Le Parfum des îles Borromées/III

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Ollendorff (p. 22-35).

III


L’après-midi, quand le soleil a tourné de l’autre côté du grand bâtiment de l’Hôtel des Îles-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d’air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafraîchissements.

Mme  Belvidera, avant d’avoir achevé sa toilette, regardait par la jalousie entre-bâillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l’Europe et de l’Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont l’ardente séduction, dissimulée sous une mollesse apparente, est incomparable à l’automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par l’étrange magie du paysage et du climat, et habituée qu’elle était à la spirituelle gravité du pays florentin ou aux jeux sévères de la lumière et de l’ombre romaines, elle s’abandonnait avec délices à la douceur nouvelle qui semblait s’élever de l’immense nappe d’eau avec les vapeurs du matin et du soir.

Tout en boutonnant d’un doigt distrait la chemisette de batiste légère qui formait la toilette simple de presque toutes les femmes sous le ciel de septembre, elle laissait aller ses yeux au hasard sur les figures nouvelles ou déjà connues des buveurs indolents. Un clergyman anglais et sa respectable épouse, qui étaient ses voisins de table et avec qui, cependant, elle n’avait pas encore échangé un mot, l’amusaient par leur seul aspect. Le bonhomme, petit, sec, serré dans une redingote d’alpaga qui ne s’ouvrait que pour laisser paraître le bord étroit d’un col blanc, donnait de toute sa personne l’impression de la vertu. Sa femme, impeccable, et sans cesse attachée à ses pas, était d’une laideur sans égale. Mme  Belvidera ne put retenir un sourire en les apercevant tous les deux, rigides et muets à la petite table où ils savouraient un café glacé. La physionomie de Dante-Léonard-William piquait aussi vivement sa curiosité. Elle avait été charmée de son imagination, de ses beaux vers et de son excentricité ; le souvenir de la marchande de fleurs sur le lac où l’Anglais s’était montré si original lui faisait passer encore aujourd’hui de petits frissons entre les épaules. On disait que la belle Carlotta avait fait tourner la tête au poète. Elle aurait aimé à savoir si cela était vrai. Mais elle ne pouvait penser à cet homme sans être tentée de lever un peu les épaules, comme s’il eût eu quelque chose de grotesque que l’on ne démêlait pas clairement. Son ami disait de lui qu’il était un homme supérieur… Elle allait soulever son épaule, comme à l’ordinaire, en signe de doute, quand elle s’aperçut que M. Dompierre, le grand ami de la petite Luisa, levait les yeux, sans indiscrétion ni insistance, mais à intervalles réguliers, dans la direction de sa fenêtre. Elle rougit. C’était la troisième fois qu’elle remarquait le mouvement de la fine tête maigre et bronzée du jeune Français, où la longue moustache blonde et les yeux clairs et tendres formaient un immuable dessin lumineux. Tout en causant avec son ami, il relevait la tête vers la fenêtre avec un air de dévotion si touchant, de désir si manifeste de la voir s’ouvrir, que la jeune femme en eut la sensation d’une caresse, et, fronçant le sourcil avec une pointe de colère, elle se retira de la fenêtre et appela la petite Luisa.

— Luisa ! Luisa ! tu n’as pas vu la lettre de Papa ?

L’enfant accourut de la chambre voisine, en faisant crier la femme de chambre qui était en train de l’habiller et parut derrière elle, ayant à la main des lacets rompus par la précipitation.

— Voyons ! voyons ! fais voir la lettre de Papa !

La mère prit sur la cheminée une lettre dont les pages étaient remplies d’une grande écriture ferme et hardie, de ces écritures dont le premier aspect fait épanouir la figure des graphologues, qui sentent qu’ils peuvent dire tout de ce caractère sans risquer de choquer ni l’auteur ni ses amis.

La fillette saisit la lettre de ses deux mains, alla s’asseoir pour être bien à l’aise, et lut, tout haut et lentement, avec l’empressement, l’amour et la touchante admiration qu’elle manifestait toutes les fois qu’il était question de son père :

Rome, 8 septembre.

