Aller au contenu

Le Parti de la démocratie sociale en Allemagne/01

La bibliothèque libre.
Le Parti de la démocratie sociale en Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 168-202).
LE PARTI
DE LA
DEMOCRATIE SOCIALE
EN ALLEMAGNE

I.
LES ORIGINES PHILOSOPHIQUES. — L’AGITATION POLITIQUE.

Le mouvement socialiste qui se dessine en Allemagne avec une intensité et une progression si rapides, est un phénomène infiniment remarquable, que le public allemand suit avec anxiété et le public européen avec attention, car de près ou de loin, il peut atteindre tous les pays. Le socialisme international, qui rencontre partout les mêmes causes de développement, a trouvé en Allemagne son foyer le plus ardent. Comme la France, il y a un siècle, a pris l’initiative de l’émancipation politique, l’Allemagne prétend préparer aujourd’hui l’émancipation sociale. C’est à l’école des théoriciens teutons que le nouveau socialisme a fait son éducation philosophique et « scientifique. » — « Les socialistes allemands, dit Bebel, sont les pionniers qui répandent la pensée socialiste parmi les nations. » Ils proposent comme modèle à suivre leur organisation, leur discipline, leur tactique et leur propagande : ils ont l’ambition de conduire les peuples « au combat géant de l’avenir. » Dans l’ordre révolutionnaire, comme dans l’ordre conservateur, les Allemands aspirent à l’hégémonie.

C’est donc à la source même qu’il est instructif d’observer ce phénomène complexe et confus, qui appelle l’attention de tous les partis, la sollicitude de toutes les classes, la discussion de tous les journaux, et produit une littérature dont l’abondance même est un embarras.


Le premier mobile du socialisme, l’antagonisme du pauvre et du riche, est éternel. L’antiquité a eu ses guerres d’esclaves, le moyen âge ses jacqueries. Dans son livre sur la Question ouvrière au XIXe siècle, M. Paul Leroy-Beaulieu cite des sociétés secrètes existant en Chine, qui prêchent, comme les socialistes occidentaux, l’égalité, une équitable distribution des biens. M. Taine nous a révélé à quel point la révolution française est imprégnée de socialisme; il a décrit, jusque dans le détail le plus minutieux, la tentative faite par les représentans des masses prolétaires, qui ont eu un instant la domination pendant la Terreur, pour appliquer le principe socialiste dans toute sa rigueur, refondre l’homme et la société sur le type jacobin, et transformer l’état souverain en distributeur des biens et des vivres, c’est-à-dire en organisateur de la misère et de la famine. Le fond plus ou moins déguisé des systèmes socialistes est bien encore le jacobinisme, l’idée que la nature humaine peut être transformée par le despotisme de l’Etat. Mais sur ce jacobinisme est venue se greffer la question ouvrière, produit d’un siècle nouveau.

Aussi longtemps qu’a duré la constitution familiale de l’ancienne industrie, où tout se faisait à bras dans des ateliers exigus et dispersés, où l’ouvrier était maître des instrumens et du produit de son travail, cette question ne pouvait naître. Mais la grande industrie, avec ses moteurs à vapeur, ses capitaux énormes, accumule les ouvriers par centaines de mille dans ses vastes manufactures, et les soumet à la loi d’un travail acharné. Exposés par le perfectionnement des machines et l’excès de production à des crises périodiques, ceux-ci ont puisé dans leur nombre le sentiment de leur force, et l’armée des prolétaires a engagé la lutte du travail et du capital.

Dans ce conflit, la classe ouvrière n’invoque pas seulement la force, mais aussi la justice. L’ouvrier a la perception très nette de ce fait que les inventions modernes procurent de gros revenus, des gains considérables, que jamais période civilisée n’a été comparable pour la production de la richesse, que jamais classe ne s’est si rapidement, si subitement enrichie que la bourgeoisie contemporaine. Il a aussi la croyance très profonde que la distribution de la richesse est injuste, insuffisante, que les ouvriers qui contribuent à la créer ne reçoivent pas la part qui leur est due dans les bénéfices conférés aux capitalistes par ces inventions, que l’industrie et les machines ont fait renaître l’esclavage, sous la forme du salariat. Et de cette croyance, jointe à l’instabilité de leur vie précaire, jaillit la principale cause du mécontentement des classes ouvrières et de leur agitation.

Elles demandent que les nouvelles conditions d’abondance soient égalisées. Elles nient qu’un effort individuel et intelligent, la frugalité, l’épargne, l’association sous toutes ses formes, y puissent suffire. Elles refusent de tenir compte de ce fait, prouvé par l’expérience, que la condition des classes ouvrières est infiniment supérieure à ce qu’elle était au bon vieux temps, à ce qu’elle est actuellement dans les pays qui ne possèdent ni grand capital, ni grande industrie; qu’il y a en un mot, pour elles, amélioration matérielle et progressive. Leur mécontentement vient même en partie de cette condition meilleure qui leur a ouvert de nouveaux horizons ; les désirs s’accroissent d’ordinaire à mesure qu’ils sont en partie satisfaits. — Ce que les classes ouvrières exigent maintenant, c’est l’intervention arbitraire de l’état, non à titre d’exception, pour remédier à des abus trop crians, à une exploitation inhumaine, mais d’une façon régulière, permanente, absolue. L’état providence, le dieu état, pourrait, pensent-elles, si seulement il le voulait, transformer la propriété privée en propriété collective, supprimer la libre concurrence, régler la production, distribuer les biens au profit de la communauté, rendre tous les hommes égaux et prospères. Ce sentiment et cette exigence constituent le socialisme[1].

