Le Parnasse contemporain/1876/Danton au cimetière

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 116-120).




II

DANTON AU CIMETIÈRE


La femme de Danton, douce même à la mort,
Paisible elle s’est endormie
Comme un lac par un soir sans brise ou dans un port
Une voile en pleine accalmie.


Quoi ! cette âme, la joie aimante du foyer
Sous une pierre glaciale !
Le matin ne vient plus allègre l’éveiller
Parmi l’alcôve nuptiale ;

Et souvent le tribun, sanglotant et hurlant,
Dans sa demeure solitaire,
Pense à cet être jeune et doux et consolant,
À ce grand bonheur sous la terre.

Or l’amour de Danton, tel qu’un de ces flambeaux
Qui veillent sur les mers profondes,
N’est pas fait pour s’éteindre au souffle des tombeaux
Avec les chères moribondes.

Mais comme le grand phare, œil vigilant des flots,
Il garde ses lueurs croissantes,
Inviolable aux froids oublis, aux noirs complots
Des ténèbres envahissantes.

Sept jours ont disparu depuis que cette enfant
Qui fut la moitié d’un génie
Brisa par son départ ce pauvre cœur que fend
La blessure d’une agonie.

Sept jours depuis que, loin de ces baisers puissants,
Où toute une nature altière
Pêle-mêle fondait son âme avec ses sens,
Elle appartient au cimetière.


Mais Danton est jaloux du cimetière ! Ainsi
Qu’un rival dans sa haine forte,
Il voudrait un moment vaincre et mettre à merci
Ce triste gardien de la morte.

Attendre ! Il ne peut plus attendre… Le voilà
A bas de ce lit où se roule
Son désespoir, courant sans craindre le holà,
A travers les flots de la foule.

Oui ! courant comme un fou, comme un fou se parlant
Avec des phrases saccadées,
L’oreille close au bruit des masses ondulant
Comme à la rumeur des idées ;

Laissant sa place vide à la Convention,
Oublieux des luttes mourantes,
Insoucieux de Cloots, d’Hébert, de Pétion
Et mort pour les choses vivantes ;

Mais vivant pour la morte et fébrile et nerveux,
Lorsque de son geste sincère,
Près de la tombe aimée, il s’écria. « Je veux,
O fossoyeurs, qu’on la déterre !

Elle ! je veux la voir telle qu’un jour de deuil
L’enferma dans la bière infâme,
Car c’est mon bien à moi que cache ce cercueil,
Car ce cadavre c’est ma femme ! »


Et la poussière vole, et les bêches d’aller,
Tandis que, la gorge oppressée,
L’œil en feu, le tribun se plaît à stimuler
Le délire de sa pensée.

Un cri ! le cercueil s’ouvre et la voici ! soudain,
Maître de son espoir suprême,
Ainsi qu’un exilé rentrant dans un Éden,
Il la voit, il la touche, il l’aime !

Sous ses voiles sacrés, anxieux, haletant
Il cherche ce corps qui fut Elle,
Cette chair qui lui fut si familière, autant
Que l’est une chose jumelle.

Tout est à lui ! Ce corps il le serre, il l’étreint
Sur sa poitrine bondissante
Avec ces longs baisers qu’un être faible craint ;
Car il faut bien qu’elle le sente !

Si la caresse en feu pouvait ressusciter
— Comme une plante que ranime
Le soleil se hasarde heureuse à palpiter —
Tu renaîtrais, douce victime.

La lèvre est impuissante, hélas ! et dans ces bras
Tendres et vigoureux pressée
Tu ne vibreras point et ne sentiras pas
L’existence recommencée.


Mais lui, buvant son rêve à flots, et tout le jour
A genoux devant elle nue,
Il inonda son cœur de ce stérile amour
Et s’enivra de cette vue ;

Puis de nouveau le soir il lui fallut songer
A rendre au sépulcre sa proie,
A revoir ce cher corps dans l’ombre se plonger…
Oui ! mais il emporte une joie.

Il retient avec lui ces bonheurs douloureux
Sans qui le cœur s’affaisse et tombe,
Et dans la solitude il se retrouve heureux
De ce rendez-vous sur la tombe !