Le Parfum des îles Borromées/XI

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 139-151).

XI


« Ne crois pas, mon mio, que je t’aie menti, quand tu m’as fait jurer, l’autre nuit, tu sais bien…. Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu’il n’y avait rien ; je t’assure que je n’avais qu’une appréhension. Hélas ! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m’annonçait son arrivée pour aujourd’hui, pour ce matin même, pour tout à l’heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m’attends donc pas à l’heure de la promenade que nous devions faire ce matin.

« J’aurais pu t’avertir dès hier : mais à quoi bon ? Je te dirai même que c’est parce que je sentais tout perdu, que j’ai accepté cette expédition d’Isola Madre, qui était d’une terrible imprudence ; mais c’était le dernier jour où je t’avais, et j’aurais fait bien pis. Tu ne m’en voudras pas de ne t’avoir pas prévenu, dis ?

« Mio, j’ai passé la nuit à me demander si j’irais te dire de vive voix ce que je t’écris. J’étais partie, ce matin, vers quatre heures ; je risquais tout, mais je t’aurais vu encore, là, bien ; je t’aurais surpris dans ton sommeil ; j’aurais vu ta chambre… Mais je n’ai pas pu ; ne me demande pas pourquoi ; aie pitié de moi : je ne suis qu’une malheureuse femme.

« Mais je te reverrai ; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t’en va pas !

« Voilà huit heures, j’entends le bateau siffler ; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.

» Luisa. »

Il n’y a pas de grands mots pour dire l’effondrement d’un homme qui, arrivé au faîte de la passion heureuse, en voit virer tout à coup le sens, et se trouve plongé dans l’incertitude complète du sort qui lui est réservé. Gabriel ignorait tout du mari de Mme Belvidera. Ils n’avaient jamais parlé de lui, chose assez étonnante même, le nom du tiers revenant à l’ordinaire se placer entre deux amants avec une sorte d’insistance fatale. Il supposait que ce silence chez elle était dû à une délicatesse qui n’était pas pour lui déplaire. Chez lui, il était le résultat d’une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait parfaitement et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l’eût pu ternir.

Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d’hôtel vint lui remettre le malheureux billet, pour se livrer au petit travail de cervelle qui s’impose en de pareilles occasions, et par lequel on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu’au petit nom de l’inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba lourdement sur le lit d’où il s’élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une espèce de léthargie, jusqu’au moment où son ami Dante-Léonard-William vint le secouer pour l’accompagner au lunch.

La représentation de son malheur, jointe à l’ensemble de souvenirs si récents et liés à l’image de cette figure glabre du poète anglais, produisit en lui un singulier mélange et lui donna à la fois envie de rire et de pleurer. Il revoyait cet homme en train de se faire épingler une fleur d’iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de Mme Belvidera, derrière le massif de verdure.

— J’ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.

Comment Mme Belvidera avait-elle pu rire plus franchement, hier, alors qu’elle savait, elle, leur prochaine séparation ? Comment ne s’était-elle pas montrée sensiblement autre durant cette journée, que les jours précédents ? Était-elle donc indifférente à la rupture de leurs relations ? Éprouvait-elle tout autre chose que de l’appréhension de l’arrivée de son mari ? Tout autour du malheureux était interrogation ; tout lui semblait enveloppé de mystère, et il avait, comme dans un cauchemar, l’angoisse de n’y pouvoir jamais rien démêler.

— Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.

— Ah ! au diable ! s’écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.

Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie, qu’il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d’impatience, s’adresser à lui. Un sot se fût fâché.

— Je vous demande pardon, mon ami, mon interjection ne s’adresse pas à vous ; mais j’ai quelques ennuis…

Lee continuait simplement à dire ses vers et ne s’interrompit point.

Le cœur du jeune homme battait à se rompre, en descendant. Il allait le voir ; il allait les voir côte à côte. Lui, cet inconnu du premier aspect de qui tout son avenir semblait dépendre ; elle, sa maîtresse bien-aimée, devenue depuis un mois sa chair même, désormais accolée perpétuellement sous ses yeux à cet être qu’il était possible qu’elle aimât.

