Le Parnasse contemporain/1869/La Détresse d’Atahuallpa

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 369-395).




JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

——

LA DÉTRESSE D’ATAHUALLPA
——

PROLOGUE

LES CONQUÉRANTS DE L’OR

I


Après que Balboa, menant son bon cheval
Par les bois non frayés, droit, d’amont en aval,
Eut, sur l’autre versant des Cordillères hautes,
Foulé le chaud limon des insalubres côtes
De l’Isthme qui partage avec ses monts géants
La glauque immensité des deux grands Océans,
Et qu’il eut, s’y jetant tout armé de la berge,
Planté son étendard dans cette écume vierge,
Tous les aventuriers, dont l’esprit s’enflamma,
Rêvaient, en arrivant au port de Panama,

De retrouver, espoir cupide & magnifique,
Aux rivages dorés de la mer Pacifique,
L’Eldorado promis qui fuyait devant eux,
Et, mêlant avec l’or des songes monstrueux,
De forcer jusqu’au fond de ces torrides zones
L’âpre virginité des rudes Amazones
Que n’avait pu dompter la race des héros,
De renverser des dieux à tête de taureaux
Et de vaincre, vrais fils de leur ancêtre Hercule,
Les peuples de l’Aurore & ceux du Crépuscule.

Ils savaient que, bravant ces illustres périls,
Ils atteindraient les bords où germent les béryls
Et Doboyba qui comble, en ses riches ravines,
Du vaste écroulement des temples en ruines,
La nécropole d’or des princes de Zenu ;
Et que, suivant toujours le chemin inconnu
Des Indes, par delà les îles des Épices
Et la terre où bouillonne au fond des précipices
Sur un lit d’argent fin la source de Santé,
Ils verraient, se dressant en un ciel enchanté
Jusqu’au zénith brûlé du feu des pierreries,
Resplendir au soleil les vivantes féeries
Des sierras d’émeraude & des pics de saphir
Qui recèlent l’antique & fabuleux Ophir.

Et quand Vasco Nuñez eut payé de sa tête
L’orgueil d’avoir tenté cette grande conquête,
Poursuivant après lui ce mirage éclatant,

Malgré sa mort, la fleur des Cavaliers, portant
Le pennon de Castille écartelé d’Autriche,
Pénétra jusqu’au fond des bois de Côte-Riche,
À travers la montagne horrible, ou navigua
Le long des noirs récifs qui cernent Veragua,
Et vers l’est atteignit, malgré de grands naufrages,
Les bords où l’Orénoque, enflé par les orages,
Inondant de sa vase un immense horizon,
Sous le fiévreux éclat d’un ciel lourd de poison,
Se jette dans la mer par ses cinquante bouches.

Enfin cent compagnons, tous gens de bonnes souches,
S’embarquèrent avec Pascual d’Andagoya
Qui, poussant encor plus sa course, côtoya
Le golfe où l’océan Pacifique déferle,
Mit le cap vers le sud, doubla l’île de Perle
Et cingla devant lui toutes voiles dehors,
Ayant ainsi, parmi les Conquérants d’alors,
L’heur d’avoir le premier fendu les mers nouvelles
Avec les éperons des lourdes caravelles.

Mais quand, dix mois plus tard, malade & déconfit,
Après avoir très-loin navigué sans profit
Vers cet Eldorado qui n’était qu’un vain mythe,
Bravé cent fois la mort, dépassé la limite
Du monde, ayant perdu quinze soldats sur vingt,
Dans ses vaisseaux brisés Andagoya revint,
Pedrarias d’Avila se mit fort en colère ;
Et ceux qui, sur la foi du récit populaire,

Hidalgos & routiers, s’étaient tous rassemblés
Dans Panama, du coup demeurèrent troublés.
Or les seigneurs, voyant qu’ils ne pouvaient plus guère
Employer leur personne en actions de guerre,
Partaient pour Mexico ; mais ceux qui, n’ayant rien,
Étaient venus tenter aux plages de Darien.
Désireux de tromper la misère importune,
Ce que vaut un grand cœur à vaincre la fortune,
S’entretenant à jeun des rêves les plus beaux,
Restaient, l’épée oisive & la cape en lambeaux,
Quoique tous bons marins ou vieux batteurs d’estrade,
À regarder le flot moutonner dans la rade,
En attendant qu’un chef hardi les commandât.

