu’il avait montré tant que l’affaire avait duré ; car il s’était conduit avec autant de sang-froid que de valeur, ayant renversé deux Arabes des deux premiers coups qu’il avait tirés en débarquant, aussi tranquillement qu’il aurait abattu deux bécasses à la chasse.

— Je crains que M. Lundi ne soit sérieusement blessé, dit-il au capitaine en recevant ses félicitations. Le voilà assis là-bas sur cette caisse, et il paraît souffrant ét épuisé.

— M. Lundi ! j’en serais bien fâché ! c’est un excellent diplomate, et je l’ai vu combattre aussi bien qu’aucun de nous. — Et M. Dodge ?

— Je ne vois pas M. Dodge.

— Il faut que M. Dodge soit resté près des dames pour les consoler, dit Paul, en voyant que votre second lieutenant les avait abandonnées, en chevalier déloyal qu’il est.

Le capitaine serra une seconde fois la main de l’officier désobéissant, jura qu’il était un mutin pour avoir contrevenu à ses ordres, et finit par dire qu’il espérait que le jour n’était pas éloigné où il verrait M. Leach et lui commander deux des meilleurs paquebots américains.

— Il faut que je me débarrasse de vous deux, ajouta-t-il, dès que nous serons arrivés en Amérique. Voilà Leach, il était toujours à deux ou trois pieds en avant de moi pendant tout le combat ; et quant à mon second officier, j’aurais le droit de le mettre aux arrêts, comme fuyard. — Eh bien ! les jeunes gens seront toujours jeunes ; — et les vieillards aussi, monsieur Effingham, s’ils savaient comment s’y prendre. — Mais M. Lundi a l’air de souffrir, et je crains que nous ne soyons obligés d’ouvrir pour lui la caisse aux médicaments.

Mais nuls médicaments ne pouvaient plus être utiles à M. Lundi. Il avait eu l’omoplate traversée par une balle dès le premier instant de son débarquement ; il n’en avait pas moins pris part à la mêlée, et avait reçu dans la poitrine un coup de javeline qu’il n’avait pas pu parer. Cette dernière blessure paraissait grave, et le capitaine Truck ordonna sur-le-champ qu’on le transportât sur le paquebot. John Effingham, montrant un empressement et une humanité qui contrastaient avec le ton et les manières caustiques qui lui étaient ordinaires, offrit de se charger de prendre soin de lui.

— Nous avons besoin de toutes nos forces, dit le capitaine tandis qu’on emportait M. Lundi, et pourtant nous devons à nos amis qui sont sur la chaloupe de faire cesser leurs inquiétudes. Faites arborer notre pavillon, Leach ; cela leur apprendra notre succès, quoiqu’une communication verbale puisse seule leur en faire connaître les détails.

— Si vous me permettez de prendre la chaloupe du bâtiment danois, s’écria Paul avec vivacité, M. Sharp et moi nous irons les en informer, et nous ramènerons ici le radeau. Cela vous évitera la nécessité de l’envoyer chercher par des hommes de votre équipage. D’ailleurs, comme passagers, nous réclamons le privilège d’annoncer cette nouvelle à nos compagnons de voyage.

— Réclamez tel privilège qu’il vous plaira, Messieurs. Vous avez combattu pour moi comme des héros, et je vous dois tant de reconnaissance que le reste de ma pauvre vie ne pourra suffire pour m’acquitter envers vous.

Les deux jeunes gens n’attendirent pas une permission plus étendue : en quelques instants la chaloupe était dans le canal qui conduisait à la passe, et quelques minutes après ils sortaient du récif avec une brise favorable.

Le premier moment où le capitaine Truck se trouva sur le pont de son bâtiment fit éprouver au brave vétéran une sensation dont il ne put se défendre. Le navire était trop incliné pour qu’il fût aisé de s’y promener, et, s’étant assis près de la grande écoutille, il pleura comme un enfant. Son émotion était si vive que cet accès dura quelque temps, et tous les hommes de son équipage furent surpris de voir leur vieux commandant montrer ce qui leur semblait la faiblesse d’une femme. Enfin il parut en avoir honte lui-même, car, se relevant comme un tigre qui va prendre son élan, il se mit à donner ses ordres avec promptitude et d’un ton sévère, suivant sa coutume.

