Le Parc du mystère/Texte entier

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Le parc du mystère

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Alors, cher Monsieur, vous aimez la France vous aimez Paris, vous aimez les lettres et vous êtes un jeune étranger, déjà célèbre, un personnage étrange, à la fois très près et très loin de notre monde littéraire mais qui pourrait y jouer le rôle du héros de roman sinon celui de romancier ? Ah ! comme vous êtes pourtant littérateur !

Ce qui m’amuse, dans ce que je sais de vous, c’est que vous n’avez pas l’air d’y faire attention. Vous ne venez pas seulement de loin, vous en revenez et cette fameuse histoire de revenant, vous la dites avec le ton froid d’un professeur en Sorbonne, ce qui a suffi à me dresser contre vos affirmations dans tout ce que je possède vraiment de haine contre le mystère.

Il n’y a pas de mystère. Il n’y a que l’intérêt de certaines humanités à l’inventer pour les besoins de leur propre cause ou la consolation des humanités voisines. Permettez-moi de m’expliquer. Je ne suis, hélas, pas capable de m’excuser ! Je suis un curieux… doublé d’une curieuse. Le titre de littérateur n’est pas du tout à ma taille : je ne fais pas de littérature. Je vis, ou par le rêve, ou par la réalité, dans un état de demi-inconscience absolument conscient, ce qui me donne l’aspect d’une personne libérée de toute contrainte protocolaire.

Je ne fais pas une grande différence entre la littérature et l’existence de tous les jours, parce que la première découle de la seconde pour qui sait voir et entendre. C’est aussi pour cela que je ne crois point au surnaturel parce que tout me semble naturel et sans lien apparent avec le possible impossible. Les uns, les sauvages, dont je suis, mettent leur oreille à terre, sur le sentier de la guerre ou du crime, pour tâcher d’y surprendre une vibration, le pas qui s’approche ou celui qui s’enfuit. Les autres, les civilisés, lèvent leurs yeux au ciel, pour y chercher un espoir, une aurore… ou, tout machinalement, y suivre les volutes d’une fumée odorante ; J’ai assez d’éducation pour respecter les gens qui ont la tête dans les nuages, cependant, je ne leur permets pas de dépasser la limite bourgeoisement assignée aux sots ! Quand, par hasard, ils me prouvent une intelligence très au-dessus de la moyenne, je commence à m’inquiéter. Est-ce que vous croiriez à des puissances autres que celle… de votre intelligence ?

Vous pouvez ne pas me répondre. Je m’y prendrai comme, les femmes gauloises, ces vieilles sorcières ingénues, qui entouraient le voyageur en lui demandant de raconter leur histoire et je saurai tourner la difficulté au passage dangereux, s’il y en a. Au besoin je vous arrêterai. Ce qui me rend curieuse c’est, justement, la seule part d’intelligence dans la belle action ou la faute. Quant aux résultats, peu m’importe. Tous les résultats sont négatifs puisqu’ils sont une fin !

Je vous entends d’ici rire de ce que vous appelez mon « écriture turbulente ». Il est avéré que j’écris mal mais à l’encontre de ceux qui écrivent bien, j’arrive à dire ce que je veux dire et sans me soucier des convenances sociales, cette calligraphie à l’usage des collégiens, d’où il s’en suit que ce n’est pas moi… le collégien !

J’ai l’habitude de dire que je suis née sous Louis XV parce que mon Age et mon indifférence à la corvée mondaine signifient, probablement : après moi le déluge ! Déluge de larmes ? Déluge de reproches ? Déluges de compliments ?… Ah ! pourquoi s’y attarder puisqu’il faut passer ! J’ai horreur de la pluie. Je me sauve des averses, d’abord. Ensuite viendra le Monsieur censeur qui criera, sur l’autre rive, toutes les malédictions ou les invocations qu’il voudra au nom de la postérité, je serai désormais invulnérable et tellement purifiée par l’infini du gouffre que vous devinez ?… Est-ce que vous y croyez, vous, à la mort ?

Il paraît que vous avez commencé par la prison politique ? Moi j’ai débuté par la prison… littéraire. J’ai une vague idée que vous êtes plus innocent que moi ! je n’entends rien à la politique. J’ai feuilleté vos livres. Que tout cela est bien, correct, compassé, rempli de fougue orgueilleuse, réprimée, comprimée, en petits cachets pour la fièvre ! Il y a de la morale et de la révolte. Je voudrais savoir qui, ou quoi, l’emporte à vos yeux ? De quelle philosophie vous servez-vous, pour le mouchoir ?

Pourquoi étant encore un gamin, fondiez-vous un journal, une famille, et pourquoi vous risquiez-vous à refuser de prêter serment devant le Christ, pour faire, plus tard, amende honorable devant le même… obstacle ? Pourquoi fûtes-vous précipité sur la paille humide des cachots, d’autant plus humide que la marée montante la submergeait, paraît-il, tandis que la pitié de votre geôlier posait une planche de salut, d’un soupirail à l’autre, dans toute la largeur de cette tour… d’amour ! C’est charmant ! Quel original pays que votre pays ! Je m’imagine le Portugal à la fois rouge de sang et blanc de toute la pureté religieuse des fleurs de l’oranger, brûlé de soleil et éventé, le long de son littoral, par un capiteux parfum de liberté que le vent, venu de très loin, vous flanque dans la figure sans qu’on puisse bien définir s’il s’agit d’une prière ou d’une menace… Et il ne doit pas y régner beaucoup de mesure.

Alors vous, Monsieur le Portugais, vous êtes venu en France pour chercher cette mesure, nécessaire à l’ordre moral comme le battement régulier du cœur est nécessaire à l’ordre physique ?

Pourquoi aimez-vous tant la France ? Est-ce pour ses malheurs, qu’elle devait ou pouvait éviter, ou sa merveilleuse promptitude à les oublier ?

Je vous ai entendu parler de la vie de Paris, un soir, avec une éloquence enthousiasmée très surprenante de la part d’un diplomate, connaissant le dessous des choses. Il gelait… et vous êtes frileux ! La foule, rue de Rivoli, était dangereuse comme une caresse de fauve… et vous avez horreur d’aller à pied !

Mais vous regardiez, fasciné, le soir tombant, ce soir, d’un rose pâle, sous la voilette noire des arbres des Tuileries, capricieusement brodée de ramilles en velours, ce soir glacial, délicat et léger, tel un fard sous la poudre, un couchant incertain, ambigu dans lequel semblait bien plutôt se lever une aurore, l’ouverture des paradis mondains. Une petite étoile claire s’y allumait, diamant d’une bague secouée, là-haut, par une main mystérieuse…

Au fond, c’est votre affaire… du moment que vous avez confiance en cette étoile !

« Aut Cesar, aut Nihil. »

Expliquez-moi, racontez-moi ! Le désir de l’acte est toujours intéressant. Quant à l’acte lui-même, il n’est pas l’homme, il n’en représente que sa victoire ou sa chute, c’est-à-dire une chose toujours indépendante de sa volonté !

C’est précisément pour cela qu’il est toujours beau de vouloir.

Mes meilleures cordialités, cher Monsieur.

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Madame,

Lorsque votre lettre m’est parvenue hier soir j’ai d’abord tenté de la déchiffrer, puis, découragé, je l’ai passée à ma dactylographe qui l’a traduite sur sa machine en bons caractères ronds. Après quoi, débarrassé du cauchemar de cette écriture inégale, capricieuse et fantasque, je l’ai lue le soir au coin de mon feu — un feu d’enfer ! — et savourée lentement, à petits traits, dans l’isolement hermétique du vaste pensoir que vous connaissez, où nul bruit du dehors ne pénètre et où j’ai coutume de m’enfermer, après le dîner, avec un havane qui me tient compagnie sans me heurter, témoin sceptique et muet de mes impatiences d’une heure, de mes amertumes et de mes joies.

Je ne bois jamais de liqueur. J’abomine ces boissons toxiques. Mais je comprends, je sais le plaisir qu’elles causent à certains hommes. Le soir où je dois lire une lettre de vous, je le fais avec la dévotieuse volupté que mettent les amateurs à avaler par petites gorgées compassées un verre de Vieille Fine.

Seulement, votre esprit n’a pas toujours le même goût. Vous êtes une irrésistible force de la nature, contradictoire, tendre et cruelle, parfois étrangement lumineuse et aussitôt impénétrable comme un puits de mystère. Vous êtes un terrain dangereux sur lequel il ne fait pas bon aux faibles de s’aventurer. Et c’est peut-être pour cela — certainement pour cela — que je vous aime. Parce que votre cerveau, pareil aux sables mouvants dont parlent les grands voyageurs du désert, excite mon orgueilleuse confiance en moi-même, m’attire et ne m’effraye pas.

Souffrez, Madame, qu’en ma réponse je fasse preuve de quelque prudence. Votre lettre est un guet-apens. Vous me croyez téméraire. Vous vous trompez. Mon courage est un moyen au service de mon intelligence. Il ne commande pas ; il obéit. Cette richesse naturelle, qui chez certains se traduit en faiblesse parce qu’elle inspire et domine leurs actes, n’est chez moi qu’un agent d’exécution auquel je fais appel lorsque ma raison a pris, en toute liberté, ses déterminations. Cela vous expliquera pourquoi, ayant cent fois risqué ma vie, ma réputation, mon avenir et ma sécurité, je ne me suis jamais cassé les reins. J’ose, mais tandis que les héros et les martyrs le font les yeux fermés, je n’ai jamais osé, moi, que les yeux ouverts. Ainsi je ne suis — au contraire de ce que vous semblez croire — ni un héros, ni un martyr. Je suis un homme sage, qui mesure ses pas, pondère ses gestes, raisonne froidement ses effets et ne s’élance qu’avec mille invisibles précautions. Mon audace même, que j’ai tour à tour entendu vanter et déplorer, n’est encore, Madame, qu’une attitude choisie par mon odieuse lucidité.

Vous le voyez, je me déshabille. Mais que votre amitié se rassure ! Je dirai suffisamment pour vous intéresser et pas assez pour me compromettre. Je me regarde.

Oui, Madame, il y a le mystère. Le mystère insondable, inaccessible, éternel. Il est à l’origine et à la fin de toute chose. Il pèse sur vous, sur moi, sur l’humanité entière, enveloppe la terre, couvre l’univers, noie nos âmes, désespère nos pauvres cerveaux las de souffrir pour la découverte d’une vérité toujours proche, mille fois pressentie et jamais atteinte » Vous le niez donc ce mystère qui est dans vos yeux, dans votre âme inquiète, dans les héros de vos romans, dans les paysages que vous peignez, dans l’atmosphère créée par le démon de votre talent ? C’est votre dernière ressource. Vous niez ce que vous ne pouvez détruire. Prenez garde, Madame, à l’intempérance de votre orgueil ! Elle peut vous jouer un vilain tour. Vous vous trouverez soudain désemparée en face de l’écroulement total de votre philosophie lymphatique de la Négation, — et l’inconnu prendra sur vous une revanche terrible. Ce sera le marasme, l’angoisse de la nuit interminable, la marche à tâtons dans les sentiers vierges du Parc du Mystère où vous entrerez malgré vous, entraînée par la puissance de la Destinée devant laquelle ploient tous les genoux et toutes les têtes se courbent, convaincues — ou vaincues.

Je crois à notre ignorance totale devant l’immensité du mystère humain et surhumain.

Je crois à la force de mon intelligence comparée à celle des autres hommes, et à son succès si elle est appuyée par une énergie implacable, par une volonté tenace, par ma décision irrésistible de vaincre et d’atteindre, non pas la gloire ou l’argent mais l’une, l’autre et beaucoup plus que ce que les hommes désirent, possèdent ou rêvent de posséder.

Je crois à la Mort, terme de ma carrière actuelle et anéantissement inévitable, si elle vient avant dix ans, d’une œuvre à peine ébauchée. Je ne la souhaite pas. Je ne la crains pas. Mon âme doit être assez forte pour résister au changement de climat et parvenir, vivante, à sa nouvelle demeure où elle jouera, j’espère, un rôle capital.

Je crois en Dieu quand je prie, en la mort quand je suis en automobile, en l’amour quand je suis dans les bras d’une femme aimée et en moi, quand j’entreprends une chose difficile.

Voici, Madame, les quatre extraits qui composent le parfum de mon mouchoir. L’aimez-vous ?

Soyez indulgente pour ma fatuité, et laissez-moi vous baiser les mains.

H. C.

P.-S. — J’oubliais de vous dire que je crois aussi à l’amitié lorsque je pense à tout ce que je vous dois.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Ah ! les sentiers vierges du « Parc du Mystère » ! Que voilà donc un beau titre : « Le parc du mystère », et comme je suis jalouse que vous l’ayez trouvé ! Toutes mes félicitations ! Je suis aussi très en colère pour ce que vous osez m’accuser de guet-apens. Ne vous gênez pas, cher Monsieur !… je sais me battre avec une plume au moins autant que vous savez vous servir d’une épée, mais, si je vous ai encerclé, pressé les tempes, dans une couronne de pointes, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser. Je cherchais, simplement, à faire jaillir de votre cérébralité, l’âpre sentiment de la vie intellectuelle et rien n’est plus propice à l’exaltation de ce sentiment que celui de la mort.

Vous êtes un catholique récent, j’en jurerais et vous avez des idées sur l’immortalité de l’âme, généreuses ou tendrement élastiques, comme on en a au dessert, entre le champagne et les jolies femmes, qui sont deux raisons majeures de s’attendrir. Pourtant, si un néophyte ne sait pas trop pourquoi il croit : credo quia absurdum, un très ancien croyant, sait, lui, très formidablement, pourquoi il ne croit plus et, malgré que nos aïeux n’aient pas gardé le Christ ensemble au Saint-Sépulcre de Jérusalem, je veux vous expliquer de quelle façon j’entends que la terre tourne, — car elle tourne, cher Monsieur, en dépit du tango à la mode, elle demeure immuablement vouée à la valse des atomes, un poème vieux comme le monde lui-même, inscrit dans un cercle vicieux… si entraînant ! C’est l’éternel glissement aux abîmes, peut-être savante horlogerie de pendule, peut-être ingénue balançoire :

On entre, on crie,
Et c’est la vie !
On crie, on sort,
Et c’est la mort !

Le balancement s’agrémente de guirlandes sur les cordes ou de vipères qui sifflent autour. Il est souvent ironique et prestigieux à la fois, mais, toujours le même, comme mouvement : il endort !

Je ne crois à rien, cher Monsieur, parce que ma vieille race catholique dont je suis le singulier aboutissement n’a pas produit grand chose de bon, et, depuis des siècles que je la contemple, je m’aperçois qu’elle porte en elle une tare qui est bien celle des fous et des criminels : la mystique. Ils ont pu, d’abord, faire noblement la guerre aux infidèles (si on peut faire noblement la guerre) tant qu’ils étaient naïfs mais ils sont devenus absolument effroyables quand ils ont voulu imposer la mesure casuistique de leur foi aux fidèles. Je vous signale, dans le tas des parchemins, certain petit inquisiteur, lequel était grand d’Espagne, ayant poussé le genre habit-moine à un point qui le rendit fort mal porté, même au temps de Philippe II. À lire ses grimoires, à les traduire, plutôt, car il eut une bien plus mauvaise écriture que moi, on a la sensation de prendre un bain d’absurde ! Ça vous entre dans les pores, avec « l’eau lustrale » dont il est question, avec « la question » toutes les vingt lignes. Ah ! que celui-là, je le tiens donc bien, entre le pouce et l’index, comme un sale insecte venimeux qu’il est ! Surtout si puérilement, si ridiculement cruel ! Il avait l’idée que les femmes devaient aller à la chambre de torture « enveloppées de toutes les précautions du vêtement religieux. »

Et, plus tard, il y eut la sympathique Mme Lafarge, l’héroïne du Glandier dont la douceur amoureuse allait jusqu’à faire avaler des petits gâteaux d’arsenic à son époux, non point seulement parce qu’elle n’aimait pas la campagne mais tout simplement parce qu’elle avait volé le collier, ce que ses défenseurs, envoûtés par sa grâce intelligente, ne voulurent jamais admettre. Or, toujours quelques crimes précèdent ou expliquent un grand crime, et, moi, qui n’ai point eu le bonheur de connaître cette aimable parente je suis persuadée que… quand on vole, on est capable de tout ! Le meurtre du mari me semble une vétille en regard de l’escroquerie du collier. Et la dame croyait en Dieu, tout porte à le craindre, étant donné la décence de ses manières.

La confession ? Le repentir ? Faiblesses ! Pourquoi pas la conclusion de Raspoutine : « Pécher, c’est se créer l’occasion de mériter le pardon de Dieu ! »

Ah ! non, non, je ne crois qu’à la force morale de l’orgueil, trempé dans le feu du creuset des multiples expériences de nos ancêtres… autant que vous pouvez, vous, croire à la force de votre jeu d’escrime, physiquement, et à la valeur positive de vos raisons sociales. Vous êtes prudent, lucide et sage ! Moi, « je ne suis pas malin », comme le pauvre diable de Verlaine et le mystère de mes yeux, chanté par le doux Albert Samain, doit venir de là : « Riche de mes seuls yeux tranquilles ». Oui.

Je vous entends murmurer : « Une force morale profondément immorale, chère Madame ! » Cependant, comme je vous donne envie de rire, vous ajoutez : « C’est amusant ! »

En effet, j’amuse et je m’amuse. Je suis le promoteur de la gaîté, quand même, sans aucun héroïsme. Non pas le roi de Jérusalem mais bien mieux le roué de la Régence dans le royaume intellectuel, qui accepte la roue, en refusant les petits soupers parce que j’ai le mépris de l’estime du bourgeois. Moi, je mets mon point d’honneur à ne pas me soucier du qu’en dira-t-on. Je sens, je devine tout ce que vous pensez mais on ne peut pas entamer l’incorruptibilité de ma puérile façon de jouer et j’accepte même d’aller en cour d’assises pour m’y entendre condamner à je ne sais plus quelle grotesque amende quand j’ai perdu, c’est-à-dire, pour avoir un peu divagué dans un livre. L’amour humain tel qu’on le parle, me dégoûte et m’a toujours dégoûtée. Ça, voyez-vous, c’est de la faute au petit inquisiteur et pour obéir à son ombre je n’ai jamais voulu, jadis, me découvrir… sous la torture. Je suis grand d’Espagne, Monsieur !

Vous, vous êtes l’humanité raisonnable, puriste, classique, la protocolaire humanité (vous me paraissez continuer votre cher maître et protecteur, Maurice Barrés que vous aimez tant !) qui plaide coupable contre nous, les pauvres diables de fantaisistes mais qui ne vit pas sans nous parce qu’on ne vit pas sans le rêve, pur ou impur.

« Le parc du mystère » ? Ah ! que cela vous va bien ! Et que si j’étais un auteur moderne, comme vous, de quelle merveilleuse façon j’ordonnerais ce roman mystique et… comme ça ne prouverait rien. Citons, ici, une jolie phrase bourrue de Francisque Sarcey, critique du temps… jadis, à propos de moi : « Mais, oui, elle a du talent… mais qu’est-ce que ça prouve ? »

Moi, je suis tombée, vraiment, par la fenêtre que Verlaine a ouverte sur l’inconnu littéraire, j’étouffe d’une rage qui ne peut pas se sortir en phrases élégantes. Un peu plus, vous me feriez miauler comme la vieille panthère de Kipling : « Baghera », celle qui aime les « petits d’homme » jusqu’à ne pas les manger, redoutant sans doute de s’empoisonner de leurs sophismes. Je ne suis qu’une animale, une bête qui a surtout soif d’air libre. Je peux aller dans vos salons mais je ne comprends pas que les tapis imitent l’herbe ! À qui ferez-vous tondre ça ? À quels moutons de Panurge ?

« Le parc du mystère ». Je vois ça d’ici. Venez avec moi, je vais essayer de vous le montrer. De belles allées rectilignes (quelque chose comme les salons du boulevard Haussmann) et de chaque côté, pas un arbre ne dépasse l’autre, de grands cyprès élégants comme des messieurs en habit noir, du sable, un sable échappé du fameux sablier d’argent de la légende, éblouissant, doux sous le pied, telle une sandaraque pour bureaucratie religieuse, amortissant les pas et surtout ne permettant pas la cruelle impatience ni la flânerie pour la seule curiosité (je crois que cette flânerie-là s’appelle : le suicide). Dans une perspective infinie et s’amincissant en colonne de marbre, la route du ciel !… Vous qui faites du cent à l’heure, prétendent les contraventions, en conduisant d’une main, vous connaissez, n’est-ce pas, ce mirage étrange de « la colonne de marbre » montant, entre les arbres réguliers d’une route, à perte de vue ? Et un jour on monte réellement sur l’obélisque de la forêt de Sénart, parce que le cent à l’heure, ça trompe… tout comme une femme !

Vous disiez, cher monsieur : « je crois en Dieu quand je le prie », mais, en y réfléchissant, il n’existerait alors que quand vous y pensez ? Et pourquoi, « ô petit d’homme », style Kipling, voulez-vous que je l’invente à mon tour ? Y croire n’est-il pas plus vain que d’essayer de le réduire à la suprême grandeur du néant ?

« Le parc du mystère » s’est donc ouvert pour vous, monsieur, aux deux battants d’une large grille de fer forgé, une grille monumentale (vous, quand vous forgez, vous faites toujours monumental, solide. Je n’en veux pour preuves que les statuts de la Société des Amis des lettres françaises) ; surmontée des armes de votre pays, y compris la couronne à sept pointes de la Mater Dolorosa. Vous avez fait sonner à toutes cloches (quelle volée, messeigneurs !) pour qu’on vous ouvre, et, les portes de ce lieu… bénit ont respectueusement tourné sur leurs gonds. Il y eut un suisse en hallebarde (pas M. Payot, éditeur) et vous allez plus lentement. La quarante chevaux se met à rouler comme sur du velours. Vous avez gagné, monsieur ! Il est même inutile de tenir le volant d’une main… encore du bout des ongles, peut-être, les ongles cette partie de nous qui pousse dans la mort, qui s’accroche à la vie végétale et qui laboure la terre, notre fin dernière à tous. Je vous vois très bien renversé dans votre voiture, le dernier cri du confort de cette époque là et, si je n’en indique pas la marque, c’est par horreur de la réclame payée ! Contre les probables intempéries, vous y êtes couvert, des pieds à la tête, d’une épaisse fourrure… de fleurs ! Vous voilà enfin arrivé, « un arrivé ». Dix ans, trente ans d’attente on arrive toujours, au moins au cimetière.

Moi, je ne suis ni morte ni arrivée. Je tourne autour du « Parc du mystère ». J’ai disparu, sans aucune sonnerie de cloches. Je suis allée me promener de ce côté de l’autre monde, sans carrosse et sans gala, garée de la suprême peste des grilles d’honneur, des suisses en hallebarde et de la dernière volée de cloches (durant que les bons amis, à l’église, vous fustigent de leurs derniers brocards !) j’aime le silence par tempérament de fauve, et je tourne, silencieusement, avec défense d’entrer, puisque je n’ai pas voulu d’âme ! Hum !… ces hauts murs, ces tessons de bouteilles qui, en l’espèce, sont des tibias, ça ne m’engage guère, je n’ai pas de goût ! Et, tournent, avec moi, les bêtes, toutes les bêtes de la création. Je rencontre Jean-Lapin, marquis de Garennes, et la conversation s’engage, après cette cérémonie fastueuse : « Dis donc, loi, mon petit gars, est-ce que tu y es entré ? » « Non, bien sûr, me répond le jeune voyou, c’est pas fait pour nos yeux, en boules de loto ! Tu penses ! On n’est pas des princes ! On n’a pas de coupe-file comme un ambassadeur ! Et puis, eux autres, ils ont une patte de plus que nous. Ils appellent ça leur âme, je crois. Ça leur servait à rien quand ils vivaient car, franchement, ils vivaient à peu près comme nous sauf qu’ils buvaient sans soif et faisaient l’amour en toutes saisons… mais de l’autre côté de la vie, ça leur ouvre des portes ». Une colombe passe, au-dessus de nous, comme un ange, parce qu’il y a eu un silence et je lui crie : « Eh ! mademoiselle, s’il vous plaît ? Vous devez avoir une certaine hauteur de vue et, presqu’une âme puisque vous avez des ailes ? Pourriez-vous aller vous percher sur ce cyprès, le premier du rang, celui qui masque tous les autres ». La colombe, un peu inquiète, à cause du phosphore de mes yeux, regarde, le col tendu, « Baghera », la panthère de Kipling : « Non, non, chère amie, je n’ai plus faim, » que je lui affirme. (D’ailleurs, ça ne se mange pas, les colombes, les tendres colombes, aucun gibier, de mémoire de chasseur, n’est plus coriace !) « Mademoiselle, que je reprends en fermant les paupières à demi, j’ai des amis dans les enceintes sacrées. Je voudrais bien savoir… ce qu’ils feront ce soir ? Thé ? Tango ? ou théâtre ? » « Ce qu’ils feront, je ne sais pas. Ce qu’ils ont l’air de faire, je l’ai déjà vu, de très loin : ils sont en marbre et très calmes. Ils prient, ils continuent à prier avec des mains de pierre dont la stérilisation paraît complète ! » Baghera éternue : « Merci du précieux renseignement. J’aime mieux ma résurrection prochaine dans mon propre fumier, si du fumier peut être propre, avec des dents neuves pour croquer toutes vos pareilles, ô ma chère ! » « À vos souhaits ! » dit poliment la colombe qui file à l’anglaise, ainsi que Jean-Lapin, marquis de Garennes, tous les deux saisis d’une secrète émotion.