Deux ans s’étaient passés, lorsqu’un obscur soldat
Qui fut depuis titré marquis pour sa Conquête,
François Pizarre, osa présenter la requête
D’armer un galion pour courir par delà
Puerto-Pinas. Alors Pedrarias d’Avila
Lui fit représenter qu’en cette conjoncture
Il n’était pas prudent de tenter l’aventure
Et ses dangers sans nombre & sans profit ; d’ailleurs,
Qu’il ne lui plaisait point de voir que les meilleurs
De tous ses gens de guerre, en entreprises folles,
Prodiguassent le sang des veines espagnoles,
Et que nul avant lui, de tant de Cavaliers,
N’avait pu triompher des bois de mangliers
Qui croisent sur ces bords leurs nœuds inextricables ;
Que, la tempête ayant rompu vergues & câbles

À leurs vaisseaux en vain si loin aventurés,
Ils étaient revenus mourants, désemparés,
Et trop heureux encor d’avoir sauvé leur vie.

Mais ce conseil ne fit qu’échauffer son envie.
Si bien qu’avec Diego d’Almagro, par contrats,
Ayant mis en commun leur fortune & leurs bras,
Et don Fernan de Luque ayant fourni les sommes,
En l’an mil & cinq cent vingt-quatre, avec cent hommes,
Pizarre le premier, par un brumeux matin
De novembre, montant un mauvais brigantin,
Prit la mer, & lâchant au vent toute sa toile,
Se fia bravement en son heureuse étoile.
Mais tout sembla d’abord démentir son espoir.

Le vent devint bourrasque, & jusqu’au ciel très-noir
La mer terrible, enflant ses houles couleur d’encre,
Défonça les sabords, rompit les mâts & l’ancre,
Et fit la triste nef plus rase qu’un radeau.
Enfin après dix jours d’angoisse, manquant d’eau
Et de vivres, sa troupe étant d’ailleurs fort lasse,
Pizarre débarqua sur une côte basse.

Au bord, les mangliers formaient un long treillis ;
Plus haut, impénétrable & splendide fouillis
De lianes en fleur & de vignes grimpantes,
La berge s’élevait par d’insensibles pentes
Vers la ligne lointaine & sombre des forêts.

Et ce pays n’était qu’un très-vaste marais.

Il pleuvait. Les soldats, devenus frénétiques
Par le harcèlement venimeux des moustiques
Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims,
Foulaient avec horreur, en ces bas-fonds malsains,
Des reptiles nouveaux & d’étranges insectes,
Ou voyaient émerger des lagunes infectes,
Sur leur ventre écaillé se traînant d’un pied tors,
Ces lézards monstrueux qu’on nomme alligators.
Et quand venait la nuit, sur la terre trempée,
Dans leurs manteaux, auprès de l’inutile épée,
Lorsqu’ils s’étaient couchés, n’ayant pour aliment
Que la racine amère ou le rouge piment,
Sur le groupe endormi de ces chercheurs d’empires
Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires,
Et ceux-là qu’ils marquaient de leurs baisers velus
Dormaient d’un tel sommeil qu’ils ne s’éveillaient plus.

C’est pourquoi les soldats, par force & par prière,
Contraignirent leur chef à tourner en arrière,
Et, malgré lui, disant un éternel adieu
Au triste campement du port de Saint-Mathieu,
Pizarre, par la mer nouvellement ouverte,
Avec Bartolomé suivant la découverte,
Sur un seul brigantin d’un faible tirant d’eau,
Repartit, &, doublant Punta de Pasado,
Le bon pilote Ruiz eut la fortune insigne,
Le premier des marins, d’avoir franchi la Ligne

Et poussé plus au sud du monde occidental.

La côte s’abaissait, & les bois de santal
Exhalaient sur la mer leurs brises parfumées.
De toutes parts montaient de légères fumées,
Et les marins joyeux, accoudés aux haubans,
Voyaient les fleuves luire en tortueux rubans
À travers la campagne, & tout le long des plages
Fuir des champs cultivés & passer des villages.

Ensuite, ayant serré la côte de plus près,
À leurs yeux étonnés parurent les forêts.

Au pied des volcans morts, sous la zone des cendres,
L’ébénier, le gayac & les durs palissandres,
Jusques aux confins bleus des derniers horizons
Roulant le flot obscur des vertes frondaisons,
Variés de feuillage & variés d’essence,
Déployaient la grandeur de leur magnificence ;
Et du nord au midi, du levant au ponent,
Couvrant tout le rivage & tout le continent,
Partout où l’œil pouvait s’étendre, la ramure
Se prolongeait avec un éternel murmure
Pareil au bruit des mers. Seul, en ce cadre noir,
Étincelait un lac, immobile miroir
Où le soleil, plongeant au milieu de cette ombre,
Faisait un grand trou d’or dans la verdure sombre.