— Pourquoi, diable, restez-vous ainsi les yeux ouverts et la bouche béante ? s’écria-t-il. N’avez-vous jamais vu un bâtiment un peu sur la côte ? Dieu sait et vous savez tous que nous ne manquons pas d’ouvrage, et vous êtes la comme des soldats de marine attendant leur demi-tour à droite ou de la terre de pipe pour nettoyer leurs habits.

— Ne vous fâchez pas, capitaine, lui dit un vieux loup de mer en lui tendant une main dont la paume ne présentait aux yeux que des durillons, un luron qui, même pendant tout le combat, avait conservé sa chique dans sa bouche ; ne vous fâchez pas, et ne regardez ces balles et ces caisses que comme une cargaison qu’il faut mettre à bord. Nous aurons bientôt arrimé tout cela, et au bout du compte, à l’exception d’une caisse d’ustensiles de faïence que la mitraille a brisée comme l’aurait fait un chat enfermé dans un buffet, il n’y a pas eu grand mal : je regarde cette affaire comme un coup de vent qui nous a obligés de mettre en panne pour quelques heures, et qui nous fournira des histoires à raconter pour tout le reste de notre vie. J’ai combattu de mon temps les Français, les Anglais et les Turcs ; à présent je pourrai dire que j’ai eu une escarmouche avec les nègres.

— Sur ma foi, vous avez raison, mon vieux Tom, et je n’y penserai pas davantage. — Monsieur Leach, donnez un peu d’encouragement à l’équipage ; vous trouverez sur le cutter une grande cruche qui contient ce qu’il faut pour cela. Vous les mettrez ensuite à l’ouvrage, et vous ferez reporter à bord tout ce que ces maudits Arabes ont éparpillé sur le sable. Nous songerons à l’arrimage quand le bâtiment se trouvera plus à son aise qu’à présent.

Ce fut le signal du commencement de l’ouvrage. Ces braves marins, qui venaient de se trouver au milieu de la confusion et du danger d’un combat, burent d’abord leur grog, et se mirent ensuite sérieusement au travail. Comme leur expérience et leur dextérité n’avaient à réparer que quelques légers dommages, causés par l’ignorance et la précipitation des Arabes, tout fut en fort peu de temps reporté à bord du Montauk, et alors ils s’occupèrent de la situation de ce bâtiment. Mais pour ne pas anticiper sur les événements, nous retournerons près de ceux que nous avons laissés sur la chaloupe du paquebot.

Le lecteur se figurera aisément l’effet que produisit sur M. Effingham et ses compagnons le bruit du premier coup de canon. Comme ils étaient tous sous le rouffle, ils ne savaient ce qui se promenait sur leurs têtes, quoiqu’ils crussent que c’était le second lieutenant, conformément aux ordres qu’il avait reçus.

— Ma vue se trouble, dit M. Effingham, qui regardait par une fenêtre avec la longue-vue ; voulez-vous essayer de voir ce qui se passe, Ève ?

— Cela m’est impossible, mon père, répondit-elles les joues pâles comme la mort ; c’est bien assez d’entendre le bruit effrayant de ce canon !

— Cela est épouvantable, ma chère enfant, dit Nanny entourant Ève de ses bras ; et je suis surprise que des hommes aussi tranquilles que M. John Effingham et M. Powis aient voulu prendre part à une pareille entreprise.

Voulez-nous me permettre, Monsieur ? dit mademoiselle Viefville en avançant la main pour prendre la longue-vue que M. Effingham lui abandonna sur-le-champ. Ah ! le combat commence véritablement !

— Sont-ce les Arabes qui viennent de faire feu ? demanda Ève, qui, malgré sa terreur, prenait un profond intérêt à cette scène.

Non, c’est cet admirable jeune homme, M. Blunt. Son bateau est en avant de tous les autres.

— Et maintenant, Mademoiselle, ce sont sûrement les barbares ?

Pas du tout, les sauvages fuient. C’est encore du bateau de M. Blunt qu’on tire. Quel courage ! son bateau est toujours des premiers !

— Ces cris sont effrayants ! combattent-ils de près ?

