Le Parnasse contemporain/1876/Les Noces corinthiennes
ANATOLE FRANCE
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LES NOCES CORINTHIENNES
POËME
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PREMIÈRE PARTIE
[1]
Un chemin entre Corinthe et la mer. Tourné vers l’Orient et ceint de myrtes, un petit temple dont le fronton porte, entre de belles figures mutilées, le monogramme de Jésus, grossièrement taillé. Une fontaine. Au fond, sur le coteau, les murs peints d’une maison et les arbres d’un verger. Des vignes. L’acropole de Corinthe tout blanc à l’horizon. C’est le soir : le soleil est bas dans le ciel calme. Le vieux pêcheur Olpis pose à terre ses paniers vides et s’assied sur un tertre.
La route est lente, hélas ! de la ville à la mer
Et la fatigue est prompte et le pain est amer
À qui le va gagner dans les cités avares.
Les poissons à présent, plus maigres et plus rares,
N’appesantissent plus ma nasse et mon filet
D’où jadis une proie abondante roulait,
Espoir d’un riche gain, dans ma barque joyeuse.
Les Dieux n’assistent plus ma vie industrieuse.
Et voici que, ce-jour, en vidant mes paniers,
Les femmes de Corinthe avec leurs cuisiniers
N’ont sur mon étal nu laissé que treize oboles,
Car la femme est avide et fertile en paroles.
Les hommes sont mauvais, cet âge est dur ; les Dieux
Ont quitté sans retour un peuple injurieux.
SCÈNE II.
LE PÊCHEUR, HIPPIAS.
Il est coiffé d’un chapeau thessalien ; sa tunique grise est ceinte aux reins, ses chaussures hautes sont nouées à la cheville par des courroies de cuir. Il tient un bâton blanc à la main ; sa démarche est rapide.
Salut, verger, maison, chambre où, filant la laine,
Pour moi fleurit la vierge à la divine haleine !
Pêcheur (car tes paniers de jonc luisent couverts
D’une écume marine et de goëmons verts),
Tu ne l’ignores pas : cette maison est celle
Du vieil Hermas. Vit-il ?
Dans des vases de terre antique un vin récent.
Les Dieux gardent la paix à son toit florissant !
Mais as-tu vu Daphné sa fille en ses demeures ?
Dis si sa vie est douce et si les jeunes Heures
Sur son front innocent passent d’un vol léger.
Les Dieux la firent belle, ils l’aiment, étranger ;
Car la sainte pudeur la voile et la couronne.
Elle est heureuse.
Ne peux-tu rien m’apprendre aussi de Kallista,
Sa mère ?
Mais il n’est pas prudent que le pauvre révèle
A l’homme curieux une triste nouvelle.
Je dirai seulement qu’Apollon peut encor
Contre une tête impie armer ses flèches d’or.
Oui, c’est Daphné, là-bas, étincelante et blanche !
Cueillant sur le sentier des herbes, elle penche
Sa taille et son beau col plus merveilleux à voir
Que leur image errante en mes yeux clos, le soir.
Je la vois, si longtemps désirée, et sa vue
Verse en mes yeux l’effroi d’une chose inconnue.
O Dieux qui me l’offrez à l’angle du chemin,
Vous avez mis sur elle un charme plus qu’humain !
SCÈNE III.
HIPPIAS, DAPHNÉ.
J’ai cueilli le dictame illustre entre les plantes
Et les tiges en fleur des herbes consolantes.
J’en veux faire un breuvage, afin de secourir
Celle dont je suis née et que je vois mourir.
Christ, messager divin de la bonne parole,
S’il est vrai qu’à ta voix l’essaim des Dieux s’envole
Et qu’Apollon n’est plus le divin guérisseur,
Jésus, roi languissant aux yeux pleins de douceur,
Puisque ton règne arrive, il me vient l’espérance
Qu’un Dieu qui sut souffrir sait guérir la souffrance.
Maître, sauve ma mère : elle est des tiens aussi.
Et donne-moi l’époux que mon père a choisi.