Sur le sable marneux, d’énormes caïmans

Guettaient le tapir noir ou les roses flamants.
Les majas argentés & les boas superbes
Sous leurs pesants anneaux broyaient les hautes herbes,
Ou, s’enroulant autour des troncs d’arbres pourris,
Attendaient l’heure où vont boire les pécaris.
Et sur les bords du lac horriblement fertile,
Où tout batracien pullule & tout reptile,
Alors que le soleil décline, on pouvait voir
Les fauves par troupeaux descendre à l’abreuvoir :
Le puma, l’ocelot & les chats-tigres souples,
Et le beau carnassier qui ne va que par couples,
Et qui par-dessus tous les félins est cité
Pour sa grâce terrible & sa férocité,
Le jaguar. Et partout dans l’air multicolore
Flottait la végétale & la vivante flore ;
Tandis que des cactus aux hampes d’aloès,
Les perroquets divers & les kakatoès
Et les aras, parmi d’assourdissants ramages,
Lustraient au soleil clair leurs splendides plumages,
Dans un petillement d’ailes & de rayons,
Les frêles oiseaux-mouche & les grands papillons,
D’un vol vibrant, avec des jets de pierreries,
Irradiaient autour des lianes fleuries.

Plus loin, de toutes parts élancés, des halliers,
Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
Pillant les monbins mûrs & les buissons d’icaques,
Les singes de tout poil, ouistitis & macaques,
Sakis noirs, capucins, trembleurs & sapajous,

Par les figuiers géants & les hauts acajous,
Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues,
Innombrables, de l’aube au soir, durant des lieues,
Avec des gestes fous hurlant & gambadant,
Tout le long de la mer les suivaient.
Tout le long de la mer les suivaient. Cependant,
Poussé par une tiède & balsamique haleine,
Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène,
Glissa paisiblement dans le golfe d’azur
Où, sous l’éclat d’un jour éternellement pur,
La mer de Guayaquil, sans colère & sans lutte,
Arrondissant au loin son immense volute,
Frange les sables d’or d’une écume d’argent.

Et l’horizon s’ouvrit magnifique & changeant.

Les montagnes, dressant les neiges de leur crête,
Coupaient le ciel foncé d’une brillante arête
D’où s’élançaient tout droits au haut de l’éther bleu
Le Prince du tonnerre & le Seigneur du feu :
Le mont Chimborazo dont la sommité ronde,
Dôme prodigieux sous qui la foudre gronde,
Dépasse, gigantesque & formidable aussi,
Le cône incandescent du vieux Cotopaxi.

Attentif aux gabiers en vigie à la hune,
Dans le pressentiment de sa haute fortune,
Pizarre, sur le pont avec les Conquérants,
Jetait sur ces splendeurs des yeux indifférents,

Quand, soudain, au détour du dernier promontoire,
L’équipage, poussant un long cri de victoire,
Dans le repli du golfe où tremblent les reflets
Des temples couverts d’or & des riches palais,
Avec ses quais noircis d’une innombrable foule,
Entre l’azur du ciel & celui de la houle,
Du sein de l’Océan vit émerger Tumbez.

Alors, se recordant ses compagnons tombés
À ses côtés, ou morts de soif & de famine,
Et voyant que le peu qui restait avait mine
De gens plus disposés à se ravitailler
Qu’à reprendre leur course, errer & batailler,
Pizarre comprit bien que ce serait démence
Que de s’aventurer dans cet empire immense ;
Et jugeant sagement qu’en ce dernier effort
Il fallait à tout prix qu’il restât le plus fort,
Il prit langue parmi ces nations étranges,
Rassembla beaucoup d’or par dons & par échanges,
Et, gagnant Panama sur son vieux brigantin
Plein des fruits de la terre & lourd de son butin,
Il mouilla dans le port après trois ans de courses.
Là, se trouvant à bout d’hommes & de ressources,
Bien que fort malhabile aux manières des cours,
Il résolut d’user d’un suprême recours
Avant que de tenter sa dernière campagne,
Et de Nombre de Dios s’embarqua pour l’Espagne.


