Le Parlement anglais en 1835/02

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II. La chambre des lords
II. La chambre des lords


LE
PARLEMENT ANGLAIS
EN 1835.

ii.

LA CHAMBRE DES LORDS.[1]

§ i.

Nous n’avons pas un long chemin à faire pour aller de la chambre des communes à la chambre des lords. Les communications constantes qu’elles ont entre elles ont de tout temps nécessité leur réunion dans le même palais. Le dernier incendie de décembre ne les a pas séparées. Les salles provisoires ont des passages provisoires qui mènent encore de l’une à l’autre. C’est par eux que les membres des communes eux-mêmes apportent journellement leurs bills à la barre de la pairie, et que la pairie envoie ses messagers déposer les siens sur le bureau des communes.

Les ministres ne sont pas sans profiter aussi de ce voisinage. Comme ils n’ont d’entrées officielles que dans la chambre à laquelle ils appartiennent, s’il arrive que le combat s’engage à la fois sur les deux champs de bataille, le double état-major du cabinet peut au moins s’expédier de seconde en seconde des courriers et régler ses opérations d’après les nouvelles reçues.

Grâce à cette proximité, plus d’une fois les bruits seuls de l’assemblée populaire ont soudainement fait pâlir l’assemblée aristocratique sur ses siéges. Tandis que la coalition fanatique des pairs temporels et spirituels escaladait le banc intrépidement défendu, mais mal fortifié, de lord Melbourne, plus d’une fois la grande voix tonnante des communes est venue ralentir la furie des assaillans et encourager la résistance des assiégés. — C’était souvent le cri de victoire des réformistes menés par lord John Russel qui achevait de mettre en déroute les conservateurs vaincus de sir Robert Peel.

Mais il faut vous décrire le second théâtre de notre guerre politique.

Cette chambre des lords a la forme d’un carré long comme celle des communes. La disposition générale des banquettes est pareille ; mais la décoration a plus d’apparence éclatante. De l’unique galerie commune au public et aux journalistes, vous avez vis-à-vis de vous le trône. Ce n’est pas, comme en France, un meuble qu’on place une fois l’an le jour de la session. Ici le trône est inamovible. Il est l’éternel premier président.

Au-dessous s’étend en travers le célèbre sac de laine, le siége du président réel de l’assemblée. La coutume veut effectivement que ce soit une sorte de sac, une banquette sans dossier.

Le bureau des greffiers est séparé du sac de laine par deux banquettes où deux places sont réservées aux masters in chancery, — les messagers officiels de la chambre.

Étoffes et draperies du trône, tentures des murailles, tapis, portières, banquettes, coussins et dossiers, tout est rouge dans cette salle. Le rouge est la couleur patricienne. Quand les pairs siégent là, aux séances royales, en grande livrée, avec leurs manteaux rouges, tout cela forme un ensemble qui éblouit plus qu’il n’impose. L’aspect des communes, debout à la barre, en leurs simples habits de ville, offre alors un contraste saisissant. On sourit malgré soi en se disant que ce ne sont pas les maîtres qui portent les vêtemens de pourpre.

Cette salle, où se rassemblent provisoirement les pairs, fut jadis la chambre à coucher d’Édouard-le-Confesseur. On comprendra que si les quatre cent trente lords actuels s’y voulaient réunir à la fois, elle les contiendrait malaisément ; mais cette fantaisie ne les prend guère. C’est une grande occasion que celle qui groupe une assistance de deux cents membres. Les pairs jouissent d’un singulier privilége qui les dispense presque de la résidence législative. Ils peuvent voter par procureur. Ainsi, l’un d’eux se mettant en route afin d’aller faire son tour d’Europe, laissera, s’il lui plaît, son mandat à un sien confrère de son parti, et le mandataire en usera tant qu’il voudra, quand il voudra, comme il voudra, sauf dans les divisions de comité. Le consentement royal rendait seul autrefois ces procurations valables. On ne le demande même plus aujourd’hui. À l’heure qu’il est, le duc de Wellington, par exemple, a sa pleine poche de votes tories.

Les pairs qui viennent aux séances trouvent la salle temporaire qu’ils occupent fort étroite et incommode. Le gouvernement, qui leur en bâtit une nouvelle, les a consultés sur les dimensions, et il a été arrêté qu’elle ne serait ni trop grande ni trop petite. Il ne s’agit pas de la construire comme si la totalité des lords s’y pouvait rassembler. Cette hypothèse n’a point même été posée. On ne se souvient pas que jamais l’assemblée ait été plus nombreuse que lors du vote de l’amendement capital tenté contre la réforme parlementaire, le 7 mai 1832. Ce jour-là il y eut deux cent soixante-sept membres présens. On part de là : il sera alloué à chacun un espace de trois pieds carrés. On voit que les nobles lords sont partagés entre le désir d’être assis confortablement et la crainte d’avoir un trop vaste appartement où pourrait être un beau jour logée quelque fournée d’intrus.

Un mot sur la constitution de la chambre. Rien de plus divers que les élémens qui la composent. Elle a d’abord ses pairies héréditaires par ordre de primogéniture : ce sont les pairies anglaises, incomparablement les plus nombreuses ; ensuite les pairies écossaises et irlandaises, qui sont électives selon deux modes différens. Les pairs écossais sont nommés pour la durée d’un parlement ; les pairs irlandais à vie. Puis il y a en outre les pairs ecclésiastiques, archevêques et évêques, anglais ou irlandais, qui siégent, les uns de plein droit et à vie aussi ; les autres annuellement, à tour de rôle, quatre par quatre. Lorsqu’il s’agira de refondre et de reformer cette chambre, le principe d’élection s’y trouvera donc tout établi et sous toutes les formes.

Chez nous, la pairie forme la seule noblesse titrée réelle. On n’a point de titre légal si l’on n’est pair. Les fils d’un pair ne sont point autorisés à prendre dans un acte public de titres nobiliaires. Les aînés eux-mêmes ne sont lords que du consentement du monde et par sa courtoisie. De là le registre officiel de la pairie est la seule liste officielle de la noblesse.

Rigoureusement il faudrait classer la chambre haute selon sa hiérarchie. Il y a en effet des pairies de divers rangs, et entre pairies de rang égal, c’est la plus ancienne qui a la préséance.

Ainsi, ce sont d’abord les ducs, puis les marquis, les comtes, les vicomtes et les barons. Les évêques et les archevêques, qualifiés de lords spirituels, sont répartis dans ces catégories suivant leur dignité. Les archevêques d’Angleterre sont assimilés aux ducs et les précèdent même. L’archevêque de Canterbury, espèce de pape anglican comme primat et chef de l’église, vient immédiatement après les princes du sang. Il est le premier pair de la chambre. Le lord chancelier (lorsque chancelier il y a), en est par sa charge le second, et le troisième est l’archevêque d’York.

Les évêques sont classés comme barons et avant ces derniers. Dans la langue honorifique, un duc est un très noble duc et sa grace. La couronne le traite de bien féal et bien-aimé cousin et conseiller.

Leurs graces de Canterbury et d’York sont archevêques, le premier par la divine Providence, le second par la permission divine seulement.

Les marquis, les comtes et les vicomtes sont bien honorables et très honorables, et de plus les bien féaux et aimés cousins de la couronne.

Les bien honorables barons sont aussi les bien féaux et bien-aimés de la couronne, mais ils ne sont plus ses cousins.

En de certaines occasions, les ducs, les marquis et les comtes sont puissans princes, jamais les vicomtes ni les barons.

N’oublions pas que les évêques bien honorables, comme barons, sont en outre comme évêques, bien révérends pères en Dieu.

Les barons de Kingsale, à l’instar des grands d’Espagne, ont le privilége héréditaire exclusif de rester couverts en présence du roi.

D’autres priviléges formels, la pairie n’en a point qui ne soient communs à tous ses membres. Les principaux sont ceux qui interdisent la saisie de leurs biens, les défendent d’être arrêtés pour dettes en aucun cas, et d’être jugés par défaut en aucune action civile. Ils n’ont à répondre à aucune action criminelle, si ce n’est devant leurs pairs.

La raison qui garantit en ces cas et bien d’autres l’inviolable franchise de leurs personnes, est prise d’une fiction qui suppose que les pairs, étant tous conseillers du roi, ne sauraient être empêchés jamais de l’assister selon son besoin.

La chambre ne peut exclure et casser un de ses membres, qu’en le condamnant pour crime de forfaiture à une peine capitale ou infamante. Pourtant Blackstone rapporte que, sous le règne d’Édouard iv, George Neville, duc de Bedfort, fut dégradé par acte du parlement, à raison de sa pauvreté qui ne lui permettait pas de faire la figure convenable à sa dignité. Ce fait est d’autant plus curieux, qu’il est unique dans les annales parlementaires. Depuis, c’est un usage contraire qui a prévalu. Ainsi, tout récemment, le comte d’Huntingdon, bien que réduit à une extrême indigence, a réussi à faire reconnaître le droit contesté de sa pairie, et le roi l’a doté pour le mettre en état de soutenir son rang.

Voici donc une aristocratie compacte nettement établie. Chaque pairie repose, au moins fictivement, sur un titre réel dont la base est un domaine territorial. Il ne s’agit pas de dire : je suis comte ou marquis ; si vous êtes marquis ou comte, vous êtes pair. Votre droit est-il en litige, votre qualité ne sera reconnue que lorsque vous aurez fait admettre votre pairie.

La France et l’Espagne, avec beaucoup plus de vieille noblesse illustre, n’ont jamais eu pourtant d’aristocratie puissante et enracinée. Le principe de force et de durée de la nôtre a été sa concentration dans une pairie sérieuse et formelle. Si vos nobles des états-généraux avaient formé un corps politique bien assis, bien arrêté, bien défini, votre révolution ne les eût pas si aisément renversés. Louis xviii s’est avisé de construire, en 1814, une chambre haute ; il était trop tard, les vrais matériaux manquaient : il bâtissait sur le sable avec du sable.