Daphné, ma douce gloire et toute mon envie,
Vois l’homme qui sera la moitié de ta vie,
L’époux promis selon les usages anciens.
Il est là, viens et mets tes deux bras dans les siens.
Oui, c’est toi ! Ce n’est pas ton insensible image,
Cher Hippias, qui vient raconter ton naufrage.
Je savais, voyageur qui portes mon amour,
Qu’il me serait donné, le jour de ton retour.
L’espérance habitait ma poitrine fidèle.
Viens ! je te vais conduire à ma mère et, près d’elle
Qui, triste, fait rouler la laine en écheveaux,
Hôte du vieux foyer, tu diras tes travaux.
Un mal courbe ma mère et lui brûle le foie.
Tous nos jours sont mêlés de douleur et de joie.
Tes chagrins sont les miens ; mais malgré ton accueil,
Je ne franchirai pas les dalles de ton seuil.
Vois : ce large chapeau noué contre la brise,
Cette ceinture étroite à ma tunique grise,
Ces guêtres à mes pieds, ce bâton à ma main
Sont d’un homme pressé de suivre son chemin.
Mon navire, parti de mon île natale,
Par l’ordre paternel, vers l’onde occidentale,
Au fond du port déjà tourne son éperon.
Comme l’outre d’eau fraîche occupait le patron,
Je suis venu. Je pars : avec l’aile des voiles,
Gagnant la haute mer au retour des étoiles,
Sous leur chœur révéré qui me protégera,
Je vais vendre à Pœstum les vins noirs de Théra.
Oh ! ne me quitte pas encor : cette heure est belle.
Reste : la mer est vaste et l’absence est cruelle.
Je venais, j’espérais, de ce sentier obscur,
Voir ta porte et ton ombre un moment sur le mur.
Mais bientôt, au retour de ma route prospère,
Je reviendrai m’asseoir au foyer de ton père,
Je boirai dans sa coupe, afin que le vieillard,
Ainsi qu’il l’a promis, me laisse sans retard
T’emmener sur ma nef de myrtes couronnée,
Vers mon toit où luiront les torches d’hyménée.
O coupes, ô chansons, ô fleurs ! Vienne ce jour !
Car j’ai connu par toi l’inévitable amour
Et je sais qu’une main de vierge est prompte et sûre
A faire au cœur d’un homme une douce blessure.
J’aime. On dit que l’amour est un mal : je le sais
Et j’aime. Le tourment m’est cher que tu me fais.
Celle qui peut blesser saura guérir, ô femme !
Et tu me seras douce et semblable au dictame.
Aimer ne trouble pas à jamais la raison ;
Quand tu seras entrée épouse en ma maison,
Nous connaîtrons la paix, le foyer, l’abondance,
L’amitié, les enfants, la tardive prudence,
Et nous vivrons pareils à deux arbres jumeaux
Qui versent l’ombre fraîche en mêlant leurs rameaux.
Mais mon père le veut : je poursuis mon voyage.
Le fils obéissant vit heureux un long âge.
Invoque en ma faveur Hespéros, astre clair.
J’invoquerai Jésus qui marchait sur la mer.
Ma Daphné, gardons-nous des paroles légères ;
N’invoquons point les Dieux des races étrangères,
Car la terre natale et nos bois et nos cieux
Sont encor palpitants du souffle de nos Dieux.
On sent dans l’air sacré leurs signes, leurs présages.
Je ne quitterai point le culte des vieux sages.
Les hommes d’autrefois, qui valaient mieux que nous,
Acquittaient le tribut qu’on doit aux Dieux jaloux.
Pieux observateur des coutumes antiques,
Moi, je prierai comme eux, debout, sous les portiques.
Nos Dieux, Daphné, sont bons et joignent en riant
La belle vierge émue à l’homme impatient.
Au cher jour que ma main fut prise dans la tienne,
Tu mis ton anneau d’or au doigt d’une chrétienne.
Un prêtre, ayant chassé les Nymphes d’un ruisseau,
Enfant, me baptisa par le sel et par l’eau ;
Et je devins ainsi la sœur et la compagne
De celui qui voulut mourir sur la montagne.