… Après tout, nous ne savons rien, personne, hélas, n’a jamais rien pu savoir sur cette « cinquième patte ». C’est peut-être la cinquième puissance de l’instinct de la conservation, cet instinct « sublimisé » du corps qui a toujours peur de tout, de l’amour comme de la mort, et qui se diminue en se multipliant. Il y a quelque mille ans que ça dure et ça finira par… votre extrait pour le mouchoir chez les gens comme il faut. (Horreur des parfums artificiels !) Encore quand les hommes croyaient au soleil-Dieu… ils avaient chaud, mais, aujourd’hui, ils lui ont découvert des taches !

…Je tourne ! je tourne ! Les hauts murs du « parc du mystère » m’incitent à bondir d’indignation. Je recommence à m’impatienter comme du temps lointain où je tenais une place sur les tapis de l’autre monde. Seul est vraiment immortel l’animal, le corps, parce que tout doit rentrer dans tout et à moins de passer par un feu violent, volatilisateur (voir le Zend-Avesta, le livre des Guèbres) tout ce qui est nature, matière, doit reproduire de la nature, de la matière. Serai-je dieu, table ou cuvette ? Plante ou de nouveau libre animal ?… Ça m’est égal ! ça m’est égal !… Mais je cherche à pénétrer les mystères.

Brusquement, je me trouve en face du « saut de loup » parce qu’un « parc du mystère », comme tout parc qui se respecte, a un « saut de loup » et doit posséder aussi sa petite porte clandestine, celle qu’on ouvre aux amoureux et qui a une branche de lierre sur la serrure : « je meurs où je m’attache ». Mais le saut de loup, ça me connaît beaucoup mieux que la complication des serrures pour les amoureux. Un peu de souplesse de reins et on passe toujours, par-dessus ou par-dessous. Ah ! entrer là, parce que je n’ai pas d’âme, forcer la consigne, voir, savoir…

Me devinez-vous me glissant, chat énorme et très silencieux, tous ronrons et jurons éteints, noire comme la nuit oscellée d’astres jaunes, me lovant sur le sable d’argent des allées sacrées ?

Où je vais ? Ne cherchez pas. Je vais sur « les sentiers vierges du parc du mystère » parce que vous m’y avez donné rendez-vous et parce que mon orgueil ne me permet pas de manquer un rendez-vous où je dois être entraînée par la puissance de la destinée. Tous ces mots protocolaires-là me communiquent une abominable envie de mordre. Que je rencontre seulement un gardien de ce jardin interdit au public… animal, vous allez voir de quelle façon j’étrangle le protocole ! Ah ! vous m’ouvrez… les horizons du « parc du mystère » et vous voulez que je n’y pénètre pas sur mes quatre pattes de bête curieuse ? (Ai-je donc jamais été autre chose qu’une bête curieuse, un phénomène sur terre ?) Non, mais vous ne m’avez pas bien regardée, Monsieur ? J’ai les oreilles tour à tour couchées en arrière ou droites, pointées vers l’infini, c’est-à-dire la fabuleuse colonne en pierre de la perspective, j’ai l’allongement prudent des fauves sur la piste des chrétiens et des yeux, les yeux térébrants des oiseaux nocturnes. Nos prunelles mystérieuses, à nous autres, les sans-âme, ce sont là nos phares électriques, nous avertissant de l’obstacle et si nous nous foutons de l’étoile des Mages, c’est que nous portons toutes nos étoiles en nous-même, tous nos rayons X. Nous, les animaux, nous sommes les forces inconscientes ou conscientes de la matière et nous aurons le dernier mot comme nous avons eu le premier. Nous venons de bien plus loin que vous, les hommes, et nous savions déjà tout, bien avant vos écoles religieuses ou laïques.

Ah ! « petit d’homme ! » vous êtes sage, oui, mais seulement quand vous dites tout ignorer… malgré vos convictions rituelles !

Daignez souffrir, cher monsieur, que je vous exprime, ici, l’assurance de mes meilleurs sentiments… pour le mouchoir.

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Dieu ! que mes compatriotes riraient de bon gré s’ils vous entendaient m’appeler « l’humanité raisonnable, puriste, classique, protocolaire », moi qui ai commis toutes les folies, piétiné tous les préjugés, méprisé toutes les conventions, renversé toutes les hiérarchies, violé toutes les règles ! Et que dirait d’un pareil jugement cette bonne ville de Coïmbra d’où je vous écris et où l’on entend encore l’écho de mes pas iconoclastes sur les dalles de l’Université séculaire, réveillée, il y a quelque quinze ans, de sa douce torpeur romantique par ma voix de blasphème ! Puis-je vous avoir à ce point trompée, ou l’empreinte de la vie française aurait-elle été si forte sur mon caractère que toutes les traces du Passé se soient effacées sur mon visage ! Suis-je un autre, où l’armure sociale dont je me suis revêtu pour conquérir ma place parmi les hommes, est-elle si rigoureusement hermétique que vos yeux térébrants eux-mêmes en soient aveuglés et incapables de percer la nuit qui entoure mon âme close ?

Je ne sais… je ne sais… mais je sens l’armure fondre sous le soleil impitoyable de cette ville lumineuse qui me darde ses flèches de feu — et me crie votre erreur !

Car il m’a vu, ce soleil portugais, le jour déjà lointain où j’ai débarqué à Coïmbra, seul, pauvre, désarmé, raidi dans mon orgueil exalté par la colère des uns et l’envie des autres, mon jeune front entouré d’une auréole précoce qui me serrait les tempes comme une couronne d’épines.

J’avais alors seize ans. Quelque temps auparavant, poussé vers l’inconnu par un besoin impérieux de liberté qui me donnait le courage de tout tenter, de tout entreprendre et de tout réussir pour être libre, j’avais quitté la demeure familiale où l’autorité de mon père me rendait la respiration difficile. Ayant supprimé, en quelques heures, tous les liens qui brisaient mon élan et limitaient l’aisance de mes mouvements, je me suis trouvé, tout d’un coup, seul dans la vie qui ne m’a jamais parue aussi belle, ni aussi effrayante. Ébloui par l’immensité de ma fortune, — cette liberté que j’avais si ardemment souhaitée et si durement conquise — je suis monté là-haut, tout en haut de la ville pour élargir l’horizon de mes yeux et donner de l’air, de l’espace à la force intérieure que je tenais depuis trop longtemps prisonnière. Et sur la terrasse de la vieille tour universitaire, battue par les vents, brûlée par le soleil incandescent qui fit flamber l’imagination de tant de générations illustres et enfanta les plus belles aventures de l’épopée de ma Race, j’ai respiré à pleins poumons et ouvert à mon ambition, toutes grandes, les portes de l’infini.

Ah ! quel chagrin et quel dégoût la société de mon temps ne m’a-t-elle pas inspirés dès que je l’ai regardée attentivement ! Vous dites qu’il y a dans mes livres de la morale et de la révolte et vous voudriez savoir laquelle des deux l’emporte à mes yeux… Je ne puis pas encore tout vous dire, mais il est certain que je reste l’inadaptable et l’inadapté que j’ai été au début de ma carrière. Autour de moi, je n’ai vu que des lâches, des secondaires, des vers impuissants que j’éprouvais le besoin d’écraser du talon ou de fouetter avec le sarcasme sanglant et impitoyable de ma plume irrévérente. Cela m’a valu des inimitiés profondes, des haines tenaces qui me poursuivent aujourd’hui encore et que je me plais parfois à exacerber pour mieux leur montrer toute l’étendue de mon mépris.

Lorsque je me suis inscrit à l’Université de Coïmbra, j’avais déjà publié dans la presse quotidienne de Lisbonne des centaines d’articles qui m’avaient fait connaître et soulevé autour de mon nom et de mes idées, d’ardentes polémiques. Mon athéisme étalé le long des premières colonnes des journaux me rendait haïssable aux yeux de la grande majorité des Portugais. Ma vision claire des difficultés politiques et sociales qui s’accumulaient sur mon pays, et dont il souffre, hélas ! depuis dix ans les conséquences terribles, mon syndicalisme documenté, systématique, batailleur, me classait parmi les plus antipathiques adversaires de l’égoïste et aveugle état-major bourgeois qui, par son innommable incompréhension, conduit notre société à un cataclysme inévitable. Mon audace, mon ardeur, mon succès même auprès des foules, l’émotion et l’enthousiasme que soulevaient parfois mes paroles, mon extrême jeunesse et les perspectives qu’elle ouvrait, me signalaient aux yeux de mes compatriotes comme un danger social, et à ceux de ma propre génération, comme un maître qu’il fallait supprimer dès le début ou subir, plus tard, irrémédiablement.

On me tendit mille embûches et nulle trahison ne me fut épargnée, Coïmbra était une ville essentiellement réactionnaire. Sa vieille et illustre Université était régie par des lois anciennes qui exigeaient, entre autres anachronismes, que tout étudiant nouveau prêtât serment de fidélité à l’Église catholique le jour même où il franchissait, pour la première fois, la fameuse Porte de Minerve où il était reçu à coups de poing et à coups de pied, — charmante habitude ! — par ses aînés. Libre penseur et homme libre, je me refusai avec une égale énergie à prêter le serment qui répugnait à ma conscience, et à encaisser les coups qui attestaient la survivance de mœurs barbares.

Ce fut un beau scandale ! Le conseil universitaire se réunit et transmit mon cas au Ministre de l’instruction publique qui devait statuer souverainement. On n’exigeait rien de moins que mon exclusion de l’Université. Mes camarades convoqués, eux aussi, en assemblée générale par le président de l’Académie, décidèrent de m’appliquer un châtiment exemplaire qui m’enlevât toute velléité de résistance. Je n’avais, en ma faveur, que cinq ou six jeunes gens formés à mon école qui avaient juré de m’accompagner jusqu’au bout. Vaines promesses, faibles serments ! Menacés par les parents de se voir couper les vivres, effrayés par la perspective d’une pareille incartade, mes nobles compagnons fléchirent au bout de quelques jours et, copieusement rossés à la « Porte de Minerve », s’en allèrent piteux et contrits, s’agenouiller devant l’autel, prêter un faux serment et déposer un faux baiser sur le crucifix que souillèrent leurs lèvres apostates.

Ainsi apprend-on à la jeunesse à être courageuse et sincère.

Je restai seul, déçu mais non découragé. Seul, je sentis mes forces grandir, et se décupler mes moyens d’action. En quelques jours, je remuai ciel et terre pour déchaîner un mouvement d’opinion favorable à la liberté de conscience au nom de laquelle je réclamai le droit d’entrer librement dans l’unique Université de mon pays, sans violer mes principes et sans forfaire à ma dignité.

J’avais seize ans. Ce cri pouvait paraître ridicule. J’argumentai que je voulais faire les premiers pas dans la vie, le front haut, la conscience nette, les mains propres. Je n’étais pas catholique, je n’appartenais à aucune confession religieuse, je me refusai à un acte d’hypocrisie qui m’apparaissait comme une bassesse et une abdication intolérables.

La sincérité de mon appel émut l’opinion publique. La presse me créa une atmosphère favorable. Au Parlement, les députés des partis avancés demandèrent à interpeller. De tous les côtés du Portugal me parvenaient des messages d’encouragement et de félicitations. Les associations laïques s’agitèrent. Un grand mouvement d’opinion se dessina et, en quelques jours, je connus la bataille. Un décret du Gouvernement ordonna que je fusse admis sans prêter serment, et que les étudiants non catholiques, fussent désormais dispensés de cette obligation. Enfin, j’avais fait abolir un régime odieux et, du coup, j’étais célèbre : un héros pour les uns, un abominable anarchiste pour les autres. Et cependant, j’avais été uniquement un honnête homme.

Ma victoire éclatante calma la fureur vengeresse de mes aînés qui devaient me mettre en pièces à la « Porte de Minerve ». Toutefois, comme de grandes affiches placardées dans la ville, invitaient mes camarades à assister le lendemain à mon entrée et à m’y faire une manifestation hostile, je lis annoncer, par une déclaration publique, que je brûlerais la cervelle du premier qui oserait me toucher de la main, ou du pied. Et le jour suivant, à l’heure indiquée, deux mille étudiants massés devant l’énorme Porte fatale, et, ma foi, très belle, de l’Université catholique de Coïmbra, ouvraient respectueusement des haies pour laisser passer le jeune et pâle adolescent qui, un pistolet nerveusement serré dans chaque main, avait l’inconcevable audace d’exiger le respect de ses convictions, et de donner à son pays une leçon de courage et un exemple de virilité.

Hélas ! les hommes pardonnent-ils de pareils crimes ?

Dites-moi, Madame, si je vous ennuie et permettez que je vous renouvelle ici, de très loin et de très près à la fois, l’assurance de ma vive et très fervente admiration.

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… Coïmbra !… Connaissez-vous ce jeu, mon cher ami, qui consiste à passer son doigt mouillé sur le bord d’un verre de cristal pour en tirer une vibration intense, aiguë ou grave, qui donne l’impression du cri de la sirène, des fameuses sirènes des nuits de guerre bien moderne, sinon de l’antique chant des autres, évoquant la lointaine et improbable époque de celles que les dieux de la mer préposaient à la perte des matelots ? Non, n’est-ce pas ? Vous ignorez ce naïf amusement d’enfant contemplatif parce que le très jeune garçon pâle, traversant les foules hostiles, un revolver dans chaque main, n’a jamais eu le temps de jouer ?

Eh bien ! au seul nom de Coïmbra, je l’entends, moi, la vibration mélancolique, éveillant on ne sait quelle nostalgie du pays sauvage ou merveilleux ! Mais je n’irai pas le voir. Je resterai, vieil enfant sage, devant mon verre de cristal, sonore parce que vide, ce verre qui n’est pas grand, où je bois l’illusion en faisant fi des coupes pleines dont la dernière goutte contient toute l’amertume de la déception littéraire.

Monsieur, mon cher ami, je ne déteste pas que vous me trompiez sur les apparences. Je vous prenais pour un diplomate, un logicien, une humanité raisonnante et raisonnable. Voici que votre adolescence fut orageuse, révolutionnaire, presque anarchiste !… Cela m’explique votre besoin actuel de protocole et votre ambition à tout organiser le plus régulièrement du monde : « Empereur ou pendu ! » disait je ne sais plus quel homme de gouvernement. En adoptant une mesure moyenne, je vous vois assez bien dans la peau d’un romancier, car ayant commencé par l’action, de trop bonne heure, vous ne pouvez finir que par le rêve, c’est moins fatigant !

Notre vie, à tous, est un perpétuel besoin de contrastes et comme nous savons tous, malheureusement, que nous n’échapperons jamais à notre destinée, il ne nous déplaît point de chercher, de temps en temps, à briser nos chaînes, quitte à les renouer, par de faux maillons, afin de nous montrer dignes d’un meilleur sort.

« … Coïmbra, la reine des villes ! Je l’aime passionnément car elle se fait aimer comme une femme. Sa nature est toute sensuelle quoique mélancolique. Du côté montagneux, des forêts de pins, des champs d’oliviers ; du côté de la plaine, « le Mondego », chanté par tous les poètes, courant entre des orangers et d’innombrables peupliers qui forment la romantique promenade d’une lieue de longueur appelée « Choupal » (bois de peupliers : choupos). Et, couvrant tout l’horizon, comblant les vallées et mettant ainsi les crêtes, dont quelques-unes semblent de gracieux peignes espagnols, en relief, voilant les quelques taches d’aridité, donnant tout son prestige au paysage, comme le vêtement léger d’une dame qui ne veut pas cependant tout laisser voir, et stimulant par cela même l’imagination, — un brouillard sec qui subsiste en été, sous le brûlant soleil, une fumée couleur de cendres qui forme le plus grand charme des panoramas de la ville : « des charmes ». Hélas ! Aucune photographie ne peut rendre sa couleur ! Le rêve ne se fixe pas ! »

… Pas trop mal, hein, ce petit tableau, peint par un très jeune peintre que vous connaissez… ou que vous reconnaîtrez peut-être ![1]

On imagine aisément quels enfants sortent de là ; hommes avant l’âge par leur terrible sensualité et déjà vieux ayant beaucoup trop appris dans leur redoutable Université qui les force à baiser, sous serment, l’effigie d’un Dieu auquel, souvent, ils préféreraient… n’insistons pas, car, sur ce chapitre, je crois que tous les âges sont sans pitié !

Maintenant que vous avez avoué quelques-uns de vos péchés de jeunesse, est-ce que vous pourriez me dire pourquoi le farouche libre penseur, monté sur la vieille tour, tout en haut de la ville, au fameux pinacle universitaire, pour y mieux respirer, en est aujourd’hui redescendu pour se courber sous le joug d’un catholicisme rigoriste ? Vous me paraissez aller d’un excès à l’autre, avec une facilité déconcertante. Et ce qu’il y a de plus déconcertant encore c’est la logique de vos discours ! C’est tout l’un ou tout l’autre, mais toujours clairement déduit. Moi, au moins, quand je parle (si je ne sais pas faire de discours), je demeure paradoxal, ce qui escamote, le plus fièrement possible, ma personnalité !

Il n’y a pas de religion sans un tourment d’aveu. Quand on croit à quelqu’un ou à quelque chose, on est obligé de se confesser, or, se confesser, avec restriction mentale, ça embrouille les conclusions psychologiques.

Prenez garde… à la peinture des grilles du « parc du mystère », ce bois touffu où nous chassons la colombe du Saint-Esprit, moi, Baghera, pour la manger, vous, pour en recevoir le rayon de l’X d’en haut ! Ce parc-là possède une multitude de jolis sentiers, inextricablement enchevêtrés, lesquels mènent tous à l’impasse en question : in pace. Croire, nous rend-il meilleur ou plus fort ? Sinon : avoir l’air de croire peut-il nous protéger dans la vie ?…

Voulez-vous que je vous dise pourquoi je me permets de vous mettre à la torture, selon toutes les règles inquisitoriales et, d’ailleurs, sans aucune intention de vous jeter au feu, convicti et combusti ? C’est parce que je veux, moi, arriver à m’expliquer la sombre histoire du revenant…

… Il y avait une fois une dame qui prenait le thé en compagnie de quelques jeunes gens de lettres réunis autour d’elle pour lui offrir le suprême hommage de leur gratitude ou de leur enthousiasme. Les uns désiraient monter sur les planches pour crier à la foule, qui n’y aurait certainement rien compris : « avez vous lu Baruch ? » Les autres songeaient à lui ménager la surprise d’un banquet, c’est-à-dire à faire payer à ses meilleurs amis (si on en a encore, à ce moment-là) vingt francs par tête pour voir la sienne… La dame, selon sa funeste habitude, se défendait en riant, ce qui faisait supposer que ce panache de gloire… presque posthume (n’est-elle pas morte à toute vanité mondaine ?) la chatouillait agréablement. Au fond elle trouvait cela d’une attendrissante absurdité et ne savait comment échapper au devoir de se montrer sensible… lorsque arriva un homme de lettres, aussi jeune que les autres, mais un étranger, tellement distant que chacun, au lieu de lui dire, selon l’usage bien parisien « mon vieux » ou « mon petit », l’appelait : Monsieur. La dame le connaissait à peine et elle ne lui dit rien…

L’électricité ne marchait pas (quand il s’agit d’une réunion où l’on cherche à y voir clair, l’électricité ne marche jamais). On était seulement illuminé par un énorme feu de braises rouges dardant, de temps à autre, des langues infernales. Alfred Machard commença un discours, aussitôt interrompu par Raymonde : « Remets une bûche et attends Machin. Tu sais bien ? Celui qui prétend qu’on ne peut rien faire sans lui ! » Tous avaient du reste une idée personnelle et ça formait une telle guirlande de fleurs énormes qu’on ne savait plus par quel bout la prendre, ni à quel clou assez solide, on pourrait l’accrocher… Et, en attendant Machin, pour les faire patienter, Raymonde Machard supplia l’étranger de leur conter une histoire, son histoire de revenant qu’il contait si… étrangement. « Vous verrez ! c’est vraiment extraordinaire ! on dirait que c’est arrivé !… » déclarait-elle. Alors, le monsieur s’exécuta, non sans s’être débattu courtoisement. La dame écoutait avec une attention polie parce qu’elle sait écouter ainsi jusqu’à l’exaspération… ou elle étouffe d’envie de rire, ou elle s’étrangle de colère, mais il lui est impossible de ne pas écouter. Elle examinait le monsieur : un masque froid, sans geste, au débit très martelé, avec ça et là une intonation railleuse, coupante. Il parla d’abord dans un effort ennuyé, puis, peu à peu, remis, par une atmosphère plus favorable, il s’anima, s’empara de l’auditoire, l’envoûta, l’ensorcela, et ce fut un drame à faire frémir. Toute la force d’une éloquence ironique, le langage d’un scientifique qui ne croit pas, mais s’amuse à prouver que c’est possible. Bref, le c. q. f. d. du professeur…

… En arrêt devant lui, Baghera, la panthère, l’oreille dressée, l’œil phosphorescent, se sentait la plus effroyable envie de rugir ! Comment ? Au plein cœur du Paris mondain, sceptique et frondeur, devant des jeunes gens de lettres fort malins, un étranger se permettait une telle mystification macabre ? « Il ment pour l’amour de l’art ! pensait la dame ahurie, mais à quoi cela peut-il lui servir ? »

Puis, brusquement, elle se leva. La combinaison louche de l’ombre et du feu avait projeté un reflet bizarre sur le visage du narrateur ; on ne voyait plus que ce visage qui semblait flotter, détaché du corps. « Allons-nous-en ! » fit la dame à l’oreille de Georges Saillard, venu pour la conduire chez Mateï Roussou : « Certainement, je vous suis, car il est l’heure, murmurait le très excellent garçon, toujours plein de respect pour les lubies de Baghera, mais c’est dommage de ne pas attendre la fin, il y aura des rappels ! » « Cet homme intelligent sait que les morts ne reviennent jamais ! Pourquoi ment-il ? » répétait Baghera ayant envie de mordre. « Pour essayer de vous faire peur, sans doute », souffla Saillard d’un air innocent…

… Monsieur et cher ami, j’en suis encore à me demander pourquoi vous voulez me faire peur ?…

… Entendez-vous, à votre tour, la vibration lointaine, atténuée, agonisante, du nom strident de la ville de Coïmbra ?… comme la plainte monotone du vent dans les forêts de pins… ou le toucher d’un doigt humide, longuement appuyé, peut-être mouillé de larmes, au bord d’une coupe de cristal vide ?…

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Alors, chère amie, vous faites vibrer un verre d’eau dans lequel vous ne buvez pas, et vous vous pensez sage étant, cependant, la proie de la « la folle du logis » — en France, n’est-ce pas ainsi que vous nommez l’imagination ? — parce que vous avez peur, une peur animale de ceux qui, ayant des croyances en l’au-delà, veulent se fier à d’immuables règles de conduite ? Cette crainte, serait-elle pour vous le commencement de la sagesse ?

