Le Parnasse libertin/082

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Chez Cazals & Ferrand, Libraires (p. 68-75).

LE RAJEUNISSEMENT INUTILE.


Laimable Déité que l’Orient adore,
Qui préſide au matin, que ſuivent les Zéphirs
Le croiroit-on ? La jeune Aurore,
Du tendre Amour long-temps ignora les plaiſirs ;
Mais ſur la terre enfin du milieu de la nuë,
Allumant dans ſon cœur une flâme inconuë,
Par un mortel charmant ſes regards attirés,
Momens perdus, combien fûtes-vous réparés !

Toute entière à l’amour, quelle douleur profonde,
Lorſqu’au matin il fallut un moment
Remonter dans ſon char pour annoncer au monde
Des beaux jours qui n’étoient offerts qu’à ſon amant !
Ô jours délicieux ! plaiſirs inexprimables !
Ne pourriez-vous être durables ?
Tithon étoit mortel, hélas ! & ſes beaux ans
N’étoient point affranchis des outrages du tems,
Il fallut y céder, la peſante vieilleſſe
Dans les bras de l’Aurore oſe enfin le ſaiſir,
Injuſtice du ſort ! d’où vient que ce plaiſir
N’éterniſe pas ta jeuneſſe ?
Eh ! quoi, l’âge a glacé ce que j’aime le mieux,
Diſoit l’Aurore aux pleurs abandonnée ;
Quel remede à ſes maux ? Elle s’envole aux Cieux,
Jupin fléchit la deſtinée ;
Pour mon amant je t’implore aujourd’hui.
Ah, quel amant je poſſédois en lui,
Tout ce qui flatte un cœur ; de la Parque cruelle
Fais qu’il ſoit toujours reſpecté
Dans une jeuneſſe éternelle.
Eh ! qui peut mieux conduire à l’immortalité
Que d’être charmant & fidèle !
Ma fille, je ſens vos douleurs,
Dit le maître des Dieux, les beaux yeux de l’Aurore
Ne doivent verſer que ces pleurs ;

Enfant du doux plaiſir & l’ornement de Flore,
Rendez le calme à vos eſprits,

Le printemps de Thiton va revenir encore,
Je le fais immortel, mais ſachez à quel prix,
Le deſtin a parlé, telle eſt la Loi ſévere :
Déeſſe, chaque fois que Tithon obtiendra
De votre amour la preuve la plus chere,
D’un luſtre tout d’un coup cet amant vieillira ;
Ainſi de luſtre en luſtre abrégeant ſa carrière,
Sa jeuneſſe s’éclipſera.

Thiton eſt immortel, grand Dieu je vous rends grace,
S’écria-t-elle, embraſſant ſes genoux,
Ce que j’aime vivra, mon ſort eſt aſſez doux,
Elle dit, & des airs ſon char franchit l’eſpace,
Son cœur cède au Deſtin, non ſans quelques regrets.
Quoi ! d’éternels refus vont être déſormais,
De l’amour que je ſens le plus fidéle gage,
Tu dois, mon cher Tithon, m’en aimer davantage,
Tes beaux jours ſeront mes bienfaits,
Je ſçaurai malgré toi commencer mon ouvrage ;
Elle le croit ainſi : Je ne ſçai quel préſage
Me fait trembler pour le ſuccès.

Ô vous dont les crayons voluptueux & ſages

Des miſteres ſecrets des plus tendres amours,
Tracent modeſtement les plus vives images,
C’eſt à votre art divin, Muſes, que j’ai recours ;
Titon va recouvrer l’éclat de ſes beaux jours,
Il aime, il eſt aimé : quels tranſports vont remaître
Ô Muſe, hélas ! dans un inſtant peut-être
J’aurai beſoin de tout votre ſecours ;
Déjà la char porté d’une vîteſſe extrême,
A ramené l’Aurore auprès de ce qu’elle aime.

À ſes premiers regards, changement fortuné !
Des ans qui l’accabloient il n’a plus la foibleſſe,
Que dis-je ? cet amant à quinze ans ramené,
Brûle de nouveaux feux, tranſporté d’allègreſſe,
Reprend les agrémens que l’âge avoit ternis.
Quel retour ? quel moment pour deux cœurs bien unis !
Il tombe à ſes genoux, vainement la Déeſſe
Sur le ſort qu’il attend voudroit le prévenir ;
Un oracle… écoutez… elle ne peut finir,
Par cent mille baiſers il l’interrompt ſans ceſſe,
Et comment réſiſter long-tems ?
Quand le cœur eſt d’intelligence
L’amour, le tendre amour, emporte la balance ;
Tithon obtient un luſtre, & ſe trouve à vingt ans ;
Peut-etre qu’à préſent vous daignerez m’entendre,
Dit enfin la Déeſſe, empreſſement trop tendre !