II


Or, lorsqu’il toucha terre au port de San-Lucar,
Il retrouva l’Espagne en allégresse, car
L’Impératrice-reine, en un jour très-prospère,
Comblant les vœux du prince & les désirs du père,
Avait heureusement mis au monde l’infant
Don Philippe — que Dieu conserve triomphant —
Et l’Empereur joyeux le fêtait dans Tolède.
Là, Pizarre, accouru pour implorer son aide,
Conta ses longs travaux &, ployant le genou,
Lui fit en bon sujet hommage du Pérou.
Puis ayant présenté, non sans quelque vergogne
D’offrir si peu, de l’or, des laines de vigogne
Et deux lamas vivants avec un alpaca,
Il exposa ses droits. Don Carlos remarqua
Ces moutons singuliers & de nouvelle espèce
Dont la taille était haute & la toison épaisse ;
Même, il daigna peser entre ses doigts royaux,
Fort gracieusement, la lourdeur des joyaux ;
Mais quand il dut traiter l’objet de la demande,
Il répondit avec sa rudesse flamande :
Qu’il trouvait, à son gré, que le vaillant marquis
Don Hernando Cortès avait assez conquis
En subjuguant le vaste empire des Aztèques ;

Et que lui-même, ainsi que les saints archevêques
Et le Conseil, étaient fermement résolus
À ne rien entreprendre & ne protéger plus,
Dans ses possessions des mers occidentales,
Ceux qui s’entêteraient à ces courses fatales
Où s’abîma jadis Diego de Nicuessa.
Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa
Et lui dit : que c’était chose qui scandalise
Que d’ainsi rejeter du giron de l’Église,
Pour quelques onces d’or, autant d’infortunés
Qui, dans l’idolâtrie & l’ignorance nés,
Ne demandaient, voués au céleste anathème,
Qu’à laver leurs péchés dans l’eau du saint baptême.
Ensuite il lui peignit en termes éloquents
La Cordillère énorme avec ses vieux volcans
D’où le feu souverain, qui fait trembler la terre,
Et fondre le métal au creuset du cratère,
Précipite le flux brûlant des laves d’or
Que garde l’oiseau Rock qu’ils ont nommé condor.
Il lui dit la nature enrichissant la fable ;
D’innombrables torrents qui roulent dans leur sable
Des pierres d’émeraude en guise de galets ;
Le maté fermentant aux celliers des palais
Dans des vases d’or pur pareils aux vastes jarres
Où l’on conserve l’huile au fond des Alpujarres ;
Les temples du Soleil couvrant tout le pays,
Revêtus d’or, bordés de leurs champs de maïs
Dont les épis sont d’or aussi bien que la tige,
Et que broutent, miracle à donner le vertige

Et fait pour rendre même un empereur pensif,
Des moutons d’or avec leurs bergers d’or massif.

Ce discours étonna Don Carlos, & l’Altesse,
Daignant enfin peser avec la petitesse
Des secours implorés l’honneur du résultat,
Voulut que sans tarder don François répétât,
Par-devant Nosseigneurs du Grand-Conseil, ses offres
De dilater l’Église & de remplir les coffres.
Après quoi, lui passant l’habit de chevalier
De Saint-Jacque, il lui mit au cou son bon collier.
Et Pizarre jura sur les saintes reliques
Qu’il resterait fidèle aux Rois très-catholiques,
Et qu’il demeurerait le plus ferme soutien
De l’Église romaine & du beau nom chrétien.
Puis l’Empereur dicta les augustes cédules
Qui faisaient assavoir, même aux plus incrédules,
Que, sauf les droits anciens des hoirs de l’Amiral,
Don François Pizarro, lieutenant général
De Son Altesse, était sans conteste & sans terme
Seigneur de tous pays, îles & terre ferme
Qu’il avait découverts ou qu’il découvrirait.
La minute étant lue & quand l’acte fut prêt
À recevoir les seings au bas des protocoles,
Pizarre, ayant jadis peu hanté les écoles,
Car en Estramadure il gardait les pourceaux,
Sur le vélin royal d’où pendaient les grands sceaux
Fit sa croix, déclarant ne savoir pas écrire,
Mais d’un ton si hautain que nul ne put en rire.

Enfin, sur un carreau brodé, le bâton d’or
Qui distingue l’Alcade & l’Alguazil-mayor
Lui fut remis par Juan de Fonseca. La chose
Ainsi dûment réglée & sa patente close,
L’Adelantade, avant de reprendre la mer,
Et bien qu’il n’en gardât qu’un souvenir amer,
Visita ses parents dans Truxillo, leur ville,
Puis, joyeux, s’embarqua du havre de Séville
Avec les trois vaisseaux qu’il avait nolisés.
Il reconnut Gomère, & les vents alizés,
Gonflant d’un souffle frais leur voilure plus ronde,
Entraînèrent ses nefs sur la route du monde
Qui fit l’Espagne grande & Colomb immortel.