La nature des Dieux est obscure, il est vrai.
Gardons-nous d’offenser jamais rien de sacré.
Plus d’un Dieu vénérable, aux lèvres d’ambroisie,
Nous est venu jadis de la terre d’Asie.
Et je crois, car mon cœur n’est ni léger ni vain,
Qu’en Jésus, roi des Juifs, quelque chose est divin.
Mais parce qu’il mourut quand vint la neuvième heure,
Je le nomme Adonis que Cythéréia pleure,
Et je le nomme Hermès, parce qu’il a conduit
Le peuple vain des morts par les champs de la nuit.
Aime et réjouis-toi de vivre, chère tête.
Dans le port l’ancre hésite et la voile s’apprête.
Laisse-moi d’un baiser effleurer tes cheveux.
Tu le prendras un jour ce baiser que tu veux.
Cueillons l’instant fleuri.
Sachons attendre l’heure.
Un souvenir est bon.
L’espérance est meilleure.
L’air, les myrtes, tes yeux, tout m’enchaîne, et je pars !
Va ! nous avons choisi la meilleure des parts.
Sois heureux !
Sur ton sourire, ô vierge, est tristement empreinte.
Tu redoutes pour moi l’avenir hasardeux.
Ah ! je songe à la mer et je songe à nous deux !
Je songe aux jours d’absence, aux longues nuits, aux rêves
Tout pleins de ton image inerte sur les grèves.
Tes pleurs coulaient pour moi, ma lèvre a bu tes pleurs.
L’homme sage et pieux ne craint point de malheurs.
Après le cours entier d’une changeante année,
Daphné, tu reverras ma tête fortunée.
Ami, je t’attendrai de saison en saison,
Comme il sied à la femme, au fond de la maison.
J’en fais un grand serment : la mort, la mort jalouse
Peut seule en ses longs bras t’enlever ton épouse.
Vis heureuse, ô Daphné.
Il s’en va.
Hippias !… Sur mes yeux tombe un nuage épais.
O tristesse ! ô frisson ! inexplicable crainte !
SCÈNE IV.
DAPHNÉ, KALLISTA
Kallista est portée en litière. Son esclave Phrygia l’accompagne.
Phrygia, soutiens-moi jusqu’à la maison sainte.
Je te cherchais, ma fille. Oh ! certes, Dieu n’a pas
Sans un profond dessein conduit ici tes pas.
Vois, mère : je cueillais des plantes salutaires.
Enfant initiée aux augustes mystères,
Quittons la vanité de ces secours humains,
Et pour ma guérison prenons d’autres chemins,
Ma fille, écoute-moi : tu sais bien que ta mère
N’a pas mis son espoir en la vie éphémère,
Que son sein n’est gonflé que du désir des cieux,
Qu’elle trouve à la mort un goût délicieux.
Mais tu sais qu’il n’est pas encor temps qu’elle meure.
Et qui donc après moi garderait la demeure
Des discours des gentils, des piéges des démons ?
Qui donc arracherait l’homme que nous aimons,
Ton vieux père, à l’abîme invisible que creuse,
Sous ses pas égarés, son ignorance affreuse ?
Et toi-même, qui donc, en tes jours de langueur,
Du vin spirituel viendrait nourrir ton cœur
Affaibli par le lait de la tendresse humaine ?
Mes esclaves nombreux et soumis que je mène
Dans tes chemins, Seigneur, avec sévérité,
Qui remettrait leurs pas dans le sillon quitté ?
Quelle voix, en ce bourg plein d’idoles d’argile,
Aux fils des vignerons, dirait ton évangile ?
Et quelle main assez ferme dispenserait
L’aumône aux pauvres gens, selon ton intérêt ?
Ta volonté, mon Dieu, soit faite, et non la mienne !
Mais avant de m’ôter d’ici, qu’il te souvienne
Des âmes en péril dont tu me fis l’espoir.