Ah ! comme cela me troublerait, à votre place, d’en être réduit à l’espèce animale et, étant un homme, de ne pouvoir ajouter foi qu’à mon seul instinct ? J’ai l’orgueil de songer, de temps en temps, que je vaux mieux qu’un caprice de la nature et que, sans nul doute, un dieu s’est penché sur le limon dont je suis pétri pour y insuffler une âme, comme on glisserait le germe d’un beau fruit dans la vase du grand Nil, ce limon fécondant de l’Égypte.

J’ai appris, de bonne heure, le pourquoi de toute désespérance et l’effroi des vouloirs tumultueux. Il faut connaître des lois, être conduit, dirigé par une idée maîtresse, si on veut, un jour, apprendre à conduire, à diriger soi-même ! Rien, madame, ne peut surgir du chaos sans un coup de lumière et si le monde en est sorti, c’est qu’une aube divine est venue en rafraîchir les ténèbres.

Vous n’admettez ni commencement, ni fin, à un monde qui est loin d’être parfait ? La naissance et la mort sont seulement, pour vous, la manière de ponctuer la littérature de la vie ? Mais je ne vivrais pas tranquille, moi, si je pensais que la mort est le terme ! À quoi bon commencer si je ne puis recommencer et que signifie le courage de l’effort pour aboutir au néant ? Est-ce que la fleur qui se fane, cette toute innocence, aurait sa raison d’être de la beauté, si elle n’émettait pas la résurrection de sa graine ? Et si on a l’impression de semer soi-même, dans le vent, n’est-il pas mieux de s’en rapporter à la main du « Grand Semeur », pour tout envoyer à sa place ?

Je ne conçois pas du tout une éternité à venir sans la permission d’en faire partie et j’ai la très légitime satisfaction de croire que je puis y contribuer pour le menu grain de clarté qui m’est personnel. Une intelligence qui se débat dans le vide et disparaît dans le vide, c’est la proclamation de l’inutilité de la lumière. Le vide cosmographique est, vous le savez, l’absence de toute lumière. Et qui peut affirmer que l’orgueil d’un aveugle n’est pas pire que celui d’un illuminé ? Rappelez-vous la jolie petite anecdote de la vieille paysanne, perdant la vue et s’écriant : « le soleil s’éteint ! »

Comment je suis venu à la croyance en la religion d’un être tout puissant, après avoir refusé de m’incliner sur le Christ de l’Université de Coïmbra ?

Voici l’histoire de ma conversion :

J’étais exilé en Espagne, à Tuy, vieille ville superbe. Un fleuve, un pont, et de l’autre côté la place forte portugaise de Valença. Mes persécuteurs s’étaient arrêtés à l’entrée du pont. J’étais sauvé, mais battu. Nous avions essuyé, mes camarades et moi, un rude échec. Nous étions cent contre mille. À la dernière heure, nos meilleurs amis, des lâches, nous avaient trahis. D’autres, méprisables, faisaient l’amour pendant que nous affrontions la mort pour le salut d’un pays agonisant. Une débâcle, une honte dont je sortis écœuré.

Il était temps de recommencer. Il fallait à tout prix forcer l’oligarchie qui terrorisait le Portugal au nom de la liberté, à se démettre ou à se soumettre. Le jour suivant la défaite, je lançais un manifeste dans lequel je dénonçais la trahison et conseillais à mes camarades de se regrouper, de se réorganiser et de recommencer la lutte. Ce cri, venant de l’exilé que les tribunaux de la République devaient condamner, peu après, à six ans de pénitencier, suivis de vingt ans de travaux forcés en Afrique, se répercuta de ville en ville et s’en alla porter l’espoir dans les rangs des esclaves. « Vous êtes une Nation entière contre une poignée d’énergumènes, leur disais-je, vous n’avez pas besoin de canons ni de fusils ; ouvrez la bouche, levez les bras et vous vaincrez, misérables ! »

Le Gouvernement Provisoire de Lisbonne voulut me flatter. Il s’inquiéta de ma présence dans le voisinage de la frontière et demanda à l’Espagne de m’en éloigner. Une nuée d’espions s’abattit sur Tuy. Mais ils étaient aveugles, ces pauvres bougres, et je pus rester près de six mois, caché au centre même de la ville, sans qu’ils me découvrissent. Les autorités espagnoles militaires et civiles, détestaient les démagogues mes compatriotes. Elles se faisaient une joie de protéger ma retraite et de répondre, aux réclamations de Lisbonne, qu’elles m’expulseraient volontiers si l’on pouvait leur indiquer l’endroit où je me cachais.

Cette situation n’était pas sans inconvénients. Je menais une vie abominable. Je ne pouvais sortir que le soir, entouré de mille précautions. Cette claustration, incompatible avec mon tempérament, ruinait ma santé. Je m’énervais, je m’impatientais, j’aspirais ardemment à la liberté. Je voulais rentrer dans mon pays, me battre, risquer ma vie mais en plein air, au soleil, en agissant. L’immobilité forcée m’était insupportable et aussitôt que la nuit venait, je fonçais dans les ténèbres, comme le vent dans une fenêtre ouverte.

Peu à peu, à mesure que l’air pur et froid du soir me tonifiait les poumons, cette surexcitation maladive se dissipait et je reprenais la sérénité qui, avec le doute, sont les états supérieurs de l’intelligence.

Je montais à travers le dédale de ruelles étroites qui forment la partie ancienne de la ville construite en amphithéâtre sur la rive droite du Minho, vers la cathédrale fortifiée qui la domine. Grâce à l’esprit de tolérance et l’aimable sollicitude du prélat du diocèse, je pouvais, moi, libre penseur rebelle, pénétrer tous les soirs dans la vieille église et monter à la tour. Là, je restais quelquefois des heures entières à contempler les fertiles et riantes plaines de mon pays de Portugal qui, de l’autre côté de la rivière, s’étendaient à perte de vue sous la lune mauve, à droite et à gauche des coteaux en dentelle qui entourent Valença, sentinelle de la Nation.

Devant ces murailles qui, jadis, avaient été le rempart de l’indépendance d’une race glorieuse entre toutes, les pages de l’épopée portugaise revivaient dans mon souvenir et mon cœur se gonflait d’orgueil et d’espoir.

La Patrie ancienne, noble, téméraire, unie autour du drapeau qui avait fait, plusieurs fois victorieusement le tour du monde, me montrait son beau visage, son corps couvert de blessures qui attestaient son héroïsme et son immortalité. Le spectacle du passé me faisait envisager avec horreur le gouffre dans lequel l’égarement des hommes, leurs rivalités et leurs passions entraînaient à présent la Nation moribonde.

Là-bas, sur cette terre qui me restait interdite et pour le salut de laquelle j’étais, malgré tout, disposé à donner les meilleures années de ma jeunesse, les patrouilles se lançaient de quart d’heure en quart d’heure, par-dessus les murailles, les mots de passe dont le vent m’apportait l’écho lointain :

— Alerta !

— Alerta està !

— Passe de largo !

Ah ! Madame, vous ne pouvez pas savoir, et je suis incapable de la décrire, l’émotion qui étreint le cœur d’un exilé de dix-neuf ans, lorsqu’il entend, dans la nuit, le cri de la Patrie qui l’attire et qu’il ne peut embrasser !

Pendant plusieurs mois, des mois d’hiver, malgré la pluie, le vent, les orages terribles qui s’abattent fréquemment sur cette région, j’allai seul à mon rendez-vous, sur la tour de la cathédrale.

Pour y parvenir, je traversai, à la pâle lueur des cierges, la grande nef de l’église peuplée de saints et de martyrs, immobiles dans leurs niches de pierre. Parfois il me semblait entendre au passage des bouts de dialogues, des chuchotements mystérieux qui me donnaient un étrange frisson. Je me hâtais et j’arrivais, essoufflé, au bout de ma course. Un soir que je montais en courant l’escalier de la tour, j’eus l’impression que quelqu’un me suivait. Je m’arrêtai, je tendis l’oreille : un bruit de pas qui se rapprochaient vint nettement jusqu’à moi.

— Qui est là, demandai-je, un peu troublé ?

— N’ayez crainte ! c’est une âme de Dieu ! riposta du bas de la tour une voix sacerdotale, grossie par l’écho.

J’étais contrarié. Je n’aime pas les surprises. Ce visiteur inattendu me dérangeait. Mais je fus vite rassuré en voyant apparaître la bonne figure cordiale du vicaire du diocèse qui montait péniblement les dernières marches.

— Eh bien, monsieur le libre-penseur, il me semble que vous aimez rudement mon église, hein ? me jeta le vicaire avec bonhomie. Ah ! elle est fameuse ma tour. D’ici, Monsieur, vous découvrez trois royaumes. Han ! est-ce beau trois royaumes !

Ce vicaire était une interjection vivante, il en avait le physique et le moral. Il ne prononçait pas deux mots, sans les ponctuer par des interjections multiples. Tout son corps interjectait : la bouche, les yeux, les bras.

— Trois royaumes ? mais je n’en vois que deux, monsieur le vicaire : l’Espagne, et le Portugal qui n’en est plus un.

— Je constate, ajouta mon interlocuteur, devenant subitement grave, que vous n’avez point encore détaché votre âme du sol. Trois royaumes, vous dis-je : l’Espagne, le Portugal… et le Ciel !

En effet, depuis que je venais là, jamais je n’avais levé les yeux vers le ciel. Seule la vie des hommes m’intéressait. Irrésistiblement attiré par l’autre rive du Minho, je ne me serais même pas aperçu que de magnifiques étoiles brillaient, ce soir-là, dans le firmament, si la visite inattendue de ce bon prêtre n’était venue changer brusquement la trajectoire de mes pensées. Sa boutade me fit sourire mais en même temps, malgré moi, mon horizon s’élargit et mon regard embrassa d’un seul coup l’immensité de l’espace. Oui, c’était grand et beau ! Des milliers de mondes vivaient et évoluaient à côté du nôtre, mus par une même force inconnue, animés par un souffle mystérieux que nul, jusqu’ici, n’avait su définir. Les hommes, les choses, la Terre entière, nos luttes de partis, nos ambitions et nos craintes, nos souffrances, nos regrets, nos victoires, nos amours éphémères, que tout cela m’est apparu petit, mesquin, fragile, et méprisable ! Pour la première fois, je doutai de moi. Sur quelle base solide s’étayaient donc mes convictions bruyamment proclamées en de vains discours dont le tumulte des phrases, la résonance des périodes, cachaient l’inconsistance des arguments et le vide d’une idéologie construite par des primaires boursouflés de vanité ou aveuglés par la sotte ambition de nier tout ce que l’intelligence humaine est incapable de comprendre ? Que savais-je de la vie, des commencements et des finalités de l’Univers ? Et si j’en ignorais tout, pourquoi m’inscrivai-je dans les rangs des Négateurs incapables d’opposer des vérités controuvées à la vieille philosophie spiritualiste qui élève les hommes au-dessus des contingences de la matière périssable ?

… Le doute montait dans mon âme.

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… « Le doute montait en votre âme ! » Heureux homme ! Vous pouviez douter ? C’est qu’il faut avoir du temps pour cela. Il faut ne plus être pressé par l’action, et, le rêve ne permet guère que la divagation ou l’amour. À dix-neuf ans, vous deveniez, fatalement, la proie d’une chimère qui a toujours l’apparence du dragon de la plus pure vertu, mais, qui vous dissimulait, sous son armure d’écailles rugueuses, la même chair faible, inconsistante, la viande creuse des désirs informulés. Ne croyant point à Dieu, encore moins au diable, je pense que le jeune héros fatigué que vous étiez alors cherchait, dans le travail cérébral, à user son activité et à réaliser des exploits que vous ne pouviez plus accomplir, physiquement.

Je sais très bien comment on fabrique les ascètes. On fait monter leur cerveau en ballon, trop plein de tous les feux dont leur corps ne brûle plus, on leur coupe… la corde de l’équilibre et ils partent à la dérive dans un éther désespérant par le bleu de son vide, le rayonnement de ses astres inaccessibles. Puis, un beau jour, sinon une belle nuit, tout éclate et retombe en une multitude de petits papiers noircis… car l’imagination est un gaz humain qui tend férocement le papier de soie fragile, la baudruche extensible de nos compréhensions. Comme c’est délicieux, hein, le doute, comprendre que nous ne comprenons plus, mais, que nous tâcherons de nous expliquer ! Il y aurait peut-être mieux à faire : contempler la terre, notre mère nourrice, notre fin dernière, celle dont nous sortons par l’intermédiaire de la fange, et en qui nous devons rentrer pour y réformer le fumier régénérateur.

Seulement, des animaux qui se sont mis debout, sur leurs deux pieds de derrière et ont osé regarder le ciel, ont perdu depuis longtemps la faculté de la résignation, ce sommeil bienfaisant de la pensée. Ils fonctionnent à vide. Ils tournent dans l’éther, à la même place, comme des astres morts. Ils ne volent pas plus haut, malgré tous leurs moteurs artificiels mais ils… se volent à eux-mêmes, se suppriment les plus merveilleux dons que l’intelligence a le droit de leur fournir : la puissance de perfectionner leurs instincts, de les conduire jusqu’à la possibilité de choisir une route, dans le labyrinthe des désirs de leurs multiples ambitions. Or, ils savent que leur séjour est borné dans cette « vallée de joies » (j’ai bien dit « vallée de joies » par antithèse à la « vallée de larmes » dont parle l’écriture sacrée). Le secret de la vie bonne est de ne pas l’empoisonner par les chagrins imaginaires, les pleurs, corrodante rosée de l’exaspération cérébrale qui sont distillées au fond de l’alambic trop surchauffé d’une mentalité dégagée de toute espèce de frein sensuel. Ils le savent, les malheureux, et ils s’égarent ! La raison n’est certainement pas dans le « pourceau d’Épicure » mais elle réside peut-être dans le fauve puissant et sain, qui ne tue que pour pouvoir manger ou passer… parce qu’il aime l’ordre admirable de la forêt qu’il habite et ne voudrait en rien troubler le silence de la nature. Il tue rapidement, étrangle, pour étouffer les cris discordants de la souffrance et passe sur le corps de sa proie pour aller loin où il y a des lits de mousse fleurie qui l’attendent. Sommeil exquis de l’apaisement charnel ! Sans rêves et sans retours inutiles sur la fatalité ! Des remords ? C’est la vie, de manger ou de tuer ! L’essentiel est de n’y prendre que le seul droit de… vivre. Il est certain que, carnassier, j’ai plus de droit que la mouche à multiplier les proies selon mes appétits mais… moi, carnassier très loyal, je n’ai jamais, non, jamais, écrasé aucune mouche, dans du papier d’écolier, pour faire de jolis dessins rouges, et cela pendant que le digne Professeur m’expliquait ou m’apprenait l’existence de Dieu !

Je vous scandalise, cher Monsieur ? Depuis que nous nous connaissons, nous ne faisons que nous scandaliser l’un l’autre et de la meilleure foi du monde. Nous sommes partis, tous les deux, du même carrefour de cette rencontre… dans « le parc du mystère ». N’oubliez pas que vous avez voulu me faire pénétrer les ténèbres de la « maison hantée », soit par… raison sociale, soit par curiosité de flâneur averti. Je vous ai suivi, les yeux fixés à terre, sur la piste cachée, parce que, moi, très vieil animal de la préhistoire, je ne m’attache pas du tout au geste orgueilleux, appelant l’éclair illuminateur ou prétendant lancer la foudre vengeresse. J’écoute le bruit, presque imperceptible des insectes qui donnent la mesure du monde énorme des infiniment petits. Pendant que vous multipliez les puissances divines, dans le bleu, moi je vois, j’étudie les détails minuscules qui restituent les habitudes journalières, dans une relative obscurité, de l’autre animal humain ayant le tort, selon ma spéciale philosophie, de vouloir marcher le front levé sur les problèmes qu’il n’aura point le loisir de résoudre. Ah ! que de beaux fruits, que de tendres verdures, ô singe dégénéré, vous dédaignez pour vous nourrir de rayons d’étoiles… d’étoiles déjà mortes, dont la lueur illusoire vous est transmise comme une aube nouvelle, après des milliers d’années de leur antique destruction. Prenez garde au « saut de loup » du parc !

À marcher comme cela, d’orgueils, d’appétits humains en soifs divines, vous tomberez dedans !… Vous buterez sur le caillou noir de votre destinée et alors… comme je m’embêterai, moi, la bête calme et puérile, de me dire : « Ce qui m’amusait le plus c’était de croire que j’étais sur les traces d’un animal savant, d’un grand fauve comédien, doué de la puissance d’imiter l’homme, l’intellectuel ! Or, ce n’était qu’un homme comme les autres, cherchant à se faire illusion à lui-même, un rêveur, un poète ! »

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Vous montrez, dans votre dernière lettre, le bout de l’oreille de la bête, Madame ! En effet, Rachilde, vous semblez ne pas avoir d’âme et cela m’attriste, tout en me révoltant. Dans le désordre que vous mettez au milieu de nos papiers, vous avez les bonds du gros chat, soudain furieux d’un coup de règle sur le nez, qui renverse l’encrier pour en barbouiller toute la table. Ce n’est ni fort, ni généreux et cela vous diminue. Panthère ? Hum ! Pas même ! Animal traître, pervers, mais qui pressentant la faiblesse de ses arguments réfute ceux du contradicteur par des jurons ou des morsures. Les dents ou les griffes ne peuvent pas grand’chose. « Frappe… mais écoute ! » dit le philosophe. Ce n’est pas ce genre d’avantages qui peut intimider un homme.

Je vais donc vous répondre tranquillement par les vérités que je crois connaître en vous laissant le droit de vous hérisser contre celles que vous ne comprenez pas. On vous devine dans une telle rage, quand on vous parle de la possibilité d’un au-delà, que cela ressemble à de la peur. Vous marchez tête baissée, les yeux à terre, dites-vous ? Est-ce que par hasard vous redouteriez la vue du ciel ? Et vos diatribes enragées ne viendraient-elles pas de ce que vous n’osez pas le contempler ? Prenez-y garde ! Le sacrilège est encore une des formes de la croyance, et la peur, malgré vos bonds de côté, peut devenir, heureusement pour vous, le commencement de la sagesse. Quand on chante, au passage dangereux du « Parc du mystère », c’est qu’on veut s’étourdir et les miaulements féroces de votre colère expriment peut-être votre animal désespoir à ne pas comprendre. Vous devriez chercher à apprendre, Madame, car, plus on est près de la mort, plus il est bon de savoir…

Malgré vos violentes interruptions, je me permets de reprendre le fil de mon discours. Je vous disais que le doute montait en mon âme. Depuis cette heure-là, j’ai toujours regardé le ciel en face parce que je le vois comme la patrie de la suprême liberté, où, après avoir dépouillé l’habit, si lourd, de notre chair, nous devons évoluer, de nouveau, en esprits purs. À cette époque « de doute » je n’avais pas l’audace de tout déterminer par la prédominance de mes actes et, révolté politique, je n’admettais tout de même pas la révolte sans le contrôle d’une raison majeure. Oui, j’ai toujours eu l’orgueil de mon vouloir mais j’ai toujours essayé de conduire logiquement ma volonté. Je l’ai d’abord subordonnée aux événements et, ensuite, à Celui qui les dirige. Réflexion faite, il est plus noble d’être le serviteur d’un Dieu que le jouet de ses passions, bonnes ou mauvaises.

Comment m’est enfin venue cette idée de la puissance supérieure ? Simplement parce que j’ai horreur de l’absurde, Rachilde. Je ne peux pas concevoir une existence humaine, ou mondiale, sans commencement ni fin, surtout sans but. Je sais bien que, vous, qui représentez assez particulièrement le démon de l’absurde (puisque vous avez signé un livre de ce titre) vous, qui suivez le vol des mouches, quand on vous parle sérieusement (ou le tour de valse d’une « souris japonaise »), vous qui, dans les circonstances graves, ne prenez jamais la question par son centre et qui remplacez la logique par de jolies phrases qui ahurissent les gens, vous ne m’écouterez pas d’une oreille bien attentive. Cependant, il faut répéter certaines vérités premières… prêcherait-on dans le désert, ne fût-ce que par méthode ou à cause de cet orgueil de l’homme qui est seul à sentir qu’il doit avoir raison. On s’affirme en affirmant.

L’esprit est une des meilleures armes du Malin, prétendent les Pères de l’Église. Vous êtes sous ses armes, Madame, et vos phrases éclatent, fondent, s’évanouissent, au contact du grand air : ce sont des bulles de savon. Les bulles de savon sont légères, drapées, mouvantes et changeantes comme la vie qu’elles reflètent… mais, entre nous soit dit, elles ont tout le charme décevant du vide.

Vous voulez qu’il se contente du vide celui qui place Dieu au centre de la Nature ? Vous ne pouvez pas plus me prouver que Dieu n’existe pas que je ne puis vous prouver le contraire… ce qui n’empêche pas ma conviction d’émaner d’une morale supérieure à la vôtre.

L’absurde est, par excellence, le domaine de la femme puisque certain concile, anticipant sur vous, lui refusait une âme. C’est en vous lisant que j’admets, à mon tour, la possibilité d’une pareille… erreur. Et que la chatte soit angora, de Siam ou de gouttières, qu’elle possède les yeux phosphorescents de Baghera ou les reins de la lionne, il convient de ne pas la suivre sur les toits de la pagode.

En traversant ce grand espace noir de la cathédrale de Tuy, troué çà et là, par les clignotantes étoiles des cierges (car la piété des fidèles espagnols entretient toujours dans leurs églises des lumières pour celui qui marche encore dans les ténèbres) je ne pensais pas chercher autre chose que le plus rapide chemin de l’ombre intense à la clarté du dehors. Mes poumons de prisonnier avaient besoin d’air et je prenais l’escalier de la tour comme on escalade une montée pénible vous rendant impatient d’atteindre le sommet.

Dans la douceur de cette nuit parfumée d’encens, je n’osais plus m’arrêter, redoutant un peu l’amollissante atmosphère. Il y a trop d’appels dans certaines odeurs, et tant d’angoisses dans l’obscurité tiède ou d’autres, les croyants, ont rencontré le bien-être de la confiance ! Comme je me sentais doublement exilé ! Ni patrie, ni famille… et que pouvait le souvenir de l’amour qui laisse toujours aux lèvres l’amertume du remords.

Ces saints me regardaient fuir du fond de leurs niches, qui avaient l’aspect de grands berceaux debout, et j’entendais rire, si tendrement moqueur, un angelot de pierre, là-bas, sur la gauche, parce que l’écho de mon pas le rendait joyeusement sonore. Mais le grand Crucifix dominait tout, douloureux et hautain, ses regards sanglants perdus en un immense ennui. Dédaignait-il de me voir, ou me reprochait-il de ne pas le regarder ? Et les confessionnaux demeuraient clos, hermétiques, impénétrables, telles des armoires précieuses où l’on enferme, à double tour, les trésors de l’indulgence.

Ce fut un soir d’ouragan, pendant que la ville aux pieds de la cathédrale semblait se réfugier sous la puissance de son aile rigide ouverte au-dessus de tous. J’étais exténué tout à coup par la fatigue accablante de la solitude. En haut, le froid du vent rageur et la morsure des averses ; en bas, quel calme et quel silence ! J’avais lu, dans le jour, une épître de saint Paul. Les apôtres et les pères de l’Église devenaient mes lectures familières. En eux, j’écoutais des voix bien plus que je ne lisais des mots.

Et je sentis, peu à peu, comme une main s’appesantir sur mon épaule. Je fus arrêté net.

Je vous entends d’ici déclarer que ce sont là des hallucinations dans le genre de celles qui me troublèrent dans « la maison hantée », dont vous n’aimez pas l’histoire. Moi, je crois qu’où Dieu doit venir, le démon s’efforce de semer l’effroi et la désespérance. J’ai tout lieu de penser que la tentation précède toujours la conversion et que l’esprit du mal essaye de vous éloigner du souverain bien par quelques cruautés de sa façon.

Aujourd’hui je m’explique l’énigme de la maison hantée parce que la maison hantée… c’était l’antichambre de l’église ! Avant de ressusciter, Lazare doit passer par le douloureux mystère du cercueil et tout homme qui s’incline devant Dieu, se découvrant enfin la foi, n’est pas autre chose qu’un être qui revient, de loin, à la vie véritable.