Il y a deux ans, M. Martinez de la Rosa en a voulu fabriquer une aussi ; eh bien ! dans ce pays où tout le monde est hidalgo, il n’a pas assez trouvé de grands et de titulos pour son frêle édifice. Il a fait comme vos maçons politiques en 1831 ; il a pris des économistes, des philosophes, des juges, des avocats, des poètes, des marchands, et il a mêlé tout cela avec le peu de matière nobiliaire qui lui restait. C’est ce mortier qui lui a servi à édifier ses proceres, destinés à durer autant que vos nouveaux pairs.

Certes notre pairie n’a plus sa solidité des siècles passés ; mais, bien que chancelante et ébranlée, elle se maintient par la vigueur de son organisation première ; elle n’arrête plus absolument le flot populaire, mais elle résiste elle-même en le laissant passer : elle reste debout près de la vieille abbaye sa contemporaine. Pourtant le torrent des communes ne bouillonnera pas toujours impunément autour de cette chambre qui lui fait obstacle ; il la mine en ses fondemens : il ne tardera pas de l’entraîner tout entière. Elle sera depuis long-temps submergée, que Westminster continuera de mirer ses tours dans la Tamise. C’est le sort des œuvres du moyen-âge. Ses édifices survivront à ses plus fortes institutions.

Notre pairie n’est pas seulement corps législatif, elle est en même temps cour de justice, et je n’entends point cour de justice extraordinaire, vis-à-vis de ses membres et des accusés de haute trahison, non, elle est cour permanente et régulière, cour d’appel suprême en matière civile ; ces deux attributions sont au surplus aussi distinctes que le permet la confusion inconséquente de ce double pouvoir : le bon sens de l’usage a réformé l’absurdité du droit. Quoique tout pair soit né juge compétent en toute cause, de même que législateur, la pairie ne siége comme tribunal que représentée par les légistes qu’elle a dans son sein. Ce sont, pour exemple, lord Brougham ou lord Lyndhurst, l’un et l’autre ex-chanceliers, qui donnent d’ordinaire audience le matin, et statuent en dernier ressort sur les arrêts civils déférés à la cour.

Chez nous, un divorce ne peut être prononcé que par acte du parlement. C’est la pairie qui instruit les procès de séparation. Comme il n’y est question que de faits dont l’appréciation ne requiert point la connaissance des lois, ces affaires se jugent indifféremment par les pairs légistes ou par les pairs lais qui se trouvent présens à l’ouverture de la séance politique. C’est que la pairie est alors à la fois cour et chambre ; amalgame barbare.

En cérémonie les pairs devraient siéger hiérarchiquement, c’est-à-dire les ducs aux banquettes de premier rang, les marquis aux secondes, les barons aux dernières. Cet ordre n’est pas observé. Ils se placent de même qu’aux communes, selon la couleur politique, barons, comtes, ducs ou marquis indistinctement. Aujourd’hui le ministère whig et les siens se tiennent à la droite du sac de laine ; l’opposition des tories à sa gauche.

Disons les whigs et les tories, car à la chambre des lords ce sont les noms qui conviennent. Toute l’aristocratie étant en eux, les pairs ne représentent qu’eux-mêmes, ils ne sont pas l’expression de tel ou tel parti ; ils sont leur propre expression. Lord Durham et lord Brougham, radicaux l’un et l’autre, sont deux anomalies, deux hommes fourvoyés.

Donc la classification est ici plus simple encore et plus facile qu’aux communes. Il y a toujours chez les lords, comme au dernier siècle, deux nuances d’aristocratie qui se disputent à main armée le pouvoir et ses bénéfices ; les tories, conséquens au moins avec leur principe anti-libéral, dont le triomphe, s’il était possible pacifiquement et sans révolution, serait le seul salut de la pairie ; les whigs fort embarrassés au fond de leurs semblans d’opinions populaires, qu’il s’agit aujourd’hui de prouver par des actes et non plus par des proclamations.

Numériquement ces deux nuances sont loin d’être de force égale. Si vous comptiez les consciences, vous auriez dix tories contre un whig. Pourtant, en 1832, la minorité whig a fait capituler les tories ; depuis, forte de l’appui du dehors, elle leur a plus d’une fois encore dicté la loi. Mais le moment approche où la vraie majorité va peut-être essayer de secouer le joug, elle sent que les concessions ne peuvent plus rien pour la sauver. Que n’estime-t-elle, pour son honneur, qu’il est tout aussi romain de prendre son épée et de tomber en défendant son rempart, que d’attendre la mort politique paisiblement assis sur sa chaise curule !

Les règlemens et les habitudes des deux chambres ont leurs analogies et leurs dissemblances.

Chez les lords, c’est le même usage qu’aux communes de siéger sans façon le chapeau sur la tête ; ce n’est pas tout-à-fait le même abandon, il y a plus de tenue. Il est plus rare de voir leurs seigneuries se faire un lit d’une banquette, et figurer avec leurs jambes les signes du télégraphe. Les bruits de l’assemblée sont plus contenus, plus civilisés, les improbations plus courtoises ; le drame des débats offre en général moins de grandes scènes animées et saisissantes : il y a plus de concision et d’unité. Ce n’est pas cette lutte de médiocrités verbeuses qui pousse constamment à bout la patience et la politesse de la seconde chambre. Là, pour une harangue éloquente, vous en subirez souvent dix maussades, qui ne font qu’allonger et noyer la discussion. Ici, les habiles discoureurs ne sont pas si nombreux, et on n’abuse pas autant de la parole : on va plus volontiers au fait. Il est vrai que la pairie n’est qu’un groupe, une petite garnison retranchée. Ne demandez ni la réserve, ni la discrétion, ni la discipline, à une multitude comme les communes ; armée impatiente qui bivouaque les nuits entières sur les bancs, et dont chaque soldat veut être un conquérant.

§ ii.

Si haut placé que soit le président des lords, surtout lorsqu’il est grand-chancelier de l’Angleterre, il n’a point, comme speaker, l’autorité souveraine de celui de l’autre chambre. Ce n’est pas à lui que les pairs s’adressent quand ils parlent, c’est à l’assemblée ; ce n’est pas lui, c’est l’assemblée seule qui a le droit d’accorder ou de retirer la parole ; c’est elle seule qui fait toute sa police intérieure.

La raison évidente de cette différence entre les pouvoirs des deux speakers, c’est que l’un est l’élu de la puissance extérieure, du trône ; l’autre celui de la chambre même qu’il préside.

C’est à cinq heures que le président des lords paraît au sac de laine, escorté de l’huissier de la verge noire et du massier. Les prières sont dites par un évêque. Il suffit qu’il y ait trois pairs présens pour que le speaker puisse ouvrir la séance ; ainsi, trois lords constituent une chambre des lords. Deux de leurs voix rejetteraient légalement un bill qu’auraient unanimement voté les six cent cinquante-quatre délégués du peuple !

Il n’est pas rare de voir la noble chambre réduite à cette trinité législative. Je ne vous la veux pas, bien entendu, montrer dans cette solitude qui la fait ressembler, avec ses banquettes rouges désertes, à un nécessaire dont les compartimens sont vides. Supposons quelque grave question à l’ordre du jour : ce sera celle que vous voudrez, peu importe. Mais la salle est comble ; le meilleur nombre des notabilités de la pairie est à son poste.

Que si vous promenez maintenant votre regard sur ces nombreuses têtes serrées que nous dominons, il en est plusieurs au centre même de la salle qui vont exciter votre attention, ainsi que feraient les principales coupoles d’une grande ville que vous contempleriez du haut d’une tour.

Ce sont d’abord sur le premier plan les trois perruques rondes à marteaux des trois clercks de la chambre, qui vous tournent le dos, assis qu’ils sont à leur table, et vis-à-vis d’elles, vous tournant au contraire leurs faces, les trois chefs nus et dépouillés de lord Rolle, du marquis de Wellesley et de lord Holland ; plus loin les deux longues perruques à crinière des masters in chancery, et enfin, à l’horizon, sous les crépines d’or du trône, la perruque officielle et principale du speaker, qui se dresse majestueuse comme la flèche de la cathédrale parmi tous les clochers de la Cité.

Que cette perruque suréminente soit donc notre point de départ ; orientons-nous d’après elle pour parcourir les divers quartiers de la chambre, de même que nous nous guiderions sur le dôme Saint-Paul si nous voulions explorer Londres.

Ce n’est point un chancelier qui porte aujourd’hui le fardeau de la coiffure présidentale. Le grand sceau est en commission. Celui qui figure avec tant de noble aisance sur le sac de laine, c’est lord Denman, nommé speaker temporaire de la chambre, depuis le renversement du ministère whig. Vous reconnaissez de reste, à ses façons, qu’il n’en est point à son apprentissage de présidence. Il y a plusieurs années qu’il est premier juge de l’Angleterre (chief-justice). C’est à la barre même de la pairie qu’il a commencé à jouer un rôle politique important ; il y défendait en 1820, avec lord Brougham, la reine Caroline contre l’impudeur de la royauté. Se berçait-il alors de l’espoir qu’il serait un jour pair lui-même et président de cette chambre, devant laquelle il comparaissait comme humble légiste ? Ce n’étaient pas à cette époque toutes les ambitions du barreau qui osaient rêver les 400,000 francs de rente que vaut cette perruque souveraine !

Si distingué qu’il ait été dans sa profession, ce n’est ni le profond savoir, ni la haute éloquence, qui ont fait la grande fortune de lord Denman. C’est je ne sais quel accord harmonieux et général de la dignité des paroles, de la personne et des manières. Il semble que c’était le trône sénatorial qui avait besoin de cet homme ; votre M. Ravez lui-même n’était pas né plus président. Mais ce qu’il faut louer surtout chez le noble baron, ce n’est pas ce mérite un peu théâtral d’une représentation majestueuse ; c’est d’être resté sous la pourpre ce qu’il était sous la robe noire. Magistrat suprême, assis sur les degrés du trône, il est demeuré l’avocat affable et libéral de la cour de chancellerie.