Il avait la figure décomposée ; sa rage venait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Il ne redoutait rien autant que de tomber sur les Chandoyseau. Les premières personnes qu’il rencontra furent l’odieuse Herminie et sa petite sœur Solweg.

— Ah ! monsieur Dompierre, je vous eusse cru malade de loin, mais je vois que vous n’êtes qu’ému par les belles choses que vous dit Monsieur Lee. Que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même… C’est ce que je disais encore, il n’y a qu’un instant, à Solweg, en parlant de vous : « Ton valseur, ma mignonne… »

Il saluait ces dames et tournait déjà la tête. Elle le rattrapa avec un air de confidence :

— Avez-vous fait la connaissance de monsieur le chevalier Belvidera ?

— Le… chevalier ?

— Oui, oui, parfaitement : le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente ?

— Merci, madame ! fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger. Il rencontra par hasard le visage de Solweg, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.

— Cette Chandoyseau, dit-il en reprenant le bras de Lee, est à piétiner.

— Oui, dit Lee, mais ne trouvez-vous pas que la dernière strophe alourdit un peu l’ensemble de la composition que l’on pourrait terminer sur le…

— Certainement ! certainement ! fit Gabriel en essayant de se boucher les oreilles et en maudissant l’univers entier.

Comme on est seul, grand Dieu ! quand une douleur vous étreint !

M. et Mme Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d’abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva à cette circonstance mille motifs d’inquiétude.

L’air fut si lourd, l’après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop clair, ou l’ombre des jardins, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés et où régnait, dans une obscurité presque complète, une fraîcheur relative.

Quelques personnes s’assoupissaient dans les fauteuils, et on entendait le bruit sec du journal quittant leurs mains inertes et tombant.

On ne remuait qu’avec précaution ; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre ; sur les tables, de grandes feuilles d’album glissaient entre des doigts indifférents.

Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l’obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de Mme Belvidera. Son cœur sauta à la pensée qu’elle était là peut-être, et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d’homme, en feutre mou, dont le bord souple, couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C’était évidemment le chapeau de M. Belvidera. Il était tout naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l’un à l’autre de la même épingle. Les époux n’étaient pas là ; certainement ils arriveraient ensemble ; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entre-bâillement de la porte, et ils approcheraient si près de lui qu’il devrait se lever pour saluer la jeune femme qui ne pourrait faire autrement que de lui présenter son mari. Il décida sur-le-champ de ne pas quitter sa place que l’on ne soit venu prendre les deux chapeaux.

Il entendait au milieu du silence le battement précipité de ses artères, car, malgré tous les efforts de sa volonté, il ne parvenait pas à maîtriser l’émotion que lui causait l’attente de la scène inévitable. Il souhaitait qu’elle fût prochaine et il l’attendait impatiemment dans l’endroit où il était le plus probable qu’elle eût la plus prompte occasion de se produire. Selon ses prévisions, le premier aspect de l’homme devait l’instruire sur les sentiments que sa femme éprouvait envers lui.

Il essayait en vain de se raisonner. Puisqu’elle avait trompé son mari, il était évident qu’elle ne l’aimait pas. Sans doute ! et telle est la conclusion du bon sens commun. Mais n’avait-il pas maintes fois observé les erreurs, — exceptionnelles à la vérité — de ces jugements instinctifs ? Pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui ? Pourquoi n’avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent à souiller avec un acharnement cruel, entre les bras de son amant, l’image importune de celui qu’elle trahit ? Il se creusait la mémoire ; il tournait et retournait le sens des paroles qu’elle avait prononcées en mille circonstances ; il ne trouvait pas d’autre allusion vraisemblable que celle qu’elle avait eue, un matin, sur la terrasse d’Isola Bella, pendant une minute de songerie : « C’est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d’un beau paysage ne m’est pas gâtée par quelqu’un ». Était-ce en vertu d’une logique bien rigoureuse qu’il pouvait soupçonner le chevalier Belvidera d’être celui qui gâtait la vue des beaux paysages ? Assurément non. Et quand même c’eût été lui, il avait plusieurs moyens inégalement graves de produire ce résultat fâcheux. Était-ce par le fait de sa seule présence ? alors il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux ? une femme a tôt fait d’oublier ces peccadilles.