Ah ! que n’ai-je encore cette naïveté de l’élan mystique et cette véhémence de l’action guerrière !… Que ne puis-je retrouver le charme sublime de ce colloque sentimental dans cette vaste église déserte, tout enveloppée du vent de la tempête, comme un immense vaisseau sur une mer démontée n’ayant plus qu’un fanal subitement embrasé : mon cœur.

Et je vins au Christ, mes bras ouverts prenant la mesure des siens, tel un enfant demandant à son père de confronter la grandeur de sa clémence avec l’étendue de son amour filial !

Je n’ai peut-être pas gardé en mon âme la chaleur de cette nuit nuptiale, mais son souvenir, l’encens de sa joie farouche et délicieuse m’accompagnera, je le jure, jusqu’au seuil de l’éternité.

Je vous mets au défi d’en sourire, Madame.

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… Non, cher Monsieur, je n’ai jamais envie de rire quand on me raconte une belle histoire ou qu’on me montre une belle image. Très curieux, comme tous mes pareils, je m’intéresse vivement aux péripéties d’un drame ou aux contours d’un décor qu’on déroule devant moi. Mais mon entendement demeure fermé aux perspectives des fins dernières de l’aventure. J’ai pour principe, humble et sage, à mon avis, de ne pas dépasser les lignes d’horizon du paysage qui m’est assigné. Prisonnier de la fatalité terrestre, je reste sur la terre. La vision animale des choses me suffit parce que je me suis aperçu que l’homme savant n’en sait pas plus long que moi au sujet de son possible bonheur, et que s’il s’invente des tourments psychologiques, n’ayant sans doute pas assez de ses tourments physiques, il n’en est pas plus heureux. Son ambition démesurée, poussée jusqu’à l’idée bizarre de se survivre, le mène à négliger des tas d’avantages matériels qu’il porte en lui mais qu’il dénature pour le plus grand trouble de son cerveau. Je ne suis pas un intellectuel, je ne suis pas non plus un matérialiste. Je suis un spectateur qui s’amuse, ou se passionne, au spectacle qu’on lui offre mais n’y participe que par… les yeux.

« Mes yeux, glacés de vert, las d’avoir rêvé tout ». Dépouillée de ma robe, oscellée, de panthère et réduite, par vous, au rôle de grosse chatte turbulente (j’adore, en effet, les rats et les souris !) je deviens « une angora », blanche de poils, car je tiens à ne perdre ni ma race ni ma face, et me voici me lustrant les oreilles à coups de patte perplexe. Assise au milieu de vos papiers, regardant, avec un plaisir sournois, l’encrier s’égouttant perles à perles noires, sur le tapis bleu de votre studio, je me dis que tout cet azur était un peu bien monotone et que ces moires, « ces changeantes moires » sombres, s’étalant, sont des ombres au tableau qui lui donnent le lustre que je cherche à obtenir de ma toison ! Au moindre geste violent de votre part je grimperai le long des rideaux de votre fenêtre et confortablement installée sur leur tringle, je contemplerai votre mauvaise humeur du haut de ce balcon doré. N’ai-je pas dit, quelque part, que du toit de la maison, je contemplais la lune, cette chatière céleste, sans aucune envie de m’y introduire, laissant aux pauvres hommes le soin de faire des provisions d’au-delà, tout en crevant de faim ?

Maintenant, quand il s’agit de m’extasier, je m’y mets de bon cœur. Je suis, devant l’exposition de beaux sentiments humains, comme le gosse de Poulbot devant la vitrine des étrennes : « Trop chic pour moi… et puis, ça ne se mange pas en tartines ! »

Je ne doute pas de ce que vous me dites. Je doute seulement du résultat, et puis, je suis aussi, hélas, la créature ordinaire à qui rien n’est arrivé de surnaturel. J’ai le courage de l’avouer… et de m’en féliciter. Chacun s’imagine qu’un dieu bienveillant ou malveillant le récompensera ou le punira selon ses actes, moi je n’ai jamais reçu en récompensé de mes… acrobaties littéraires, que les anathèmes de la critique ! Cela ne me suffit pas pour croire aux miracles divins !… Ayant travaillé plus que beaucoup d’autres félins de lettres, j’ai eu fort peu de bouillie ou de pâtée, simplement parce que je ne voulais pas montrer une âme… ouverte à tous les vents de… l’infini. Il est fort difficile de faire de moi un animal domestique. Je cours après le peloton de laine de mes idées, que je dévide pour mon unique satisfaction, quand il tombera au néant, j’y tomberai avec lui sans eau bénite, fleurs, ni couronne, et je me soucie peu de traîner derrière moi, outre ce fil, quatre ou cinq mille personnes (comme vous le désirez pour le vôtre) à mon enterrement.

À propos de critique littéraire et puisque nous nous occupons d’événements surnaturels, permettez-moi de sauter, brusquement, sur un autre sujet. Vous avez essayé de réunir autour de vous toutes les bonnes volontés artistiques en la communion de la même croyance et du même effort vers la propagande pour le livre français ? Et il est arrivé un miracle tout à fait imprévu, tant il est vrai que le miracle est une force du hasard, une combinaison chimique sortant du précipité de différentes ambitions humaines.

Voici près de deux ans que je contemple, du haut de la tringle du rideau, votre courageuse entreprise de transports en commun vers l’idéal. Vous avez, prêchant dans le désert des bonnes intentions des gens de lettres, affilié à vous tous les dévouements pour la plus noble des causes, sans distinction de rangs ni d’opinions, et vous avez réussi à former la plus extraordinaire des coalitions mondaines contre l’indifférence totale, justement, de ces messieurs les auteurs et les critiques de la littérature française. D’une sorte de chapelle, de temple sacré que vous rêviez pour tous les prédicants munis de la bonne parole ou de la bonne plume, vous en êtes venu, malgré vous, malgré moi et d’accord, cependant, avec tous les esprits malins, à la salle immense du banquet diplomatique. Au lieu et place de la bibliothèque, où l’on aurait produit, d’une façon austère, « les bonnes feuilles »… de l’arbre de la science du bien et du mal de toutes les éditions, voici que le navire, où vous êtes capitaine armé de la boussole (toujours tourné vers le pôle réfrigérant des cinq minutes de discours) vire bord sur bord pour déployer, aux longues vues de l’ennemi, le soyeux étendard du « snobisme ». On travaille beaucoup pour nous… dans la grande couture ! Quel gratin ! J’en frémis du bout de mes oreilles de simple chatte blanche jusqu’à l’extrémité de la queue… de ma jupe, d’ailleurs courte. Oui, pour un miracle, c’en est un ! Les plus jolies femmes de Paris, toutes les « grandesses » fleurissant l’armorial, se pressent chez vous pour entendre notre Maître J. H. Rosny, de l’Académie Concourt, blaguer, très finement, le talent des jeunes « qui n’en ont pas tant que ça » ou écouter des Membres de l’Institut qui leur offrent des discours proportionnés à leur… patience. Armé du sablier fatal vous réglez le cours de l’éloquence et réduisez la somme des élans poétiques au strict devoir de la formule cérémonieuse et nous constatons, moi du haut de ma tringle et vous du haut de votre vigie, que ça n’en va pas plus mal ! Au contraire ! On ne fait pas ce qu’on voulait faire mais on arrive à beaucoup mieux ! Par ce moyen du dîner de gala, où, ne veulent pas aller coudoyer les habits et les smokings, les vestons un peu douteux des jeunes sectaires de la littérature, vous organisez quand même la plus merveilleuse des ententes cordiales pour la propagande des « amis des lettres françaises » et vous gravissez, fermement, irrésistiblement, un escalier très difficile à monter, malgré son riche tapis, quand on porte un très lourd fardeau d’organisateur.

Vous avez même réussi le tour de force prodigieux d’entasser dix mille personnes dans l’enceinte de la Sorbonne, sous l’auguste présidence de Monsieur Poincaré pour y montrer le dessein d’une sorte de société des nations littéraires où, Dieu merci, on ne parlerait jamais de politique.

Moi, l’animal sauvage, dont l’indépendance ne comprend guère le langage des hommes… raisonnables, j’appelle cela : un miracle… mais j’ignore, incapable de suivre un raisonnement, où tout cela nous mènera ! Je constate les faits, en historien fidèle, qui s’amuse énormément à enregistrer les événements … à coups de patte. Le peloton se déroule… le fil s’allonge…

Quand je vois une foule, plus ou moins nerveuse, accepter de suivre un nouveau courant, je pense que c’est là une victoire intéressante remportée sur l’ennemi : ils danseront un peu moins le tango ! Les discours font moins de bruit que les jazz-band… ce sacré jazz-band qui donne à mes souris l’occasion de fiche le camp !…

Bien votre servante,

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Répondre au cynisme de Voltaire ? À quoi bon !… Et il ne m’est pas prouvé que vous ne me jouez pas une comédie dans l’unique but de satisfaire votre étrange curiosité.

Il ne vous est jamais rien arrivé de surnaturel ? Tant pis. Je ne vous envie pas votre riche confiance qui ressemble à la misère du sommeil. Votre belle santé aussi est un état d’inconscience. La douleur seule nous révèle de grandes vérités. Vous avez traversé la vie en dormant, en rêvant, de temps à autre, un songe magnifique dont la désespérante et inutile splendeur paralyse, à son tour, le lecteur ivre de cet opium malfaisant. Tout ce qui ne console pas, abrutit. J’aime vos livres… et ils me font pitié ! Pourquoi répandre tant de couleurs chatoyantes sur votre palette alors que vous vous complaisez, surtout, je le crains, à la tache, diaboliquement noire, de l’encre éclaboussant l’azur ?

Allons, quoi qu’il m’en coûte, je tiendrai ma promesse. Je vous ai promis de vous décrire, en détails, l’aventure surnaturelle, ou tout au moins inexplicable pour un athée qui m’est arrivée, à moi, le jeune étudiant de l’Université de Coïmbra. Je ne veux ni vous convaincre ni vous étonner mais il ne faut pas que ce soit vainement que le croyant rencontre l’incroyant. Aucun effort n’est perdu quand il vise au rachat d’une âme. Si cela ne doit pas servir, j’aurai toujours l’honneur d’une noble entreprise de justification vis-à-vis de l’au-delà.

À cette époque, expulsé pour refus d’obéissance de l’Université de Coïmbra : révolte, à mains armées, et omission sacrilège de m’incliner devant une coutume religieuse (« Post tantosque labores »…) je m’étais installé dans une maison, un peu loin du centre de la cité, une de ces villas comme il y en a tant dans votre banlieue parisienne. Cette maison (qui est encore à louer ou à vendre) située en face d’un poste de météorologie, n’attirait pas beaucoup l’attention, quoique plus isolée que les autres, au milieu d’un jardin quelconque, entouré d’un mur, avec une grille donnant sur la route. Je m’étais réfugié là pour pouvoir travailler tranquille, car je tenais à regagner le temps perdu en vue des examens de fin d’année, puisque je faisais mon droit.

Je n’avais aucune raison pour me conduire mieux que les jeunes hommes de mon âge et il se trouvait, chez moi, une maîtresse… de maison, mère d’un bébé encore au berceau et deux bonnes à son service.

Les jeunes Français m’ont l’air d’aimer tous le plaisir pour le plaisir et n’ont pas un sens bien exact de l’amour qui n’est, chez un homme normal, que le désir confus de la paternité. J’ai à peine trente ans. J’en avais donc dix-sept, à ce moment-là, et j’avais déjà un fils. J’en ai maintenant trois que j’aime d’une égale tendresse. Si je suis presque certain de me dédoubler en l’autre monde, au moins me serai-je multiplié dans celui-ci !… Prisonnier de la fatalité terrestre, pour emprunter votre manière de parler, je n’admettais pas d’y échapper en lui sacrifiant le meilleur de moi-même, c’est-à-dire la petite créature que le hasard voulait bien me confier.

J’adore les enfants, mais pas du tout comme on les adore en France : je commence par les miens. Si je suis un ambitieux pour moi, c’est que j’ai aussi une terrible charge d’âmes. Ce serait fou de désirer assurer son règne, n’importe quel règne, si on ne l’assurait pas pour une dynastie.

J’avoue, cependant, que, dans ce temps-là, j’avais encore l’inintelligence de dormir auprès d’une femme, ce qu’il ne faut jamais faire !

Une nuit, je fus réveillé brusquement par ma compagne qui me criait avec une subite angoisse : « Entends-tu, Francis, il y a quelqu’un dans la chambre » ! Je m’éveillai de fort mauvaise humeur. Je dors profondément. J’ai besoin d’une certaine somme de sommeil et j’ai horreur du réveil en sursaut qui laisse l’esprit désemparé par une sensation absolument désagréable : « Non, répondis-je, non, je n’ai rien entendu ». J’écoutai, un instant, puis je me rendormis pour être réveillé une heure après, dans les mêmes conditions. N’entendant toujours pas ce que prétendait entendre mon amie, j’allumai une lampe et je me mis à lire, mais aucun bruit ne me parvenant, je m’irritai, je fis une scène, pour, au petit jour, me replonger dans un très mauvais sommeil.

Le lendemain se passa sans incident. Dès le soir ma femme devint nerveuse et comme je la menaçais d’aller coucher ailleurs, elle se calma.

Mais la nuit fut encore coupée de réveils en sursaut, de plaintes de sa part, et de bougies allumées subitement.

Chose singulière et qui me confirmait dans l’idée d’un état nerveux de ma compagne c’est que, réveillé, dès que je frottais une allumette, elle déclarait ne plus rien entendre. Quant à moi, je ne percevais absolument aucun bruit, sans doute parce que je n’écoutais pas dans l’obscurité, cherchant, chaque fois, à éclairer la situation.

L’état nerveux empirant, je questionnai les bonnes, filles un peu sauvages, qui ne répondirent pas franchement ou se tinrent dans une prudente réserve. Alors, malgré l’ennui que j’éprouvais d’avouer le bizarre état de fièvre de ma femme, je priai un de mes amis de venir dormir au-dessous de nous, dans la chambre à coucher du rez-de-chaussée dont une fenêtre du système dit : à guillotine, donnait sur deux bons volets de bois plein à solide verrou rentrant dans le rebord de la pierre.

L’ami vint, en riant, prendre son poste d’écoutes. Il se mit d’abord à fumer au lit, comme il me le déclara plus tard, puis éteignit sa lumière et s’endormit profondément.

De notre côté, nous, au-dessus de lui, nous eûmes une nuit de repos, vraiment nécessaire, et ma femme ne fut agitée par aucun cauchemar.

Mais, à mon lever, une étrange surprise m’attendait : mon camarade était parti de chez nous en laissant les portes ouvertes. Je trouvai sa chambre dans le plus grand désordre. Il y avait même abandonné son chapeau ! C’était un excellent garçon brave et très gai. Il avait pris son poste en plaisantant, mais il l’avait déserté avec toutes les apparences d’une fuite précipitée.

Je ne savais trop que penser de cette fugue sans explication, la trouvant surtout incorrecte, lorsque je le vis revenir, vers le soir. Il était fort grave et me fit signe qu’il voulait me parler en particulier. Dès que nous fûmes enfermés dans mon bureau, qui faisait face à la chambre qu’il avait occupée la nuit, et n’en était séparée que par le corridor partageant la maison, il me dit, baissant la voix : « Francis, c’est mon père qui m’a ordonné de venir t’apprendre ce qui s’est passé cette nuit, sans cela je crois que je n’aurais jamais osé me représenter chez toi. Je lui ai tout confié, tellement j’avais besoin de me convaincre que je n’avais pas rêvé ». Il haletait un peu, en me parlant, le teint blême, portant la tête penchée en avant comme quelqu’un qui l’avait très lourde ou blessée. J’affectais de rire et je lui dis : « Est-ce que par hasard, toi aussi, tu aurais entendu quelque chose qui t’aurait fait peur ? » Il ne convient jamais d’accuser un étudiant de Coïmbra d’avoir eu peur. Je pensais le piquer, mais il me répondit, les yeux baissés : « Oui, Francis, j’ai eu peur, je l’avoue, et ta femme est excusable d’avoir des nerfs. Ne la quitte pas et entourez-vous, tous les deux, de toutes les précautions possibles parce qu’il y a ici quoique chose de très effrayant. »

Et voici ce qu’il me raconta :

« Comme je m’étais endormi après avoir longuement fumé et que je n’avais plus d’allumettes, je fus réveillé par une sensation de clarté sous les paupières ressemblant à celle dont on est frappé, les yeux clos, par le rayon subit d’une lampe ou d’un feu vif. Je voyais avant de voir. Cela s’appuyait sur mes paupières avec une telle intensité que j’ouvris enfin les yeux et que je m’aperçus que les volets, que j’avais bien fermés sur ta recommandation, puisque j’étais au rez-de-chaussée, avaient de l’écartement et que la lumière de la lune me parvenait directement sur le visage. J’étais ou je croyais être sûr de les avoir hermétiquement joints et d’avoir bien enfoncé, toujours sur ta recommandation, leur verrou dans la pierre de l’accoudoir… mais je pouvais m’être trompé. Alors, comme je voulais dormir, n’entendant rien de suspect, et que ce rayon de lune me gênait, j’allai à la fenêtre, je la soulevai, je l’accrochai au ressort qui devait la retenir au-dessus de moi, puis je me penchai pour attirer sur moi les volets écartés : ils résistèrent… Or, il n’y avait pas de vent. Au rez-de-chaussée, cela pouvait être quelqu’un venu de la route dans le jardin. Me souvenant tout à coup de tout ce que vous m’aviez dit, toi et ta femme, je murmurai, grognant, pas trop haut pour ne réveiller personne chez vous : « Holà !… s’il y a quelqu’un, au large, ou il va vous en cuire !… »

Mais, presque instantanément, le ressort qui retenait la fenêtre au-dessus de moi, se déclancha et je reçus un si furieux coup sur la nuque, mon cher, que je fus pris d’un étouffement et que je fus obligé de me débattre longtemps avant de pouvoir me dégager. Je ne voulais pas vous appeler craignant le ridicule de ma position. Lorsque je fus hors de ce piège, je rattachai la fenêtre et, pour plus de sûreté, j’allai inspecter les alentours de la porte du jardin. Rien dans ce jardin, rien sur la route, une nuit tranquille, la lune claire, faisant ressortir le moindre détail et les volets de ma fenêtre dans la position où je les avais laissés, n’ayant, bien entendu, aucun obstacle derrière eux. L’évidence vous rappelle toujours à l’ordre et vous calme. Il était évident que je m’étais trompé. Les volets n’étaient retenus par aucune main. Quant au déclanchement de la fenêtre : simple accident. J’étais mal éveillé, mes gestes n’étaient pas coordonnés comme il arrive quand on est réveillé en sursaut. Je refermai très méthodiquement mes volets, laissai retomber ma fenêtre et j’allai me recoucher ; seulement, cette fois, je ne parvins pas à me rendormir. D’abord j’avais très mal derrière la nuque, le sang battait mes artères, j’étais inquiet, oppressé, ça n’allait plus !

Ce fut, alors, que je pus constater cette chose épouvantable, se passant bien en face de moi, mes yeux bien ouverts sur toutes les réalités possibles : les volets s’écartèrent de nouveau, leur verrou se soulevant tout seul (et je me rappelai la peine que j’avais eue à l’enfoncer dans son trou, profondément, sans le faire grincer) puis, je perçus, derrière mon lit, un autre grincement affreux, comme un rire sourd. Quelqu’un, qui ? se moquait de moi : « Où êtes-vous, l’homme ? » dis-je serrant les poings. Une série de coups violents me répondirent, frappés à la fois dans la muraille, dans le plancher et sur les meubles… des coups qui retentissaient sourdement en moi, comme ne visant que ma personne. C’était comme si j’entendais la rumeur de tout un peuple ; de loin, on eût dit que ma chambre communiquait avec une place publique, un jour d’émeute. Et il n’y avait rien, dans ma chambre, ni bête cachée, ni gens en révolution, rien que moi, tout tremblant dans un froid rayon de lune… Ma foi, Francis, je ne pris pas le soin d’aller vous prévenir, puisque je n’aurais su que vous troubler davantage, je ne pris pas, surtout, le temps de réfléchir, je me jetai dans le jardin comme un fou et je filai droit devant moi, sans chapeau, sans songer même à refermer aucune porte. Pour rentrer chez mon père, j’ai dû mettre fort peu de minutes, car je courais aussi vite qu’un vent d’orage !… »

Lorsque mon camarade eut fini de parler, je demeurai un moment silencieux. J’avais vaguement entendu raconter, par nos professeurs, des histoires d’hallucinations collectives, mais je ne pouvais pas lui expliquer tant de choses à la fois et, de plus, j’étais frappé par cette circonstance que les actes, ou les bruits suspects, se produisaient dans une ombre relative, la lumière détruisant ces fantasmagories. Je me bornai à le lui faire remarquer : « Oui, me répliqua-t-il, j’avais épuisé, en effet, mes allumettes en fumant hier soir, mais, j’ai vu, de mes yeux vu, dans la clarté de la lune, les volets qui s’écartaient lentement, comme poussés par deux mains et quand j’ai voulu les tirer à moi, j’ai senti leur terrible résistance. Celui qui les retenait était plus fort que moi, je t’en réponds ! ça, dut la guillotine de ta fenêtre me recouper le cou, j’en jurerai… et puis les bruits que j’ai entendus, ce sont les mêmes bruits dont parle ta femme ! Elle t’a dit qu’on marchait dans la chambre à plusieurs, en traînant des fardeaux, en secouant tous les meubles comme si on déménageait… et toi, cependant, tu n’entendais rien, autre mystère ! »

« Ah ! m’écriai-je, m’emportant, tout cela va finir ! Je veillerai ici, ce soir, moi-même j’aurai de la lumière et des armes, de quoi recevoir ces messieurs. Les farceurs seront châtiés, je te le jure à mon tour ! »

Pour moi, il paraissait clair qu’après le tapage qu’avait fait mon esclandre à l’Université quelques mauvais plaisants voulaient m’exaspérer : autre brimade entre joyeux étudiants de Coïmbra ! Il fallait encore leur faire passer le goût de la plaisanterie macabre, car tout de même, il y avait, là-haut, une jeune femme et un bébé de six semaines.

Mon ami me quitta, très inquiet, pensant, lui, que le mieux eût été d’abandonner cette maison le plus vite possible.

La nuit suivante était à peine tombée que je m’installai dans la chambre incriminée après avoir visité la maison de fond en comble et enfermé les bonnes à clef. Elles pouvaient, jusqu’à un certain point, vu la sournoiserie des domestiques, être de connivence avec les mauvais plaisants. Je fis provision d’allumettes et trouvant la bougie plus commode à rallumer qu’une lampe, j’en pris une dans un chandelier assez haut, me disant qu’on ne me soufflerait sans doute pas cette flamme sous mon nez. Ma femme, tremblant de tous ses membres, malgré qu’elle ne connût pas l’aventure de mon camarade, mit le berceau du bébé aux pieds de son lit, là-haut, après avoir pris toutes les précautions désirables pour surveiller et ce berceau et sa propre porte verrouillée. Elle savait qu’il ne fallait attendre de moi nulle concession au surnaturel et que le, ou les farceurs, s’ils se faisaient pincer, seraient brutalement occis. C’était, à présent, la guerre. Peut-être préférait-elle cette manière de voir à la plus cruelle incertitude…

Je commençais à oublier complètement pourquoi je lisais un ouvrage de droit, assis dans un fauteuil au lieu d’être étendu dans un lit, vers une heure du matin, lorsque ma bougie se mit à grésiller, la mèche tomba dans un petit lac de cire et s’éteignit. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’avais fermé les volets, assujetti leur verrou soigneusement et laissé reglisser dans ses rainures, bien exactement, la guillotine de ma fenêtre.