N’y ſongeons plus ; alors du ſevére Deſtin
Elle lui déclara l’Oracle trop certain.

Dieux ! s’écria Tithon, quelle loi rigoureuſe ?
Quoi ! vainement je me verrois aimé
De l’objet le plus beau que l’amour ait formé ?
Non, je conſens plutôt qu’une vieilleſſe affreuſe…
Tithon, que dites-vous ? vous me faites trembler,
Quoi ? d’un ſi triſte hyver la langueur douloureuſe
Affoibliroit cette flâme amoureuſe,
Dont votre cœur recommence à brûler ?
Quand les ſombres chagrins viendroient vous accâbler,
Je pourrois m’imputer… non j’y fuis réſolue,
L’amour vous laiſſe encor ſes plus ſenſibles biens,
Nous paſſerons les jours dans ces doux entretiens,
Où l’ame avec tranſport ſe montre toute nuë ;
Nous aurons ces ſoupirs, ces aveux, ces ſermens,
Tant de fois répétés & toujours plus charmans,
Aſſez heureux de plaire, exempts d’inquiétude
Nous nous verrons toujours, nous ne ferons qu’aimer.

Ah ! quel bien vaut la certitude,
D’inſpirer tout l’amour dont on ſe ſent charmer ?
Ainſi, mais vainement, parla la jeune Aurore,
Le dangereux amour, avec malignité,
Aux yeux de ſon amant la rend plus belle encore ;

Et déja dans ſon cœur Tithon a concerté
L’ingénieux ſecret de fléchir la Déeſſe.

Vous m’aimerez toujours, dit-il, votre tendreſſe
Remplira ma félicité ;
Mais quand vous ne craignez pour moi que la vieilleſſe,
Mon cœur plus délicat prévoit les plus grands maux ;
Car enfin ſi le ſort qui me rend la jeuneſſe
M’en avoit donné les défauts ;
S’il rue forçoit d’être volage,
Votre beauté vous répond de mon cœur :
Mais je n’ai que vingt ans, à ce dangereux âge
De la confiance, hélas ! connoît-on le bonheur ?
Aſſurons, croyez-moi, le ſort de notre flâme,
Je le ſens bien, un luſtre à mon âge ajouté,

Suffira pour bannir à jamais de mon ame
Ces goûts capricieux, cette legéreté
Que la jeuneſſie embraſſe avec tant d’imprudence.
Eh ! quoi voudriez-vous, charmante Déité,
Faute d’un peu de prévoyance
Expoſer ma fidélité ?

Ô divine raiſon, que ta voix eſt puiſſante,
La Déefie ſe rend, & comment réſiſter ?
Déja ſon ame impatiente
De ſes conſeils brûle de profiter.

Que leur pouvoir eſt doux ! l’amoureuſe Déeſſe
Ne cherche, ne reſent que cette tendre yvreſſe
Qui la rend toute à ſon amant :
Quel bonheur de combler les vœux de ce qu’on aime,
Quand en croit ce bonheur même
Se l’attacher plus fortement !
Que j’aime à voir Tithon ! avec combien de zèle
Il ſe livre au plaiſir qui le rendra fidéle,
D’un amour délicat dignes emportemens !
Dans l’eſpoir d’acquérir une foi plus confiante,
Il profite ſi bien de ces heureux momens,
Que de vingt ans il paſſe juſqu’à trente.

Eh ! bien tendres amans, vous voilà raſſurés,
Vos cœurs ſont pour jamais l’un à l’autre livrés,
Vos vœux ſons-ils remplis ? hélas ! peuvent-ils l’être ?
D’un bonheur qu’on n’a point goûté,
On ſe prive aiſément, mais en eſt-on le maître
Lorſqu’on en a ſenti toute la volupté ?
Bientôt les craintes diſparoiſſent,
Les deſirs plus ardens renaiſſent,
Après mille combats, à céder quelquefois
La ſeule pitié l’autoriſe.

C’eſt par excès d’amour qu’à l’ombre de ce bois
La Déeſſe ſe rend, ici c’eſt par ſurpriſe,

L’Amour couvrant les yeux dévoilés ſéduiſans
Semble éloigner leur deſtinée,
Tithon ainſi dans la même journée
Se trouve à quatre-vingts ans.

La Déeſſe eſt en pleurs : ſéchez, dit-il, vos larmes,
J’ai vu de mon printems évanouir les charmes,
J’en regrette la perte & ne m’en repend pas ;
Ce que j’eux de beaux jours, du moins charmante Aurore,
Je les ai paſſés dans vos bras.
Rendez-les moi, Grand Dieu, pour les reperdre encore.
Ainſi vieillit Tithon, quelle injuſtice, hélas !
D’acquérir ainſi la vieilleſſe !
Et comment, quand on plaît, contraindre ſes deſirs !
Otez-en de ſi doux plaiſirs,
Je donne pour rien la jeuneſſe.

Par Moncrif.