On crie des deux côtés, je crois. Le vieux capitaine est en avant à présent, et M. Blunt s’arrête.

— Que le ciel les protège dans ce danger ! Les voyez-vous, Mademoiselle ?

Non, la fumée est trop épaisse. Ah ! les voilà ! on tire encore de son bateau.

— Eh bien ! Mademoiselle ? demanda Ève après une pause de quelques minutes.

Tout est déjà fini. Les Arabes se retirent ; nos amis sont maîtres du bâtiment. Cela a été l’affaire d’un moment. Que ce combat a été glorieuse ! Ces jeunes gens sont vraiment dignes d’être Français, et le vieux capitaine aussi.

— Ne nous envoient-ils pas des nouvelles ? demanda Ève après un autre intervalle, plus long que le premier, qu’elle avait passé à rendre secrètement des actions de grâces au ciel.

— Non, pas encore. Ils se félicitent, je crois.

— Il est bien temps, dit Nanny, qu’ils envoient la colombe pour qu’elle cherche la branche d’olivier. La guerre est un trop grand péché pour qu’on doive la continuer longtemps.

— Je crois voir un bateau revenir de ce côté, dit M. Effingham qui avait continué à laisser la longue-vue à la gouvernante.

Oui, c’est celui de M. Blunt.

— Y distinguez-vous quelqu’un ? demanda le père ; car, se fût-il agi du monde entier, Ève n’aurait pas été en état de prononcer un seul mot.

— Je crois y voir M. Sharp. Oui, c’est bien lui.

— Est-il seul ?

— Non, ils sont deux. Mais oui, c’est M. Blunt, notre jeune héros !

Ève baissa la tête ; et pendant que sa reconnaissance s’élevait vers le ciel, le sang qui montait à ses joues trahissait les sentiments de son cœur.

M. Effingham reprit alors sa longue-vue des mains de l’enthousiaste Française, qui, dans son admiration pour la bravoure, avait surmonté ses craintes ; et il rendit compte à son tour de ce qui se passait près du paquebot, autant qu’on pouvait le voir de si loin. Quoiqu’ils sussent déjà une bonne partie des événements qui avaient eu lieu ; ce fut une demi-heure bien longue pour tous ceux qui se trouvaient dans la chaloupe que celle qui s’écoula jusqu’au moment où la chaloupe du bâtiment danois les accosta. Chacun était aux fenêtres pour les voir arriver ; et les deux jeunes gens furent reçus comme des libérateurs, à la sûreté desquels chacun prenait un vif intérêt.

— Mais mon cousin John ? dit Ève dont les traits expressifs annonçaient tour à tour la joie et la crainte, comme on voit en avril un rayon de soleil succéder à un nuage ; mon père n’a pu l’apercevoir parmi tous ceux qui sont sur le banc de sable.

Les deux jeunes, gens racontèrent alors le malheur arrivé à M. Lundi, et la manière dont John Effingham s’était chargé d’en prendre soin. Quelques minutes délicieuses se passèrent ; car rien n’est plus agréable que le premier moment de bonheur qui succède à une victoire. Les deux jeunes gens, aidés par le domestique de M. Effingham, levèrent alors l’ancre ; les voiles furent déployées, et, en moins de quinze minutes, le radeau si précieux et si désiré entra dans la passe.

Paul gouvernait la plus grande chaloupe, et avait donné à M. Sharp les instructions nécessaires pour qu’il pût gouverner l’autre. La marée arrivait ; et en maintenant leur position au vent ils conduisirent leur long radeau avec tant de précision, qu’il arriva au banc de sable sans avoir touché un seul rocher. Il y fut amarré en triomphe ; on déposa sur le sable les voiles et les cordages qui y avaient été placés, et tout le monde sortit des deux chaloupes.

Les dernières vingt heures qui venaient de s’écouler parurent comme un songe à toutes les femmes, tandis qu’elles se promenaient sur le sable en se livrant à l’espérance et à un sentiment de sécurité. On avait alors réuni tout ce qui était nécessaire à la sûreté générale, et il ne restait qu’à dégager le bâtiment du sable et à le gréer. M. Leach avait déjà fait rapport au capitaine qu’il était en aussi bon état que lorsqu’il était parti de Londres.