     Ma femme bien-aimée,

J’embrasse ta lettre ainsi que le griffonnage de la petite Luisa ; tu te moquerais de moi si tu me voyais ; je t’entends rire, de ton rire à toi, ma chérie, chérie ! Mais, vois-tu bien, je suis accablé par cette séparation. Je viens de consulter le calendrier : il n’y a que trois semaines, pourtant ! Je suis tenté de maudire cette Rome au climat mortel qui m’oblige à vivre éloigné de toi et de mon enfant. Hélas ! puis-je aussi maudire ce qui me retient ici ? Tout va bien ; mais si je n’avais été là, que serait-il arrivé ? J’ai à lutter chaque jour contre mille difficultés soulevées par la méchanceté et la jalousie. Il se trouve que tout le monde avait pensé avant moi à cette « œuvre du Transtévère » que je crois cependant avoir fondée de toutes pièces, au milieu de la stupéfaction et même de l’hilarité générales. Te rappelles-tu ? S’est-on assez moqué de moi ? Nos beaux esprits s’en sont-ils donné ? Ai-je rencontré assez d’opposition de la part des pouvoirs publics ? Quand il s’est agi d’obtenir pour un quartier mourant de fièvre dans des taudis empestés, des logements à bon marché dans cette ville toute neuve et saine, mais sans locataires depuis quinze ans, j’ai cru un moment que l’on allait me faire enfermer pour cause de démence ! Toi-même, ma chère aimée, tu me conseillais de céder, tu me disais, dans ton joli égoïsme d’amour, qu’il est bien dommage de faire le bien, quand on a toute la multitude contre soi, et jusqu’à ceux mêmes que l’on veut obliger. J’ai tenu à montrer que l’on peut agir malgré tout cela. Non, ça n’a pas été facile de déloger nos malheureux ; ils voulaient mourir dans leur fumier ; ils prétendaient que les maisons neuves sont mauvaises. Cependant, chez tous mes « transplantés », au nombre de douze cents environ, nous n’avons pas eu de tout l’été six cas de fièvre nouveaux ; or tu te rappelles les chiffres qui t’effrayaient lorsque je faisais mes premières enquêtes. Tous les enfants sont indemnes désormais, et ceux qui avaient déjà été atteints précédemment ont des forces et n’interrompent pas leur travail. Car ils travaillent ; voilà la grande affaire, la grande nouveauté, ce dont je n’osais pas parler, ce que je ne t’ai pas dit même à toi ! C’était si aléatoire, presque si invraisemblable ! Cela dépendait de tant d’éléments divers et étrangers à leur indolence même ! Oh ! ça n’est pas encore brillant, mais ça vient, ça s’arrange : j’ai beaucoup mieux que de l’espoir ; ce sera une réussite complète si… si… — et c’est là que j’aurai besoin de toi, ma Luisa, — si les femmes du monde, et toi à leur tête, veulent bien nous aider.

Je veux recréer tous les arts manuels ; tous les arts industriels qu’un homme ou une femme adroits de leurs mains, peuvent exécuter chez eux. Nos pauvres gens ne sont pas dépourvus d’habileté ; ils ont presque tous un goût inné. Je veux que toutes les dames romaines donnent la préférence aux objets fabriqués à la main, sur tous les produits d’une industrie qui, hélas ! n’est pas nationale. Il ne faut tirer de notre peuple que ce qu’il peut donner ; mais encore, ce qu’il peut donner, faut-il le lui prendre ! Il y a là une question de propagande, même une question de mode à lancer. Le bruit fait autour de mon entreprise, dans le monde politique, et qui s’étendra, rendra cette tâche facile. Le président du Conseil m’a fait appeler, ces jours-ci, afin de prendre des renseignements minutieux sur cette affaire ; et d’autre part, j’ai vu le Roi qui m’a fort encouragé. Nous aurons, je pense, un bon hiver, et ce ne serait que le commencement de plus grandes choses. Dieu sait si notre Rome a besoin de grandes choses !

Vers la fin du mois, j’espère pouvoir prendre une quinzaine de jours de liberté. Ce sera pour aller vous rejoindre dans le paradis des îles Borromées que tu me décris sous des couleurs si riantes. Mais encore faudra-t-il que je passe à Florence, où l’on m’accuse de m’occuper beaucoup trop de Rome et où tout un parti s’est formé contre moi à l’occasion de l’Œuvre du Transtévère.

