Le Paria/19

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Éditions Albert Lévesque (p. 171-175).


XVIII




PEU de temps après, des ingénieurs arrivèrent sur les lieux avec des équipes d’hommes. Durant des journées entières, des foreuses à diamant fouillèrent les entrailles de la terre. Elles fouillaient perpendiculairement, obliquement, au nord, au sud, à l’est, à l’ouest. Des bûcherons abattaient les arbres ; des terrassiers creusaient des tranchées, déblayaient les veines aurifères, les poursuivaient jusque dans leurs derniers retranchements.

Les bougies de quartz extraites par le forage à diamant étaient classées, étiquetées, déposées dans des caisses, chargées sur des barges et expédiées à Montréal pour l’analyse.

Les ingénieurs parcouraient le « claim » en tous sens.

Jacques les regardait faire, et, de voir toute cette animation, cette fièvre de travail ; de constater toutes ces transformations, il en regrettait presque son marché. Il en venait à souhaiter l’insuccès des recherches pour retrouver la jouissance exclusive de son domaine.

Était-ce bien encore son domaine ? Au grand silence recueilli et calme qui planait jadis, succédaient le halètement des machines, le fracas des arbres abattus, les cris et les jurons des travailleurs.

Il passait une partie de ses journées sur l’eau. Son chien accroupi dans le fond du canot le regardait, et, dans ce regard, il y avait comme une interrogation muette. Que signifiait tout ce brouhaha ?

Les rapports de l’analyste confirmèrent les pronostics d’Ernest Gingras.

Les traces d’or étaient multiples.

Le doute s’envola, devant les chiffres, quant aux rendements futurs.

Les mois d’option expirés, Julien Boily organisa une campagne de presse colossale, capitalisa sa compagnie à cinq millions de dollars, mit les actions sur le marché. Comme les apparences étaient belles, elles s’enlevèrent.

Dès lors, des barges remontèrent l’Harricanaw chargées de machineries : des marteaux-pilons, des broyeurs, des installations pour traiter le minérai au cyanure ou au mercure. Comme par enchantement, une petite ville surgit de terre, une ville agitée, bruyante, convulsive.

Et Jacques, n’ayant plus rien à faire dans un lieu dorénavant sans charme, se rendit à Amos et monta dans un convoi à destination de Montréal.

Quand il avait quitté la Ville, il y a de cela vingt-et-un ans, il était misérable, abandonné, stigmatisé de honte. Il y rentrait en conquérant, avec le pouvoir d’envisager qui que ce soit, en pleine face, de ne se croire l’inférieur de personne. Il passerait le front haut, au milieu de ses rues. Magiquement, les portes même les plus fermées, s’ouvriraient pour lui.

Tout cela parce qu’il possédait cette chose vile pour laquelle il n’est de bassesses que l’on n’accomplisse ; d’avilissement devant lequel on ne répugne ; qui fait mentir, calomnier, trahir son ami le meilleur ; pour laquelle on tue et on se tue, on vend son âme et on se damne !

Il existe deux catégories d’individus devant lesquelles la foule s’incline ; qui commande le respect et l’admiration passionnée et sans bornes ; pour qui la femme est prête à s’immoler. Ce sont tous deux des conquérants, des maîtres : les grands militaires dont l’idéal, déguisé sous des noms sonores et pompeux se résume à la destruction d’êtres semblables à eux mais qui ont eu le tort de naître au delà de certaines limites conventionnelles de terrain ; et les autres, les conquérants de la finance, ceux qui, faisant litière de leurs scrupules, ont concentré les forces les plus vives et le meilleur d’eux-mêmes, à ramasser par des moyens qui, souvent, répugnent à la conscience, la chose infime qui s’appelle : l’argent.

Les génies bienfaisants, les savants dont les joues pâlissent durant les longues nuits d’études, et qui travaillent dans l’ombre du cabinet ou du laboratoire à secourir l’humanité ; ceux qui, au lieu de songer exclusivement à garnir leur gousset, ont considéré qu’il était plus important et plus noble de garnir leur cerveau et d’y emmagasiner les connaissances qui constituent la culture ; ceux-là, les poètes, les rêveurs, les savants, les artistes n’attirent, sur leur passage, quand ce n’est pas l’oubli, que la moquerie de la foule qui les taxe de donquichottisme et qui a prononcé le dernier mot de leur nullité, quand elle les a qualifiés d’idéalistes.

Ces réflexions, Jacques Bernier ne se les faisait pas, parce que son expérience était encore nulle des immenses collectivités.