À la droite du speaker, à votre gauche, dans cet asile renfoncé où les vitrages dépolis d’une porte battante ne laissent pénétrer qu’une douteuse lumière, ne voyez-vous point un amas confus de visages blêmes et fleuris, de robes blanches et de surplis noirs ? Ce sont trois rangs pressés d’évêques et d’archevêques. Autrefois ils ne s’empressaient point autant d’user de leurs priviléges législatifs. Aujourd’hui nul ne manque au poste ; le temple est debout sur toutes ses colonnes. L’émancipation du catholicisme a réveillé ces chanoines millionnaires du sommeil léthargique où l’or dont ils sont repus les avait plongés. Ils font bonne garde autour de leur entassement de richesses. Ce ne sera pas leur faute si l’on jette à l’Irlande affamée quelques miettes de leur splendide banquet.

Si vous n’avez vu nos évêques qu’à la chambre ou en chaire, en grand uniforme, vous ne les connaissez qu’à demi. Il faut les voir aussi en petite tenue, avec leur habit de ville, galant et coquet. Vous vous demandiez tout-à-l’heure quel était ce pimpant personnage en frac de fin drap noir, en chapeau de castor à longs poils, aux larges bords relevés par des cordons de soie, qui passait au galop dans Regent-Street. Étrange cavalier, en effet, qui vous a plus surpris encore lorsqu’il a mis pied à terre et qu’il est entré à son club la cravache en main, vous laissant mieux distinguer le reste de son costume quasi franc-maçonnique, ses hautes guêtres noires et son tablier noir. Ce n’était rien moins qu’un très noble et très révérend évêque anglican.

Et cet autre en pareille toilette, tout noir également, qui s’élançait du milieu de cette calèche pleine de jeunes dames blanches et roses, comme nous traversions la place de Westminster ? c’était un évêque que sa femme et ses filles venaient de conduire au parlement.

Mais suivons ces nobles lords spirituels sur leurs siéges de législateurs.

Figurez-vous une vieille au visage jaune et décharné ; courbez-la sous le poids de quatre-vingts années, creusez son front d’autant de rides que vous pourrez ; qu’elle ait la voix aigre et cassée, l’œil faux, inquiet et soupçonneux : ne sera-t-elle pas un portrait fidèle de sa grâce l’archevêque de Canterbury, le premier prélat de l’Angleterre, à ce moment assis seul au premier banc de l’église ? C’est la superstition elle-même, n’est-ce pas ? toute décrépite, accroupie et tremblotante.

Ce vénérable archevêque, si suranné et hors de service qu’il vous semble, a cependant très bien la force de parler dès que l’intérêt des revenus de l’église est touché le moins du monde. Ses manières de sermons débutent alors invariablement par de louables réflexions sur les avantages de la tolérance, mais ils aboutissent tous à souhaiter la damnation du papisme sur la terre comme dans les cieux. C’est au moins là leur sens intime, car il n’est pas aisé de saisir leur signification. Sa grâce, qui tient son archevêché de la divine Providence, n’en a pas reçu le don d’exprimer facilement ses rancunes religieuses. Elle a besoin d’un grand travail pour formuler ses homélies anti-catholiques, pleines d’incohérence et semées de fréquentes interruptions. On ne saurait dire que le fiel coule des lèvres de ce doux prélat ; il le crache plutôt.

Ce fut un plaisant mouvement d’éloquence qui le fit se lever un jour tout hors de lui et vertement tancer lord Fitz William, parce que ce duc impie avait poussé le blasphème jusqu’à demander si la religion protestante n’était pas une secte. Voyez en effet la proposition monstrueuse ! N’est-il pas avéré que c’est l’église catholique, la mère de toutes, qui est la secte dissidente ? Je vous le dis, en vérité, ce seront bientôt ces docteurs anglicans qui auront inventé le christianisme et découvert l’Évangile, sous un de leurs bonnets d’Oxford ou de Cambridge.

Derrière sa grâce, n’apercevez-vous pas ce petit homme fauve à l’œil de tigre apprivoisé, qui s’agite, qui se penche, qui s’empresse, qui joue et bondit sur son banc : c’est l’évêque d’Exeter, l’un des robustes piliers de l’église fanatique militante. Celui-là, c’est un ennemi plus adroit et plus dangereux de la liberté ; ses mauvais instincts s’enveloppent de toute la séduction des dehors aimables. Nul parmi nos nobles hypocrites spirituels n’a, comme lui, la politesse exquise et l’insinuation câline des manières. Il n’y a point de chat qui dérobe mieux ses griffes sous le velours de sa patte.

Il ne semble pas que l’évêque d’Exeter ait la repartie aussi prompte que l’attaque ; ou plutôt c’est que la réplique n’entre guère dans le plan de ses hostilités doucereuses. Écoutez-le, voici qu’il se lève saintement, son petit bonnet noir carré entre ses mains jointes ; il a sa besace pleine de dénonciations, il faut bien qu’il la vide. Sans doute il lui en coûte, à lui homme de paix, d’avoir à guerroyer contre le pouvoir temporel ! Mais pourquoi le pouvoir temporel prend-il ces libertés de vouloir rogner l’embonpoint du pouvoir spirituel ? Oh ! le prélat charitable, écoutez-le ! Comme sa perfidie a le sourire sur les lèvres ! comme il égratigne candidement ! On ne provoque pas avec plus d’onction et de timidité. Qui est-ce qui aurait cette modestie craintive à jeter un sujet de discorde au milieu d’une assemblée ? À présent qu’on l’a ramassé, c’est bien, il ne lui reste plus rien à dire. Whigs et tories, déchirez-vous, le bon évêque ne vous interrompra pas, il a fait son devoir de pasteur protestant. Déchirez-vous. Il s’est assis et regarde la mêlée ; tout aise et tranquillisé, il rit humblement sous cape en comptant les coups qu’on porte au ministère. Dieu lui pardonne ! je crois que son pied bat la mesure !

Si je vous décrivais les trente évêques protestans entassés là, je vous en montrerais trois ou quatre à peu près whigs qui ressemblent peut-être mieux à des chrétiens, et parmi eux principalement le frère de lord Grey, le chef de cette imperceptible minorité spirituelle ; mais c’est assez de cet échantillon de surplis. Laissons à notre droite les archevêques. Le premier banc que nous rencontrons après le leur, si nous allons vers la barre de la chambre, c’est celui des ministres. Ici nous ferons une pause.

Arrêtons-nous devant cet homme en chapeau gris, en redingote brune, nonchalamment appuyé sur sa canne. La chaleur est extrême. Afin d’être plus à l’aise, il a sans façon retiré sa cravate. Que si vous le rencontriez dans St-James-Park, son lieu de promenade favori, caracolant à cheval, ou bien allant de pied, sa large narine ouverte au vent, la tête levée, l’œil étincelant et dédaigneux : à sa haute taille, à son apparence robuste et militaire, vous le prendriez pour quelque ancien colonel en retraite, non pas pour un premier lord de la trésorerie. C’est pourtant le vicomte Melbourne, le chef de notre gouvernement.

Mais examinez de plus près et attentivement cette physionomie, l’expression en est complexe ; c’est un mélange de fierté, d’indolence et d’irritabilité. Vous avez là tout le secret du talent et de la fortune de ce ministre. C’est presqu’un miracle que sa paresse naturelle lui ait permis l’ambition d’aspirer de lui-même au premier poste de l’état ; au moins je ne crois point qu’il eût eu l’énergie de s’y maintenir long-temps, si l’on ne le lui eût disputé. C’est parce qu’il a été renversé une fois qu’il est debout aujourd’hui. En le précipitant, on a frappé le ressort de sa force ; aussi a-t-il rebondi, aussi est-il remonté au pouvoir et s’y est-il replacé plus solide et plus déterminé qu’avant sa chute. Telles sont ces natures dont la vigueur endormie a besoin d’être réveillée par le fouet de l’affront. En 1834, lord Melbourne n’était qu’un whig inerte et impuissant ; en 1835, c’est un whig radical ; il fait capituler la cour, il frappe l’église, il menace la pairie, pourquoi ? parce que vous l’avez offensé, parce que vous l’avez chassé. Ne vous en prenez qu’à vous de sa puissance. Celle de son discours n’a pas non plus d’autre mobile que l’obstacle. Laissez-le dire et aller, sa parole languit et se traîne laborieuse ; contrariez sa marche, opposez-lui une digue, il se révolte, il s’emporte, il bouillonne, il vous entraîne, il est éloquent ! Et il est de toute sa personne dans cette éloquence, il y est de toute son ame. Il n’y a rien là d’apprêté ni de solennel ; tout est soudain et involontaire. Il était si grave, si contenu, il n’y a qu’un moment, et voici qu’il serre les poings, qu’il raidit les bras, voici qu’il bondit ; il a des cris de colère et des accens de mépris indigné qui lui partent du fond des entrailles. Alors son émotion le suffoque ; il n’a plus de respiration ; il lui faut s’interrompre ; c’est un silence durant lequel on n’entend plus que le sifflement de sa large poitrine. En cet instant il rappelle l’attitude tremblante et l’air magnifiquement irrité de votre Casimir Périer.

Lord Melbourne est l’orateur le plus original, le plus à part de tout le parlement, le plus passionné peut-être, sinon le plus parfait et le plus grand. Comme homme d’état, j’estime sa portée médiocre : c’est un whig progressif, aventureux, poussé à bout ; mais ce n’est qu’un whig, un aristocrate imprévoyant qui ne se demande pas où le mène le principe qu’il a écrit sur sa bannière.

À la gauche de lord Melbourne, cet homme de taille moyenne, replet, de toutes parts arrondi, sans trop d’épaisseur, au visage franc et ouvert, c’est le marquis de Lansdowne, le président du conseil. Vous savez qu’en Angleterre cette charge n’attribue au ministre qui en est revêtu, aucune prééminence sur ses collègues, il conduit seulement leurs délibérations, il est leur speaker ; leur chef véritable et souverain, c’est le premier lord de la trésorerie. Le marquis de Lansdowne figure à la chambre honorablement, et utilement dans le cabinet. Dans une discussion, il soutient d’ordinaire la seconde charge après lord Melbourne ; son expression est mâle et choisie, sa voix ferme et retentissante, mais son débit est lourd et monotone ; évidemment il a plus de mots que d’idées ; il dit les riens avec trop de solennité ; cette emphase générale et constante empêche l’effet de ses meilleurs mouvemens. Je voudrais qu’il s’accompagnât moins assiduement de ces bruyantes mesures que sa main frappe sur le bureau des greffiers. C’est là un moyen vulgaire qu’il faudrait laisser à lord Londonderry, qui siége en face, de l’autre côté de la table. Ce genre d’argument est du ressort du pugilat plutôt que de l’art oratoire. J’ai vu des débats où les deux nobles marquis, se répondant ainsi l’un à l’autre, avaient l’air d’essayer la force de leurs bras ou de battre l’enclume en cadence.