Je t’embrasse, mon amour, je t’aime sans cesse, jusqu’à en souffrir et à pleurer quelquefois comme une bête de ton absence. Je n’insiste pas ; mais quand je rentre, le soir, harassé non tant du mal que je me suis donné que de la mauvaise volonté et de la basse perfidie que j’ai rencontrées ; quand je te cherche, que je voudrais me jeter dans le refuge de tes bras et de tes lèvres adorées, ma femme, ma chère femme, je suis presque pris de lâcheté. Il y a des moments où je ne sais comment il se fait que je ne pars pas, que je ne vais pas te rejoindre, tout simplement !

Baise ma petite Luisa pour son papa. Ah ! j’oubliais de la féliciter « d’avoir enfin trouvé le jeune homme de son goût » ; je la prie — si elle ose le faire — de transmettre mes compliments à ce monsieur pour avoir plu à ma fille et surtout pour l’avoir empêchée de tomber dans l’eau !

                    Adieu, je vous aime.

Ton
Andréa Belvidera.

Quand l’enfant eut achevé, elle replia soigneusement la lettre et alla la placer sur la cheminée, au pied d’un cadre de cuir à fermoir, contenant la photographie d’un homme de trente-cinq ans environ, à la physionomie mâle, énergique, aux beaux yeux noirs ardents, aux cheveux épais et drus, à la forte moustache brune des Italiens fidèles à la mémoire de Victor-Emmanuel.

— Bonjour, papa ! dit-elle. Et, tout en répondant à sa mère qui descendait et lui recommandait de se dépêcher de venir au jardin, elle envoyait des baisers à cette figure aimée, d’un joli geste enfantin.

À l’ombre de l’hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n’entendait guère que le bruit monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu’un, d’un doigt languide, frappa deux ou trois notes, et l’on commença une sérénade, interrompue aussitôt. Une sorte de torpeur générale arrêtait tous les mouvements.

Au fond des jardins, le tonneau d’arrosage faisait sa promenade lente sur le gravier, et, dans le silence, on percevait sous les roues, le faible crépitement que semble apaiser et éteindre à mesure la bonne ondée demi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu presque totalement sous la brume de chaleur ; le lac paraissait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l’illusion de la mer.

Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l’amour ; mais tous les détours qu’il prenait pour contraindre sa préoccupation, devaient naturellement contribuer à la mettre plus clairement en évidence. Ce fut ainsi qu’au moment où il vit l’Italienne paraître et s’asseoir, oppressé par la pesanteur voluptueuse que sa présence lui causait, il dit à son ami :

— Ce qu’il faudrait ici, durant ces heures lourdes où toutes les lignes du paysage sont évanouies dans l’atmosphère, où le monde et les choses semblent fondus en une véritable pâte sirupeuse dont le contact vous étouffe, où un vague besoin d’anéantissement, de dispersion éperdue, vous fait haleter, attendre on ne sait quoi ; ce qu’il faudrait, voulez-vous le savoir ? Une poupée ! Oui, un petit brin de femme, maigrichonne au besoin, mais vive et sautillante, ni tout à fait jolie, ni tout à fait sotte, mais, grand Dieu ! pas trop intelligente non plus ; pas votre femme, encore moins votre maîtresse ! Mais quelqu’un, par exemple, qui ferait une affaire d’État d’une piqûre de moustique au doigt ; qui aurait faim ou bien soif, tout le temps, mais la faim d’une croquignole ou une soif de la valeur d’un dé à coudre ; et avec ça des besoins violents de petites niaiseries stupides ; telle, en un mot, que chacun de ses désirs vous fît sourire et que le goût de la servir vous procurât l’occasion de remuer suffisamment quoique sans excès, vous amusât sans vous causer de plaisir trop vif, enfin vous maintînt éveillé agréablement. C’est là un des objets les plus avantageux, les plus délicats, et que l’on oublie généralement dans son nécessaire de voyage.