Alors, comme j’allongeais le bras pour prendre des allumettes, je vis… cela se passa automatiquement dès la lumière morte, je vis les volets s’ouvrir lentement et la lune introduire dans la fente produite par leur écartement la lame froide et blanche du rayon de son épée…

D’un bond, je fus sur la guillotine, je la levai, l’accrochai et tendant mes bras en avant sans pencher la tête au dehors averti par… le premier accident inexplicable, je poussai les volets de toute la force de mes poings : ils résistèrent ! Ces volets me semblaient s’appuyer sur un monde ! Ils devenaient à la fois résistants et élastiques, au toucher, comme des muscles s’opposant aux miens. Je me taisais craignant d’effrayer celle qui dormait là-haut mais je me sentais inonder de sueur… je recevais le baptême de l’effroi ! Une première impression de la peur qui est une colère sans nom, une colère impuissante qui ne peut plus que se répandre en blasphèmes !

Comme mon ami, je lâchai tout et je courus, en deux bonds, à la porte du corridor donnant sur le jardin. Je l’ouvris brusquement. Je ne mis pas cinq secondes à exécuter ce mouvement. Je constatai qu’il n’y avait aucun être humain derrière les volets de bois, ni une branche d’arbre capable de les arrêter, ni une corde tendue, rien que l’air pur de la nuit ! Je fis le tour de la maison en courant et je revins devant la fenêtre : elle s’était refermée ! Quand je voulus rouvrir la porte du corridor, refermée aussi, pour rentrer chez moi, elle avait sa clef tournée à double tour en dedans. Prisonnier dehors ! J’étais le jouet… de quelle force ?… Je demeurai un instant étourdi, grinçant des dents et jurant. Il fallait pourtant sortir de cette effroyable farce, très bien exécutée, mais par qui ? Alors, donnant à ma voix toute* l’assurance possible, j’appelai ma femme. Elle vint tout de suite, toute habillée, à la fenêtre d’en haut, ce qui prouvait qu’elle n’avait pas voulu dormir : « Veux-tu m’ouvrir, lui dis-je. Comme un sot que je suis, je viens de passer par ma fenêtre dont les volets se sont raccrochés tout seul et, naturellement, la porte d’entrée est fermée à clef. C’est idiot… mais après cette petite ronde de nuit, je crois que nous pourrons nous rendormir sur les deux oreilles ! »

Je claquai des dents en disant cela quoique nous fussions en été ! Elle descendit rapidement l’escalier et m’ouvrit ne se doutant pas encore de mon anxiété. J’allai prendre mon revolver, laissé sur ma table de nuit, et je dis à ma femme, tout en la tenant serrée contre moi de mon bras gauche : « Je n’ai plus de bougie. Je remonte avec toi pour en chercher une. Si je tire un peu au hasard, ne t’épouvante pas. Il n’y a vraiment personne. Seulement, tu comprends, s’il y avait quelqu’un ce serait un bon avertissement ». « Non, je ne comprends pas, fit-elle, très effrayée, encore plus par mon accent que par mes paroles. Est-ce que tu aurais peur, toi aussi ? » « Il n’y a pas de quoi, je t’assure, lui répliquai-je, en essayant de rire. Je vais t’accompagner chez toi, tu me donneras une autre bougie… parce que c’est à cause de la lune qui éclaire mal ! » Je divaguai, absolument.

Comme nous montions l’escalier, serrés l’un contre l’autre, je la sentis tout à coup lourde et me retenant en arrière avec tout le poids de deux corps… Elle se mit à crier et à se débattre : « Francis ! Au secours. Quelqu’un me prend les pieds ! »

Nous étions arrivés sur le petit palier éclairé par une fenêtre donnant sur le jardin, derrière la maison. Sans daigner tourner la tête, tellement j’étais convaincu de ne voir personne, je passai ma main droite au-dessus de mon épaule gauche et je tirai dans cette direction. Le coup retentit effroyablement dans cette maison sonore et ma femme repliée sur mon bras me semblait morte… mais je n’avais pas tué la force mauvaise qui me poursuivait car, je reçus, sur la joue, un soufflet violent, appliqué comme par cinq petits bâtons.

Chose singulière, le soufflet me rendit toute mon énergie. Être battu, c’est se battre et réagir immédiatement. J’arrachai ma femme à l’étreinte affreuse qui cherchait à me la dérober et grâce à la lueur vague de la fenêtre je constatai, encore une fois, qu’il n’y avait personne derrière elle. Nous atteignîmes notre chambre à coucher et j’en claquais la porte fébrilement comme si j’écrasais quelque chose entre les deux montants. Ma femme se sentant sauvée et pouvant croire encore à un malfaiteur ordinaire puisque je me défendais avec un revolver, se précipita, tout heureuse, vers le berceau de son petit : le berceau était vide. Alors elle s’évanouit tout à fait.

Abruti, guettant, dans le rond de la lumière faible que la lampe émettait autour de moi et de cette femme étendue, la chose ou l’être qui allait sans doute y faire son apparition, j’attendis, les bras croisés. Il devenait inutile de se défendre. Couteau, revolver, tout cela devenait impuissant contre ce genre d’ennemi insaisissable.

De loin, les bonnes, ayant perçu le bruit du coup de feu, poussaient des clameurs de chiennes aboyant à la lune. Je ne connais rien de plus démoralisant que des cris de femmes dans la nuit… Seul, le plus doux vagissement d’un petit enfant semblant sortir de dessous le plancher me tira de mon accablement moral. Il fallait pourtant le chercher, le pauvre être, puisque l’évanouissement de sa mère m’indiquait sûrement que ce n’était pas elle qui l’avait changé de place !

Et j’eus le courage, — il commençait à en falloir beaucoup pour monter ou descendre un escalier, dans cette maison — de fouiller tout l’appartement d’en bas, tenant haut la lampe. Je retrouvai l’enfant tout nu, entièrement dépouillé de ses langes, posé sur le dos au milieu d’une table de marbre, comme un objet sans valeur, que le redoutable bandit vient d’abandonner dans sa hâte à fuir… la lumière.

Il me fallut, tout le reste de la nuit, calmer les crises de nerfs de la femme et les pleurs du petit enfant… ce ne fut qu’au soleil levant que tout rentra dans l’ordre naturel, que la mère finit par s’endormir la bouche du bébé collée à son sein.

Je dois dire que cette horrible aventure me jeta dans un tel marasme que je ne me reconnus plus capable de tenir tête à mon ou à mes ennemis invisibles. Ce dernier tour de passe-passe, cet enfant, transporté d’un étage à l’autre sans qu’on puisse s’être aperçu qu’il traversait l’escalier… ou les murs, non, ce n’était pas explicable, encore moins tolérable.

Mon cœur s’ouvrait à une crainte nouvelle, celle de céder le pas avant d’avoir compris.

Au jour, je me persuadai de ne pas reculer sans, au moins, avoir mis la police de mon pays au courant de ce qui m’arrivait. Selon l’usage, en Portugal comme en France, on ne peut pas fournir, au simple particulier, un défenseur de l’ordre à demeure. Il faut qu’il y ait crime ou délit pour qu’il puisse pénétrer chez vous.

J’appelle ici toute votre attention, ma chère Rachilde, car vous avez toujours oui dire que ces sortes d’événements mystérieux se passaient entre une ou deux personnes, plus ou moins de bonne foi, et que dès que la police s’en mêlait, ils se réduisaient au néant. Ces maisons hantées n’ont pas l’habitude de livrer leurs secrets à la curiosité des agents de l’ordre.

Or, dans ce cas de délire de la persécution ou de mystification, que je cherchais à m’expliquer comme on démontre un théorème au tableau noir (le tableau était fort noir, en effet !) je ne trouvais pas d’autre solution que de prévenir la police de Coïmbra des agissements singuliers de redoutables cambrioleurs désireux de nous faire évacuer notre maison en pleine nuit pour la pouvoir mieux piller.

On fut d’abord très incrédule, mais, le congé de nos deux servantes, donné avec ensemble, le lendemain du drame, créa un dernier acte des plus impressionnants. Elles s’en allèrent comme deux poules effarées par le passage d’une automobile, piaillant et caquetant sur tous les tons, et ajoutant des détails, d’autant plus circonstanciés qu’elles n’avaient rien vu.

Mon ami, celui qui avait passé la première veillée sous notre toit, revint avec plusieurs camarades et l’on organisa une battue au fantôme qui ne manquait pas d’amateurs. On espérait bien, du reste, dans le clan des ennemis… politiques (j’en avais déjà) que tout tournerait à ma plus complète confusion. Au premier signal du danger, on mit des plantons devant et derrière les portes qui se fermaient à clef toutes seules et près de volets qui s’ouvraient en dépit des verrous les plus solides.

Tous les phénomènes se reproduisirent exactement de la même manière chaque fois que la lumière s’éteignit. Quand on rallumait, on retrouvait les traces du ou des criminels, jamais l’ombre de leurs bras !

Un gardien, enfermé dans un cabinet de débarras pour y saisir un malfaiteur invisible qu’on y entendait rire aux éclats, y reçut une si terrible râclée qu’il faillit se tuer lui-même en se battant contre les murs et il sortit de cet endroit de ténèbres en déclarant qu’il préférait donner sa démission de défenseur de la paix s’il lui fallait recommencer pareille guerre !

Des malles de linge, point encore déballées, notre installation étant encore récente, se trouvèrent en un instant vidées sur le parquet par des mains qu’on ne put pas prendre en flagrant délit. Des coups retentirent dans toute la demeure maudite aux oreilles des protecteurs venus à son secours, des cris et des ricanements éclatèrent autour d’eux sans que jamais ils purent savoir par qui et pourquoi ils étaient conspués.

Pas de caves, dans cette maison si spécialement hantée, où l’on aurait pu glisser les fils bons ou mauvais conducteurs d’une électricité dangereuse, pas de jardin trop touffu où peuvent se dissimuler d’adroits perturbateurs… Non. C’était le mystère prenant possession d’un décor bien moderne et y jouant le drame de la frayeur sans accessoire, sans mise en scène et ne s’adressant plus qu’à la seule mentalité de l’homme incrédule peut-être pour lui faire mieux comprendre que, quels que soient les temps, les forces inconnues demeurent toujours aussi redoutables et que l’humble mortel, appelé à devenir leur proie, est surtout coupable de ne pas chercher davantage à s’instruire de ses fins dernières alors qu’il ignore tout, ou veut tout ignorer, de ses commencements.

À vrai dire, j’étais plus furieux qu’ému. Je ne pouvais admettre aucune supercherie mais il me paraissait humiliant de tourner le dos à cet ennemi malhonnête, frappant sans signer.

Il fallut, cependant, bien s’en aller, fuir un endroit inhabitable, la nuit, à cause du petit enfant qui pleurait et de la mère, devenue de plus en plus nerveuse.

Maintenant, ma chère Rachilde, il ne me reste qu’à vous faire des excuses pour la longueur anormale de cette lettre. Au fond, c’est de votre faute si j’ai creusé le sujet. Votre insatiable curiosité de chatte angora… et de femme de lettres me forçant à ne rien négliger.

Ni vous ni moi n’en sommes plus avancé.

Vous ne me croirez pas.

Et, pourtant, vous avez eu peur, vaguement, à la première audition…

Et c’est à cette émotion (je ne m’en plains pas) que je dois peut-être l’amusante et si précieuse insistance du caprice de votre amitié.

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

… Une seule réflexion : pourquoi donc, après une pareille aventure, n’êtes-vous pas entré à la Trappe, monsieur de Homem Christo ?…

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Vous me condamnez à la Trappe, ma chère amie, et je reconnais bien là votre manque de mesure ! Vous croyez donc que le but de la vie est la contemplation de cette même vie, intérieurement ou extérieurement, dans un silence oppressant ou dans une curiosité maladive ? Non, Rachilde, l’homme n’est pas fait, n’a pas été créé pour une inaction, toujours coupable à mes yeux. Je sais qu’il fut de très grands saints qui se turent devant toutes les turpitudes, destinés qu’ils semblaient être pour l’abîme de la prière, mais, je sais aussi qu’il y eut les Croisades : Dieu le veut… que l’homme défende son nom, marche, au cri de sa conscience, pour ne pas laisser envahir le territoire sacré par les plantes parasites.

Je suis le plus imparfait de ses serviteurs et je ne prétends pas enseigner les humbles mortels, qui, comme moi, sont imparfaits, mais je crois fermement que nous pouvons, que nous devons lutter contre l’inertie dangereuse des végétatifs (l’ombre du mancenillier,) et que si nous sommes doués de l’esprit de combat nous nous devons, à nous et aux voisins, de chercher à gagner des batailles.

Je n’en ai pas fini avec le mystère de la mort, j’ai eu la preuve qu’on peut la faire reculer ou l’éclairer par la flamme de la foi.

Un jour, où, en prison pour crime politique (le crime politique c’est d’être d’avis contraire à la foule) j’ai appris, oui, qu’on pouvait ajourner son trépas par une fervente adjuration à la puissance supérieure.

Autour des murs de cette prison, j’entendais battre la marée humaine qui demandait mon sang pour effacer de simples paroles imprimées sur une feuille éphémère et je devinais bien que je ne pourrais jamais par la seule éloquence de ma jeunesse et de mes gestes de protestation me faire entendre ou comprendre d’un peuple furieux.

J’eus peur, je l’avoue, j’ai prié avec une fervente ardeur. Je fus sauvé par cette foi qui soulève des montagnes, par une très misérable mais très tendre manifestation de la confiance du fils perdu en son père enfin trouvé…

… Et par degrés, comme la mer se retire parce qu’elle a reçu l’ordre de ne pas franchir un seuil, la foule s’en alla comme elle était venue, poussant des clameurs de mort de plus en plus éloignées de ma personne et cette nuit-là elle dut tuer un autre prisonnier, une autre victime, parce que son heure n’était pas la mienne !

Et que dites-vous de ce geôlier, me glissant dans mon cachot chaque jour la proie de la vraie marée montante, de l’océan qui l’envahissait peu à peu me forçant à me baigner dans une boue affreuse jusqu’à la ceinture parce que le château-forteresse dans lequel j’étais interné plongeait ses assises dans le sable de la plage, de ce geôlier compatissant me glissant une planche, d’une meurtrière à l’autre, le soir, discrètement ? Il est vrai qu’au matin pour me réveiller d’une façon pénitencière, il la retirait si subitement, parfois, que je tombais souvent de sommeil et dans l’eau…

À la guerre comme à la guerre. Mais ne pas avoir de rhumatismes c’est autant de pris sur l’ennemi ? Non, Rachilde, il est impossible que vous n’ayez pas eu, jamais, la révélation de l’au-delà ! Je ne peux pas vous croire parce que votre ironie même a l’air de dissimuler comme une crainte de ce mystère qui nous entoure et nous presse de toutes parts. Certes, vous avez la belle santé de l’animale qui peut s’appuyer sur une des plus redoutables puissances de la nature : l’indifférence ou l’insensibilité, mais si vous cherchiez bien, vous découvririez une chose, au moins, en dehors de l’ordre naturel dans votre cerveau inhumain puisqu’aussi bien il tend à revenir à la seule force d’un élément, de la puérilité bestiale, je ne rencontre pas d’autres adjectifs pour qualifier une sorte de plénitude de toutes vos facultés d’écrivain, combien… vaine !

Pardonnez si je suis amer, mais je ne me reconnais aucune disposition pour la Trappe. Et si vous voulez que je redevienne plus courtois, montrez-vous plus loyal adversaire. Cherchez à me prouver que vous êtes capable d’un scrupuleux examen de conscience. Moi j’ai bien risqué de vous paraître ridicule. Ce n’est pas rien de la part d’un orgueilleux de ma trempe !

Votre toujours très dévoué,

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Comment donc ? Très volontiers, puisqu’il s’agit d’être beau joueur… Seulement, ça date un peu, vous savez ! Ce manuscrit ci-joint est tout entier de la main de ma mère, Gabrielle E. et il y est tout expliqué qu’un certain Rachilde, gentilhomme suédois, revenait sous le crayon obéissant (ou complice) d’une certaine Marguerite âgée de seize ans, pour raconter à la famille la plus spirite et la plus folle que j’aie jamais connue, c’est-à-dire la mienne, une histoire des moins édifiantes.

On ne voulait pas me laisser écrire des romans, j’ai donc débuté par… le document surhumain. Ah ! le bon temps que c’était là ! Et quel décor ! Ce Cros, ce fameux Cros (trou) des « Rageac ».

Soirée mystérieuse sous la lampe voilée, toutes les têtes penchées sur le papier blanc où apparaissait le premier roman de Rachilde. Je ne demande pas mieux que de vous livrer ses bonnes feuilles. Je ne m’en suis jamais servi.

Si ça peut vous amuser ? Ce qu’il y a de plus mystérieux dans tout cela est contenu dans ma note de la fin. Vous en tirerez toutes les conclusions que vous voudrez, cher Monsieur… et même celle-ci : que ce n’est pas moi qui écris mes romans, mais qu’ils sont inspirés par le plus détestable des esprits… un vampire ou un loup-garou, le mien quoi !…

Ça m’est égal ! quant à l’étrange coïncidence qui me fit transcrire la première fois, mon nom au hasard des pieds d’une table tournante qui ne tournait que poussée un peu, ça, je ne l’explique pas, ou mieux je me permets de vous rappeler le mystère de deux arbres dont un enlacement de branches dessinait, sur le ciel, une madone à l’enfant Jésus. Tout arrive.

(Origine du nom de Rachilde.)
Le Cros, 1er mars 1876.

Je n’explique pas, je raconte : la table s’étant mise à tourner vivement, quelqu’un demande si quelque esprit est présent : un coup frappé avec le pied de la table répond affirmativement. Aussitôt série de questions. Es-tu un parent ? — R. Non. — Un ami ? — Non. — Un ennemi ? — Oui. — Es-tu Français ? — Non. — Anglais ? — Non. — toutes les nationalités nous venant à la mémoire étant épuisées : — Veux-tu répondre par les lettres de l’alphabet ? — Oui. — Alors nous apprenons que l’esprit qui veut se manifester est Suédois, son nom est Rachilde, d’une famille noble, il est attiré ici par l’un de nous qui, selon lui, est réincarné : c’est une femme, du nom de Meira, fille du peuple ; ayant voulu connaître sa profession, nous épuisons tous les métiers. Alors nous demandons à Rachilde quel âge il a. — 24 ans. — À quel âge est morte Meira ? — 52 ans. — De quelle maladie est mort Rachilde. — Sa mort est le résultat d’un crime. — Qui l’a commis ? — La table s’agite avec une violence inouïe et répond : — Meira !

On met entre les mains de Marguerite[2] un crayon, et, aussitôt, se révèle, chez cette enfant de seize ans, un pouvoir médianimique d’une puissance immédiate après une série de communications fort lucides et très promptes. Nous renouons les fils de la vie de Rachilde et de Meira à peu près comme il suit ; si des lacunes existent, elles ne viennent ni de la faiblesse du médium, ni de l’incorrection de l’esprit qui ne demande au contraire qu’à s’expliquer avec une netteté de langage que nous sommes obligés de voiler et d’arrêter…

… Rachilde, comte suédois, vivait, d’après son dire, sous le roi Jean III, monté sur le trône de Suède en 1568. Il naquit en 1546, dans un château sur le bord de la mer, à l’embouchure de la Lutneia, rivière qui se jette dans le golfe de Bothnie et près de la ville de Lutneia. Ses biens étaient immenses : outre le château, ses terres, la vallée de Liaben et un immense étang, il possédait en or ou en argent environ cinq millions. À l’âge de dix ans, il était orphelin, presque livré à lui-même, n’ayant pour mentor qu’un vieillard, sorte d’intendant fort tolérant, par respect du maître. Son enfance se passa à développer son corps par des exercices de tous genres : la chasse, la pêche, les jeux violents, et enfin l’étude, telle que la comprenaient les gentilshommes de cette époque et de ces pays sauvages. À l’âge de huit ans, aux exercices des Norspal (ici Rachilde écrit ce mot en caractères suédois et le traduit en français ensuite. Du reste, toute la rédaction des phrases est de lui ; je ne fais que coordonner et lier les Communications entre elles), sorte de balle énorme en bois dur que l’on lance avec un pal de fer, son intendant lui abîma l’épaule, ce qui la fit dévier légèrement. En devenant homme, Rachilde constate qu’il était, malgré ce léger défaut, bien fait, grand et élancé, les cheveux noirs[3], un teint mat, très mat et une jolie main. Sa vie sauvage, ses instincts, sa fortune, sa liberté devaient le porter naturellement vers les plaisirs. Il est présumable qu’il en usa et en abusa : ses communications sur ce sujet seraient fort explicites si je ne les arrêtais pas, mais Rachilde, qui sent la fougue de son âge, me prie souvent de poser des questions et promet d’être prudent : « Je serai sage, je mettrai des voiles, la Dona », me dit-il.

Vers l’âge de 22 ans, Rachilde vint à Lutneia, et y rencontra une femme à peu près de son âge, remarquablement belle, Suédoise, blonde, avec des yeux violets, des yeux qu’on appelle … (ici le nom lui échappe). Elle était fille du peuple et habitait un palais. — Ces femmes-là, dit Rachilde, ont toujours des palais qu’elles bâtissent sur des ruines.