Au dire des vieux habitués du spectacle parlementaire, la contexture des discours de lord Lansdowne rappelle singulièrement la manière de M. Pitt. C’est de ce dernier que le président du conseil actuel aurait pris ce procédé, qui consiste à enfermer toute une argumentation dans une seule immense période, coupée de mille et mille incises ; mais l’habileté suprême de Pitt était de mener infailliblement ses auditeurs au but d’une harangue par le détour des routes de traverse. Le marquis de Lansdowne rendrait souvent un signalé service aux siens, s’il leur prêtait le fil secourable qui l’aide à sortir sain et sauf lui-même de son labyrinthe de parenthèses.

Cet autre personnage anguleux, déhanché, au long cou raide emboîté dans une cravate blanche, qui ne représenterait pas mal un de vos notaires de province, c’est lord Duncanon, le premier commissaire des bois et forêts et du sceau privé ; il se tient à la droite de lord Melbourne : c’est l’une des utilités du cabinet ; tout bègue qu’il est, il parle souvent et de bonne volonté ; c’est moins la pensée qui lui fait défaut, je crois, que le langage ; le sang-froid lui sert çà et là de saillie ; il donne parfois de petits soufflets secs fort bien appliqués, d’un air innocent et candide.

Les autres ministres-pairs ne sont guère que des invalides d’un médiocre usage, sinon dans le conseil, au moins au feu de la discussion. La longue figure brune, impassible, de lord Auckland ne se produit pas fréquemment au bureau ; il faut qu’il soit question des choses de l’amirauté, dont il est le premier lord, pour qu’il risque quelques paroles honteuses touchant son département. Lord Glenelg, pair de toute fraîche date, ne se jettera pas non plus volontiers à travers la mêlée, si ses colonies ne sont point mises en jeu. Lord Glenelg a pourtant eu ses jours de faconde ; il valait mieux aux communes lorsqu’il était M. Grant seulement. Certes, ce n’est plus un jeune homme, tous ses cheveux ont blanchi ; mais il est plus vieux que son âge : c’est un homme radicalement épuisé corps et ame ; il est, assure-t-on, du nombre des sensualistes mystiques qui sacrifient la vie réelle aux rêves exaltés et mystérieux que l’opium enfante.

Une énorme tête ronde pâle et chauve, avec de grands yeux noirs et de gros favoris blancs, sur de larges épaules, voilà tout ce qui reste de lord Holland, le neveu de Fox, qui fut jadis orateur habile de l’école de son oncle, et passable écrivain. Du surplus de son corps, à peine en est-il question ; la goutte le lui a mangé peu à peu ; il finit absolument comme un poisson. Ce n’est qu’à force de temps et de labeur que ses deux béquilles le transportent au bout de la banquette, où il s’assied vis-à-vis de lord Melbourne. D’ailleurs sa chancellerie du duché de Lancastre ne lui est pas tant une sinécure qu’on le veut bien dire ; il soutient ses collègues de toute la vigueur de ses poumons, sinon de sa parole. C’est lui qui s’est chargé de l’approbation de leurs discours, et il s’acquitte de cette besogne en conscience, car il fait plus de bruit admiratif et de hear enthousiastes, à lui seul, que tout le côté whig ensemble. C’est plaisir de voir ce tronçon d’homme se démener, criant à tue-tête ; on dirait ce joujou chinois figurant un gros rieur, qui se balance indéfiniment en se tenant les côtes.

L’histoire littéraire tiendra compte à lord Holland de son livre sur la vie de Lope de Vega ; mais cet ouvrage rappelle un trait de celle du noble lord, qui honore plus sa politesse que sa générosité. En 1832, un pauvre réfugié espagnol, qui n’avait pour tout trésor que trois comédies inédites et manuscrites du célèbre poète castillan, eut l’idée de venir à Londres pour les vendre à l’illustre commentateur whig, qui devait naturellement mettre plus de prix que personne à leur valeur. Toutefois, en présence du grand seigneur, le timide émigré n’osa parler de marché ; il offrit tout simplement ses trois précieuses pièces. La visite et l’hommage furent fort gracieusement acceptés, et en échange de l’un et l’autre, l’étranger reçut le lendemain la carte de lord Holland et un exemplaire de la vie de Lope de Vega. Il y a des occasions où les Anglais sont magnifiques ; mais leur libéralité ne s’exerce tout entière qu’en public. Ils mettront leur gloire, par exemple, à jeter une parure de diamans à une chanteuse italienne en plein théâtre.

Que si nous sautons par-dessus la table des huissiers, en un bond nous voici maintenant au milieu même de l’état-major de l’opposition des tories. Ce sont surtout les ministres-pairs de la précédente administration conservatrice qui le composent, tous au-delà de l’âge mûr, comme les ministres whigs actuels, entre cinquante et soixante-dix ans, et le meilleur nombre dans la dernière dizaine.

Allons droit au généralissime qui se tient au centre les bras croisés, au second banc. Il dort, je suppose ; je ne sais quel ronflement pénible s’échappe de sa poitrine serrée dans un habit noir boutonné ; mais on l’éveille : il ôte brusquement son chapeau et nous découvre sa longue tête encore garnie de tous ses cheveux blancs coupés courts. Regardez ce menton épais qui s’avance et remue sans cesse, ces lèvres rentrées, ce grand nez bossu, ces yeux bleus brillans et fixes, tout le visage jaune et bronzé ; n’est-ce pas bien la physionomie de Punch, un peu moins rubiconde seulement ? Tout ce corps maigre et osseux ne semble-t-il pas un mannequin de bois, une antique poupée à ressorts ?

Oh ! qui se défendrait d’un saisissement de surprise à la vue de cet homme ? Voilà donc la plus constante et la plus complète fortune du siècle ! voilà celui qui a vaincu Napoléon, et qui vit depuis vingt ans sur cette gloire ! Et ce n’est pas uniquement par la guerre qu’il a prospéré ; la paix ne lui a pas été moins profitable ; il a régné dans le conseil comme dans le camp : son caprice a gouverné longuement un grand peuple intelligent et libre. Maintenant encore il est le roi de la dernière aristocratie du monde. Homme heureux ! quelles dignités lui ont manqué, si ce n’est celles qu’il n’a point voulues ? Il s’est trouvé tout d’un coup savant, sans avoir jamais rien appris, La jurisprudence et la théologie lui ont à l’envi décerné leurs palmes, les universités l’ont fait leur chancelier. Bien plus, les cercles exclusifs du West-End eux-mêmes ont reconnu sa suprématie. Il a vu les générations de dandies se faner et tomber chaque automne, et lui, leur patriarche, il n’a point bronché. Le vent inconstant de la mode n’a pas arraché une seule feuille de sa couronne ; il est demeuré fashionable tout un quart de siècle. Si vous le suiviez ce soir en quelque rout de Grosvenor Square, vous l’y verriez trôner sur un canapé. Autour de lui voltige l’essaim léger des belles et grandes dames, chacune briguant une parole, un sourire, un regard du héros. Vous verriez (car le héros est sourd, et il n’est point de privauté qui ne lui soit permise), vous verriez les plus favorisées d’entre elles dans ses bras, et tandis qu’elles lui parlent à l’oreille, ses mains noires ridées se croisant sur leurs épaules blanches. Homme heureux ! Il est vrai que sur la boucle de la jarretière qui ceint sa jambe septuagénaire, vous lisez écrit en lettres de diamans : « Honny soit qui mal y pense, » la devise de l’ordre. Homme heureux, quoi qu’il en soit ! Et que lui a-t-il fallu pour réussir ainsi à tout et en tout ? oh ! je ne sais. Le peu de prudence patiente et de bon sens inerte que peut enfermer un front étroit à l’épreuve de la balle ; mais surtout le rayon bienfaisant et la partialité de cette étoile capricieuse qui éclaire si mystérieusement le chemin des prédestinés !

Mais voici qu’il parle, ce duc de Wellington ! Quel labeur ! il secoue sa tête ! il étreint de ses doigts desséchés le dossier de la banquette qui est devant lui ! Il semble qu’il voudrait arracher de partout les idées qu’il n’a pas. Enfin, il tire de son cerveau quelques fragmens de phrases incohérentes et de raisonnemens tronqués. Tout cela, tant mal que bien, finit par composer une sorte de discours qui n’est pas trop déraisonnable ; il fait deviner ce qu’il voulait dire, s’il ne l’a pas dit. Je vous affirme qu’il est orateur et homme d’état, comme il est grand fashionable et grand général, — par la grâce de son étoile.

Les tories de la chambre seraient ingrats d’oublier que c’est le duc de Wellington qui les a sauvés long-temps par la discipline rigoureuse et toute militaire avec laquelle il avait réglé leur fougue intempérante. Il ne s’agissait pas jadis de lui désobéir impunément. Au commencement même de cette session, lord Londonderry fut grondé sévèrement, en pleine assemblée, pour avoir engagé une escarmouche que le général n’avait pas autorisée. Aujourd’hui, pourtant, les mauvaises têtes du parti semblent se lasser des sages temporisations du vieux chef. À moins qu’il ne les réduise promptement au devoir, elles livreront malgré lui la bataille au peuple. Mais que sa grâce y prenne garde ; si ses soldats l’entraînent à livrer lui-même ce combat inégal, il n’y retrouvera plus sa fortune de Waterloo.