Un bruit de voix venant de la route où s’ouvrait la grille du jardin, fit sursauter tout le monde. C’était une bande de gamins courant à toutes jambes et criant : « La Reine ! la Reine !… Voilà le carrosse de la Reine !… »

Il n’y eut qu’un mouvement : on fut debout ; on se précipita vers la grille. Les persiennes de la maison claquèrent ; cinquante têtes parurent aux fenêtres de l’hôtel : des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant tant bien que mal leur corsage ouvert.

— La Reine ! la Reine !

Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d’un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit, le temps d’un clin d’œil, la très belle figure de S. M. la Reine d’Italie. Elle passa en souriant ; on distingua le blanc des dents et le noir de la chevelure. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé un instant.

Le bruit d’une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l’attention et l’on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l’hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.

Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l’un et l’autre dans tout le fatras de menus objets inutiles, et vêtus avec cette élégance inconfortable à quoi l’on a tôt fait de reconnaître des voyageurs français.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit une voix aigrelette et menue, nous avons manqué d’écraser un monsieur… Où est-il ? où est-il ? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va !

La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et la physionomie un peu chiffonnée.

Le mari qui répondait au nom d’Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d’avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.

M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l’Anglais qu’il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.

— Ah ! dit-elle avec une aisance et une rapidité d’élocution qui faisaient présager une prodigieuse loquacité, ah ! monsieur est Anglais ! Que j’eusse été fâchée d’être cause de son malheur ! J’adore les Anglais. Mon mari et moi, nous ne manquons pas un season. Cette année, nous avons poussé jusqu’aux lacs écossais, un peu sauvages, mais si beaux ! si beaux ! Ah ! monsieur, les belles choses qu’a dites là-dessus notre cher, notre grand Bourget ! Maintenant c’est l’Irlande qui le tient ainsi que Prévost… J’aime beaucoup Prévost. Nous n’avons pas vu l’Irlande, mais ce doit être exquis. Nous irons : n’est-ce pas, Hector ? Mais où est passé mon mari ? Je vous demande mille pardons, monsieur, je cours après mon mari. Mais que je suis donc heureuse de rencontrer un compatriote, et un Parisien ! n’est-ce pas, monsieur ? Ah ! on n’en trouve plus, même pas à Paris ! Ah ! ah ! adieu, monsieur !… Quel pays adorable !

Elle était déjà sous le hall qu’elle parlait encore. Gabriel, légèrement ahuri, rejoignit le pauvre Lee qui se faisait essuyer le dos et la manche de son veston de flanelle blanche, maculés par l’écume des chevaux.

— Eh bien ! mon cher, lui dit-il, vous l’avez échappé belle !

— Mais vous, dit l’Anglais, faisant allusion à l’avalanche de paroles de la Parisienne, vous ne l’avez pas échappé !…

— Bah !… Ah ça ! dites-moi, vous avez failli devoir la mort à cette petite femme-là : j’espère bien que vous vous montrerez à l’avenir plus aimable avec elle que vous ne l’avez fait pour ce premier coup… Elle brûlait de vous enlever vos taches !

— Bien ! bien ! dit le poète sans sourciller.

— Je vous préviens que c’est une femme qui aime les Anglais. Elle va vous parler de Sir Édouard Burne Jones par la fenêtre, avant d’avoir changé de toilette, si seulement elle vous aperçoit…

— Allons-nous-en !… Mais, ajouta-t-il, en tournant les talons, il me semble que vous la tenez !…

— Qui ?… Quoi ?…

— Votre poupée, parbleu !

— Aïe ! aïe ! fit Gabriel avec une grimace.

— Ah ! ah ! dit le poète en riant, je mets le doigt sur votre vice national. Il vous le faut, votre « joujou », votre « pacotille », « votre article de Paris » ! Vous n’avez pas passé l’enceinte des fortifications que déjà ce fretin vous manque. Et à peine vous le met-on à la main, que vous le traitez dédaigneusement de camelote !

— Mon ami, nous avons, en France, un vif besoin de nous moquer de quelqu’un, et nous ne savons le faire un peu convenablement que de nous-mêmes. Nous ne comprenons que nos vertus et que nos imperfections nationales ; l’étranger nous échappe à peu près complètement : laissez-nous embrasser et battre tout à la fois notre poupée.

