Le Paria/4

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Éditions Albert Lévesque (p. 33-44).


III




PHILIBERT Jodoin avait prévu juste. Le grand air, la régularité des habitudes et de la vie, le travail physique qui développe et durcit les muscles atténuèrent sur les joues de l’orphelin la pâleur qui les recouvrait et donnèrent à ses membres une vigueur nouvelle.

Depuis plus d’un an qu’il vivait à Valdaur, il s’était développé si sensiblement que la voisine, qui, à Montréal en prenait soin, l’aurait à peine reconnu. Sous le baiser de l’âpre Nature, sa jeune force s’était épanouie, et il avait grandi comme un plant robuste et sain.

Philibert ne regrettait pas sa bonne action.

Jacques l’aidait dans les travaux du défrichement : il ébranchait les arbres, empilait les déchets, conduisait les chevaux, et, souvent, faisait le train. Le bétail était peu nombreux : une vache que Madame Jodoin trayait elle-même, deux chevaux, quelques dizaines de poules et un cochon. Mais c’était autant de gagné. Philibert en profitait pour vaquer à d’autres occupations.

Quand il supputait l’économie de gages ainsi réalisée, il se félicitait en lui-même d’avoir accueilli l’orphelin. Pour rien au monde, cependant, il n’aurait admis ces motifs intéressés. Seule l’impulsion de son cœur l’avait guidé.

Une bouffée d’orgueil lui montait alors au cerveau de se savoir si bon.

Jacques ne leur causait guère de soucis. Il ne jouait pas, ne parlait presque pas, n’exigeait rien, acceptant tout, sans remercier si c’était une faveur — ce qui était rare — mais aussi sans récriminer, si c’était une corvée.

Son intrusion dans la vie des époux ne l’avait modifiée en rien. Si Madame Jodoin avait parfois la tâche de repriser des hardes supplémentaires, elle se dédommageait en lui faisant balayer la cuisine chaque samedi, et, tous les quinze jours, laver les planchers.

Jamais il n’y eut de protestations. Aucune parole ne sortait de ses lèvres qui aurait pu trahir de la mauvaise volonté.

Il était soumis, impassiblement soumis.

Il posait bien quelques questions par ci par là, quand un fait autour de lui se produisait qu’il ne comprenait pas. Mais l’horizon était si restreint, la monotonie des jours et des actes laissait si peu de place à l’imprévu, qu’il n’avait guère l’occasion de s’émerveiller de quelque phénomène ou d’en être intrigué.

Enfin, les pluies abondantes du dernier mois avaient cessé.

Octobre s’annonçait d’une douceur estivale. Depuis une semaine, le beau temps ne s’était pas démenti. Les flaques de boue commençaient à sécher et le bois jadis impraticable, avec sa mousse détrempée où l’on enfonçait presqu’à mi-jambes et les interstices traîtres entre les souches pleines d’une eau roussâtre, se peuplait derechef de colons. L’on entendait, d’un lot à l’autre, le bruit de la hache sur les troncs d’arbres, le craquement sinistre de leur chute et le fracas des branches qu’on empile en abattis.

Ce jour-là, la chaleur était telle qu’on se serait cru en juillet.

Dans le lointain Nord, sauf la chute ou la fonte des neiges, rien ou presque, dans le paysage, n’indique la marche des saisons. Seuls, quelques rares bouleaux, poussés par touffes, font chanter l’or de leurs feuilles dans la frondaison sombre des épinettes, des cyprès et des sapins.

— M’est avis que ça va être en plein le temps de faire brûler nos abattis à soère. Ça commence à être pas mal sec, dit Philibert, une fois le repas terminé.

Suivi de Jacques, il se dirigea vers un morceau de terrain défriché de l’été et situé à quelques arpents de la maison.

La vaisselle lavée, Madame Jodoin soigna ses poules, balaya le perron, y transporta son unique chaise berceuse, et, profitant du rare soleil, s’y installa pour ravauder les bas de son homme.

Sur la route, une silhouette sombre attira son attention. Elle reconnut à sa démarche pesante et lourde, l’abbé Boudrias se dirigeant de son côté.

— Monsieur le curé profite du beau temps lui aussi, pour faire sa promenade, songea-t-elle. Mais quand elle le vit enfiler le sentier qui conduisait chez elle, elle se demanda :

— Qu’est-ce qui peut bien l’amener à venir nous voir.

Elle se leva, défit vivement son tablier, remisa son ouvrage et s’apprêta, solennelle et digne, à recevoir le visiteur. C’est toujours un événement dans une paroisse que la visite du curé.

— Bonjours, m’sieu le curé, s’empressa-t-elle de saluer, obséquieuse.

Intérieurement, elle s’inquiétait : « Qu’est-ce qu’il peut bien nous vouloir ? » Elle s’énuméra les raisons possibles d’une pareille visite. Sa cotisation des Dames de Sainte-Anne était payée ; la dîme également. Elle n’avait parlé en mal de personne. Tout à coup elle songea qu’il venait peut-être à cause de Jacques qui n’allait pas à l’école. Au fait, pourquoi l’enverrait-on à l’école ? Philibert n’y était jamais allé lui. Leur faudrait-il garder l’enfant à ne rien faire, comme un petit monsieur de la ville ? S’ils l’avaient adopté, c’était pour qu’il les aidât, non pour le faire instruire. C’est vrai qu’il n’avait pas fait sa première communion. Onze ans et demi, ce n’était pas si vieux après tout.

Le Curé lui rendit son salut.

— Bonjour Madame Jodoin. Votre mari n’y est pas ?