C’est une singulière expression de férocité niaise et débile, qui caractérise la physionomie que vous avez à la gauche du duc de Wellington ; pas un cheveu sur la tête, et malgré cela d’énormes moustaches toutes blanches. On dirait un vieux Turc de carnaval ou de comédie, qui a perdu son turban ; il faut voir cette grotesque créature debout de toute sa hauteur. Elle est si mal assurée sur ses longues jambes, qu’elle ne peut faire un pas sans trébucher. On la renverserait en soufflant dessus. D’ailleurs fort assidue à la chambre, elle s’y donne un mouvement infini. Vous entendez résonner incessamment la petite voix grêle et criarde qui sort de ce grand corps : non pas qu’il lui arrive souvent de parler, mais il excelle à acclamer aux harangues tories. C’est lui qui s’est attribué la contrepartie des admirations de lord Holland ; vous n’eussiez pas supposé que vous aviez là un très illustre personnage, illustre au moins grâce à sa naissance, selon que le remarqua un jour fort irrévérencieusement lord Brougham : eh bien ! c’est une altesse royale, c’est l’aîné des frères du roi qui joue ce rôle imprudent d’applaudisseur des boute-feux d’une aristocratie impopulaire. C’est un prince du sang qui compromet son rang à plaisir dans cette représentation imbécile. Vraiment ce duc de Cumberland est mal conseillé ; sa gloire militaire n’était pas pour lui permettre ces airs de matamore ! et puis il a sur la conscience certaines peccadilles privées et publiques qu’il serait sage de ne pas tant rappeler par ces bravades. On n’a pas encore oublié quels véhémens soupçons de meurtre violent, de séduction lâche et d’inceste ont sali cette existence, que son origine a peut-être seule sauvée de la vindicte des lois. Le grand maître des loges orangistes est aussi suffisamment signalé à la reconnaissance de l’Irlande. Il n’y a guère de chance qu’il ait jamais à faire valoir ses droits au trône. Mais ne saurait-il prévoir l’échéance du cas ? dans ces temps de souveraineté populaire, la légitimité ne garantit pas infailliblement les couronnes.

Cet épais seigneur, le menton gracieusement posé sur sa main bien gantée, une touffe d’œillets rouges à sa boutonnière, que vous apercevez aux pieds des deux nobles ducs, fut en son temps un dandy fort recommandable, et c’est toujours le très digne père du vicomte de Castelreagh. Il lui reste toute l’élégance compatible avec un gros ventre et soixante ans. Sa tournure se laisse admirer encore malgré l’embonpoint qui crève de partout sa redingote. Ce bon goût qui distingue sa toilette et lutte avec l’âge, lord Londonderry ne l’apporte malheureusement pas dans sa tenue de législateur. Je vous le donne comme le discoureur le plus indiscret de cette chambre où l’immodération du discours est un défaut rare. C’est une maladie chez lui que de se lever et d’interpeller les ministres, principalement à propos de l’Espagne, où il a servi jadis comme colonel de hussards. Tout excellent tory qu’il soit, il a trop de zèle ; et je suis bien de l’avis de M. de Talleyrand, rien de plus funeste que le zèle excessif. Cette intempérance de vrai hussard lui vaut çà et là, de la part du généralissime, de bonnes rebuffades. O’Connel a parfaitement caractérisé le belliqueux marquis, quand il l’a qualifié de demi-maniaque, demi-idiot, — half maniac, half idiot. — Ce n’est pas un méchant homme, tant s’en faut ; mais la nature l’a trop libéralement doué de cette éloquence interrompue qui supplée aux vides de la parole et de la pensée par la profusion et la véhémence du geste. Il se plaît trop à arborer publiquement son mouchoir de batiste. À mon avis, les whigs eussent gagné autant que les tories à le laisser partir en ambassade à Saint-Pétersbourg.

Laissons autour du duc de Wellington, lord Aberdeen, lord Wharncliffe et lord Ellenborough, tous trois de ses principaux aides-de-camp et avec lui ci-devant ministres. Ce sont des tories prudens et habiles, sinon modérés, qui s’expriment en bons termes, mais que nous n’avons pas le loisir de peindre en pied. Un dénombrement épique ne décrit pas tous les soldats des deux armées, pas même tous les officiers ; c’est moins qu’une Iliade que nous avons entrepris. À plus forte raison nous devons nous borner à montrer du doigt les principales têtes de notre assemblée.

Pour compléter notre revue par ordre, achevons le tour de la chambre en regardant ses rangées de banquettes à notre gauche. Ne remarquez-vous pas là-haut sur la troisième, adossée au mur, cette figure de singe en perruque blonde, la bouche de travers, qui semble casser des noisettes ? Si loin du quartier-général des tories que se tienne ce noble baron, il n’en est pas moins un de leurs plus importans et redoutables capitaines. Il a deux fois été grand-chancelier ; il était encore celui du dernier cabinet de sir Robert Peel. C’est lord Lyndhurst. Ainsi que lord Brougham, il est arrivé de la barre au sac de laine par la chambre des communes. Sa laideur extrême n’a point de vulgarité ; au contraire, c’est le premier homme de robe auquel j’aie trouvé l’air du grand monde et de vraies façons de cour. Ce n’est pas non plus simplement un savant légiste : c’est le parleur le plus fin, le plus clair, le plus net, le plus adroit, le plus mesuré, le plus agréablement concis. Sa voix, pleine, grave, généralement calme, n’est pas sans s’émouvoir à l’occasion ; mais pour qu’il s’échauffe un peu, il faut que quelque dépit personnel et caché le remue. Sa conscience ne le maîtriserait pas au point de l’emporter. De conscience, il n’en a point ; il a conservé ce privilége des avocats, s’il s’est défait de leurs allures. Jadis il était whig et davantage. Au fond, tout affublé qu’il se montre de belles manières et trempé d’aristocratie, ce n’est toujours qu’un avocat. Il est tory maintenant, parce que le torisme lui a généreusement payé ses plaidoiries. Que si la réforme lui offrait aujourd’hui de meilleurs honoraires, il retrouverait, j’en ai peur, dans son sac bien des argumens au profit de la réforme.

Avant de tourner le coin de l’extrême gauche, arrêtons-nous à considérer un moment trois personnages qui résument en eux tout l’ultrà-torisme de la chambre ; ils sont rangés à la file là où finit de ce côté le dernier banc.

Le premier, ce long corps sec en cravate blanche, endimanché, grossièrement bâti, grossièrement vêtu, qui vous représente assez bien un suisse de vos paroisses catholiques, c’est le duc de Newcastle. Admirez cet œil terne et hébété, ces longues oreilles qui se dressent. Comme il écoute ! comme toute sa stupidité est attentive ! Il n’entend rien pourtant, soyez-en sûr. Les mots ont besoin de frapper long-temps à la porte de ce dur cerveau ; il ne voit jour dans une idée qu’après une semaine de mûre délibération. D’ordinaire, c’est à la fin d’une session qu’il commence à s’expliquer tout entier le discours royal prononcé à son ouverture. Ce qui lui tient lieu d’intelligence, c’est une sorte de haine brutale et acharnée contre tout ce qu’il suppose entaché de réforme. Les rudes leçons que lui a données la colère du peuple, n’ont pas enseigné la prudence à ses instincts aveugles. D’ailleurs les récriminations du noble duc ont généralement la lenteur retardataire de sa compréhension ; son esprit a le tort de tous les absens. La pairie mourrait et serait enterrée cet hiver, qu’au printemps prochain il ferait, je gage, mettre les chevaux à sa voiture, afin d’aller à la chambre combattre l’émancipation des catholiques.

Les deux autres, ce sont deux comtes en haut crédit près de l’église, plus fanatiques encore que tories. Ni l’un ni l’autre ils ne manquent d’une certaine furie oratoire qui tient plus, il est vrai, de la chaire que du parlement.

Et d’abord cette figure d’illuminé qui vous regarde d’un œil noir enflammé, caressant les plis de son jabot blanc du pommeau de son parapluie, c’est lord Winchelsea, un honnête homme, j’imagine, un bon protestant effréné, mais sincère. Il y a au fond des homélies frénétiques qu’il improvise à la chambre, ou pour les colonnes du Standard, un accent de conviction qui porte avec lui l’excuse de leur intolérance. Ce noble énergumène, tout en prêchant la persécution du papisme, se persuade, j’en suis certain, que son apostolat anglican le mène lui-même au martyre.

Quant à l’autre personnage, ce colosse énorme et difforme qu’on dirait un cuirassier d’élite congédié du service par excès d’embonpoint, bien que son mysticisme protestant soit d’un plus fort calibre encore, j’aurais moins de foi en ses reliques. Ce lord Roden, car c’est lord Roden, avait été en sa jeunesse un mécréant qui ne reconnaissait ni Dieu ni diable, et n’adorait que la table et les débauches. Mais au milieu d’une de ses nuits de débordement, il eut une vision assez semblable à celle qui cria à Swedenbourg : — Tu manges trop. Dès ce moment, docile au conseil suprême, le comte Roden réforma sa chère et ses mœurs déréglées, et il est devenu peu à peu le prédicateur évangélique et politique qu’il est aujourd’hui. D’ailleurs, cette conversion ne l’a nullement fait maigrir ; sa nouvelle piété ne l’empêche pas d’être un orangiste furibond, tout prêt, si on le laissait faire, à sacrifier à son roi une magnifique hécatombe de catholiques irlandais.

Traversons la salle à présent en donnant un coup d’œil aux bancs rangés devant la barre, qui font face au trône. Ce sont les bancs dits indépendans. La plupart des pairs que vous y voyez assis ont été ministres. Le plus grand, par la taille et par la renommée, c’est lord Grey. Comme sa longue personne est mince, frêle et voûtée ! Après ses soixante-dix ans passés, il n’a pu tenir aux affaires davantage ; la force lui a manqué pour supporter plus long-temps la lourde entreprise des réformes. Il a remis lui-même le fardeau sur les épaules qu’il avait habituées à le porter ; puis il a définitivement résigné le pouvoir et la parole. Qu’il ait sa justice de son vivant ; il a été homme d’état vaillant et loyal ; une fois le gouvernail aux mains, il a conduit le navire dans la route qu’il conseillait depuis trente ans. Il n’a pas misérablement trahi ses promesses et son passé, comme ces parjures administrateurs d’origine révolutionnaire que vous a valus en France votre révolution glorieusement inutile de juillet. Il est le premier whig qui ait osé agir conséquemment selon ses principes. Certes, il ne lui fallait pas une médiocre détermination pour ouvrir aux réformes cette large porte qu’il savait ne devoir point se refermer.