III


Or donc, un mois plus tard, au pied du maître-autel,
Dans Panama, le jour du noble évangéliste
Saint Jean, fray Juan Vargas lut au prône la liste
De tous ceux qui montaient la nouvelle Armada
Sous don François Pizarre, & les recommanda.
Puis, les deux chefs ayant entre eux rompu l’hostie,
Voici de quelle sorte on fit la départie.

Lorsque l’Adelantade eut de tous pris congé,

Ce jour même, après vêpre, en tête du clergé,
L’évêque ayant béni l’armée avec la flotte,
Don Bartolomé Ruiz, comme royal pilote,
En pompeux apparat, tout vêtu de brocart,
Le porte-voix au poing, montant au banc de quart,
Commanda de rentrer l’ancre en la Capitane
Et de mettre la barre au vent de Tramontane.
Alors, parmi les pleurs, les cris & les adieux,
Les soldats inquiets & les marins joyeux,
Debout sur les haubans ou montés sur les vergues
D’où flottait un pavois de drapeaux & d’exergues,
Quand le coup de canon de partance roula,
Entonnèrent en chœur l’Ave maris stella ;
Et les vaisseaux, penchant leurs mâts aux mille flammes,
Plongèrent à la fois dans l’écume des lames.

La mer étant fort belle & le nord des plus frais,
Leur voyage fut prompt, & sans souffrir d’arrêts
Ou pour cause d’aiguade ou pour raison d’escale,
Courant allégrement par la mer tropicale,
Pizarre saluait avec un mâle orgueil,
Comme d’anciens amis, chaque anse & chaque écueil.
Bientôt il vit, vainqueur des courants & des calmes,
Monter à l’horizon les verts bouquets de palmes
Qui signalent de loin le golfe ; & débarquant,
Aux portes de Tumbez il vint planter son camp.
Là, s’abouchant avec les Caciques des villes,
Il apprit que l’horreur des discordes civiles
Avait ensanglanté l’Empire du Soleil ;

Que l’orgueilleux bâtard Atahuallpa, pareil
À la foudre, rasant villes & territoires,
Avait conquis, après de rapides victoires,
Cuzco, nombril du monde, où les Rois, ses aïeux
Dieux eux-mêmes, siégeaient parmi les anciens Dieux,
Et qu’il avait courbé sous le joug de l’épée
La terre de Manco sur son frère usurpée.

Aussitôt, s’éloignant de la côte à grands pas,
À travers le désert sablonneux des pampas,
Tout joyeux de mener au but ses vieilles bandes,
Pizarre commença d’escalader les Andes.

De plateaux en plateaux, de talus en talus,
De l’aube au soir, allant jusqu’à n’en pouvoir plus,
Ils montaient, assaillis de funèbres présages.
Rien n’animait l’ennui des mornes paysages.
Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain
Dans sa vasque de pierre un lac couleur d’étain.
Sous un ciel tour à tour glacial & torride,
Harassés, & tirant leurs chevaux par la bride,
Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets.
La montagne semblait prolonger à jamais,
Comme pour épuiser leur marche errante & lasse,
Ses gorges de granit & ses crêtes de glace.
Une étrange terreur planait sur la sierra,
Et plus d’un vieux routier, dont le cœur se serra,
Pour la première fois y connut l’épouvante.
La terre sous leurs pas, convulsive & mouvante,

Avec un sourd fracas se fendait, & le vent,
Au milieu des éclats de foudre, soulevant
Des tourmentes de neige & des trombes de grêles,
Se lamentait avec des voix surnaturelles.
Et roidis, aveuglés, éperdus, les soldats
Cramponnés aux rebords à pic des quebradas
Sentaient sous leurs pieds lourds fuir le chemin qui glisse
Sur leurs fronts la montagne était abrupte & lisse,
Et plus bas, ils voyaient, dans leurs lits trop étroits,
Rebondissant le long des bruyantes parois,
Aux pointes des rochers qu’un rouge éclair allume,
Se briser les torrents en poussière d’écume.
Le vertige, plus haut, les gagna. Leurs poumons
Saignaient en aspirant l’air trop subtil des monts,
Et le froid de la nuit gelait la triste troupe.
Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe,
L’un sur l’autre appuyés, broutaient un chaume ras,
Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,
En arrachaient les morts cousus dans leurs suaires
Et faisaient de grands feux avec ces ossuaires.

