Le Parnasse contemporain/1866/La Veuve
Le sourire est en fleur sur les lèvres des belles,
Dans la saison d’avril et des robes nouvelles. —
Salut, ô rubans clairs, guimpes et cols brodés,
Bonnets aériens !… toute la panoplie
Révélant le bon goût d’une femme accomplie
Traîne sur les fauteuils. — Les tiroirs sont vidés.
C’est la fin d’un grand deuil. — La veuve blanche et rose
Travaille avec lenteur à sa métamorphose. —
Elle est toute rêveuse en se déshabillant.
Un vague souvenir de ses douleurs passées
Mêle un papillon noir à ses riches pensées,
Essaim de pourpre d’or qui va s’éparpillant :
« Je puis donc reléguer dans le fond d’une armoire
Ce long châle funèbre, et cette robe noire
Qui me gêne le cœur depuis quatorze mois.
Si le deuil est le fard des blondes, je suis brune…
Les veuves d’aujourd’hui, j’en connais… mais pas une
Ayant porté si jeune une aussi lourde croix.
» Ah ! j’aurais préféré la haire et le cilice
Aux lois de l’étiquette, à l’irritant supplice
D’endosser tous les jours l’austère mérinos.
Dire que j’ai porté des gants de filoselle !
Que j’avais de faux airs de vieille demoiselle
Dont la chair historique a séché sur les os !
» Non, jamais Velléda, la prêtresse des Gaules,
N’a dû voir ruisseler sur ses blanches épaules
Sa grande chevelure à flots plus abondants ; —
Et, sans trop me flatter, j’ai vraiment peine à croire
Que mon piano d’Érard ait un clavier d’ivoire
D’un ordre aussi parfait que mes trente-deux dents.
» Quand je songe au défunt, c’était un galant homme
Un peu mûr, un peu chauve, érudit, mais en somme
Offrant à l’analyse un type assez banal ;
Un de ces beaux diseurs précieux et vulgaires
Écoutant leur parole, et ne se doutant guères
Qu’ils n’ont jamais pensé plus haut que leur journal.
» Ma première jeunesse était mésalliée,
Et j’ai dû vivre ainsi qu’une fleur repliée… —
Je crois, en vérité, que dix-neuf fois sur vingt,
Faire choix d’un mari dans un siècle de prose,
C’est vouloir essayer d’un piètre virtuose
Dont le doigt lourd profane un instrument divin.
» Aussi facilement qu’un chapitre d’histoire,
Son image aux deux tiers s’en va de ma mémoire :
C’est une vague estompe, un pastel affaibli ;
Et je retrouve à peine au fond de ma pensée
Un relief indécis de médaille effacée,
Un profil incertain qui se perd dans l’oubli.
» Sa demeure dernière est au Père-Lachaise,
Sous le sable peigné d’un parterre à l’anglaise.
J’y fais planter des fleurs des pays inconnus.
L’hiver comme l’été son boulingrin verdoie.
Le sophora pleureur du Japon s’y déploie…
Enfin, c’est un des morts les mieux entretenus.
» Du vêtement lugubre où j’étais enfermée,
Par un rayon d’avril je sors toute charmée :
Je romps ma chrysalide aux souffles du printemps.
J’ai le sang plus léger que du sang d’hirondelle.
J’aimerais à pouvoir m’envoler d’un coup d’aile
Dans l’éther bleu… Mon âme a la couleur du temps.
» Mes robes de satin, de soie et de barége
Ont l’aspect de brouillards, de tourbillons de neige :
Le tissu, merveilleux de richesse et d’ampleur,
Les tulles bouillonnés et les flots de malines
Donnent un vrai lyrisme aux grâces féminines :
La femme est à la fois papillon, femme et fleur.
» Mon corsage est une œuvre exquise d’élégance. —
Des jupes à longs plis j’aime l’extravagance.
(La traîne exigerait peut-être un négrillon.)
Nos grands cerceaux nous font marcher comme des reines,
À pas lents et rhythmés. — Autrefois leurs marraines
N’habillèrent pas mieux Peau-d’Ane et Cendrillon.
» À dater d’aujourd’hui je recommence à vivre.
L’air pur, le grand soleil, les roses, tout m’enivre.
Le chant des rossignols monte au ciel réjoui.
Il est juste qu’enfin mon pauvre cœur renaisse.
Il me faut, pour charmer ma seconde jeunesse,
Un amour de vingt ans tout frais épanoui.
» Je veux aimer. — J’ai soif des sources ignorées,
Et me souviens parfois des biches altérées
Soupirant, au désert de l’Ancien Testament,
Après le miroir bleu des limpides fontaines
Qui, sous les tamarins des oasis lointaines,
Entre les fleurs des eaux dorment si clairement ! »