Aurait-elle pu tromper son mari sans cesser de l’aimer ? Telle était la question qu’il se posait, quand une voix connue, venant de l’autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut dans la pénombre de moins en moins épaisse, Mme de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Solweg était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique.

Ses éternels témoins ! La Chandoyseau et Solweg seraient encore là quand Mme Belvidera et son mari, viendraient prendre leurs chapeaux sur la chaise de tapisserie ; elles le verraient se lever à l’approche de la jeune femme ; elles entendraient les phrases de politesse banale qu’il échangerait avec l’homme qui lui arrachait le cœur ; elles épieraient l’ébranlement de sa voix. L’une assisterait à l’entrevue avec la joie de sa méchanceté ; l’autre, avec son irritante compassion ?

Il voulut se lever et fuir, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau et il demeura fixé sur place. « Ils vont venir là ! ils vont venir là, forcément », lui répétait une sorte de voix intérieure. Ailleurs il les manquerait peut-être ; s’il remettait à ce soir, à demain, la rencontre, il n’aurait peut-être plus le courage de les voir côte à côte ; il aurait peut-être fui définitivement. Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l’un sur l’autre.

Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent grotesque, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le « Malin », sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s’agitait sur son siège, avec le malaise d’un débutant dans l’exercice de la galanterie ; et il s’efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Mme de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l’air agité ; tantôt penchée d’un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l’accablait de sa perfide séduction.

Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d’une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l’extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre assidûment la lecture. Mais l’édifice s’affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse.

Le salon s’était à peu près dépeuplé. Le révérend était à bout de paroles ; Mme de Chandoyseau flattait l’air mollement de son éventail quasi fermé : dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant. Puis, un mot inattendu, inouï, stupéfiant, fut prononcé presque à haute voix par le clergyman. Gabriel sursauta, mistress Lovely fut tout à coup debout, et Solweg, avec un à-propos admirable, toucha enfin le piano dont les notes harmonieuses couvrirent la confusion générale. Le révérend, dans un mouvement d’affolement, s’était oublié jusqu’à prononcer sur le ton le plus passionné le petit nom de Mme de Chandoyseau :

— Herminie !

Mistress Lovely, levée soudain, comme un spectre, empoigna son mari par le bras et l’entraîna dehors. Solweg n’interrompit pas la mélodie qu’avaient commencé d’égrener ses doigts agiles ; sa sœur aînée n’eut pas un mouvement, et Dompierre renversa la tête en arrière sur le dossier de son fauteuil, dans l’attitude de la plus grande nonchalance, suivant des yeux, vers le plafond, les lignes brisées que décrivait la mouche bourdonnante.

Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre, Mme Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas ; poussa un petit « ah ! » et dit aussitôt avec simplicité :

— Mon Dieu ! comme il fait sombre chez vous !

Son mari la suivait ; elle se retourna vers lui et dit :

— Monsieur Dompierre, mon mari.

À cause de l’obscurité de la pièce, M. Belvidera ne devait apercevoir qu’imparfaitement le Français, mais celui-ci distinguait jusqu’au moindre des traits du nouveau venu. Il reçut d’un seul coup toute l’impression que cet homme devait lui produire dans la suite. M. Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu’il est inutile de se reprendre à deux fois pour connaître. Sans hésitation, il tendit la main en disant qu’il connaissait M. Dompierre, par les paroles élogieuses que M. de Chandoyseau, dont il venait de faire la connaissance, avait prononcées en sa faveur. Gabriel sentit la poignée de main forte, un peu dure, des natures toutes loyales et toutes droites, en même temps qu’il recevait son regard clair, pur, tranchant, qui lui valait un peu l’aspect militaire classique, dans sa meilleure acception : honnête et brave. Cet homme-là pouvait manquer de clairvoyance vis-à-vis des mille replis de la perversité humaine ; mais il devait avoir la plus grande lucidité dans les questions même ardues où la malignité et la ruse n’avaient pas de prise. C’est ainsi qu’il n’avait pas soupçonné la « gaffe » que commettait M. de Chandoyseau — à l’instigation de sa femme bien entendu — en prononçant l’éloge du jeune homme, parce qu’il était incapable de voir les dessous déloyaux ; mais c’est ainsi qu’il avait senti et apprécié sur-le-champ la bonne foi de M. de Chandoyseau et renversait instantanément sur son jeune compatriote la sympathie que M. de Chandoyseau avait très réellement pour lui.