Pizarre seul n’était pas même fatigué.
Après avoir passé vingt rivières à gué,
Traversé des pays sans hameaux ni peuplade,
Souffert le froid, la faim, & tenté l’escalade
Des monts les plus affreux que l’homme ait mesurés,
D’un regard, d’une voix & d’un geste assurés,
Au cœur des moins hardis il soufflait son courage ;
Car il voyait, terrible & somptueux mirage,

Au feu de son désir briller Caxamalca.

Enfin, cinq mois après le jour qu’il débarqua,
Les pics de la sierra lui tenant lieu de phare,
Il entra, les clairons sonnant tous leur fanfare,
À grand bruit de tambours & la bannière au vent,
Sur les derniers plateaux, & poussant en avant,
Sans laisser aux soldats le temps de prendre haleine,
À toute hâte il prit le chemin de la plaine.

Au nombre de cent six marchaient les gens de pied.
L’histoire a dédaigné ces braves, mais il sied
De nommer par leur nom, qu’il soit noble ou vulgaire,
Tous ceux qui furent chefs en cette illustre guerre,
Et de dire la race & le poil des chevaux ;
Ne pouvant, au récit de leurs communs travaux,
Ranger en même lieu que des bêtes de somme,
Ces vaillants serviteurs de tout bon gentilhomme.

Voici. Soixante & deux cavaliers hidalgos
Chevauchent, par le sang & la bravoure égaux,
Autour des plis d’azur de la royale enseigne
Où près du château d’or le pal de gueules saigne,
Et que brandit, d’après le chroniqueur Xerez,
Le fougueux Gabriel de Rojas, l’alferez,
Dont le pourpoint de cuir bordé de cannetilles
Est gaufré du royal écu des deux Castilles,
Et qui porte à sa toque en velours d’Aragon

Un saint Michel d’argent terrassant le dragon.
Sa main ferme retient ce fameux cheval pie
Qui s’illustra depuis sous Carbajal l’impie :
Cet andalous de race arabe, & mal dompté,
Qui mâche en se cabrant son mors ensanglanté
Et de son dur sabot fait jaillir l’étincelle,
Peut dépasser, ayant son cavalier en selle,
Le trait le plus vibrant que saurait décocher
Du nerf le mieux tendu le plus vaillant archer.

À l’entour de l’enseigne en bon ordre se groupe,
Poudroyant au soleil, tout le gros de la troupe :
C’est Juan de la Torre, Cristofal Peralta,
Dont la devise est fière : Ad summum per alta ;
Le borgne Domingo de Serra-Luce, Alonze
De Molina, très-brun sous son casque de bronze,
Et François de Cuellar, gentilhomme andalous,
Qui chassait les Indiens comme on force des loups,
Et Mena qui, parmi les seigneurs de Valence,
Était en haut renom pour manier la lance.
Ils s’alignent, réglant le pas de leurs chevaux
D’après le train suivi par leurs deux chefs rivaux :
Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves,
Avec Orellana descendit les grands fleuves,
Et Juan de Salcedo qui, fils d’un noble sang,
Quoique sans barbe encor, galope au premier rang.

Derrière, tout marris de marcher sur leurs pieds,
Viennent les démontés & les estropiés.

Juan Forès pique en vain d’un carreau d’arbalète
Un vieux rouan fourbu qui bronche & qui halète ;
Ribera l’accompagne, & laisse à l’abandon
Errer distraitement la bride & le bridon
Au col de son bai-brun qui boite d’un air morne,
S’étant, faute de fers, usé toute la corne.
Avec ces pauvres gens marche don Pèdre Alcon,
Lequel en son écu porte d’or au faucon
De sable, grilleté, chaperonné de gueules.
Ce vieux seigneur jadis avait tourné les meules
Dans Grenade, du temps qu’il était prisonnier
Des mécréants. Ce fut un bon pertuisanier.

Sous cette brave escorte, au trot de leurs deux mules,
Fort pacifiquement s’en vont les deux émules :
Requelme, le premier, comme bon Contador,
Reste silencieux, car le silence est d’or.
Quant au licencié Gil Tellez, le notaire,
Il dresse en son esprit le futur inventaire,
Tout prêt à prélever, au taux juste & légal,
La part des Cavaliers après le Quint royal.