Je suis ton ouvrière : il me faut jusqu’au soir,
Maître mystérieux, travailler dans ta vigne,
Afin que je t’apporte une vendange insigne.
Tu vivras, douce mère, et sur tes cheveux blancs
Les jours s’écouleront pacifiques et lents.
Tu m’aimes, mon enfant, ta tendresse craintive,
Sans oser l’espérer, souhaite que je vive.
Dieu seul peut retarder l’heure du grand départ ;
Mais dans ma guérison je te garde une part.
Pour qu’à me laisser vivre ici-bas Dieu consente,
J’espère en la vertu de ta tête innocente.
Enfant, colombe intacte, agneau prédestiné,
Fruit de dilection que le Ciel m’a donné,
Jeune plante qui croîs sous mon amour austère,
Non pas avec l’espoir de fleurir sur la terre,
Mais afin de répandre au Ciel ta bonne odeur
Et de plaire au Dieu vierge à qui plaît la pudeur,
Ton âme qu’exalta l’espérance féconde
Ne saurait plus se prendre aux choses de ce monde,
Et tes lèvres que brûle un immortel désir
N’ont soif que de la source impossible à tarir.
Prenant la vie ainsi qu’une nuit sous la tente,
Tu veilles en joignant les deux mains dans l’attente !
Enfant, bien que peut-être un terrestre dessein
Ait jadis un moment troublé ton jeune sein,
Dans les bras d’un époux tu ne veux pas descendre
Ni goûter des baisers plus amers que la cendre.
Tu ne veux pas semer dans le trouble et l’effort
Pour grossir la moisson du mal et de la mort !
Certes ! la veuve est bonne et la vierge est meilleure.
Heureux qui, tes yeux clos, prie en attendant l’heure !
Heureux qui n’a pas mis son espoir en la chair !
Mère, tu sais le nom de l’homme qui m’est cher.
Mon père m’a choisi le jeune époux que j’aime,
Hippias de Théra, que tu chéris toi-même.
Mais un jour nous viendra plus propice et plus doux,
Quand tu seras guérie, à parler de l’époux.
Enfant, l’amour terrestre est un amour fragile :
Les amants sont unis par des chaînes d’argile.
Mais la vierge chrétienne, à l’ombre de l’autel,
Sait trouver dans l’extase un époux immortel.
Alors qu’elle est choisie, épousée aux blancs voiles,
Le cœur percé du glaive et le front ceint d’étoiles,
Elle entend, sur la harpe et le psaltérion,
Les anges célébrer sa mystique union.
Elle boit au festin la grâce à pleins calices,
Et goûte avec amour d’ineffables délices
A noyer ses regards dans le rayonnement
De l’époux dont le cœur saigne, ouvert largement.
Gloire à celle, ô Daphné, qu’un tel maître réclame !
Ecoute ce que j’ai résolu dans mon âme.
Ouvrez la porte auguste aux deux battants d’airain,
Femmes ; je veux parler au Maître souverain.
A ta face, ô Seigneur, et dans tes sanctuaires
Le juste vient chercher les vrais électuaires.
Au seuil de ta maison, sous tes sept lampes d’or,
Je t’implore à genoux pour que je vive encor
Et qu’il me soit donné d’achever sur la terre,
Dans le jeûne et l’exil, ma tâche salutaire.
Si tu reçus le vœu de l’antique Jephté,
Ton fils exaucera mon vœu dans sa bonté.
Je ne lui promets pas de sanglante victime.
Tu recevras, ô Christ, mon holocauste intime.
Je jure sur le Livre inspiré par l’Esprit,
Je jure devant toi sur le quadruple écrit
De l’Aigle, du Taureau, du Lion et de l’Ange
De t’offrir une épouse agréable en échange
De ma force rendue et de ma guérison.
Christ ! je prendrai pour toi l’épouse en ma maison.
Que je vive ! et l’enfant que tu m’avais donnée,
Daphné, ma fille heureuse, à l’autel amenée,
Pour que soit accompli le plus sacré des vœux,
Recevant ton anneau, coupant ses longs cheveux,
S’offrira toute à toi, sans qu’un fils de la femme
Ait pour elle chanté l’impur épithalame.
