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Le Paria/15

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 130-142).


XIV




UNE partie de la gare, bâtie en prévision de l’avenir, était inoccupée. Dans une de ses chambres, convertie, pour la circonstance, en salle de dissection et en laboratoire de chimie, le médecin légiste établit ses quartiers généraux. C’est là qu’on transporta le cadavre.

Sa mission se résumait à un travail positif : Pratiquer l’autopsie, faire l’analyse du sang, des viscères…

Ils n’avaient pas, ses assistants et lui, à s’inquiéter des commérages, à recueillir des indices.

Ils taillaient dans la matière inerte, demandant à quelques lambeaux de chair en putréfaction le secret du mystère. Les acides, les réactifs, tels étaient leurs agents les meilleurs, ceux qui ne se trompent pas.

Le coroner attendait le résultat de leurs expériences pour commencer l’enquête.

Les policiers à qui incombait la garde du témoin se divisaient la besogne. Tandis que l’un demeurait de faction à la porte de la chambre, l’autre errait çà et là, de maison en maison, questionnant l’un, enregistrant les déclarations de l’autre, s’ébauchant une théorie personnelle.

Une grave présomption pesait contre le détenu : ses origines. Quant à ses antécédents directs, ils étaient indifféremment favorables ou défavorables, c’est-à-dire nuls.

Dans sa chambre étroite, où il pouvait à peine faire quelques pas, il se morfondait dans la monotonie des heures longues.

Une fois, par faveur, il était sorti se délasser par la marche, de son immobilité prolongée. Le gardien l’accompagnait.

Cette promenade fut la seule.

Trop de regards se portaient sur lui où il lisait ce que personne, impunément, ne lui aurait dit en face.

Fort de son innocence, il endura, mais ne voulant pas tenter l’expérience à nouveau, il se renferma dans son étouffante réclusion.

Pris de zèle, le détective, en une occasion, essaya de lui arracher des paroles d’aveu.

Inutilement.

Un mutisme persistant scellait ses lèvres.

Le détective revint à la charge, se fit menaçant, se fit insinuant.

Aucune déclaration ne couronna ses efforts.

Une fois, il fit mine de vouloir frapper. Mais l’être qu’il vit spontanément dressé devant lui, lui parut décidé à se défendre, insoucieux des conséquences probables.

Comprenant que le temps n’était pas encore mûr des confidences volontaires ou forcées, il résolut d’attendre l’enquête du coroner. Alors, si le résultat apparaissait tel que prévu, il recourrait aux moyens infaillibles qui descellent les lèvres les mieux fermées, y font jaillir le secret jalousement gardé.

Pendant les heures qu’il passait, étendu sur son lit, la nuque appuyée sur ses mains ouvertes, Jacques Bernier se livrait à des réflexions que son état présent rendait plus amères.

C’était là sa récompense !

L’énergie déployée, la fatigue surmontée, les nuits consécutives d’insomnie, c’est à cela qu’elles se résumaient !

Les soucis et les misères du voyage macabre, la dépense inouïe de ses forces les plus vives dans l’accomplissement d’une mission d’amitié qu’il croyait sacrée ne lui avaient apporté comme consolation, avec la haine de ses concitoyens, que sa mise au ban de la société et le cortège des tortures morales que cette même société lui faisait souffrir en l’assimilant aux assassins les plus ignobles.

Et Mariette ?

Mariette, comme les autres, ne voyait en lui que le paria le plus infime.

Lâchement, bassement, Mariette manquait à ses serments ; Mariette l’abandonnait.

Pour avoir connu son identité, pour avoir su l’odieuse vérité de ses origines, elle reniait, répudiait le don d’elle-même promis un jour, le don de son cœur librement consenti.

Rageusement, il se mordait les poings.

Qu’importait ce que d’autres, avant lui avaient commis de forfaits ou de crimes, lui, il était pur, il était franc, il était fier, prêt toujours à se dévouer, à se dévouer tout entier, sans que l’idée l’effleurât d’un quelconque marchandage.

Mariette !…

Elle le dégoûtait à présent.

Et cependant, malgré l’aversion qu’elle lui inspirait, il la plaignait.

Sa frêle personnalité se dédoublait.

Il y avait deux Mariette : Mariette d’autrefois, Mariette d’aujourd’hui. Celle-ci avait tué celle-là. Pour cette raison, il lui en voulait ; il lui en voulait de tout le mal causé, et surtout d’avoir terni une mémoire sacrée qu’il aurait voulu pieusement conservée intacte et touchante dans un recoin profond de son âme.