Or quelques fourrageurs restés sur les derrières,
Pour rejoindre leurs rangs, malgré les fondrières,
À leurs chevaux lancés ayant rendu la main,
Et bravant le vertige & brûlant le chemin,
Par la montagne à pic descendaient ventre à terre.
Leur galop furieux fait un bruit de tonnerre.
Les voici : bride aux dents, le sang aux éperons,

Dans la foule effarée, au milieu des jurons,
Du tumulte, des cris, des appels à l’Alcade,
Ils débouchent. Le chef de cette cavalcade,
Qui, d’aspect arrogant & vêtu de brocart,
Tandis que son cheval fait un terrible écart,
Salue Alvar de Paz, qui devant lui se range,
En balayant la terre avec sa plume orange,
N’est autre que Fernan, l’aîné, le plus hautain
Des Pizarre, suivi de Juan, & de Martin
Qu’on dit d’Alcantara, leur frère par le ventre.
Briceno qui, depuis, se fit clerc & fut chantre
À Lima, n’étant pas très-habile écuyer,
Dans cette course folle a perdu l’étrier,
Et, voyant ses amis déjà loin, se dépêche
Et pique sa jument couleur de fleur de pêche.
Le brave Antonio galope à son côté ;
Il porte avec orgueil sa noble pauvreté,
Car, s’il a pour tout bien l’épée & la rondache,
Son cimier héraldique est ceint des feuilles d’ache
Qui couronnent l’écu des ducs de Carrion.

Ils passent, soulevant un poudreux tourbillon.

À leurs cris, un seigneur, de ceux de l’avant-garde,
S’arrête, &, retournant son cheval, les regarde.
Il monte un genêt blanc dont le caparaçon
Est rouge, & pour mieux voir se penche sur l’arçon.
C’est le futur vainqueur de Popayan. Sa taille
Est faite pour vêtir le harnois de bataille.

Beau comme un Galaor & fier comme un César,
Il marche en tête, ayant pour nom Benalcazar.
Près d’Oreste voici venir le bon Pylade :
Très-basané, le chef coiffé de la salade,
Il rêve, enveloppé dans son large manteau.
C’est le vaillant soldat Hernando de Soto
Qui, rude explorateur de la zone torride,
Découvrira plus tard l’éclatante Floride
Et le père des eaux, le vieux Meschacébé.
Cet autre qui, casqué d’un morion bombé,
Boucle au cuir du jambard la lourde pertuisane
En flattant de la voix sa jument alezane,
C’est l’aventurier grec Pedro de Candia,
Lequel, ayant brûlé Coïmbo, dédia,
Pour expier ce fait Carthagène à la Vierge.
Il regarde, au sommet dangereux de la berge,
Caracoler l’ardent Gonzalo Pizarro
Qui depuis, à Lima, par la main du bourreau,
Ainsi que Carbajal, eut la tête branchée
Sur le gibet, après qu’elle eût été tranchée
Aux yeux des Cavaliers qui, séduits par son nom,
Dans Cuzco révolté haussèrent son pennon.
Mais lui, bien qu’à son roi déloyal & rebelle,
Étant bon hidalgo, fit une mort très-belle.

À quelques pas, sinistre, & le rosaire au flanc,
Portant sur les longs plis de son vêtement blanc
Un scapulaire noir par-dessus le cilice
Dont il meurtrit sa chair & dompte sa malice,

Chevauche saintement l’ennemi des faux dieux,
Le très-savant & très-miséricordieux
Moine dominicain fray Vincent de Valverde
Qui, tremblant qu’à jamais leur âme ne se perde
Et pour l’éternité ne brûle dans l’enfer,
Fit périr des milliers de païens par le fer
Et les auto-da-fés & la hache & la corde,
Confiant que Jésus, en sa miséricorde,
Doux rémunérateur de son pieux dessein,
Recevra ces martyrs ignorants dans son sein.

Enfin, les précédant de dix longueurs de vare,
Et le premier de tous, marche François Pizarre.

Sa cape, dont le vent a dérangé les plis,
Laisse entrevoir la cotte & les brassards polis ;
Car, seul parmi ces gens pourtant de forte race,
Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse
De coton, il gardait, sous l’ardeur du Cancer,
Sans en paraître las, son vêtement de fer.

Son barbe cordouan, rétif, faisait des voltes
Et hennissait ; & lui, châtiant ces révoltes,
Laissait parfois sonner contre ses flancs trop prompts
Les molettes d’argent de ses lourds éperons,
Mais sans plus s’émouvoir qu’un cavalier de pierre,
Immobile, & dardant de sa sombre paupière
L’insoutenable éclat de ses yeux de gerfaut.

Son cœur aussi portait l’armure sans défaut
Qui sied aux conquérants, &, simple capitaine,
Il caressait déjà dans son âme hautaine,
L’espoir vertigineux de faire, tôt ou tard,
Un manteau d’empereur des langes du bâtard.