Rachilde l’aima, comme on aime ces créatures. Ce fut deux années d’enchantement et de fêtes. Le comte amena la belle Meira dans son château. « J’allais la chercher à cheval, dit-il, un splendide festin était servi, des barques sur l’étang et la sorcière de Liaben vint lui offrir des fleurs en lui disant : « La belle dame sera maîtresse du château, elle épousera le maître », elle croyait qu’elle était ma fiancée, ce qui prouve que les sorcières mentent. »

Meira passait sa vie roulée sur des nattes soyeuses, ne faisant rien de ses dix doigts blancs. Elle chantait et Rachilde répète encore le refrain des chansons légères de Meira. Seulement, il les écrit en suédois, et instruit par nous qu’il existe ici bas des cœurs purs, il ne demande plus à les traduire. Dans sa fougue, il s’écrie : « Je n’aime pas les femmes honnêtes, Shat, Shat », juron suédois, qui répond au Morbleu de France. Ici, se place un peu de morale pour le compte de Rachilde qui, tout en se révoltant, reconnaît cependant la nécessité de l’honnêteté. « Ah ! s’écrie-t-il, si Meira avait eu la Dona auprès d’elle ! » Pressé de s’expliquer, il dit que Gabrielle était une honnête femme ; dans la noblesse espagnole elle s’appelait dona Julia, vivait au xe siècle, belle, rare, peu connue, sa vie se passait obscure et vertueuse ; elle ne s’est réincarnée que dans ce siècle-ci. Urbain, pour lui comme pour les autres esprits, est Gallien. Joseph, il l’a connu à Lutneia, il vivait en même temps que Meira et lui. — « C’était, dit-il, un artisan des environs de la ville, travailleur, ciseleur de bijoux d’argent massif pour les paysannes ». Il l’a vu, mais ne l’a pas connu, il le mentionne seulement comme point intéressant. Ici vive altercation, la morgue du grand seigneur se faisant jour, on discute avec l’esprit qui traite de manant tout ce qui ne porte par de particule et répète à tout propos son juron favori : « Shat », tout cela avec une verve et une vigueur ! on lui fait remarquer qu’au lieu de passer sa vie oisive, il eut mieux fait de servir son roi, de manier l’épée : — « J’ai eu mon épée, mon cher, répond-il à Joseph, et je suis bon diable ; seulement, si tu avais dit cela de mon vivant je t’aurai f… à la porte, je ne suis pas patient, Shat ! Du reste, lis l’histoire des gentilshommes français. »

Urbain, obligé de s’absenter, Isaline le remplace d’après la demande de Rachilde qui veut toujours parler ; une altercation s’élève entre eux deux : Rachilde prétend qu’Isaline n’a pas une grande puissance comme médium, l’âge l’ayant affaiblie, Isaline se fâche. Rachilde lui dit : « Je te respecte, ah ! si tu avais 20 ans. — Isaline indignée. Rachilde continue. « C’est drôle, les femmes n’aiment pas le respect ». Rappel à l’ordre, puis causeries dans lesquelles nous relevons de belles pensées de Rachilde. « Depuis 300 ans, j’erre dans les ténèbres et l’isolement, je cherche le fluide comme la crue des eaux cherche un passage, laissez-moi me communiquer ; je n’ai pas eu le loisir d’être honnête, je ne suis pas purifié, mais j’ai le droit de revenir, je suis dans l’air qui vous entoure depuis longtemps et je puis vous donner des preuves que je suis là ». Je demande une phrase en suédois : « Non, dit-il plus fort, demain matin au réveil de Marguerite, je frapperai une effigie. »

Le lendemain, à notre réveil, après avoir gardé Marguerite dans mon lit, dans ma chambre, toutes portes closes, père, mère et enfant ne s’étant pas quittés en entrant dans la chambre de Marguerite, la première chose qui frappe nos regards, c’est le cadre de velours bleu qui contient le portrait d’Édouard tourné le haut en bas, et le portrait d’Édouard déchiré en deux dans son cadre. Nous étions tous désolés, croyant à une méchanceté, lorsque consulté, Rachilde déclara qu’il l’avait fait sans haine, pour donner une preuve à la dona : Qu’il ne ferait rien sans notre consentement désormais, mais que si nous voulions d’autres preuves il était prêt à en donner d’autres de son existence parmi nous, et il en donna. Je lui demandai d’écrire une phrase en suédois : aussitôt il écrivit en français ceci :

« La sorcière de Liaben est la sœur de mon génie familier. »

puis au-dessous en suédois[4] :

Rachilde sur ma demande a écrit sa traduction suédoise sur mon cahier. Il continue ses communications chaque soir, ayant renoncé à recourir au fluide d’Urbain ; il prie quelques esprits inoccupés de lui donner la force de se communiquer, et tout joyeux vient nous annoncer cette bonne nouvelle. Pour intéresser Joseph, il nous parle des chasses de son pays. « J’étais, dit-il, bon coureur et beau chasseur, je chassais le Renne et l’Aurochs, bœuf sauvage, l’Eider qui tient de l’aigle et du canard ; nous avions pour la chasse des petits chevaux norvégiens ayant la robe de la couleur du bison et la crinière grise, nos chiens étaient croisés du danois et du norvégien, ils étaient grands et avaient de longs poils aux jambes de derrière, on les employait aux traîneaux quand on courait sur les glaces des étangs. Meira assista à une de ces chasses ; les armes étaient la lance et l’arquebuse, ce que vous appelez aujourd’hui fusil. La chasse des canards sauvages sur les lacs et au bord de la mer était une des plus importantes. Dans une chasse, j’en abattais des centaines. » Marguerite, ayant consulté Rachilde sur la prouesse faite par Édouard d’envoyer une feuille d’arbre dans sa lettre et ne l’ayant pas fait : « Tu n’as pas plus de tête que le Ransthal qui chante sur l’étang, folle que tu es, ne sais-tu pas qu’il n’y a pas de feuilles en hiver. Tu mériterais que je t’inflige la punition que j’infligeais à Meira : Je lui marquais l’épaule avec la pointe d’un fin poignard pour la punir de ses nombreuses infidélités, j’appelais cela des fraises. » Questionné pour savoir ce qu’était le Ransthal, Rachilde dit que c’est une petite poule d’eau qui, dans son pays, est l’emblème de la sottise, elle se couchait pour chanter. Quelquefois il répond à Meira en coupant notre conversation, il l’interroge sur l’instrument du salon sur lequel elle joue des airs qu’il ne comprend pas. « Te souviens-tu pas des chansons suédoises que tu chantais ? Tiens, celle de la jolie fille du Liaben :

« J’évoquerai le génie des montagnes, j’irai près de l’étang pleurer mon fiancé. Pourquoi ne vient-il plus ? Oh ! l’amour de mon âme reviendra-t-il un jour ? »

« J’évoquerai le génie des montagnes, il ne pourra me voir souffrir, ma taille élancée se courbe, ainsi fait le grand pin sous la tourmente. L’or pâle de mes cheveux deviendra neige blanche. »

« J’évoquerai le génie des montagnes, il est sourd à ma voix. Pauvre Syra ! c’est en vain que tu pleures, il est déjà très loin et la mer viendra trouver tes yeux ! »

Rachilde nous donne quelques détails sur son intérieur. Les chambres étaient vastes avec de nombreuses ouvertures qu’on fermait avec des peaux d’animaux ; il mangeait dans des plats d’argent et s’étonne que nous nous servions de vaisselle de terre. Il mangeait du gibier et des poissons fumés, principalement de magnifiques saumons qu’on pêchait dans les immenses étangs. Le fond du caractère de Rachilde, à en juger par les conversations à bâtons rompus et dont je ne peux mentionner les infinis détails, est la franchise rude et sauvage, avec un besoin intense d’affection, une intelligence vive et brusque, une colère et un amour pour Meira qui se partagent son cœur ; je cherche à dénaturer ses sentiments fougueux et à moraliser cet être charmant, surtout à lui enlever l’idée de la culpabilité de Meira. Il semble en effet qu’il commence à s’intéresser à l’innocence de Marguerite ; mais, malgré lui, il retourne à Meira et me dit : « Marguerite se perfectionne, oui, puisque Meira a mené une vie de vices et que Marguerite ne fera qu’une folie ! » L’inquiétude s’emparant de moi, il répond à mes questions mentales en me rassurant sur l’avenir ?

Ne pouvant, malgré tout mon désir, avoir beaucoup de détails sur la vie de Meira, je suis obligée de laisser des lacunes, la jeunesse du Médium s’opposant à ce que je pose des questions dont les réponses seraient un peu brutales.

La toilette de Meira était luxueuse ? Rachilde nous raconte qu’elle portait une tunique de tissu bleu ornée au bas de festons en filigranes d’or, la taille très ample, un petit manteau court. Diadème en fourrure, pierres précieuses, cheveux longs enroulés de fils de perles et d’or, voiles de couleur et d’or, sandales garnies de fourrure. Elle soignait extrêmement la beauté de son visage et elle baignait ses traits fatigués dans le lait de l’Udra (chèvre sauvage dont l’espèce se perd).

Rachilde vit à la cour une jeune fille noble de la Bothnie Supérieure, elle se nommait Christine, était fort jolie mais froide comme les mousses blanches ou perce-neige de ces pays.

Elle avait 23 ou 24 ans, était fort riche. Elle n’était pas plus belle que Meira, mais plus blonde, encore plus rose peut-être. Des yeux pâles comme le ciel de neige au moment de la tourmente. Elle parlait peu et était sans passions. Rachilde l’estimait mais ne l’aimait pas encore ; pourtant il songeait à un mariage et, prévoyant le mécontentement de Meira, il lui avait donné une forte somme d’argent. Meira avait déjà mangé la moitié de sa fortune. Depuis sa liaison avec elle, Rachilde n’avait plus d’amis, mais beaucoup d’envieux. La jalousie, l’intérêt travaillèrent-ils le cœur de Meira ?

Rachilde ne peut le dire. Toujours est-il qu’un homme de ses terres, un serf qu’il avait donné à Meira, pénétra un soir dans son château et, s’approchant de lui à l’improviste, lui enfonça son couteau dans la poitrine. Au moment de mourir, Rachilde reconnut l’envoyé de Meira et la main qui le faisait frapper. Cette pensée le suivit dans les ténèbres où il fut plongé pendant trois cents ans ; il chercha Meira, il erra chez tous les médiums connus cherchant les traces de son assassin. Enfin, le 1er mars 1876, il la découvrit et de toutes ses communications j’ai retiré succinctement le récit qu’on a lu, que Marguerite m’a transmis par lambeaux de phrases, coupées par des digressions qu’il serait fort intéressant de noter, mais que la mémoire ne peut retenir, les réponses se faisant avec une rapidité incroyable, plus promptes même que la conversation.

Gabrielle Eymery.
Note

30 mai 1922.

Ceci est le récit, écrit de la main de ma mère, d’une mystification spirite, que je me suis permise chez mes parents, à l’âge de seize ans, pour essayer d’acquérir la liberté littéraire qu’on ne voulait pas me donner et habituer mes parents à un tour de langage qu’ils n’eussent pas supporté de moi sans un habile préambule. Lorsque, un an après, j’avouai mon subterfuge, sauf mon père, aucun d’eux ne voulut croire à la sincérité de mon aveu. Mes grands parents, spirites convaincus, me déclarèrent possédée, malgré moi, par un mauvais esprit ! le Rachilde en question, ce qui naturellement, me donne l’idée de prendre ce nom, plus ou moins suédois, comme pseudonyme.

Formé au hasard des coups frappés par un pied de table, je ne l’avais pas choisi… Trente ans après, un poète, Ferdinand Herold, m’apprit que le nom de Rachild’s ou Rachild ou Rachilde est assez commun en… Suède.

R.

P. S. — Ô Parc du mystère, j’ai suivi, les yeux fermés, l’un de tes sentiers les plus ardus… Mais voici que j’entends chanter, là-haut, mes oiseaux favoris, j’ouvre les yeux, la vie est toujours belle, je suis libre et je ne crois qu’à la force de la raison.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Ah ! ma chère Rachilde, si pareille aventure douteuse m’était arrivée, je n’aurais jamais osé me permettre d’écrire une ligne !…

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Vous me rendez la monnaie de ma pièce !… Et vous m’envoyez, moi aussi, à la Trappe ! Mais il n’y a aucun doute, pour moi, dans cette aventure, elle est tout entière de ma conception.

Si je vous ai donné la fidèle copie de ce manuscrit, rédigé par ma mère, c’est que vous me parliez de « la loyauté dans l’examen de conscience », je me suis donc mise à me creuser la tête pour découvrir un côté mystérieux à mon parc personnel ; j’ai trouvé ça, qui fit les délices d’un grand aliéniste[5] et je vous l’ai offert. Ne m’en faites pas trop repentir, car, si je travaille dans le mystère, littérairement, je ne suis pas du tout accessible au mysticisme mondain et j’ai horreur de tout ce qui complique la vie normale, laquelle vie normale est assez compliquée, naturellement, sans y ajouter nos perversions plus ou moins cérébrales. Non, je ne suis pas du tout la femme fatale de mes livres. Je suis gaie, trop gaie (vous ne me le reprochez pas ?), je m’amuse de tout ce qui se passe et passe. J’ai le terrible défaut voltérien du cynisme et je méprise la faiblesse sentimentale de la superstition chez mes estimables consœurs de lettres, si je l’excuse quelquefois chez ma femme de chambre. Je me borne à constater et à enregistrer ce que j’appelle les coïncidences curieuses et je déclare curieux, simplement curieux que, trente ans après cette comédie enfantine j’aie pu rencontrer une sainte de mon nom : sainte « Rachilde » dans l’histoire Scandinave alors que trente ans avant j’ignorais absolument ce petit détail.

Je ne crie ni au miracle ni au mystère parce que j’ai assez vécu pour savoir que tout recommence et que tout se ressemble avec seulement les différences de nos états sociaux ou de nos états d’âme. Pour qu’il y ait mystère ou miracle il faut que le héros de l’aventure « se monte le coup », vulgairement parlant, qu’il croit, ou qu’il ait intérêt à faire croire, que c’est arrivé. Moi, je ne crois rien, je n’attends rien, et sortie, tout armée, de l’animalité par la force du métier pensant, je ne veux, sous aucun prétexte, m’abaisser… ou atteindre au niveau de la folie.

Ma mère est morte folle après un séjour des plus motivés à Charenton et cela m’a donné une affreuse leçon de sang-froid. Elle avait la monomanie, parmi beaucoup d’autres, des grandeurs, ce pourquoi j’ai, sans doute, celle de la petitesse (une équivalence, disait le doux directeur de la maison nationale : A. Ritti) et je ne sais rien de comparable à ma modestie sinon l’orgueil de la pauvre insensée. Ma famille fut la proie des spirites et du spiritisme, j’ai vu à l’œuvre Messieurs les Médiums, espèce de rapaces du genre vampires qui font généralement place nette dans les maisons ou dans les cerveaux et, le plus souvent en emportant les bijoux de Madame ou la raison de Monsieur.

Mon illustre ami, premier témoin de mon mariage, Camille Flammarion, aurait pu être leur victime… sous le rapport des bijoux de la bonne Sylvie, sa femme, qui, a-t-on prétendu, a eu des bijoux subtilisés par un médium. Ce n’eut pas été impossible, attendu que vivre dans les étoiles illumine tellement la situation qu’on peut bien être dépourvu de sens pratique tout en demeurant un homme de génie. À quinze ans, j’ai pu surveiller, de fort près, un médium qui nous était tombé du ciel, dont les agissements auraient attiré les foudres de la police. Les enfants, les jeunes filles silencieuses, surtout, ont les yeux ouverts, même dans les nuits noires, sans illumination d’étoiles… mais comment convaincre une famille entière, prisonnière de ce charme vraiment comparable à l’intoxication par la meurtrière « oronge brodée », champignon terriblement vénéneux du Périgord noir ? D’abord colique de terreur, puis déclic du cerveau qui fiche le camp en ballon, hallucinations de l’ouïe, on entend mille cloches sonnant de joyeuses Pâques, puis, peu à peu, on s’endort les mains crispées, fortement crispées, sur son drap ou sur une table !… Les spirites et le spiritisme ont, une première fois, ruiné mon grand-père. Il en était arrivé, malgré une avarice du meilleur aloi, à transformer sa maison en hôtel pour ces commis-voyageurs d’outre-tombe. Sa femme, la tendre Isaline, devenue la pure et lucide réincarnation de Jeanne d’Arc (c’est bizarre comme les femmes, au retour d’âge, ont une tendance marquée à se vouloir pucelles) ne s’occupait pas de son intérieur car elle s’extériorisait en « communications » directes avec la célèbre guerrière dont elle prenait les attitudes inspirées pour commander le moindre rôti de veau. Ce qui me scandalisait le plus, dans ce train-train de leur folie paisible et, si je puis dire, bourgeoise, c’était la grossière, la profonde bêtise de tout ce fatras de littérature mortuaire, mortellement ennuyeux.

Quand « revenait » sous la plume ou le crayon du médium, un grand poète, il faisait des vers faux et quand il s’agissait d’un philosophe, il déraillait avec une telle intensité que c’en était révoltant. Alors je n’avais guère que la consolation de m’en rapporter aux textes, et comme la bibliothèque me fournissait des références indiscutables, je m’amusais, souvent, à réfuter leurs arguments d’un air innocent qui en augmentait la malice.

J’avoue, pour vous faire plaisir, qu’il n’est pas bon de « coller » ses parents et de « colles » en « colles » j’en vins à rêver de la grande mystification : introduire un esprit dirigeable dans leurs esprits falots. Ça dura près d’un an et j’en devins littérateur, juste punition de ma supercherie car je pris goût aux lettres de ce faire-part !

Mais, supposez un instant une faiblesse physique, une de ces constitutions maladives qui vous rendent tributaire de l’heure, de la saison ou de la crainte, et me voilà glissant dans tous les fossés de la superstition, dans toutes les duperies de cette triste existence humaine qui ne tend, décidément, qu’au plus complet détraquement de sa précaire mécanique. J’ai voulu combattre ma destinée au lieu de la subir, non par suffisance, mais par simple besoin de bon sens. Je pouvais admettre une religion et écouter encore le curé de mon village qui criait à l’œuvre démoniaque et me poussait lui-même à la preuve par l’absurde, mais, tout finit par sombrer dans une féroce négation.

Je me suis rangée, de toutes ces voitures-corbillards, sur le rail de la raison pure… qui conduit au néant. Oh ! dormir, sans les cauchemars de l’au-delà, oui, dormir après une longue journée bien remplie. Je n’ai pas d’autre ambition. Je ne veux être, en y employant toutes mes forces physiques et morales, qu’un numéro bien portant dans l’immense revue des singularités humaines : celui de la grosse chatte blanche qui boit du lait en fermant les yeux.

J’ai parfaitement et tôt compris, que, née dans certaines conditions romantiques, apportant des atavismes effrayants, tarée de légendes suspectes, tout me condamnait à devenir la proie de ces différentes fatalités et que, si j’écoutais les battements irréguliers de mon sang, je tomberais, avant de vivre, dans une espèce de survie où, le rêve dominant l’action, je perdrais le contrôle de mon cerveau, mon libre arbitre… et j’ai réagi.

Peut-être suis-je allée trop loin, dans la réaction, j’ai fait de ma nature le décor de ma volonté, dirai-je, pour parodier l’un de mes héros de roman, sombre fantoche que j’aime malgré qu’il me semble le plus mal venu, oui, je ne cède à personne le droit de me juger puisque je me juge moi-même avec la plus grande des sévérités, toujours prête à subir le châtiment du crime que je n’ai pas commis mais que je suis très capable de concevoir. Littérateur de métier, j’ai surtout la haine de la littérature vécue. Je vis autrement et bien plus simplement que vous tous. Un animal qui est très fort ne consentira jamais à devenir une chimère !

Il faut n’être qu’un homme pour abdiquer « la loyauté dans l’examen de conscience », m’avez-vous dit ? Attendez ! puisque je suis chargée par vous du devoir de fermer le cycle du « parc du mystère, côté superstition », il y a bien encore quelques petits incidents curieux dans ma vie propres à amuser les femmes aimant le mauvais frisson et il serait peut-être intéressant de les confronter avec ce que les spirites convaincus (ceux qui ne volent pas à mains armées) appellent des particularités psychiques…

Dans mon existence nullement chimérique où je n’ai jamais pu pincer, entre le pouce et l’index, le moindre bout du linceul traînant du surnaturel, il y a, cependant, des choses inexplicables et jusqu’à un certain point inquiétantes, coïncidences toujours, mais qu’il serait difficile d’analyser parce qu’il nous faudrait remonter à toutes les sources afin d’éclaircir le trouble de cette eau, trop courante.

Je n’ai jamais pu ajouter à une layette un petit bonnet sans porter malheur à l’enfant à qui je le destinais. Or, je ne peux pas risquer le contrôle de l’expérience voulue car, ce serait le geste du mandarin criminel !

Étant jeune fille, au Cros, propriété où je suis née, il y avait des fermes, des métairies où, bon an mal an, poussaient des poupons, car, en ces temps de sauvageries paysannes, on ne raréfiait point sa progéniture. J’étais, bien entendu, leur marraine toute désignée mais si je refusais cet honneur (simplement parce que j’étais incapable de réciter le credo par cœur et que cela m’humiliait fort), je travaillais toujours très volontiers à la layette et j’y ajoutais un bonnet de baptême, chef-d’œuvre de mes dix doigts de fée, selon l’expression, un peu poncive, de mon directeur de conscience, le curé de mon village, bon gros garçon à figure d’angelot bouffi, qui m’adorait le plus niaisement du monde. (Honni soit qui mal y pense !… C’est lui l’auteur du discours de « Son Printemps » que j’y ai transcrit sans y changer un mot !)

Je n’ai jamais aimé les enfants parce que j’aime les animaux avec une ferveur presque religieuse. N’ayant eu ni frère ni sœur, j’ai peuplé la solitude glaciale de mes premières années, celles que l’on appelle, je ne sais pourquoi, les belles années, par un nombre incalculable d’adoptions de petits frères inférieurs qui me tenaient chaud, physiquement ou moralement.

J’élevais tout ce qui me tombait sous la main, jusqu’à des couleuvres, et je m’entendais merveilleusement avec cette société !… contre l’autre ! Les enfants ont une manière d’aimer les animaux qui ne fut jamais la mienne : ils les aiment pour leur plaisir et le plaisir des petits d’hommes est toujours de la souffrance pour les petits d’animaux. Moi je les aime pour leur malheur. Je les défends et je souffre mille morts avec eux. À quinze ans je ne pouvais voir frapper une bête sans me trouver mal et cette névrose, oui, c’est une névrose, allait jusqu’à sortir de table quand on y servait un poulet rôti !…

Mais je brodais, ne sachant point coudre, comme toutes les jeunes filles trop bien élevées, de jolis petits bonnets de baptême sur mousseline, sur tulle et sur cachemire. Oh ! comme ils étaient jolis !… Au troisième bonnet qui recouvrait la fête de la poupée morte, ma mère me fit une étrange observation :

— Tu fais tes bonnets trop étroits. Désormais tu n’en feras plus.

Je n’ai jamais discuté les ordres de mes parents, tout en leur servant des fantasmagories peu respectueuses de leurs états d’âme. Je ne fis plus de bonnet sans m’occuper autrement de l’état « pressentimental » de ma mère à leur sujet.

Demeurant plus tard à Paris, j’eus l’occasion de me souvenir de mes talents de brodeuse et je refis un bonnet de baptême pour l’enfant à venir d’une de mes amies. Cet enfant naquit « hydrocéphale » et mourut dès qu’il eut ouvert les yeux… Avais-je fait le bonnet trop grand, cette fois ? Coïncidence, certainement, pure coïncidence, mais tout de même, il valait mieux m’abstenir de toute manifestation de ce genre, « don de mauvaise fée ».

Quand dut naître ma fille je refusai radicalement de m’occuper de la layette, ce qui mit ma mère dans une généreuse indignation.

— Comment, toi qui sais broder si tu ne sais pas coudre, toi, tu achèteras une layette au lieu d’y travailler avec amour ! Ah ! que tu es donc bien une femme de lettres, ne sachant plus rien faire de tes dix doigts…

Elle avait oublié.

Moi, je me souvenais, vaguement et, comme dans un certain état… d’âme déclaré intéressant, on est malade, je succombais le plus instinctivement du monde, à ce qu’il est convenu d’appeler une superstition. Est-ce à cela, cette faute de goût, que ma fille doit d’être née fort solide et d’être devenue, tranquillement, une belle jeune femme ?

Une cousine, fort experte en la matière, ayant voulu broder devant moi, le petit bonnet à l’enfant que ma fille attendait je dis, pendant qu’on en découpait le patron :

— Mais non, ce sera encore trop petit, trop étroit, faites-y bien attention… vous vous y prenez mal.

Ai-je touché, sans le vouloir, aux ciseaux qui taillaient ce patron ?…

Je ne fus pas grand’mère, ce qui a voilé pour moi, toute la face des choses.

Oui, ce sont là de simples coïncidences, il faut le dire bien haut. La vie naturelle est encore la plus mystérieuse de toutes si on veut bien se rappeler que tout se renouvelle et recommence dans un ordre chronologique de faits dont nous n’avons pas tous les numéros, ni la clef, parce que nous n’étions pas de tous les temps.

Ne trouvez-vous pas extraordinaire, vous, que les feuilles poussent en des printemps détestables où l’on subit les rigueurs de l’hiver et qu’imperturbablement reviennent, au moins dans le champ des lunettes astronomiques, certaines comètes dont la queue n’est pourtant pas entre les mains du diable.

Dieu ? Non, mon cher ami, Dieu n’existe pas plus que son frère le Diable, parce que s’il existait, il n’aurait pas changé ; un Dieu n’évolue pas par définition. Nous ne possédons plus le Dieu de la Bible, ni celui du nouveau testament. Et s’il ne fait plus de miracle c’est parce que nous ne pouvons plus l’inventer : nous en avons perdu la force.

Maintenant, cher ami, qui êtes aussi mon fils car vous avez le merveilleux aplomb d’un héros de roman, de mes romans, je vous prie de me croire encore saine d’esprit. J’avoue que je ne comprends pas toujours ce qui m’arrive mais je préfère l’humilité de ne pas expliquer à l’orgueil d’imposer mes façons de voir ou d’entendre comme autant d’articles de foi.

R.

P. S. — Antoine Ritti, Directeur de Charenton, il y a une vingtaine d’années, était un savant très simple, rempli de bienveillance. Il aimait à causer avec moi, un ignorant, parce qu’il aimait ma littérature outrancière qui lui paraissait, selon ses propres expressions : comme le miroir « concave » du cerveau de ma mère, miroir « convexe » où se reflétait tout en plaies et bosses :

— Votre mère exagère, me disait-il jovialement, et vous exagérez dans l’autre sens. Ce qui vous sauvera de mes cabanons c’est que vous pouvez écrire…

— En êtes-vous bien sûr ? lui demandai-je un peu inquiète.

— On n’est jamais sûr de rien, scientifiquement parlant, répondait-il, cependant, pour une grande dégénérée vous vous portez mieux que le commun des mortels bien portants et puis vous n’essayez pas de vivre ce que vous écrivez car vous avez la mentalité d’un « tailleur de pierre !… »

… D’un tailleur de pierre qui ne peut pas tailler des petits bonnets.

Pauvre cher homme, mort trop tôt pour la science des aliénistes, amateur de la manière douce. S’il avait vécu, il m’aurait donné la préface de mon « grand saigneur » dont il m’avait fourni les notes médicales…

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Je ne vous dirai donc jamais plus, même en plaisantant, que vous êtes folle.