Chaque fois qu’il s’était dévoué pour ses semblables, son dévouement avait abouti en catastrophe.

Pour avoir frémi d’indignation devant la conduite de ses petits camarades et s’être constitué le défenseur d’un pauvre opprimé impuissant à se défendre, il avait reçu, lancée vers lui comme un crachat, l’éclaboussure de l’ignominie.

Pour avoir obéi à une impulsion d’humanité secourable, charitable, il voyait sombrer son honneur et son amour et tout ce qui faisait le charme de sa vie.

Quel Destin ironique le poursuivait de ses coups ?

Quand donc s’apaiserait l’acharnement de sa fureur ?

… Soudain, voilà qu’un frisson d’angoisse le saisit. Il a peur… Une peur folle… une peur dominante qui l’étreint, qui dégénère en terreur, qui détraque ses nerfs.

Si Joseph, par mégarde, s’était empoisonné ! Si l’autopsie révélait des traces de poison !

La sueur perlait sur son front… Ses yeux s’embrouillaient… L’air lui manquait…

Si cela était !

Il vit le gibet où malgré son innocence, il se balancerait.

Non ! Pas cela !

On ne le prendrait pas. Il crierait son innocence : il la crierait si fort que les juges l’écouteraient, que les juges le croiraient.

— Jacques Bernier, suivez-moi.

À cet appel, il tressaillit. Sous l’effet de l’exaltation croissante l’horrible perspective l’avait jeté, il ne remarqua pas dans la voix qui lui parlait, une déférence plus accentuée.

Depuis que sur sa tête, la menace planait, il se débattait dans une atmosphère d’angoisse.

Le coroner l’attendait au bas.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, médecin de profession, doué d’une sensibilité aiguë, et qui, à chaque fois que les circonstances le forçaient à déclarer quelqu’un coupable d’homicide, volontaire ou non, en avait pour une semaine à subir en lui la réaction de ce verdict. Chaque enquête devait être la dernière. Par paresse, il remettait toujours à plus tard le soin de résigner ses fonctions. Depuis plusieurs années, il ruminait une lettre de démission, qu’il n’avait jamais écrite. Au demeurant, le meilleur homme du monde, connu dans tout Cartier où il pratiquait et les alentours comme le médecin des pauvres. Il était humain et bon.

— Jacques Bernier, dit-il, en s’adressant au jeune homme, vous êtes libre. Les médecins légistes ont conclu à une mort naturelle. Il n’y a rien qui puisse motiver votre arrestation. À l’enquête tenue tantôt pour la forme, j’ai disposé du cas sans imputer de crime ni même de négligence à quiconque.

Après lui avoir serré la main, il le félicita de sa tenue héroïque et regretta les racontars à son endroit.

— Jacques Bernier, conclut-il, je vous souhaite bonne chance et que votre action méritoire trouve un jour sa récompense.

Libre ! Il était libre, libre d’aller où il voulait, de faire ce qu’il voulait.

Son innocence s’affirmait, elle s’étalait au grand jour, publique, officielle.

Par un revirement subit de l’opinion, par une de ces inconséquences si fréquentes chez les masses, les mêmes gens qui désiraient sa condamnation, et s’en seraient réjouis, auraient voulu se presser vers lui, le féliciter, et du fond de leur cœur, de sa libération.

Comme ceux de Valdaur, les habitants de Durant lui étaient devenus odieux.

Il ne voulait pas, ne pouvait pas les voir. Leur vue seule, lui donnait des nausées.

Il n’avait qu’une pensée : Les fuir, et au plus tôt : fuir ce pays maudit où il avait épuisé la gamme des humiliations ; où il s’était repu jusqu’à l’écœurement des désillusions les plus complètes ; où ce qu’il y avait de meilleur en lui avait irrémédiablement sombré dans le désenchantement.

Pour les éviter, il se constitua prisonnier, se confinant à sa chambre jusqu’à son départ par le premier train du lendemain.

Timidement, avec des airs humbles et gauches, monsieur Lambert s’était présenté ; il voulait lui exprimer combien il regrettait ce qui s’était passé.

Aux premières paroles, aux premières protestations de dévouement, — trop tardives, hélas ! Jacques l’interrompit.

À quoi bon revenir sur le passé ?

Il ne voulait pas le voir ; il ne voulait pas l’entendre.

Avant de partir, il lui règlerait son dû, et ce geste terminerait leurs relations.

Piteux de son insuccès, il descendit vers la cuisine où sa femme et Mariette attendaient le résultat des démarches. Il en était désolé.