Ainsi précipitant leur rapide descente
Par cette route étroite, encaissée & glissante,
Depuis longtemps suivant leur chef, &, sans broncher,
Faisant rouler sous eux le sable & le rocher,
Les hardis cavaliers couraient dans les ténèbres
Des défilés en pente & des gorges funèbres
Qu’éclairait par en haut un jour terne & douteux ;
Lorsque, subitement, s’effondrant devant eux,
La montagne s’ouvrit dans le ciel comme une arche
Gigantesque, &, surpris au milieu de leur marche,
Et comme s’ils sortaient d’une noire prison,
Dans leurs yeux aveuglés l’espace, l’horizon,
L’immensité du vide & la grandeur du gouffre
Se mêlèrent, abîme éblouissant. Le soufre,
L’eau bouillante, la lave & les feux souterrains,
Soulevant son échine & crevassant ses reins,
Avaient ouvert, après des siècles de bataille,
Au flanc du mont obscur cette splendide entaille.

Et, la terre manquant sous eux, les Conquérants
Sur la corniche étroite ayant serré leurs rangs,
Chevaux & cavaliers brusquement firent halte.

Les Andes étageaient leurs gradins de basalte,
De porphyre, de grès, de schiste & de granit
Jusqu’à la haute assise où le roc qui finit
Sous le linceul neigeux n’apparaît que par place.
Plus haut, l’âpre forêt des aiguilles de glace
Fait vibrer le ciel bleu par son scintillement ;
On dirait d’un terrible & clair fourmillement
De guerriers cuirassés d’argent, vêtus d’hermine,
Qui campent aux confins du monde, & que domine,
De loin en loin, colosse incandescent & noir,
Un volcan qui, dressé dans la splendeur du soir,
Arbore, Pendragon de l’hivernal cortége,
Sa étendard de feu sur tous ces fronts de neige.

Mais tous fixaient leurs yeux sur les premiers gradins
Où, près des cours d’eau chaude, au milieu des jardins,
Ils avaient vu, dans l’or du couchant éclatantes,
Blanchir à l’infini, les innombrables tentes
De l’Inca, dont le vent enflait les pavillons ;
Et de la solfatare, en de tels tourbillons,
Montaient confusément d’épaisses fumerolles,
Que, dans cette vapeur, couverts de banderoles,
La plaine, les coteaux & le premier versant
De la montagne avaient un aspect très-puissant.

Et tous les Conquérants, dans un morne silence,
Sur le col des chevaux laissant pendre la lance,
Ayant considéré mélancoliquement
Et le peu qu’ils étaient & ce grand armement,

Frémirent. Mais Pizarre, arrachant la bannière
Des mains de Gabriel Rojas, d’une voix fière :
— Pour don Carlos, mon maître, & dans son nom royal,
Moi, François Pizarro, son serviteur loyal,
En la forme requise & par-devant notaire,
Je prends possession de toute cette terre.
Et je prétends de plus que, si quelque rival
Osait y contredire, à pied comme à cheval,
Je maintiendrai mon droit & laverai l’injure ;
Et par mon saint patron, don François, je le jure. —

Et ce disant, d’un bras furieux, dans le sol
Qui frémit il planta l’étendard espagnol.
Et le vent des hauteurs qui soufflait par rafales
Tordit superbement ses franges triomphales.

Cependant les soldats restaient silencieux,
Éblouis par la pompe imposante des cieux.

Car derrière eux, vers l’ouest, où sans fin se déroule
Sur des sables lointains la Pacifique houle,
Dans une brume d’or & de pourpre, linceul
Rougi du sang d’un Dieu, sombrait l’antique Aïeul
De celui qui régnait sur ces tentes sans nombre.
En face, la sierra se dressait haute & sombre.
Mais quand l’astre royal dans les flots se noya,
D’un seul coup, la montagne entière flamboya
De la base au sommet, & les ombres des Andes,
Gagnant Caxamalca, s’allongèrent plus grandes.

Et tandis que la nuit, rasant d’abord le sol,
De gradins en gradins haussait son large vol,
La mourante clarté, fuyant de cime en cime,
Fit resplendir enfin la crête plus sublime ;
Mais l’ombre couvrit tout de son aile. Et voilà
Que le dernier sommet des pics étincela,
Puis s’éteignit.
Puis s’éteignit. Alors, formidable, enflammée
D’un haut pressentiment, tout entière, l’armée,
Brandissant ses drapeaux sur l’occident vermeil,
Salua d’un grand cri la chute du Soleil.