Ce n’était pas non plus un orateur indifférent. On se souvient de la force que lui donnait sa parole digne, convaincue et pénétrante ; son air de véritable grand seigneur ajoutait encore à son autorité. La noble affabilité de ses manières rappelle beaucoup votre vieux duc de Montmorency-Laval. Il y a cette différence entre eux, que lord Grey n’a pas fait son ministère uniquement avec de belles façons, comme ses ambassades le ci-devant plénipotentiaire de Charles x à Vienne.

Cet autre lord de grosse mine, encore vert et blond, c’est le comte Ripon, plus politiquement connu sous son second titre de vicomte Goderich. Lui aussi, il s’est hissé un moment jusqu’au sommet de l’échelle ministérielle ; mais il ne semble pas qu’il ait pris son parti de demeurer dans la vie privée où son incapacité l’a fait redescendre. Toutefois, s’il aspire à remonter, il ne suit pas la route qui convient ; ce n’est plus le temps de nager entre deux opinions, et de manger à deux politiques. Ce serait doublement à tort qu’il s’obstinerait à ressaisir les rênes suprêmes. L’embarras de son discours et de ses idées, quand il parle, prouve suffisamment qu’il n’a pas la tête nette et décidée qu’il faut pour mener aujourd’hui sûrement les chevaux emportés de l’état.

Le duc de Richmond ne s’est point élevé à ce sublime faîte du pouvoir ; mais c’est encore un de ces nobles nécessiteux dont le libéralisme n’est guère qu’au prix des hauts emplois lucratifs. C’est une de ces valeurs aristocratiques propres à toutes les besognes militaires ou civiles, bonnes à tous les salaires. Lieutenant-général et aide-de-camp du roi, sa grace n’en a pas moins daigné diriger les postes et faire partie d’un cabinet whig. À l’heure qu’il est, il a tout l’air de caresser aussi l’espoir chimérique d’une administration de juste-milieu dont il aurait sa part. Louis xviii l’avait mis de sa chambre haute. Je ne sais ce que votre révolution de 1830 aura fait de cette pairie anglo-française. Peut-être le noble duc n’en aura-t-il gardé que ce faux air d’élégance parisienne qui distingue sa mise de celle de nos merveilleux, si raides et empesés. En tout cas, j’estime qu’aucun de vos modernes incroyables ne pousserait le laisser-aller au point de croiser, comme le fait souvent le duc de Richmond, les jambes par-dessus sa tête, en pleine séance, afin de se mieux mirer dans ses bottes vernies.

Sauf le duc de Wellington, doyen honoraire de la mode anglaise parmi nos nobles lords, nous n’en avions pas encore rencontré un seul qui pût se dire véritablement fashionable. Mais voici que s’offre à nous lord Alvanley. Oui, ce petit homme, debout, tout bouffi, tout gonflé, tout essoufflé, sans tournure, sans toilette, qui n’a de la mise recherchée que les gants jaunes, et semble venir d’une orgie où il est pressé de retourner, c’est l’un des principaux représentans du nouveau fashionablisme à la chambre haute. Il était whig jadis ; il est tory maintenant, ou plutôt il est bon convive ; il est du parti de ceux chez qui l’on dîne et l’on soupe. Or, ce sont les tories surtout qui ont table ouverte : voilà pourquoi il est tory. Il eut dû ne pas attendre d’être ruiné pour se faire conservateur. N’importe. Ayant mangé son bien, il aide les autres ; il paie de sa personne et de sa gaieté. Il a, en effet, un riche fonds d’humorisme ; on ferait un gros livre de ses saillies. Toutefois, il en est sobre au parlement. C’est son mauvais démon qui l’a inspiré un jour de s’en prendre à O’Connel ; la lutte était inégale ; l’agitateur a la repartie mortelle. Tout fashionable et vraiment spirituel que soit lord Alvanley, il n’en gardera pas moins, sa vie durant, gravé au front le titre de bloated buffoon, que lui a infligé le rude adversaire auquel il s’est joué si imprudemment.

Ce jeune homme, bien fait, gracieux, de belle mine, qui sort de la salle, est le comte Errol. Il vote avec le ministère, bien qu’il soit presque de la famille royale. C’est en effet un gendre sous-officiel de William iv ; il a épousé une des filles naturelles de sa majesté. Je voudrais vous montrer son beau-frère, le comte de Munster, illégitimement issu de la même illustre origine ; mais il assiste rarement aux séances. Les hautes et profitables sinécures n’ont été épargnées ni à l’un ni à l’autre de ces deux nobles comtes. Vous voyez qu’en ce siècle de gouvernemens constitutionnels, soi-disant moraux et économiques, les souverains font encore, à la Louis xiv, quelque peu de bâtardise opulente et comblée.

Vous ne me demandez pas quel est ce vieillard desséché dont les jambes d’allumettes flageolent dans des bottes à revers. Il a les ailes de pigeon et la queue roulée qui sautille sur le collet brillant et poudré d’un antique frac bleu. Ne dirait-on pas quelqu’un de vos émigrés français, oublié, en 1814, par la restauration de ce côté du détroit ? Remarquez comme il va et vient : c’est le mouvement perpétuel. Les quatre-vingts ans de ce comte de Westmoreland ne l’empêchent point d’être le tory le plus remuant et le plus actif de l’assemblée. Il a été membre du cabinet, et, de loin à loin, il sait élever encore sa vieille voix pour défendre sa vieille cause. Tout-à-l’heure, après la séance, vous l’allez voir enfourcher un vieux cheval aussi maigre que son maître, et tous les deux partiront au galop. C’est peut-être une fantaisie d’imagination, mais le jour où ils ne reviendront plus, il me semble que le torisme tout entier sera mort. Tout ce qui reste à ce parti mourant, d’énergie et de solidité, je le résume, malgré moi, dans ce vieil homme. Il est là comme le dernier squelette vivant et ambulant au milieu des squelettes inanimés de cette aristocratie qui tombe en poussière.

Si vous avez remarqué cet autre petit vieillard si ingambe et affairé, qui a ses lunettes juchées sur le front et regarde partout avec ses gros yeux d’écrevisse, vous avez vu qu’il court incessamment de banc en banc et trouve quelque chose à dire, à l’oreille de chacun ; vous l’aurez sans doute pris pour un des huissiers de la chambre, car il en a le costume : l’habit noir français et la bourse de taffetas noir. Eh bien ! c’est une sorte de personnage ; c’est un noble personnage d’abord : c’est lord Shaftesbury, il descend du célèbre comte de ce nom, l’un des premiers essayists de notre langue, qui nous a laissé des livres classiques par leur style et fort distingués par leur esprit. Ce ne sont pas des mérites d’une pareille éminence qui recommandent le comte de Shaftesbury actuel, c’est un homme industrieux et diligent. Quand régnait le torisme (car c’est encore un tory renforcé), il a su se faire attribuer le poste fort productif de président des comités, et il y montre toute l’intelligence patiente et routinière que requiert l’emploi ; il est en outre l’un des vice-speakers de l’assemblée ; à l’occasion, il étale sa petite personne noire sur le sac de laine rouge ; mais comme il ne lui est alloué de figurer là que sous son mince costume ordinaire, cet honneur lui est rare : ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’il en jouit, et faute de tout autre speaker disponible. Une chambre anglaise ne se juge dignement et légalement présidée que par une robe et une perruque.

Grâce à saint George, nous sommes hors de la foule des tories, nous avons doublé le second angle de la barre ; revenant vers le trône, en passant par les bancs de gauche, nous voici parmi les whigs, qui ne nous embarrasseront pas trop la route : les rangs ne sont guère serrés de ce côté. Combien de vides, hélas ! Un regard à quelques-unes de ces généreuses pairies solitaires, et notre promenade sera finie : nous aurons achevé notre voyage de long cours autour de la chambre.

Le comte Radnor est du petit nombre de ces whigs désintéressés qui se sont épris de la réforme pour elle-même, nullement pour s’asseoir au banquet du pouvoir ; il fait son état de pair libéral activement, consciencieusement, avec cette rectitude et cette fermeté que promet toute sa personne droite, nerveuse et inflexible. Ce n’est pas un orateur bien fleuri ; mais il faut l’écouter quand il parle ; il a cet accent de probité hardie et vigoureuse qui force l’attention d’un auditoire.

Avec plus de défiance et de timidité dans le discours, ce sont les mêmes mérites de dévouement sincère et indépendant à la liberté qui distinguent le marquis de Clanricarde. Il y a chez ce jeune lord une sorte de grâce intérieure qui transpire et voile la difformité des traits : son nez camard, ses yeux enfoncés, son teint cadavéreux, ne vous effraient point ; vous n’avez jamais vu d’extrême laideur si jolie : c’est une tête de mort parfaitement agréable et souriante. Mais votre monde de Paris connaît déjà suffisamment le marquis de Clanricarde, grace à la causticité spirituelle de sa femme, la fille de Canning, qui s’est égayée si cruellement l’an dernier aux dépens de toutes vos aristocraties bourgeoises, pédantesques et quasi-légitimistes.

Voici que nous rentrons au quartier-général de la petite armée des whigs. Sur ses derrières, commandant son corps de réserve, se tient lord Plunket, membre de l’administration, quoique hors du cabinet. Certes, l’Irlande, dont il est le chancelier, a plus d’un grief amer contre ce fils long-temps mauvais. L’ingrat ! il a pu trahir son pays natal, afin de se pourvoir lui et les siens ; il a mieux aimé sa fortune que sa renommée ; c’est de son honneur qu’il a payé les honneurs qu’il a revêtus ! Mais Cobbett et nos Irlandais fidèles ont assez rudement châtié l’ambitieux. L’Irlande est comme toutes les mères, elle rouvre ses bras aux enfans égarés qui lui reviennent.