— Y est dans la pièce du nord à ramasser ses abattis. Y veut faire brûler à soère pendant que le vent est pas du mauvais bord. Si vous voulez j’m’en vas l’appeler.

— C’est pas nécessaire, j’irai le rejoindre.

— Vous allez tout’ vous salir, c’est plein de boue par là.

Les mains en cornet autour de la bouche, elle appela longuement dans la direction du bois.

— Philibert… Philibert… Viens citte…

L’abbé Boudrias, qui, depuis deux ans, c’est-à-dire depuis l’érection de la paroisse, occupait la cure de Valdaur, appartenait au peuple et avait conservé dans ses manières un peu de la franchise brusque de ses origines. Il était grand, taillé en hercule et doué d’une force physique qui lui valait l’admiration de ses paroissiens. Sa famille, devinant une vocation, accumula sacrifices sur sacrifices pour le faire instruire. Le collégien ne démentit pas leur attente. Ses études terminées, il s’acheminait vers le grand Séminaire d’où il sortait, quelques années plus tard, prêtre du Seigneur. Après avoir été vicaire dans une paroisse du bas de Québec, il partait bientôt pour Valdaur dont il devait être le curé fondateur.

Il ne se cachait pas les difficultés des débuts : les dissensions inévitables dans chaque nouvelle paroisse et qu’il fallait apaiser à la satisfaction de chaque clan ; l’ignorance des paroissiens contre laquelle il faut lutter ; le manque de confort matériel et autres ennuis inhérents à la fonction qu’il assumait. Rien de cela ne l’avait effrayé. Son zèle au contraire s’en était trouvé stimulé.

Il s’était vite familiarisé avec ses paroissiens, sachant à l’occasion, parler leur langue, payer de sa personne. Lors de la construction de l’église, on l’avait vu, la soutane retroussée, travailler de ses propres mains, maniant la hache et la scie, le pic et la pelle.

Chacun l’aimait, parce qu’il les aimait tous et qu’il les comprenait.

Il réprimandait peu. Mais quand il se décidait à faire une observation, elle était définitive. Personne ne se serait cru le droit de l’ignorer.

En l’apercevant, Philibert ôta sa casquette qu’il tint entre ses doigts, bredouilla un salut vague, et, suivi de sa femme et du visiteur, pénétra dans la maison.

Jacques s’assit sur le perron, l’oreille tendue vers la porte. Poussé par sa curiosité d’enfant, il lui tardait de savoir le but de l’entrevue.

Bientôt, son attention se concentra davantage. On parlait de lui ; il venait d’entendre mentionner son nom. Sans bruit, il se glissa plus près, ne voulant rien perdre de ce qui s’allait dire.

La voix du prêtre s’élevait, grave et sévère :

— Je ne conçois pas que des catholiques comme vous, monsieur Jodoin, que l’on songe à nommer marguiller, l’an prochain (l’abbé savait à l’occasion se servir de la diplomatie) vous, madame Jodoin, l’une de nos plus zélées dames de Sainte-Anne, vous agissiez comme vous le faites avec votre fils adoptif. Il a presque douze ans, il ne sait rien de son catéchisme ; il n’a pas encore fait sa première communion.

Jacques entendit la voix aigre de madame Jodoin :

— On se proposait ben de l’envoyer marcher au catéchisme, l’an prochain, m’sieu le curé.

Et Philibert, surenchérissait :

— Voyez-vous, m’sieu le curé, moé, j’en avais besoin pour m’aider. J’suis pas riche, j’peux pas payer de gages.

À nouveau, la voix du curé s’éleva ; cette fois, péremptoire, décisive :

— Ça fait au-delà d’un an que vous avez l’enfant avec vous. Jusqu’ici, je n’ai rien dit. Je pensais que cette année, vous l’enverriez à l’école. Depuis un mois que la classe est commencée, Jacques n’y est pas encore allé. Je vous le répète et je veux que vous me compreniez bien, vous n’avez pas le droit de le tenir dans l’ignorance, et moi, je manquerais à mon devoir de prêtre et de curé, si je ne vous en avertissais pas.

— M’sieu le curé, Philibert est pas instruit lui ; ça l’a pas empêché de réussir.

Le curé ne répondit pas, il regarda tour à tour la femme et le mari, et ceux-ci lurent tant de blâme dans ce regard et ce silence, qu’il baissèrent la tête, confus et honteux.

Jacques entendit un bruit de chaises. On se levait, l’entrevue terminée.

— Je veux que ce soit bien compris. À partir de demain, vous allez envoyer l’enfant à l’école.

Pour atténuer l’effet immédiat de ses paroles, l’abbé Boudrias frappa amicalement dans le dos de Philibert, et onctueux, avec autant de douceur qu’il avait montré de fermeté, il ajouta :

— C’est entendu comme ça ? Le Bon Dieu vous récompensera ; il vous fera vendre votre bois plus cher, cet hiver, vous verrez.

— C’est correct m’sieu le curé, on va l’envoyer drè demain.

Jacques s’empressa de dégringoler les marches du perron, pour ne pas être pris en flagrant délit d’indiscrétion.

Il remarqua cependant, quand la vie commune les réunit, que ses parents le regardait avec un drôle d’air, et, que dans leur attitude à son égard, il y avait quelque chose d’hostile.

Il n’y prêta pas attention.

Quelqu’un, dans sa vie, venait d’apparaître qui s’était intéressé à son sort.

Il se sentit attiré vers ce prêtre qu’il ne voyait auparavant qu’à travers une sorte de crainte respectueuse.

De savoir qu’au moins quelqu’un pouvait lui vouloir du bien, lui inonda l’âme d’une joie inconnue. Ce fut comme une coulée de lumière dans la tristesse de ses jours.