Dans son for intérieur, il s’en voulait d’avoir accordé de l’importance aux racontars. Son vieux fonds de justice se révoltait contre sa propre faiblesse. Il regrettait, et sincèrement, de n’avoir pas réagi contre le courant populaire, de n’avoir pas pris ouvertement la défense d’un homme à qui le liaient des attaches de reconnaissance.

Mariette pleurait sa lâcheté. D’être sorti victorieux de l’épreuve, Jacques, celui qu’elle appelait son Jacques, lui apparaissait grandi.

D’avoir été refoulé, comprimé, son amour éclatait plus ardent, plus fort.

À chaque minute, la tentation s’emparait d’elle, de monter les marches de l’escalier, de frapper à la porte, de quêter le pardon qu’elle ne méritait pas.

À mesure que son père parlait, la tentation se précisa ; elle devint résolution.

Ramassant son courage, elle quitta la cuisine à son tour, et se dirigea vers la chambre de l’homme.

Il entendit les pas dans le corridor et les reconnut.

Ces jours derniers, la hantise d’elle l’avait poursuivi. Depuis qu’il avait juré de la bannir de son existence, elle s’était imposée davantage à son esprit. Son image le poursuivait.

Pouvait-il sans déchoir, renouer la trame rompue du roman ébauché ?

Pourtant, s’il n’écoutait que le cri de sa chair, toutes ses préventions tomberaient, s’écrouleraient et il la serrerait fort contre son cœur dans une étreinte passionnée et rude.

Avant même qu’elle ne frappât à sa porte, il en franchit le seuil, et ils se retrouvèrent face à face, dans le corridor.

D’un regard, il prit possession d’elle pour la dernière fois.

Toute sa colère, sa haine tombait ; elle ne lui inspirait plus qu’une immense pitié.

Il regardait ses pauvres yeux, les yeux lumineux dont, si souvent, il avait rêvé, et qui étaient rougis, tuméfiés.

Il la vit effondrée toute dans le désespoir…

Elle baissait la tête, et n’osait parler. Elle ne savait quoi dire. De temps à autre, elle levait les yeux vers lui, des yeux qui trahissaient sa détresse.

D’une voix faible, presque dans un souffle, elle demanda :

— Jacques, me pardonnerez-vous jamais ?

Elle ne pouvait espérer qu’une chose : le pardon. Elle le voyait à son attitude. Elle comprenait que son orgueil l’empêcherait de céder. Si son cœur parlait, il le foulerait aux pieds, il le piétinerait.

Avec une douceur plus grande qu’elle ne s’y était attendue, il répondit :

— Oui, Mariette, je vous pardonne et je vous plains… Si j’ai eu tort de vous cacher certaines choses, j’en ai été bien puni… J’ai fait la folie de croire en un avenir de bonheur ; j’ai fait la folie de croire en vous… Vous avez eu peur de croire en moi comme je croyais en vous… Mariette Lambert, je vous plains… Difficilement, vous m’oublierez ; le remords vous en empêchera.

Par bravade, il ajouta :

— Moi, je vous oublierai… Je me consolerai ; je suis même consolé… Maintenant, nous n’avons plus rien à nous dire… Demain, je pars, et jamais plus vous ne me reverrez. Adieu.

La laissant seule, abîmée dans sa peine, il retourna à sa chambre, et, pour chasser au loin la tristesse de ses pensées, il s’enferma dans la lecture d’un magazine que le détective avait laissé.

Il ne voulait plus souffrir. Il ne voulait plus connaître ni amitié, ni amour, ni douceur, ni pitié.

Il venait de payer le dernier tribut.

Il regardait le monde d’un autre œil, enveloppant chaque individu dans la haine qui l’animait.

Il considérait la vie comme une lutte. L’instinct seul, et le premier, la cruauté, guidait les hommes. Dans les rapports futurs que la force des circonstances l’obligerait d’avoir avec ses semblables, il bannirait toute sensibilité.

C’était l’écroulement définitif de ses illusions. Il se draperait dans son orgueil, dans son isolement, et malheur à qui le voudra forcer dans ses intimes retranchements.

Le lendemain, il solda sa note, et, avant que de partir, il jeta aux pieds de ses hôtes les pelleteries, toutes les pelleteries qu’il avait apportées.

— Gardez-les, je vous les donne… et mon mépris avec.

Il en portait tellement en lui, qu’il en pouvait dispenser sans compter.

Cela lui était une consolation que de mépriser l’humanité, une manière de s’élever au-dessus d’elle.