Donc, amnistie entière au vieux légiste enrichi ; oubli de ses fautes, puisqu’il se ressouvient de son honorable jeunesse et se remet derechef au service de la cause sainte. Ce n’est pas un secours à dédaigner que celui d’une intelligence comme celle de Plunket ; l’âge n’a pas même obscurci la suprême clarté de cette raison puissante ; il n’y a pas de recoins cachés d’une question obscure que sa parole n’éclaire d’un jour complet et profond, et ce n’est pas seulement par sa science lumineuse qu’il est redoutable. Tout bonhomme podagre qu’il vous semble, forcé, quand il se lève pour parler, de se tenir d’une main sur sa canne, il a cette détermination agressive et robuste qui sait dire imperturbablement au torisme toutes ses vérités humiliantes et ne s’émeut nullement des interruptions emportées ; son ironie insulte et accable d’autant plus, qu’elle se cache toujours sous un air de simplicité bourgeoise.

À l’extrémité de ce banc qui touche celui des ministres, vous avez reconnu lord Brougham ; il est bien la caricature vivante dont les papeteries du Strand vous ont montré tant de divers portraits. Voilà bien son long visage, ses longues jambes, ses longs bras, tout l’assemblage incohérent de sa longue personne. L’expression de sa physionomie a quelque chose de farouche ; il y a certainement dans ce cerveau un petit grain de démence ; ses petits yeux perçans étincellent du fond de leurs orbites ; un tic convulsif ouvre et referme incessamment sa grande bouche ; vous auriez presque peur, n’était la bonhomie de ce nez épais, retroussé, qui vous rassure.

Ne vous inquiétez pas si le savant baron saute et s’agite si fort à ce moment, c’est qu’il est sur un gril ; c’est qu’on le torture, c’est qu’on parle, et qu’il est contraint de se taire. Parler, c’est faire tort à lord Brougham.

Mais le préopinant s’est assis, lord Brougham a bondi ; il est sur ses pieds ; il a rattrapé la parole ; il la tient, il ne la laissera pas aisément ; il a déclaré n’avoir que deux mots à dire ; si vous avez affaire, allez, dans deux heures vous pouvez revenir, vous le retrouverez en pleine argumentation. C’est grande pitié vraiment que la longue expérience des barreaux et des parlemens n’ait pas appris la modération à un esprit de cette trempe. Il s’était saisi d’un sarcasme acéré ; voici qu’il l’émousse à force de s’en escrimer. Il avait parfaitement établi l’inexpugnable solidité d’un argument ; il va le renverser lui-même, tant il en bâtira d’autres par-dessus ; et c’est ainsi que son indiscrétion gâte les meilleures causes et ses discours les plus beaux ; aéronaute imprudent, il crève ses ballons et tombe avec eux pour les avoir trop emplis. Nous qui écoutons, nous voulons bien être convaincus par un raisonnement et sourire à une ironie ; mais nous savons comprendre à demi-mot. Vous nous humiliez à commenter démesurément chaque chose. Plus vous persistez, plus nous nous lassons. Votre obstination à douter de notre intelligence nous blesse et nous irrite.

Cet excès de pédantisme est le principal défaut oratoire de lord Brougham. On a bien eu raison de l’appeler le maître d’école. Je ne nie point ses immenses qualités de raisonneur savant, infatigable et caustique ; mais ses développemens exagérés sont hors de toute proportion, surtout à la chambre des lords, qui traite les questions sommairement et un peu selon les réserves des salons. C’est n’avoir nul tact que de ne point s’approprier avant tout à son auditoire. La manière de Henry Brougham convenait mieux aux communes, où les débats ont plus de largeur, où l’on est moins pressé d’en finir ; encore y était-il resté bien avocat. Il ne s’est jamais défait de ces furieux emportemens comiques de la robe, qui tonnent et tempêtent en citant une date ou un article de loi. Sans doute que ses harangues le fatiguent autant qu’elles lassent ceux qui les écoutent ; il n’y épargne pas au moins son corps, il crie et gesticule sans pitié de lui-même ; il se ploie et se tord comme un équilibriste ; il danse et rebondit avec ses phrases ; il transpire et s’échauffe beaucoup : mais il me laisse glacé, ce n’est pas là l’éloquence qui m’enflamme le sang.

Je jugerais chez lord Brougham plus sévèrement encore l’écrivain que l’orateur ; car lord Brougham est écrivain aussi, et beaucoup trop écrivain. Cette funeste activité qui le possède, le pousse incessamment à emplir les revues de ses essais économiques, politiques, scientifiques, historiques, théologiques, à entasser brochure sur brochure ; s’il y mettait un peu de style fait et d’idées neuves, ce serait demi-mal ; mais c’est toujours la même fluidité excessive de paroles, et sur le papier, d’où il ne se peut rien évaporer, elle est plus intolérable. Bien que ce n’ait point été de sa part spéculation intéressée, je ne lui pardonne pas non plus d’être le père de cette lépreuse littérature à bon marché, qui prétend répandre les connaissances utiles, et n’a jamais servi que les notions fausses, l’ignorance et le méchant style. En France, où l’on a vite perfectionné cette désastreuse invention, vous devez maudire aussi bien sincèrement son auteur. Ce n’est pas sa faute pourtant si vous avez permis à vos impudens exploitateurs d’infecter, comme ils ont fait, tout le champ littéraire, de cette ivraie qui menace d’étouffer les épis verdoyans de votre jeune poésie.

Chercherons-nous dans lord Brougham l’homme politique ? Nous le trouverons plus incomplet encore. Je l’acquitte d’avoir offert son concours aux conservateurs au prix du maintien de sa chancellerie ; cette imputation de ses ennemis est calomnieuse. Je veux qu’il n’ait jamais eu rien à faire avec le torisme ; mais s’il n’est pas redevenu whig officiel, ce n’a pas été sa faute. Il est avéré que ce sont les whigs qui n’ont pas voulu le reprendre avec eux et lui rendre les sceaux. L’expérience leur a prouvé qu’il était moins dangereux comme ennemi que comme ami. Il n’est donc ni tory ni whig ; il n’est pas radical davantage ; il est parmi les radicaux présentement, en désespoir de cause. Il n’est d’aucun parti, si ce n’est du sien, du parti de lord Brougham.

L’exemple de lord Brougham devrait avertir salutairement l’ambition de votre M. Dupin, son ami. Il y a beaucoup d’analogies singulières entre ces deux célèbres légistes ; ils se ressemblent étrangement par l’expression de leur visage, par leur fortune, par leurs inconséquences, leurs bizarreries. M. Dupin ne préside pas plus sobrement votre chambre des députés que lord Brougham ne faisait celle de nos pairs. C’est aussi un avocat qui étouffe au fauteuil et prend la parole pour lui-même beaucoup plus volontiers qu’il ne la donne. J’avoue que son éloquence est de meilleur aloi, plus rude, plus serrée, plus triomphante ; que ses coups de boutoir sont plus violens et plus mortels ; mais, dût-il escalader jamais le pouvoir qu’il assiège, je doute que son tempérament lui permette de s’y maintenir la moitié du temps que la pétulance de notre ci-devant chancelier a su demeurer assise sur le sac de laine.

§ iii.

Nous sommes de retour sous la perruque du speaker, d’où nous étions partis. Assez de portraits. Nous avons suffisamment parcouru les rangs de nos nobles lords ; il est peu de leurs célébrités que nous n’ayons dévisagées. Remontons à la galerie. De ce balcon nous regarderons une dernière fois collectivement l’assemblée ; nous ferons passer devant nous rapidement au pas de charge quelques-unes de ses récentes séances ; ce sera le défilé et la conclusion de notre revue.

Prenons la question capitale de la session. Ce bill des corporations que je vous ai montré introduit aux communes, mettons-le entre les mains des lords ; voyons leurs seigneuries à l’œuvre, et comment elles traitent une mesure populaire.

Ne le dissimulons pas. Depuis la réforme parlementaire, cette réforme des municipalités est le plus rude coup de bélier donné dans les murs de la chambre haute ; c’est un commencement de démolition. Détruire l’hérédité des corporations, qui étaient de petites pairies de bas étage, c’est frapper à leur base les législateurs héréditaires eux-mêmes.

Donc c’est la guerre à mort que déclare aux pairs lord John Russel, quand, le 21 juillet, il vient en personne apporter à leur barre ce bill unanimement voté la veille par les communes. Que feront-ils dans ce cercle étroit où le peuple les enferme ? Secoueront-ils leur robe de pourpre et diront-ils : « Eh bien ! la guerre à mort. » Non pas. Ils ne sont ni tout-à-fait prudens, ni tout-à-fait téméraires. À l’hostilité franche ils opposeront la défense obscure des stratagèmes. Le bill est admis courtoisement aux honneurs d’une première lecture ; on le dépose sans mot dire sur la table des greffiers. Oh ! tandis qu’il est étendu là, que n’ose-t-on l’étouffer tout d’abord en famille, ou bien le déchirer, et chacun emporter un de ses débris sous le manteau patricien ! Mais que dirait-on aux communes, qui demanderaient : « Qu’avez-vous fait de notre bill ? » Patience, on avisera. Peut-être aura-t-on la vaillance de le tuer à sa seconde lecture. Pas davantage. Pourtant on n’est nullement résolu de le laisser vivre. Au moins on gagnera du temps ; on allonge tant qu’on peut la courroie. Les corporations ont été conviées à solliciter de partout leur maintien et à requérir d’être défendues devant la pairie.

Première séance dans laquelle la majorité décide que les avocats seront entendus.

Le lendemain, les avocats sont sur la brèche. Ce sont justement les hommes que requiert la besogne, de vigoureux tories éprouvés et rompus au fanatisme politique. Le principal, le plus habile, sir Charles Wetherel, a en outre le mérite d’une irréprochable consistance. Il y a quatre ans, il refusa les sceaux, et résigna même les fonctions d’attorney general, de peur de tremper dans l’émancipation des catholiques.

Durant les plaidoyers, la salle a changé d’aspect. Afin de mieux écouter, les lords se sont transportés en masse vers la barre. Le duc de Wellington, le duc de Cumberland et lord Londonderry sont assis au bout des bancs qui la touchent, et suspendus les premiers aux lèvres de l’orateur.