O ma mère !
Consacrer sa ceinture à ton autel jaloux.
O ma mère !
Que jamais fils d’Adam ne s’approchera d’elle.
O ma mère !
Roi d’Orient assis à la droite de Dieu,
Christ, ne refuse pas celle que je te donne !
Accorde à son front pur le voile et la couronne,
Pour que je sorte un jour de ce monde, les mains
Pleines d’œuvres, les pieds usés dans tes chemins,
Et pour que, devant toi, vers le Seigneur, un ange
Porte ma gerbe d’or dans la céleste grange.
Elle est là, tu la vois, mon offrande, en mes bras.
J’eus soin de la nourrir pour toi ; tu la prendras !
Si dans quatre-vingts jours je suis debout, vivante,
Forte comme il convient pour être ta servante,
Tu m’auras fait entendre, ô Roi ! qu’elle te plaît,
La vierge que nourrit ta crainte avec mon lait.
Et, dans un an, au mois des terrestres vendanges,
Je te l’amènerai, doux spectacle à tes anges,
Fiancée, ayant mis au doigt l’anneau d’or fin,
Belle, et le front voilé pour les noces sans fin.
Romps ce vœu sacrilége, ô ma mère, délie
Ton enfant qui t’adjure et pleure et te supplie
Afin de n’être pas prise éternellement
Dans le réseau d’un vœu sans accomplissement.
Hâte-toi ! romps ce vœu, de crainte que j’expie
Par ma perte et la tienne une parole impie.
Souviens-toi, souviens-toi de ce que j’ai promis,
Devant mon père auguste, au plus cher des amis.
Mère, ne livre pas mon innocente vie
Au spectre du remords qui suit la foi trahie.
Mère, vois cet anneau fidèle entre mes doigts !
Il est un fils d’Adam, mère, à qui je me dois.
J’ai juré qu’Hippias délierait ma ceinture.
Nous devons tout à Dieu, rien à la créature.
Si tu m’aimes…
Je t’aime en Dieu.
Arrache le filet de remords et d’effroi,
Le filet de ton vœu qui m’a prise : délivre,
Délivre-moi ! Je veux respirer, je veux vivre !
Écoute, j’ai revu tantôt l’époux futur
Et j’ai promis encor, ici, sous le ciel pur,
De le suivre, fidèle, en sa chambre d’ivoire
Ou de dormir avec Karôn, dans la nef noire.
Oh ! prends pitié de moi, te souvenant du jour
Où ton cœur virginal fut parfumé d’amour.
Je ne me souviens plus des vanités du monde,
Mais le divin amour est comme une belle onde,
Où le cœur dans l’ivresse et le ravissement,
Épris de l’infini s’abîme infiniment.
Si le besoin d’aimer te brûle et te tourmente,
Plonge dans le torrent d’amour, heureuse amante !
Ce que j’ai fait est fait, et nul, selon la loi,
Ne peut s’interposer entre le Christ et moi.
Mère, c’en est donc fait, tu m’as prise en ton piége !
J’ai dit. S’il se pouvait qu’impie et sacrilége,
Ma fille violât l’inviolable vœu,
Qu’elle ne voulût pas payer ma dette à Dieu,
Épargne, ô Justicier, sa tête consacrée
Et fais tomber sur moi la vengeance assurée.
Seule je me dévoue aux ténébreux troupeaux
Des Démons qui dans l’air nous guettent sans repos ;
Que je perde ta grâce et qu’à ta sainte table
Je ne tende jamais ma bouche détestable ;
Qu’étrangère, sans part, aux œuvres des chrétiens,
Tu ne me comptes plus, Jésus, parmi les tiens.
Que l’âpre désespoir dessèche mes paupières
Et cuise comme un feu mes lèvres sans prières ;
Et quand je hanterai pendant mes nuits d’effroi
Les tombeaux des martyrs qui gémiront sur moi,
Que les noirs Séraphins, les Princes des ténèbres
Me lancent sous le choc de leurs ailes funèbres,
Le souffle sulfureux des imprécations.