M. Belvidera était de taille assez haute ; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux commençaient à peine à grisonner ; il était vêtu sans recherche, mais avec une sorte d’élégance naturelle provenant de la force et de la droiture de toute sa personne. Mme de Chandoyseau avait prononcé une fois en sa vie une opinion dépourvue d’arabesques superflues, en disant qu’il était « un homme très bien ». C’était le caractère le plus propre à inspirer la plus prompte sympathie. Mme Belvidera, Mme de Chandoyseau et Solweg étaient autour du groupe et recevaient, chacune à leur manière, le contre-coup du drame muet qui se jouait en ce moment-ci par le fait de cette amitié naturelle insurmontable qui naissait et s’établissait, là, sous leurs yeux, entre deux hommes qu’un secret terrible pouvait faire s’égorger dans un instant.

Gabriel n’osait lever les yeux sur ces dames, à cause de l’assurance qu’il avait que le chevalier découvrirait son amour, dans le moment où il regarderait Luisa. Il était si éperdument épris et si malheureux que cet homme intelligent ne pouvait demeurer longtemps avant de discerner la sincérité de ses sentiments. Sur un point, au moins, il était désormais rassuré : M. Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme.

Fut-ce un mouvement généreux qui inspira à Solweg l’idée d’entraîner sa sœur ? Ces dames s’éloignèrent et ils furent au moins allégés de ces témoins étrangers.

Quelle devait être la torture de la malheureuse Luisa ! Gabriel ne lui devait-il pas, lui aussi, d’abréger cette scène en se retirant, quitte à froisser M. Belvidera ? Il allait le faire et il cherchait un prétexte pour s’en aller, rompu, meurtri, désespéré de la tournure des choses, quand le chevalier, par une fatalité du sort ironique qui gouverne le monde, s’excusa d’être obligé de le quitter pour son courrier politique et lui dit gracieusement :

— Je vous laisse ma femme.

Il n’eût pu être ridicule que si une sotte de l’espèce de la Chandoyseau se fût trouvée là au moment où il prononça ces mots. Tout le sublime du monde n’est devenu grotesque que par le pullulement des imbéciles. Cet homme évidemment incapable d’un mensonge, d’une dissimulation, d’un mouvement douteux, faisait simplement l’honneur à sa femme, non seulement de ne la pas soupçonner, mais de ne même pas prendre garde que quelqu’un pût la soupçonner.

Les deux amants restèrent sans pouvoir se regarder.

Après un long moment de silence et d’embarras, Luisa dit avec une impatience dans la voix :

— Ouvrez donc ! on n’y voit pas ici !

Il ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra, et la vue des verdures et des fleurs lui fit l’effet d’un réveil brusque à l’issue d’un mauvais rêve. Mais ce ne fut que pour lui donner plus vive la sensation de la réalité. Sans regarder encore Luisa, les yeux perdus dans l’admirable décor qui avait servi de cadre à leur amour, il lui dit :

— Je vais partir.

— Non ! fit-elle avec assurance.

— « Non ! » vous voulez donc que je reste là à souffrir sous vos yeux ?…

Il se tourna vers elle à ce moment et la regarda. Elle était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve ; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Sa robe était d’un blanc tout uni, et il voyait l’extrémité de son petit soulier jaune s’agiter fébrilement. Il était assez près d’elle pour respirer l’odeur de délire que tout son corps répandait et dont il lui semblait qu’il ne pût pas plus se passer que d’air et de pain. Il fut envahi de la courbature générale qu’il avait ressentie dès les premiers jours à la vue de la « Sirène » ; c’était un affaissement complet de sa personnalité, de son énergie, de sa conscience ; il n’était plus qu’une chose fondue sous le rayonnement de cette séduction vivante.

Il rencontra le regard de la jeune femme abaissé sur lui et d’abord incertain, mais qui, en plongeant dans ses yeux, prit une assurance, une sérénité soudaines. Elle lui dit avec un sourire fin :

— Je savais bien que vous ne partiriez pas !

Puis elle tourna vivement sur les talons et s’enfuit.