Ils allèrent se promener à l’ombre de jeunes arbres, de l’autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu’au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant comme eux les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait Mme  Belvidera. Ces rencontres prévues et s’effectuant presque infailliblement au même point, remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d’abord de ne pas la regarder à chaque fois, mais la fois suivante il n’y tenait plus et levait les yeux. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rouges de son ombrelle, et ses grands yeux aux cils abaissés qui se relevaient doucement, progressivement, à son approche, comme s’ils eussent été mus par le rythme de la marche.

Voulait-elle le regarder ? Non sans doute ; car, lorsque leurs regards se croisaient, elle avait un mouvement d’impatience qui se traduisait par un brusque détour de la tête ou par un éclat de rire nerveux venu plus ou moins à propos dans la conversation à laquelle elle prenait part. Cependant ses paupières se relevaient par la vertu d’une force secrète. Comme il en était arrivé à s’imposer la puérile discrétion de ne la regarder qu’une fois sur deux rencontres, le jeu compris de part et d’autre, à la longue, amenait sur leurs lèvres un imperceptible sourire, d’abord contenu, dissimulé, presque pénible, mais avec lequel, peu à peu, ils se familiarisaient. À la fin, prenant leurs aises, ils ne souriaient plus et se regardaient toujours.

Il n’avait de repos que lorsque le détour de certaines allées lui permettait de la voir de dos et d’embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, sa démarche particulière, et le charme innommable de toute sa personne. Alors, en ces moments-là, une sorte d’effluve mystérieux et terrible qui, en face d’elle, lui causait une intime épouvante, un affolement enfantin, et se traduisait quelquefois par des fléchissements de la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes ou des bras, semblait le libérer, faire trêve, et lui permettre de s’épanouir dans l’admiration libre et hardie de cette créature de séduction.

Il s’efforçait à parler lorsqu’elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait sa phrase interrompue, brisée, dès qu’elle était passée. Dante-Léonard-William respectait le flux et le reflux de son humeur, poursuivant au dedans de lui ses chimères.

Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s’il n’avait pas revu Carlotta. Le bruit s’était en effet répandu que le poète la poursuivait et la voyait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l’idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n’avait été pour lui qu’un signe, qu’un objet évocateur dont la personnalité ne l’avait même pas atteint.

— Le mensonge est d’origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le mal existait, alors qu’il ne pouvait pas exister encore, car on n’imagine pas le mal hors de l’homme, et Adam était encore une sorte de demi-dieu. C’était afin qu’il usât du mensonge pour son agrément et inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève ! quelles sources de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment puisé dans l’imagination mensongère du mâle, aux lieu et place de la duperie médiocre dont il laissa l’initiative à la femme et dont la triste invention, par le droit d’une sorte de brevet, continua depuis lors à fournir le monde. Adam était un sot !… Croyez que si Dieu le châtia si cruellement lui et sa descendance, c’est parce qu’il manqua d’esprit.

Le soleil était descendu de l’autre côté de la montagne ; un prompt crépuscule répandait ses parures sur les monts lointains et sur le lac. Le poète et son ami furent témoins d’un de ces instants presque insaisissables où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, semble tout entière en proie à une crise de sensibilité suraiguë. La moindre surface de la terre ou de l’eau y prend un aspect de si fragile délicatesse que malgré soi l’on retiendrait son souffle de peur de froisser une si tendre susceptibilité. Une faible brise infiniment ténue irisait les eaux teintées de pâle lilas ; des tons de rose mobiles passaient sur la verdure des hauteurs ; tout s’alanguissait, s’exténuait, à la façon de l’aspect de la vie sur la joue d’une enfant mourante.

— Ah ! fit l’idéaliste, on se laisserait aller ; on suivrait cette lumière en son évanouissement ; c’est la plus gracieuse invitation à la mort !…

Gabriel entendit derrière lui le rire perlé, clair et sonore de Mme  Belvidera, et, se retournant, il aperçut d’un même coup d’œil sa resplendissante beauté, et au loin l’Isola Madre, la plus grasse et la plus opulente des îles, avec sa végétation et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d’un dernier rayon, dans la magnificence des couleurs de l’automne.