Sir Charles use largement de la parole qu’on lui a donnée ; il parle pendant deux jours, ou pour dire plus correctement, pendant deux jours il rugit, il écume, il épanche la boue des invectives contre toutes les libertés du monde. Le vieil avocat n’est pas moins ignoble et grossier de façons que de figure ; son geste accompagne dignement son langage. Çà et là, au milieu de ses fureurs les plus magnifiques, il s’interrompt soudainement et relève de ses deux mains sa culotte qui tombe. Puis, il arrose ses argumens, non pas d’eau sucrée, mais de bons pleins verres de sherry, en véritable Anglais, ce qui produit l’effet de l’huile jetée sur le feu. Cette brutale éloquence de taverne n’est pas toutefois sans succès. À force de fouetter l’amour-propre de leurs seigneuries, et de leur faire honte de leurs faiblesses passées ; à force de leur crier que sa cause est la cause de leur hérédité, l’audace du légiste finit par leur remettre un peu de cœur au ventre. — « Le légiste a raison, » disent-elles. On a très probablement calomnié les corporations : je propose de les admettre à témoigner elles-mêmes de leur innocence. L’avis mérite d’être pris en considération.

Nouvelle séance dans laquelle se discute l’opportunité de cette audition. Ce n’était pas la peine de la discuter, on l’avait résolue d’avance. C’est en vain que lord Brougham pile et pulvérise la motion de lord Carnarvon sous le poids d’une argumentation de trois heures, le sophisme dilatoire est relevé triomphant par lord Lyndhurst. Puisque la modération ni les ménagemens n’ont rien à gagner de cette majorité, peut-être les avertissemens passionnés obtiendront-ils davantage.

— « Vous avez bien tort, dit lord Plunket, si vous comptez détruire notre bill par vos lenteurs. Vous ne détruirez que vous-mêmes. Votre longue résistance à la réforme parlementaire ne vous a pas grandement honorés ; elle ne vous a pas non plus raffermis beaucoup. Ne remuez pas davantage le sol qui tremble déjà bien assez sous vos pieds ! »

— « À vous la responsabilité des actes maladroitement impopulaires ! s’écrie avec dédain lord Melbourne, résumant en quelques mots, à quatre heures du matin, tout le débat de la nuit. À vous seuls. Voyez si vous voulez vous suicider. Réfléchissez encore avant de vous condamner vous-mêmes à mort ! »

Ces nouveaux mépris ne sont pas pour émouvoir la chambre, non plus que pour la détourner de son dessein ; la plaidoirie a ses conclusions adjugées ; audience sera donnée aux corporations.

Donc, voici la scène reportée à la barre. Les corporations arrivent à la file, menées par sir Charles Wetherel, et récitent leur chapelet. C’est l’avocat qui leur pose les questions ; elles prêtent serment sans hésiter à toutes ses métaphores.

— « Oui, seigneur avocat, c’est vous qui dites bien, déclarent candidement les bons aldermen. Nous sommes les victimes de la calomnie ; on nous accuse de corruption ; nous sommes la pureté même. »

Et tous de répéter textuellement ce refrain. Cela avait duré près de huit jours ; cela eût bien duré jusqu’au printemps, car pas une des corporations anglaises ou galloises n’eût manqué à l’appel. Mais ne voilà-t-il pas que le pays se lasse tout d’un coup de la psalmodie de cette longue procession effrontée et vénale.

Par toute l’Angleterre d’abord on murmure. Bientôt les populations se rassemblent et manifestent leur mécontentement. Manchester adresse aux lords une humble pétition, signée de vingt-trois mille hommes qui supplient leurs seigneuries de se presser un peu et d’en finir avec le bill. En d’autres lieux, on s’y prend moins sérieusement. Il est décidé qu’on ne s’abaissera plus jusqu’à souscrire des suppliques à la noble chambre, et que si l’on pétitionne, ce sera pour prier les communes de la supprimer.

Ce grondement du peuple, tout lointain qu’il est, ne laisse pas de couvrir les voix des corporations qui déposent.

— « Holà ! s’écrie sa grace le généralissime des tories, se mordant le doigt, assez de dépositions. Halte ! nous sommes suffisamment instruits. Mettez les corporations et leurs avocats dehors ; il est temps d’aborder le principe du bill. »

Autre séance où la pairie montre un peu plus de bon sens, sinon de courage. Il faut que la situation soit grave ; nous voyons ici paraître sur la scène un acteur qui ne se produit qu’aux grandes occasions et dans les hautes péripéties du drame politique : c’est lord Mansfield, le Royer-Collard des tories. S’il n’a pas figuré dans notre galerie, c’est qu’il n’appartient pas à la collection ordinaire de la chambre. Il n’y vient que de loin en loin, lorsque l’aristocratie est en danger et tire son canon d’alarme. Le noble comte n’était guère sorti de ses domaines seigneuriaux depuis les discussions de la réforme parlementaire. Lord Mansfield est de haute taille, et un peu voûté. Sa parole a le ton plein de douceur et de conciliation ; elle est parfaitement d’accord avec l’air modéré de sa personne. Je reconnais volontiers l’élégance dogmatique du discours que prononce lord Mansfield le 12 août. Mais puisque sa circonspection lui conseille de ne pas opposer à la réforme des municipalités une fin de non-recevoir formelle, à quoi bon nous dire que sa conscience en improuve le principe aussi bien que celui de la réforme du parlement ? Il examine longuement la balance des pouvoirs ; il explique habilement en quelles circonstances une assemblée peut ou doit céder à la force extérieure. — La vraie sagesse serait, à mon sens, de se régler par ces théories, sans les exprimer publiquement.

Le duc de Wellington a plus de naïveté. — « Sauf quelques détails, ce bill est détestable, opine sa grace ; toutefois il y a au dehors une forte opinion en sa faveur ; il convient de le prendre en considération. »

Le duc de Newcastle, lord Falmouth et quelques autres tories extrêmes protestent vainement contre la timidité de ce conseil. Leur voix, généreusement téméraire, est étouffée sous les voix qui se croient prudentes, et qui ne sont qu’inutilement peureuses. Le bill est pris en considération ; on le reçoit enfin en comité.

Que si les bruits du dehors eussent continué de gronder, soyez-en sûrs, la réforme des corporations sortait intacte et bien vivante des mains de leurs seigneuries. Les lords ne sont pas hommes à lutter contre le péril imminent ; revenus de leur première frayeur, ils se ravisent ; ils se hasardent à tâter le pouls du pays. Malheureusement le pays avait bien un peu de fièvre, mais non pas le transport ; il a besoin, à ce qu’il semble, qu’on le pousse quelque temps pour que le délire le prenne.

— « Ce malade n’est pas calme, ont observé les nobles législateurs, en imprévoyans docteurs qu’ils sont ; cependant il n’y a rien à redouter de lui présentement. Ne nous décourageons pas, le bill est encore à notre discrétion. Voyons si sans le tuer précisément, il n’y a pas moyen de le renvoyer aux communes plus mort que vif. »

Effectivement, le malheureux bill était toujours pieds et poings liés à leur merci. Ce fut un cruel supplice qu’il eut à subir là durant quatre nuits. Le voici couché sur la table du comité comme sur celle d’un amphithéâtre ; on aiguise à l’envi le couteau des amendemens. Lord Lyndhurst, l’opérateur principal, dirige les mutilations ; c’est lui qui enfonce le scalpel le plus avant ; c’est lui qui pratique les entailles les plus larges et les plus profondes. D’ailleurs, chacun veut couper son morceau ; qui tel paragraphe, qui tel autre, qui tel article tout entier. Ce qu’ils ont laissé de chair au corps disséqué, n’est guère plus que ce qu’il en reste à un squelette.

Ainsi, voilà l’œuvre de la pairie ; voilà ce qu’elle a mis un mois à faire ou plutôt à défaire. Si à cette destruction elle eût montré seulement le facile mérite d’un courage insolent ! — Elle n’a été que lâchement et gauchement malfaisante ! S’étonnera-t-on maintenant d’entendre le cri unanime des réformistes, retentissant presque dans les feuilles whigs elles-mêmes, demander tout haut et partout « à quoi servent les pairs ? » et s’il ne s’agit pas de les réformer tout d’abord, toute autre réforme cessante ? Est-ce merveille qu’à Birmingham, la semaine passée, l’orateur d’un club populaire propose leur abolition et celle de la royauté tout ensemble, au milieu d’applaudissemens à faire crouler la salle, et que le fait soit admirativement rapporté en pleine chambre des communes ?

Du jour où les bourgs-pourris ont été arrachés de leurs mains, du jour où les communes ont cessé d’être leur instrument, pour devenir la voix et le bras du peuple, les lords ont été mortellement frappés. Il dépendait d’eux qu’on les laissât prolonger leur agonie et mourir paisiblement. Mais ne voilà-t-il pas qu’ils se relèvent en traîtres et s’efforcent de blesser par derrière le généreux ennemi qui avait détourné de leur poitrine le coup de grâce, tandis qu’il leur tenait le pied sur la gorge.

Les insensés ! ils prétendraient entamer une lutte avec les communes ! Mais ne sentent-ils donc pas quelle source de force irrésistible est dans une assemblée qu’alimente éternellement le flot populaire ? Bien que cette chambre élective montre encore de la modération cette année, elle n’est pas sans user de son omnipotence : elle met les altesses royales sur la sellette ; elle ordonne les visites domiciliaires ; elle emprisonne selon son bon plaisir. Que n’osera-t-elle pas lorsqu’une nouvelle élection lui aura versé tout un nouveau torrent radical ? Les lords feraient bien d’y songer. Ils ont mandé long-temps le pays à leur barre ; ce sera le tour du pays bientôt de les mander à la sienne. S’ils ont oublié comment disposait de leurs aïeux le long parlement, les communes pourraient, avant peu, s’en ressouvenir. Ce ne sera plus une seconde chambre timide et respectueuse, ce sera une convention qui siégera quelque matin peut-être à leur porte, et une convention d’autant plus aisément souveraine, qu’elle aura trouvé ses pouvoirs extraordinaires tout établis.


Andrew O’Donnor.
Londres, le 31 août 1835.


(Depuis que cet article nous est parvenu, une transaction a eu lieu entre les deux chambres, et nous attendons de notre collaborateur de Londres un travail qui complétera celui qu’on vient de lire.)

  1. Voyez la livraison du 1er août.