Que je meure sans l’huile et sans les onctions,
Et n’ayant point baisé la croix expiatoire,
Et que l’Enfer soit clos pour l’éternité noire
Sur mon âme et mon corps plongés soixante fois
Dans des fleuves ardents de bitume et de poix…
Ils viennent ! Les voici les Anges de l’abîme,
Car j’ai commis par toi l’irrémissible crime,
Ma fille. Ils m’ont saisie entre leurs bras velus.
Je meurs. Je suis damnée et comme n’étant plus…
Elle est inerte et froide et telle qu’une morte :
Réveille-toi, maîtresse ! O femmes, qu’on la porte
En sa litière. Hélas ! voyez-vous sa pâleur ?
Cette méchante enfant l’a tuée, ô douleur !
Qu’on apporte l’anneau, le voile et la couronne !
Jésus, prince jaloux, prends celle qu’on te donne.
Rends la vie et l’espoir, mère, à ton front pâli ;
Mère, rassure-toi, ton vœu sera rempli.
Cher Hippias, un vœu t’a pris ta fiancée !
Nous n’achèverons pas l’union commencée.
Oh ! trois fois malheureux parce que je te plus,
Ne reviens plus jamais ici, ne reviens plus !
Fermez-lui le chemin de tous nos ports, étoiles !
O souffles qui passez et gonflerez ses voiles,
Souffles mystérieux du soir, s’il est en vous
Un Esprit, un Génie intelligent et doux,
Sur la nef précieuse allez parler à l’homme,
Hélas ! qu’il ne faut plus désormais que je nomme,
Et s’il s’est endormi songeant à notre amour,
Pour qu’il ne sente pas d’amers regrets un jour,
Effacez doucement de ses yeux mon image.
Qu’il m’oublie ! Et qu’un soir, au hasard d’un voyage,
Reçu près d’un foyer tranquille et réjoui,
Il y trouve une vierge et l’emmène chez lui,
Plus heureuse que moi, mais non certes plus tendre.
Ah ! s’il m’était permis…
Hymen, Hymen aux beaux flancs,
Hespéros se lève.
Viens à nous ; la nuit est brève :
Hâte tes pieds blancs !
Mais il me semble entendre
Un invisible chœur et des appels lointains
Qui hâtent une vierge à de nouveaux destins.
Accours, la nuit brève est bonne
Et douce aux aveux.
Viens, portant dans tes cheveux
La verte couronne !
De fleurs pour le festin leur chevelure est ceinte,
Car l’épouse a promis et la promesse est sainte.
O prince aux sandales d’or,
Hymen, Hyménée !
Reçois la vierge amenée
Qui te craint encor.
Ami, ne venez pas ! n’approchez pas, amis !
Je ne suis pas parée et, bien qu’ayant promis,
Sur mon front négligé les fleurs de marjolaine
N’exhalent pas encor leur odorante haleine.
La beauté qui brille en elle
Sied à ton dessein :
Hymen, tire de son sein
La vie éternelle.
Où s’en vont loin de moi les chansons et les pas ?
Les amis de l’époux ne me chercheront pas !
Pourtant j’aurais porté dans la chambre choisie
Les parfums d’un amour plus doux que l’ambroisie.
Ton épouse étrangère, Hippias, crois-tu bien
Qu’elle ait un cœur plus sûr et meilleur que le mien ?
Silence de la nuit ! nuit froide et solitaire !
Non, je n’attends plus rien de l’homme et de la terre.
O fontaine où l’on dit que dans les anciens jours,
Les Nymphes ont goûté d’ineffables amours,
Fontaine à mon enfance auguste et familière,
Reçois de la chrétienne une offrande dernière.
O source ! qu’à jamais ton sein fidèle et froid
Conserve cet anneau détaché de mon doigt,
L’anneau que je reçus dans une autre espérance.
Réjouis-toi, Dieu triste à qui plaît la souffrance !
- ↑ Le poëme entier se compose de trois parties.