Vous êtes pire : vous êtes la logique de l’illogisme selon les meilleures lois de l’humanité ! Seulement, renoncer, humblement ou orgueilleusement, au titre humain, croire que tout est un recommencement mécanique des choses et n’attribuer le surnaturel qu’aux dents cassées des engrenages très naturels, me semble redoutable. Pourquoi tout sacrifier, au bon sens momentané, du possible avenir de notre infini ? Et n’aurait-il que e séduisant attrait d’une hypothèse, pourquoi en supprimer toutes les immortelles conséquences ?

Chatte sauvage ou « louve-garoue » (j’ignore comment construire ce terme en bon français) vous vous bornez à une belle existence matérialiste, mais, moi, j’ai des appétits un peu plus… spirituels ; je tiens à courir la chance de plusieurs existences qui, se libérant les unes des autres, me feront enfin rentrer dans le foyer de Dieu : le mien.

Vous décrivez le rêve. Je préfère le réaliser et sacrifier, à ma préférence, mon goût humain, trop humain, pour les plaisirs de basse extraction.

En effet, le brave aliéniste était juste en vous félicitant de votre raisonnable modération. À votre place et ne croyant à rien, ne redoutant aucun châtiment… Non, tout fut bien ainsi… soit-il !

Rachilde, je crois, moi, que nous en avons terminé avec le côté « cour » du « parc du mystère » ; il reste, maintenant, à étudier le côté « jardin », le plus mystérieux peut-être, le côté « amour ».

Vous m’avez dit, un jour, avec un sourire énigmatique qui vous fait à la fois si vieille et si jeune :

— Je voudrais bien savoir de quel genre de sensualité vous vous chauffez ?

Les femmes de lettres sont souvent des hommes de lettres et vous êtes le plus rare spécimen de l’espèce. Vos plus intimes camarades assurent que vous avez tout à fait le caractère d’un « officier de cavalerie », ne vous scandalisant point du propos, quoique très capable de rectifier le geste d’un seul regard de vos yeux graves.

Il est amusant d’avoir pour mère… un homme sérieux ! Je n’en profiterai pas pour vous scandaliser malgré que je vous fasse, ici, de très sincères confessions. Je vous étonnerai probablement, dans un tout autre sens que les sens ordinaires : je ne comprends pas l’acte d’amour comme un jeu ou un vice. De très, de trop bonne heure, je me suis débarrassé de toutes les expériences libertines et de tous les tours de force plus ou moins spéciaux en usage dans les collèges pour en arriver droit au libre exercice de la paternité. J’ai donc commencé par où finissent vos gentils noceurs parisiens et je n’ai jamais pu m’attarder aux bagatelles de la porte.

J’aime les enfants et j’ai le grand respect des femmes qui vous les donnent. Les personnes du sexe différent sont, en général, supérieures comme mères, presque toujours inférieures comme amoureuses. L’amour n’est pas, chez moi, le prélude ni le résultat d’un besoin sensuel et je le dégage de toutes les vulgarités intimes. Aimer réellement ce n’est pas salir. Il serait délicat d’avouer ces choses si je n’avais fait mes preuves pour la postérité. Horriblement gâté par les femmes, inexplicablement traqué malgré, ou à cause de ma prétendue laideur (je me souviens de vous avoir entendu dire, à propos de cette laideur, que je portais avec une rare élégance, la splendeur « bien masculine » d’être affreux. Merci, Madame !)… j’ajouterai que mon orgueil me dictant la chasteté, je puis lui obéir facilement. Rien ne me gêne quand j’ai décidé moi-même de mon sort. L’homme, esclave de ses passions ou la victime d’une passion me semble tellement méprisable ! Je veux être le maître de mon amour avant même de devenir le maître d’une femme. L’amour, du reste, est un sentiment où l’élément féminin a très peu de part. Remarquez, ce sophisme vous plaira, je pense, que l’amour est un dieu et non pas une déesse. Ce sont les hommes qui ont fait les lois ? Soit ! Mais ils n’ont pas plus inventé l’amour que son essence mâle et il a toutes les raisons de demeurer la religion ou la dignité de celui qui aime. Trop ambitieux, sinon trop occupé, pour chercher le singulier divertissement d’être malheureux parce qu’on pourrait ne pas me comprendre, je hausse les épaules devant le problème : ça peut toujours se résoudre par la science de l’escrime… qui rime à crime, d’ailleurs.

J’ai beaucoup aimé une jeune femme qui, je le crois autant qu’on peut le croire sans les preuves physiques, m’aimait aussi… et il n’y eut jamais rien entre nous que les intérêts d’une vie commune dont on m’avait, en quelque sorte, confié la direction. Malgré toutes les apparences de la plus absolue communion d’âme et de corps, il n’y avait pas, d’elle à moi, une autre tendresse que celle que je lui permettais. Bien des gens se sont trompés à ce sujet, un de mes amis s’est suicidé pour un de ces racontars de petites sottes où les femmes trahissent pour l’unique plaisir d’avoir l’air au courant de la question et je me demande si la principale héroïne de ce drame « blanc » a su démêler ses propres sentiments du milieu de tous ses désirs contradictoires ? Cependant nous eûmes l’honneur, tous les deux, d’obéir à la plus respectable des puissances : l’amour-propre.

C’était, c’est encore une actrice, une grande artiste russe. Si vous voulez bien, je l’appellerai : Maroussia. Imaginez un type tzigane, au front bombé, aux yeux chauds, au teint doré, petite et puissante, tout en nerfs et d’une vitalité peu commune car elle jouait les rôles les plus écrasants de la sauvage littérature de son pays, les traduisant en plusieurs langues, se pliant à toutes les acrobaties de son art sans une trace de fatigue. Cette femme était légitimement unie à une sorte de grand duc, obscur, plus ou moins ruiné, oiseau de ténèbre, hibou vivant dans son ombre et faisant ce métier interlope de gardien de la reine ou de prince consort. Il n’y a rien d’incompatible, dans la vie des planches, avec une bourgeoisie de convention puisque la bourgeoisie est elle-même une simple convention sociale. J’ignorais le détail du mariage quand je fis un article dans un journal de Lisbonne sur la pièce que l’on venait de jouer pour la première fois et dont Maroussia avait interprété le principal rôle. J’écrivais, moi, pour nourrir ma propre femme et mon enfant mais cela ne n’empêchait pas de m’enthousiasmer pour le génie et de le dire en termes passionnés.

Au lendemain de l’apparition de l’article, Maroussia me convia dans sa loge par une aimable lettre où elle déclarait me mal remercier en ces quelques lignes, se réservant de le mieux faire de vive voix.

Dans sa loge, le soir suivant, je rencontrai un Monsieur très froid, fort poli, un peu mûr, qui classait des papiers, dont le mien, sur un album en y ajoutant un peu de colle et des numéros d’ordre.

Dans cette boîte, de plafond bas, veloutée, capitonnée, des mille plis d’une peluche rouge fendue d’un côté, sur une eau verdie, fort sale, où nageaient des cartes de visite alternant avec des noms tracés au diamant, c’est-à-dire le bain de beauté qu’on appelle un miroir, cet homme avait l’aspect d’un croque-mort en habit. Nos deux reflets venus de la glace, nous dédoublaient en quatre monstres !

— Madame X***, me dit-il, n’est pas encore là. Quand elle sortira de scène, tout à l’heure, elle vous recevra avec plaisir. Votre article est très intéressant. Si vous désirez l’attendre ?…

Et il continuait à le coller, méthodiquement, en me regardant avec la stupeur ironique de quelqu’un qui vous trouve trop jeune pour avoir du talent.

— Non, répondis-je avec une impatience toute portugaise, j’ai horreur d’attendre. Je vais écrire un mot, si vous le permettez, Monsieur ?

Et j’écrivis ceci, sur le rebord d’une tablette où s’alignaient des pots de fards. (Quand j’y songe vraiment, je sens un léger frisson de remords me parcourir les épaules car il fallait mon âge pour oser un tel billet !)

« Madame, si vraiment vous désirez me mieux remercier pour le peu que j’ai fait en votre honneur, venez souper avec moi sans me condamner à la présence d’un tiers offensante pour ma courtoisie. »

J’avais déjà entendu certains propos bizarres sur le mari et j’allais droit au but pour m’assurer tout de suite de la vérité possible.

Je laissai la lettre, tout ouverte, sous le nez de ce personnage et je tournai les talons. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque dans le vestiaire du théâtre, je vis surgir le Monsieur, accompagné de la dame, couverte de fourrures et de voiles. Maroussia, sans aucune rancune, consentait à me recevoir chez elle, à souper, car elle ne souperait pas ailleurs, craignant de mal manger et comme elle y mettait une persuasive gracieuseté, il fallait bien accepter la proposition. Ce n’était pas la bonne fortune… mais « à la fortune du pot », comme vous dites, en France ! Nous arrivâmes, tous les trois, dans un hôtel voisin du théâtre. Nous y soupâmes très bien et, en voyant le mari disparaître, discrètement, au moment des fruits, j’eus presque envie de l’imiter. Il n’avait dit que des choses sensées, très respectueux du talent de sa femme, mais il déclarait mon pays trop turbulent, à cette époque, pour pouvoir y demeurer la saison entière et il se plaignait de toutes les corvées de « bagages » qu’il lui fallait accomplir pour obtenir les derniers costumes en souffrance.

— Des costumes qui arrivent de Paris !…

Cela formait un couple très uni, parfaitement convenable. Et comme le Monsieur avait des indications à donner pour un prochain départ, il lui fallait y réfléchir.

Non, Rachilde, inutile de sourire. Je ne mis pas à profit, au moins à la façon dont vous l’entendez en France, cette minute de liberté.

Un coude sur la nappe, mon menton dans la main, je contemplais la dame qui parlait, parlait, insoucieusement, ne s’étant même pas aperçue de la disparition de son époux. Petite, relativement, et ramassée sur elle même, prête à bondir élastiquement n’importe où et à sauter d’un sujet à un autre, elle avait la grâce des femmes russes, une espèce de frénésie froide, contenue, qui donnait à choisir entre de la passion concentrée sur son art ou un besoin nerveux de tout autre chose. Elle jouait encore à la ville les femmes tragiques, les fortes natures, toujours maîtresses de la situation. Ma grande jeunesse devait lui paraître une proie facile qu’elle dédaignait. Je lui dis, d’un ton sage et confidentiel, que son mari pourrait bien avoir raison parce qu’en effet, le Portugal s’agitait et qu’un pays en proie aux convulsions révolutionnaires n’était plus un bon terrain pour des manifestations théâtrales. Il y avait l’Amérique du Sud. Et je lui développai tout un plan de tournée comme si je m’adressais à son manager. Je demeurais très calme.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda-t-elle. Les collégiens de cette ville sont donc des conspirateurs et leur apprend-on à diriger des troupes d’acteurs en même temps que celles des révoltés ?

Elle riait, mais s’intéressait malgré son air dédaigneux. Sa mentalité russe devait se réjouir de découvrir en un collégien, un révolutionnaire averti (peu lui importait de quel bord) et un journaliste épris surtout de questions littéraires.

— Je suis déjà marié, père de famille, lui expliquai-je assez froidement. Je m’occupe de politique parce que j’ai fondé un journal pour cela et d’art parce que je suis aussi un écrivain, sinon un reporter à vos ordres, chère Madame.

— C’est inouï ! Vous êtes marié, père de famille, à dix-sept ans ? Alors, vous ne savez même pas ce que c’est que l’amour si vous êtes trop instruit de tout le reste. Prenez garde, vous finirez mal.

Elle me fit une très jolie tirade sur la passion, l’amour avec un grand « a », et même un « h » auquel on ne pouvait jamais se soustraire, en me servant, d’ailleurs sans les signatures, les divagations de quelques auteurs connus et en y joignant toutes les vibrations de son âme d’actrice. Elle était vraiment charmante, un excellent instrument, merveilleusement accordé quoique férocement moscovite, c’est-à-dire autocrate.

L’aube blanchissait les fenêtres et je ne faisais toujours pas de déclaration romanesque. Alors, c’était ça, ce jeune homme enthousiaste ? Elle m’examinait avec une moue méprisante. Elle n’avait certainement pas du tout envie de ma personne et il est facile de deviner pourquoi : je n’ai jamais séduit ni cherché à séduire les gens. Je ne dissimule pas mes impressions, bonnes ou mauvaises et tout en m’efforçant de rester poli, je sais me détacher de la question qui ne m’intéresse pas. Quant aux menus cadeaux de la galanterie : sourires et gestes puérils, j’ai le dégoût de ce manège ridicule. Je veux ou je ne veux pas et ça me suffit.

Il y a un moment, une heure mystérieuse entre toutes, dans la nuit, où les humains ne savent plus ce qu’ils font ou ce qu’ils disent. C’est justement cet instant blafard, après souper. On est énervé ou fatigué à en avouer n’importe quoi à n’importe qui : le joueur y reperd sa fortune qu’il venait pourtant de regagner et la joueuse sa vertu qu’elle défendait avec la seule volonté d’une coquetterie à outrance. C’est terriblement dangereux, c’est surtout désolant pour les femmes dont le fard, se diluant, creuse les traits et pour les hommes dont une pointe d’ivresse embue l’œil qui voit un peu trouble.

— Madame, répondis-je à une pression de main trop prolongée, moi, je ne veux pas appartenir, même dix minutes, à un esprit dominateur… parce que j’en suis un autre ! Et je pris congé en m’inclinant aussi courtoisement que possible…

Passé minuit, j’ai envie de dormir.

Comment suis-je devenu le plus intime ami et, vraiment amoureux, dans le bon sens du mot, de cette femme sans jamais devenir son amant, ce serait bien difficile de vous l’expliquer. Mais en dépit de toutes les apparences, que nous semblions mettre à plaisir contre nous, je, n’étais que son ami et peu à peu je sentais monter d’elle jusqu’à moi la sincérité d’une absolue confiance. J’aurais pu n’être qu’un homme pour elle et je devenais une sorte de dieu qu’elle invoquait. Le mari me détestait d’autant plus qu’il me sentait au-dessus de ses soupçons. Il y a une chose qu’un homme ne pardonne jamais à un autre, c’est de demeurer propre. C’est d’instinct. Et c’est pourquoi les meilleures camaraderies se sont formées dans les maisons interlopes, en des promiscuités sur lesquelles je n’insisterai pas.

Une nuit, dans les parages de l’équateur, balancés tous les deux sur un navire qui nous emportait, elle, moi, son manager légitime et sa fortune, cette si instable fortune des gens de théâtre oscillant entre un Calme plat et la tempête des bravos déchaînés, elle me déclara que tout était bien ainsi, qu’elle ne regrettait rien car si elle m’avait obtenu autrement, elle m’aurait trompé !

— Je ne suis fidèle qu’à l’impossible, fit-elle dans un soupir profond où l’aveu de la folie mystique, enseveli sous le linceul des renoncements, jaillissait comme des abîmes de la mer.

Nous étions seuls à veiller sur le pont du paquebot qui nous conduisait à travers les transparences d’un ciel bleu sombre constellé d’étoiles en larmes diamantées pleuvant sur nous. Je voyais sa jambe croisée luire d’une luminosité de reptile sous le bas de soie blanche tendu avec la rigidité lisse d’un ventre de couleuvre. Ce bas de soie était pire qu’une ensorcelante nudité. J’ai la passion des jambes fines et bien chaussées, j’aime la courbe d’une épaule à peine entrevue sous les fourrures et les yeux pensifs qui, longuement, sans battre des paupières, prennent les miens.

Franchement, il eût été de mauvais goût de déranger tout ça !…

… Surtout pour être trahi à la première occasion. Vous ai-je scandalisée, ô Rachilde !

H. C.

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Comme je ne vous écris pas pour « la galerie » mais bien à travers « cette galerie », uniquement dans le but de vous atteindre, je vous avoue, qu’en effet, vous me scandalisez. Tout ce qui me paraît anormal me scandalise… quand ce n’est pas moi qui en suis l’auteur ! Je sais que, depuis que l’on me juge, à tort ou à raison, je représente un être anormal et j’en ai pris mon parti. Je m’efforce de demeurer simplement égale à moi-même, au moins pour le langage, car le type qui n’accepte pas de porter beau est le pire des monstres. Sortie de l’humanité, je ne tiens pas à y rentrer. Mais je ne tiens pas non plus à faire école.

Vous me plagiez, Monsieur !

Quant à votre « Maroussia », elle est russe, or, la perversion russe ressemble au « bolchevisme », ça n’a pas de fonds, sous tous les rapports ; ainsi le tonneau des Danaïdes. Qu’on y verse de l’or, du sang ou… c’est peine perdue. Ces gens-là aiment le néant pendant leur vie, ce qui est dangereux, au moins pour ceux qu’ils anéantissent.

Je suis de fort mauvaise humeur. Il n’y a plus d’enfants, je vous renie !

Je ne conçois pas plus un étalon roucoulant comme une tourterelle qu’un singe esquissant les grimaces de la chasteté.

Vous faites du Rachilde. Dans mes romans, on ne couche pas… parce que j’ai horreur du poncif et, remplir la ligne de points est un métier ridicule, à mon avis. Je ne veux pas forcer mon talent et manquer de grâce. Les gestes de l’amour, tel qu’on le parle, me donnent le fou rire. Alors pour soutenir le lyrisme de mes héros je suis obligée de les libérer de la dernière corvée : ils fichent le camp dans le bleu, la mort ou le mystère et le tour est joué.

Seulement, dans l’existence terre à terre il n’en va pas de même et… vous avez très bien agi en mettant trois beaux garçons au monde. C’est toujours ça de gagné sur « l’ennemie ».

Voyez-vous, la ligne droite est encore le plus court trajet d’un point à un autre et dans le paysage naturel, qui est aussi le modèle de tous les états d’âme, les peupliers ont leur mission poétique malgré leurs lignes implacablement verticales ; ils font rideau.

Je vais vous raconter une histoire d’amour des plus macabres que je tire des sombres cartons de la vie quotidienne et qui pourrait bien être la morale en actions de ce que je viens de vous dire plus haut. C’est une histoire vraiment digne du « parc du mystère » (où notre seul mérite sera d’avoir toujours dit la vérité) par sa très mystérieuse psychologie. Je n’y ai pas encore compris grand’chose, sinon qu’il ne fait peut-être pas bon de me… plagier quand on veut vivre vieux.

En ce temps-là, je demeurais dans une petite rue de Paris assez tortueuse où la princesse Tola Dorian prétendait ne pas pouvoir « tourner » avec ses chevaux qu’elle conduisait elle-même quand elle venait me voir : « Votre quartier n’est pas « demeurable ! » prononçait-elle d’un accent un peu zézayant qui ne manquait pas de charme et qui avait séduit, ma foi, un farouche catholique : Léon Bloy, l’immortel auteur du « Désespéré ». On ne pouvait donc pas tourner dans ma rue, mais moi, je m’y trouvais à mon aise, aimant les maisons modestes, les voies tranquilles, aussi impénétrables que celles de la providence, et, surtout, à l’abri des invasions des « snobs ». Là j’écrivais et je recevais, cependant, un nombre respectable d’amis et de jeunes confrères qui sont aujourd’hui, les plus grands noms de la littérature française, un peu grâce au « Mercure de France » et beaucoup à cause de leur génie.

Un mardi, je vis venir une singulière personne, d’allures étrangères, qui se présenta toute seule, avec l’aplomb de la véritable « snobinette, » une créature ni vieille ni jeune, étincelante et bizarre comme un bijou de Lalique. Arrivée de bonne heure, elle me déclara, confidentiellement, qu’elle désirait me demander une explication au sujet de certain livre de moi qu’elle aimait, qu’elle croyait avoir compris mais qui lui faisait l’effet d’un stupéfiant : « J’espère, lui dis-je, sans aucune bienveillance, ni pour elle ni pour le livre, que cela ne vous sert tout de même pas de soporifique ! »

Cette femme, une Allemande ou une Américaine (on n’a jamais su sa véritable nationalité) parlait en se trompant souvent dans l’acception des mots et elle allait, cependant, vers les termes techniques comme ceux qui n’ont pas appris, dès leur naissance, les mille détours hypocrites de notre langue. Elle mettait une telle crudité à me fournir des détails intimes que je commençais à avoir une terrible envie de la flanquer à la porte. Son roman personnel consistait, d’ailleurs, en une situation point banale ; elle aimait un peintre de portrait, qui venait de faire le sien, lequel peintre était beaucoup plus connu pour sa beauté physique et ses mœurs, que par son talent et le jeune artiste ne voulait pas du tout couronner la flamme qui semblait sortir des cheveux, presque rouges, de son modèle. Quand les femmes sont amoureuses d’un monsieur réfractaire au mariage elles font, généralement, toutes les sottises qu’il serait absolument indiqué d’éviter et je ne connais rien de plus stupide qu’une créature amoureuse pour le bon motif, sinon deux créatures animées des mêmes intentions. « Alors, dis-je, ahurie devant un tel étalage d’inconscience, vous pourriez essayer… du mauvais motif, puisque vous êtes libre ». « Je l’ai déjà fait, répliqua la dame dont, seuls, les cheveux incendiaires continuaient à rougir, mais mon amant est un être faible, il est entraîné par de vilaines connaissances. En relisant votre livre je me suis persuadée que j’étais destinée à en devenir l’héroïne vivante. Je ressens toutes les sensations extraordinaires que vous décrivez et je crois que je peux jouer ce rôle-là. Oui, mon ami est une très méprisable « fille », seulement, moi, je veux l’épouser. Je suis riche et j’entends le garder pour moi toute seule. (Et elle ajouta, de la meilleure foi du monde) : « Peut-être que je m’y prends mal. »

Je contemplais le phénomène avec une diabolique envie de rire. Au fond, ça m’embêtait et m’irritait. Je suis sans pitié pour les imbéciles et leur manque de pudeur mais je veux bien admettre toutes les responsabilités morales ou immorales. J’avais écrit le livre, donc il était de mon plus pressant devoir de garer cette lectrice nerveuse de son danger imaginaire et je lui fis un discourt… de distribution de prix (je m’écœurais moi-même !), puis il entra quelqu’un, des gens de lettres, et la dame, toujours pleine de son sujet, débita des choses énormes sur la littérature en général, et l’amour en particulier, qui amusèrent follement le cénacle de la rue de « l’Échaudé », spécialement composé de messieurs dépouillés de toute espèce de pruderie.

Je vois encore la silhouette de cette chercheuse de nouveaux frissons qui s’imaginait que les aventures d’amour se taillent sur patron original, comme les robes de grande couture, et qu’on peut disposer la passion comme on draperait une riche étoffe sur un pauvre mannequin ! Elle était maigre, mince, tellement étroite de la ceinture qu’elle semblait serrée dans un bracelet ancien, un de ces lourds ornements de rois barbares, bossué de cabochons féroces comme des yeux de tigres, car elle portait un corselet, bijou extravagant d’un joaillier en vogue à cette époque, de fer forgé enrichi de pierreries fabuleuses. De là, se dressait, impérieux et garçonnier, un buste raide, plat, sur lequel virait, brusquement, une tête un peu trop classique de Walkyrie casquée de cheveux roux, trop sincèrement « Titien » pour être vrais. Un profil pur mais coupant, en fil de sabre ; des yeux vagues, très faits, et une bouche fendue en mortelle et éternelle blessure. Ce physique pouvait donner des choses intéressantes dans le privé, pourtant, à mon humble avis, ça manquerait toujours de charme. La science de la courtisane ne doit jamais dépasser la grâce de la femme. Trop de… technicité et la grâce y succombe ; c’est comme les fleurs montées des grands fleuristes, il ne faut tout de même pas que le fil de fer puisse passer par-dessus les corolles…

Je perdis de vue cet échantillon de la demi-folie pendant près d’un an lorsque je reçus une carte-album, photographie d’un portrait de femme, qui me remit en mémoire la Walkyrie à la ceinture cabochonnée. Ce portrait était dédicacé de la main du jeune peintre que je ne connaissais pas (et ne tenais pas à connaître), se disant le plus fervent admirateur du livre que je ne nomme pas ici ne désirant pas lui faire de la réclame : « Alors, pensai-je philosophiquement, tout va bien puisque ça dure encore. » J’avais oublié les détails scabreux de la visite de la dame casquée de roux, pour ne me souvenir que de son amour exaspéré par des lectures complètement inutiles au bonheur conjugal… mais je ne remerciai pas le peintre.

À quelques semaines de là, j’appris, par une lettre de faire-part, que ce jeune homme, si fervent de la littérature pimentée, était mort.

La vie parisienne est tellement remplie de corvées mondaines, agréables ou désagréables, qu’on passe d’un lunch de mariage à un enterrement sans s’occuper d’autre chose que du chapeau qu’il faut mettre. La cérémonie déteint toujours sur la catastrophe, absoute ou fiançailles, c’est blanc ou c’est noir… quant au héros on ne s’en préoccupe guère.

Le jeune peintre fut donc enterré sans aucun discours ni commentaire. Je ne rencontrai pas à l’église la dame à la ceinture métallique. Des amis, interrogés, hochèrent la tête en parlant de tuberculose et de surmenage intellectuel, puis le silence retomba : les jeunes hommes très aimés meurent comme les autres. L’héroïne probablement l’avait quitté pour ne pas être atteinte par la contagion.

Un matin, on m’annonça une dame en noir ne voulant pas se nommer, désireuse de me parler pour une affaire urgente. Rue de « l’Échaudé » je n’avais pas, on se l’imagine aisément, une armée de serviteurs pour me défendre contre les intrus. Je ne lâchai pas la plume, je ne levai pas la tête : « Ce doit être encore une tapeuse, murmurai-je devant ma bonne scandalisée. Donnez-lui cent sous. Si elle ne les prend pas elle filera très fâchée, si elle les prend elle filera très contente. De toutes les façons, je terminerai mon chapitre en paix ! »

On n’imagine pas la cruauté d’un auteur qui veut finir son chapitre. Elle n’a d’égale que la furieuse indiscrétion des gens mettant en coupe réglée les pauvres diables d’écrivains, tant soit peu célèbres.

Mais ce n’était pas une tapeuse. C’était la femme rousse et elle bouscula ma bonne d’autorité pour arriver jusqu’à moi : « Madame Rachilde, me cria-t-elle d’une voix rauque, je n’ai plus besoin d’argent. Je viens vous faire mes adieux parce que je vais aller le rejoindre ! »

Elle semblait étouffer. Son secret lui serrait la gorge. Elle eut une crise de larmes puis se confessa… parce qu’elle ne pouvait se confesser qu’à l’auteur du roman dont ils avaient fait leur livre de chevet. Je n’ai pas qualité pour vous répéter ce qu’elle me révéla. Ce chagrin devait l’avoir achevée, personnellement, sous le rapport du déséquilibre mental. Il y avait de tout dans cette affreuse confession, des situations grotesques à en pleurer et des naïvetés touchantes à en rire aux larmes. Je ne peux pas dire que cela ressemblait à de l’amour, mais, cela tenait du fil de fer, atrocement rigide, qui meurtrit la fleur droite et du désespoir qui déchaîne toutes les averses de l’orage sous lequel il lui faut fatalement se courber. C’était poignant comme le geste rituel du carabin qui pose sa cigarette sur le mort pour vous développer le cas de clinique. Elle aimait toujours, et haïssait, à la fois, cet amant « sa victime » réfractaire au mariage de raison, et elle le cherchait, maintenant, en des rêves malsains, usant de tous les stupéfiants à sa portée. L’horreur particulière de cette histoire c’est que mon livre demeurait le fonds du décor et que, cette fois-ci, ni Oscar Wilde, ni Lord Douglas n’y mêlaient leur dilettantisme.

Avant d’écrire un roman, il faudrait donc se demander où il ira, dans quelles mains, dans quel cerveau il tombera, et où il mettra le comble au désordre d’un organisme déjà faussé.

Si je n’ai pas fini mon chapitre, ce matin-là, j’ai dépensé certainement plus d’éloquence qu’il n’en faudrait à dix avocats hargneux pour plaider contre toutes les littératures passées, présentes et futures…

Il m’était du reste impossible de secourir autrement la frénétique et il devenait évident que s’en aller « très loin » demeurait aussi la seule solution, élégante, quoique livresque.

Elle se retira, en apparence calmée. Suivrait-elle mes conseils ? Non. Tout ce qui est une raison de vivre n’existe pas pour ceux ou celles qui ont sacrifié leur mentalité à leur passion ! Il n’y a pas de vie intérieure pouvant servir de refuge aux sensuels exacerbés. Les hommes ou les femmes d’amour roulent à tous les abîmes parce que l’amour, qui domine chez eux, exige des sacrifices humains… et un humain, qui n’est que ça, n’est pas très fort ! En amour comme en religion, l’humain ne croit qu’au miracle. La vie naturelle lui échappe complètement.

Je ne savais pas la nouvelle adresse de la dame rousse. Elle avait une mère qui n’était pas sa mère, disait-on, un porte-respect, comme en ont certaines créatures qui veulent recevoir, faire partie du monde et ne possèdent pas un nom authentique.

Et la catastrophe, pendant de l’autre, arriva, foudroyante, mystérieuse pour ce fameux Tout-Paris qui n’a pas le temps d’enchaîner les situations et qui avait déjà oublié la mort du jeune peintre surmené par ses travaux ou terrassé par la tuberculose.

Je ne me refuse jamais aux corvées qui effarent les gens doués du respect humain. Moi, je ramasse les chiens et les chats expirants au bord du trottoir, dans les ruisseaux les plus infects. En costume de soirée, en gants blancs, j’aide le cocher à dételer son cheval qui se débat sous le harnais avec une horrible blessure au ventre… et ce n’est pas pour reculer devant le cadavre d’une poupée morte de mâle rage.

… Non, plus autre chose qu’une poupée, un mannequin raidi à ne pas pouvoir lui plier les bras ! J’entends encore sa pseudo-mère, dire entre ses dents : « Ah ! cette femme, cette femme-là m’aura fait bien du mal ! » Et elle parlait de sa fille ! C’était de plus en plus le mystère ! Nous nous trouvions dans une chambre élégante et claire. Les employés de M. de Borgniol avaient apporté la petite botte capitonnée et ils attendaient que la toilette fût terminée devant cette botte… à bijoux. En robe de satin et de dentelles, la femme au casque roux se montrait aussi rigide que pendant sa vie. Il n’y avait pas de famille autre que cette mère factice, l’air d’une domestique renvoyée, qui se refusait à déshabiller la morte parce que ce suicide lui faisait peur. Lorsque je la soulevais elle se tint droite sans une flexion de ses membres et je n’eus pas la peine à reconnaître les effets du poison qui conserve la rigidité cadavérique bien longtemps après la mort « le curare ». Et puis, le beau casque roux tomba, c’était une perruque, laissant surgir un crâne presque lisse.

À l’enterrement, peu de monde, quelques jeunes hommes amis ou camarades d’école de l’amant et qui ne savaient rien de précis sur le drame… sinon qu’on buvait sec chez l’héroïne.

Devant la porte du cimetière (et je ne peux pas m’empêcher de sourire à ce souvenir cocasse) Alfred Jarry se joignit au modeste cortège, conduisant d’une main ferme, sa bicyclette de course, celle qui développait neuf mètres. Vêtu de son éternel costume de coureur impénitent, culotte de velours et chandail, il arrivait de la « Frette », ayant chronométré le long de sa route, touché depuis une heure seulement par la funèbre convocation : « Mada-me. Nous avons fait du qua-ran-te ! Nous ne sommes nullement fourbus car nous mangeâmes, hier, la grosse entrecôte, et nous bûmes près de quatre litres de vin blanc, plus notre absinthe pure ! » Dans n’importe quelle situation, celui que nous appelions « le père Ubu » l’auteur « d’Ubu roi » était égal à lui-même, sinon à sa sinistre marionnette. Il buvait et mangeait, dédaigneux de l’émotion, se traitant comme un cheval vapeur qui doit absorber tant de litres d’essence par dix kilomètres et pilant, imperturbablement, sur les chemins poudreux ou boueux, se couvrant de poussière ou de boue, suivant la saison, avec la même indifférence. Il fallait bien connaître ce mauvais sujet pour savoir que son ton de blague outrancière, malgré les circonstances les plus graves, n’était qu’une armure marquant une grande nervosité, peut-être une sensibilité très réelle : « Voilà qui est bien, Père Ubu, lui répondis-je en lui serrant la main, c’est fort méritoire de votre part car vous ne suivez guère les enterrements vous, par mondanité ». « Eh ! Ma-da-me, nous avons bu chez cette personne d’un sexe différent d’excellents alcools. » Et comme il était Breton, bon catholique selon tous les rites, il se signa, puis il ajouta, au moment de se séparer, à cause de cette cruelle habitude de raillerie qui lui défendait l’attendrissement : « Il nous est toujours agréable d’enterrer une femme, Ma-da-me ! Oui, voilà qui est bien ! » Réenfourchant sa fidèle bicyclette il disparut au tournant de la prochaine rue encore plus fantôme que fantoche, menacé de la fin des grands ivrognes du rêve…

Je suis de plus en plus convaincue qu’il faut se défier des mélanges. Vivre sa littérature, c’est prendre l’absinthe pour un remède. Rêve d’amour ou rêve d’art, il faut savoir distinguer entre les deux alcools et ne pas les mêler à la vie.

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Madame mon Amie,

Je vous aime trop pour ne pas vous dire toute la vérité : nous nous comprenons de moins en moins et chaque jour, à mesure que nous prolongeons cette correspondance, nous nous éloignons davantage. Que voulez-vous ? La vie est ainsi faite que les enfants ressemblent rarement à leurs parents et les contredisent la plupart du temps, tout en les continuant. Je ne vous dévoilerai plus mes pensées, je ne vous raconterai plus les vraies histoires de ma vie. Ou vous m’interprétez mal, ou je m’explique mal. Je préfère la seconde hypothèse, mais il n’en reste pas moins que nos deux natures se choquent avec un bruit désagréable. Si nous n’arrêtons pas au plus tôt cette conversation, nous finirons par casser les vitres ? Qui les paiera ?

Avant de finir, il faut pourtant que je me défende. Vous m’accusez de vous plagier, de « faire du Rachilde », « d’esquisser les grimaces de la chasteté ». Comment entendez-vous cela ? Vous paraissez soutenir que l’amour et la chasteté sont deux états antinomiques. Et pourtant, là où vous voyez antinomie, l’accord est complet, la chasteté n’étant que la conséquence et l’instrument même de la loi universelle de l’amour. Vous me paraissez aujourd’hui aussi ignorante du mystère de l’amour que vous l’étiez hier du mystère de la mort. Ce sont, cependant, les deux seuls grands mystères de l’humanité. Si vous ne les avez pas plus compris l’un que l’autre, que faites-vous dans ce Parc ?

Ma grande amie, pardonnez ma rudesse. Je suis indigné. Indigné de vos blasphèmes, de vos hérésies, de vos égarements volontaires.

Oui, je renonce à l’amour tel que vous l’entendez. Je renonce à l’aventure que je trouve abominable, à la rencontre de hasard, aux appétits du corps qui sont la marque de la bête, la souillure et la honte de la volupté. Oui, je suis chaste et j’ai le mépris de tous ceux qui s’avilissent en des contacts impurs. La plupart des hommes que je connais éprouvent une joie à entendre énumérer leurs maîtresses. J’aimerais, au contraire, entendre citer celles auprès de qui j’ai su vaincre la surprise des sens. Vous allez dire que je me contente de peu et plaindre la misère de ma sensualité. Le mérite que je m’attribue d’être fidèle, vous le trouverez ridicule. C’est pourtant l’intensité et la qualité supérieure de ma sensualité qui me distingue des autres et assure mon rayonnement. Il me protège contre les déceptions qui brisent la confiance dans la joie de vivre et m’épargne l’amertume qui suit les étreintes sans volupté. Je plains les pauvres diables des deux sexes qui courent les garçonnières à la recherche d’un bonheur qu’ils croient trouver dans le spasme du désir, relevé par des bas de soie, des chemises et des lumières adroites et qui ressemble autant à l’amour que Mlle Spinelli à l’Ave Maria de Gounod. Jamais la volupté ne couronnera les efforts de ces carnivores énervés par deux heures d’exercices sexuels qu’on appelle communément shimmy ou fox-trott et qui sont l’image affreuse de la grossièreté et de l’impuissance du siècle. Je méprise ces bâtards de l’amour, mâles et femelles, dont la vision des accouplements crispés et stériles me permet de vaincre le premier frisson d’envie que me donne toute femme agréable.

Je connais, autant que les autres, cette minute de désir, éphémère et subalterne chez moi, impérieuse et durable chez la plupart de mes semblables et qui fait qu’ils ne rêvent que de culbuter et de coucher sur leur lit toutes ces femmes du grand et du petit monde.

Mais j’ai l’orgueil de ma qualité humaine qui domine heureusement l’animalité de mes instincts et, au lieu de convoiter le corps de la bête, je ne cherche qu’à conquérir son âme, certain que le jour où nos visages immatériels se seront reconnus et nos goûts physiques se seront accordés, le jour où je connaîtrai le parfum de sa bouche, la couleur d’attente de ses yeux, le degré de tiédeur et de frémissement de sa peau, les tonalités intimes de sa voix et de ses gestes, le panorama de ses pensées et de ses sentiments, le jour surtout où je saurai qu’elle ne boit pas de vin rouge, — j’aurai la presque certitude de ne pas trahir la volupté.

Voilà, Madame, ce qui s’appelle chasteté, qui ne veut pas dire continence.

H. C.

Madame Rachilde
à trois petits enfants.

Mes chers petits… mes chers amis, qui disent de moi, mystérieusement : c’est la femme aux rats, en ayant l’air quelque peu effrayés, malgré que de petits enfants portugais ne puissent point avoir peur, je crois que votre papa est fort en colère… Je n’ose plus lui écrire car les choses finiraient mal… et moi j’aime que les choses, surtout les livres, finissent bien.

Venez près de moi :

Guy, au joli petit sourire pâle, si réfléchi, vous qui appelez votre maman : mon cher trésor… Paul, mousquetaire en herbe, parfait latin de race, hardi, casse-cou, si intelligent ; Carlos, terrible pince-sans rire, qui risque des farces admirables, sentant le mystificateur… pas du tout mystique.

Mes petits amis, je vais vous raconter une histoire.

Moi, je suis la femme aux histoires, c’est-à-dire, oui, aux rats, aux idées singulières qui ont une queue sinueuse, d’apparence démesurée. Le diable est un gros rat qui passe dans la nuit sans que personne le saisisse… au moins par la queue, quand on est riche !

Tout à fait en confidence, mes chers petits déjà grands, si votre papa, pour qui vous avez le plus tendre respect, était un monsieur sans quarante chevaux et sans aucune espèce de fortune… il aurait la terreur des rats s’introduisant dans le grenier obscur du cerveau.

Ah ! il a bien de la chance, lui, de croire tranquillement à des choses claires…

Il vous élèvera d’une façon nette. Vous serez des petits foyers de lumière… parce que vous n’avez jamais tiré le gros rat par la queue !

Voilà, je commence. Vous n’allez pas vous impatienter, vous si bien élevés.

Il était une fois une fillette de treize ans qui n’aimait ni le gibier ni la chasse.

Et quand il y avait, dans la maison de ses parents, des dîners de chasseurs, présidés par son papa, lequel n’avait aucune quarante chevaux, mais, seulement un cheval bien en vie qui sautait les barrières d’un mètre (ce que, tout de même, les quarante chevaux ne peuvent pas faire) la petite demoiselle était obligée de goûter à des sauces pimentées qui lui cuisaient la langue et à des pauvres bêtes mortes… depuis longtemps, au milieu de ces sauces, ce qui lui serrait le cœur.

Et au dessert d’un de ces dîners, les chasseurs, les louvetiers, soldats nouveaux de son papa, le lieutenant de louveterie, parlaient tous à la fois, la petite demoiselle un peu ahurie par ces conversations violentes murmura, comme si elle pensait tout haut : « Il est là-bas, dans la combe, le loup et il doit bien souffrir, blessé, cloué par l’épieu dans la neige. »

Car, la coutume barbare de ces temps de… cruels chasseurs était de laisser mourir le loup abattu et non achevé sur la neige de la nuit… pour servir d’exemple.

Vous savez, les hommes n’ont pas toujours été très intelligents…

Mon papa était un peu comme le vôtre, mes enfants, sévère, seulement il l’était… selon d’autres temps et d’autres mœurs et il n’avait raison que… selon le temps et les mœurs. Le mien entendit mal, il était un peu sourd.

— De quoi te plains-tu, Marguerite ? On te la donnera ta montre ! Et tu tâcheras de ne pas casser les aiguilles en la faisant tourner à l’envers !

— Papa, dis-je, enhardie par cette bonne parole, pourquoi laissez-vous mourir, en de si grands tourments, un loup qui ne vous a rien fait.

Alors, mon père se mit dans une grande colère car un loup est un loup et une jeune fille… n’est guère qu’une oie blanche. Tout le monde riait. Il n’y avait aucune femme là pour me défendre ! Ah ! si votre petite maman, si jolie, au sourire si doux, avait pu me voir, debout, contre tous ces hommes bruyants, joyeux du succès de leur battue et si lourds de leur bon dîner ! Je dis des choses, d’une voix suraiguë, qui sifflait. Je crois que cela ressemblait beaucoup plus au vent, dans la cheminée, avant, bien avant que descendent les petits Jésus pour y déposer de menus cadeaux pour vos souliers. Cela c’était la plainte de la terre qui n’a pas encore eu le bonheur de se trouver un dieu !

Puis, mon père donna un ordre et il se fit un grand silence :

— Marguerite (je ne m’appelais pas encore la femme aux rats), Marguerite, tu nous ennuies avec ton amour pour la vermine. Ce loup est bien où il est… mais puisque tu as l’air de refuser la montre, ou de la sacrifier à son sauvetage… va donc le sauver toi-même ! Tu n’auras de récompense que si tu peux aller déclouer ce loup mourant, et qui n’a plus envie de mordre, je l’espère. Allons, vas-y et que je sache enfin si oui ou non ma fille n’est qu’une petite poule mouillée !

Mes chers enfants ? Qu’auriez-vous fait ?… Il faut toujours obéir à ses parents.

Et puis… maman était couchée, elle avait la migraine. Je ne pouvais guère lui demander sa protection, à cette heure de minuit.

Je pris mon manteau à capuchon et une lanterne.

Ma nourrice pleurait en m’ouvrant la grande porte du corridor…

La peur ? Le froid ?…

J’avais simplement envie de chanter, ce qui est une manière de ne pas craindre les idées noires.

Ah ! non, il ne faisait pas noir du tout, ni dans ma cervelle, ni dans la campagne. La vallée était blanche comme un tapis d’hermine et le chemin me sembla court.

La porte du jardin, dans le mur… (celle du parc du mystère pour moi) et puis la route, celle sur le petit pont où la glace emprisonnait le ruisseau d’une carapace de cristal… et le bois…

Ah ! le bois !… le sentier rétréci où les ombres des arbres, sous la lune, échangeaient d’étranges signes d’intelligence… je commençais à mal tenir ma lanterne, et mes doigts, à peine couverts de leurs mitaines, s’engourdissaient. Mon capuchon ne tenait pas. On aurait dit que quelqu’un le tirait, par derrière.

Je n’aimais pas les mauvaises farces, quand j’étais jeune.

— Finissez, dis-je, tout haut. Je n’ai pas le cœur à rire.

Et cela me fit peur d’avoir dit cela moi-même parce que je pensais que la peur c’était quelqu’un.

La combe.

Le sentier descend, plus obscur… Il n’y a guère de lune et pas, presque pas de neige car les arbres sont si hauts, si pressés, qu’ils l’ont cueillie pour s’en faire des fleurs.

Et cela sent tout à coup une odeur que je me rappelle encore… une odeur comme le feu brûlant du sang, le séchant, le volatilisant.

Je m’arrête. Je pose ma lanterne pour l’empêcher de danser… parce que je la tiens tellement mal.

Il est là. C’est un tas, plus noir, sur une épaisseur de mousse presque plus claire que la neige… on dirait que ça fume.

Et deux yeux rouges, qui résument et font flamber tout le sang d’alentour, me regardent fixement du fond de cette mousse qui est aussi du poil.

Je ne fis pas un discours au loup parce que je n’avais pas le temps, ni lui, de m’écouter trembler de rage.

L’épieu, mes petits, c’est un lourd piquet de bois dont la pointe est ferrée solidement. Il était profondément entré dans sa cuisse et lui, léchait lentement sa plaie après avoir mordu l’épieu… ce qui ne le délivrait pas. La scène, éclairée par la lanterne, faisait l’effet d’une image balancée dans un cauchemar, quand on dort sur le dos et que le plafond semble, de temps à autre, vous tomber sur la tête parce qu’on ne sait plus si on se réveille… ou si on se rendort.

Quand il comprit que j’étais une sœur, il ne bougea plus, redoutant également ou la mort ou la délivrance que je lui apportais. Il ne bougea plus, effrayé peut-être à la pensée de m’effrayer…

Et je tirai, de toutes mes forces de fille déjà rompue aux exercices de force, parce que j’étais élevée comme un garçon.

Je ne réfléchissais pas.

Qu’allait-il arriver, quand il serait libre ? Mais n’avait-il pas, hélas, ou tant mieux, deux ou trois balles dans la peau ! Je m’enfuis, serrant l’épieu sous mon manteau et, ma foi oui, abandonnant la lanterne sur le champ de bataille. Je n’ai jamais si bien couru de ma vie car je sentais, derrière moi, l’ombre d’un loup immense qui me suivait…[6]

Le lendemain, on retrouva bien ma lanterne… mais aucun loup.

Ces bêtes ont la vie dure !

J’eus la belle montre.

(Entre parenthèse, elle n’a jamais bien marché mais elle était jolie : je la portais comme une médaille et… est-ce qu’on regarde l’heure à une médaille, puisqu’elle est bénite ?…)

La morale, mes enfants, c’est qu’il faut toujours obéir à ses parents, même lorsque leurs montres ne marchent pas, ou ne marquent pas la même heure que celles de nos idées personnelles.

Mais, cependant, on ne doit jamais en vouloir aux enfants prédestinés qui vont, dans la vie, enveloppés de l’ombre du loup mystérieux.

Ou… trop éclairés par les phares des quarante chevaux de leur papa.

R.

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Je ne répondrai pas à votre dernière lettre, Rachilde… parce qu’elle ne s’adresse pas à moi.

Nous avons fait ensemble le tour du Parc du Mystère et nous voici revenus devant la grille monumentale qui sépare le rêve de l’action. Quarante chevaux piaffent, frémissants, de l’autre côté de la barrière, sur la grande route de la Vie qui mène à Paris, carrefour des races, place publique du monde. J’entends déjà le ronflement du moteur qui s’impatiente et s’emballe à l’approche du maître. Dans cinq minutes je serai au volant et j’aurai repris ma course. Grisé de vitesse, je boirai les obstacles. Je traverserai, sans détourner la tête, les plaines fatiguées où l’automne fait sa moisson. J’écraserai des feuilles mortes.

Je n’ai plus de souvenirs. Je n’ai point de regrets. Absorbé par le commandement de cette machine dangereuse qui mène au but, ou à la mort, il ne m’est plus permis de m’attarder aux vaines réflexions métaphysiques. Je vais tout droit mon chemin sans me soucier des commentaires des passants entraînés dans le tourbillon. Tant pis si je les éclabousse. Je suis pressé. L’heure est folle. Il faut agir. La foule attend, massée aux portes de la Ville. Elle réclame des chefs ou des martyrs. J’appuie sur l’accélérateur… encore… encore… encore !

Rachilde, ma chère Rachilde, priez pour moi. Au revoir ou adieu !

H. C.

Octobre 1922.

  1. Fernand de Homem Christo.
  2. Marguerite Eymery, la future Rachilde.
  3. J’efface le portrait à cause d’une ressemblance inquiétante.
  4. Il me semble inutile de retracer ici des caractères aussi parfaitement inconnus.
  5. Antoine Ritti, directeur de Charenton.
  6. C’était mon premier loup !… depuis, j’en ai… sauvé d’autres !