Ces théories, à vrai dire, n’ont pas été tout d’abord émises par les ouvriers. Le socialisme, au début, est sorti des classes dominantes, sans trouver aussitôt un écho dans les foules : avant d’être un parti de prolétaires, il a été une école de théoriciens aristocrates et bourgeois. Avec Owen, en Angleterre, Saint-Simon et Fourier, en France, Marx même au début et Lassalle, en Allemagne, il est né de l’initiative d’économistes, d’humanitaires, d’utopistes, de philosophes et de lettrés, qui même, comme Saint-Simon, Owen et Fourier, ne se donnaient pas pour les avocats d’une classe spéciale, mais qui jetaient sur l’avenir un regard clair et perçant. Ils ont précédé les revendications des ouvriers, excité leur mécontentement, trouvé d’habiles formules : Marx et Lassalle ont été des organisateurs, des accélérateurs de mouvement. On peut cependant affirmer que sans eux le socialisme se serait produit, car il est le résultat, non de certaines idées, mais des besoins, des appétits, des croyances, des aspirations de la foule. Tous les changemens historiques, — il n’en est pas de comparable, pour les immenses progrès matériels, à ceux que nous traversons, — sont accompagnés de troubles sociaux. Aussi, voyons-nous le socialisme se développer dans chaque pays exactement dans le même ordre et avec la même intensité que la grande industrie.

Tout d’abord en Angleterre : la réforme de 1832 avait donné le pouvoir à la classe moyenne ; le prolétariat s’unit contre elle sous le nom de chartism, et de 1838 à 1841, fut parfois très menaçant. En France, la révolution de 1830 mettait aux prises la bourgeoisie triomphante et le parti ouvrier, qui s’étaient alliés contre la restauration. Après les deux crises aiguës des journées de juin et de la Commune, le mouvement socialiste, en France comme en Angleterre, n’a pas donné jusqu’à présent de résultat visible. — En Allemagne, le parti socialiste ne s’est organisé qu’après les grandes révolutions politiques et économiques de 1866 et de 1870, qui ont créé l’unité nationale, établi le suffrage universel, procuré à l’empire la seconde ou la troisième place en Europe comme état de commerce et d’industrie. Le socialisme y a rencontré pour se répandre des conditions si particulièrement favorables, et un bouillon de culture si approprié, que, d’après M. Bamberger, l’Allemagne semble appelée à en devenir le champ d’expériences, la terre d’élection. C’est là que le parti est le plus jeune, le plus ardent, le plus patient et le plus réfléchi. Le caractère national, les institutions et les mœurs, tout le favorise. Il met à profit l’erreur des tentatives faites, avant lui, en France et en Angleterre ; il lutte contre une bourgeoisie moins organisée que dans ces deux pays. Les pratiques et l’omnipotence de l’état prussien subordonnent et sacrifient, comme le veut le socialisme, l’individu à la communauté. Le service militaire obligatoire prépare la discipline au sein du parti ; l’esprit d’association, si répandu, rend son organisation aisée. L’instruction universelle, la demi-culture si répandue, ouvre ce peuple liseur à la propagande des journaux et des brochures. La théorie socialiste a été reprise en Allemagne par des esprits sérieux et profonds.

Bien que le socialisme ne cesse de proclamer son caractère international, il est très remarquable de constater à quel point, en dépit de l’identité des tendances et parfois même des doctrines, le naturel de chaque peuple s’y reflète nettement. Il nous apparaît en Russie comme la ténébreuse religion du désespoir et de la vengeance. En Espagne, avec la main noire, il prend les allures d’un brigandage de grand chemin. La grève porte, en Italie, le nom caractéristique de sciopero, loisir, paresse, doux far niente. Pour l’Anglais pratique et vorace, le socialisme est avant tout la question du ventre, de l’ale et du roastbeef. Chez nos égalitaires et niveleurs français, le goût des barricades et des beaux discours, des démonstrations vaines, surtout la rivalité des personnes, sont des traits généraux de l’excitabilité et de la vanité de notre nation. On retrouve dans le socialisme allemand cette pesante, cette indéracinable manie de théorétiser que les Allemands ont dans le sang, de chercher le côté universel dans toute question, de concevoir toutes choses, le plus possible, au point de vue d’un système du monde (Weltanschauung)[2]. Quel secret dédain ces révolutionnaires savans éprouvent pour nos pauvres cervelles françaises, eux qui rattachent le socialisme à toute une philosophie de l’histoire, de l’État et du droit! Dans la préface qu’il a donnée à la traduction française de son livre, le Capital, Karl Marx pense que les Français ne seront pas capables de le lire, et ils l’ont, en effet, très peu lu. M. Schæffle, l’ancien ministre autrichien, l’auteur de la Quintessence du socialisme, un des hommes les plus versés dans les problèmes économiques, confesse qu’il lui a fallu plusieurs années pour pénétrer les théories de Marx. Bien que publié en Allemagne à plus de vingt éditions, commenté dans d’innombrables brochures, le Capital, ce manuel du socialisme, qui a une importance analogue à celle du Contrat social de Rousseau, au siècle dernier, reste le livre aux sept sceaux pour la majorité des socialistes allemands, qui n’en connaissent que quelques formules gravées dans les têtes. Mais depuis quand l’obscurité du dogme est-elle un obstacle à la foi qui transporte les montagnes? Que d’hommes se sont fait tuer pour des subtilités théologiques auxquelles ils n’entendaient rien ! Le charbonnier qui récite son chapelet sait vaguement que tout un appareil de science mystique confirme sa croyance. Marx, le grand-prêtre du socialisme contemporain, justifie, par la dialectique hégélienne appliquée à l’économie politique, le vœu des masses, qui est seulement de gagner plus et de travailler moins, de s’attaquer aux revenus de l’oisif, aux profits du capital; et son livre est devenu la Bible compliquée d’un parti qui, a pour le zèle enflammé, l’organisation étroite, l’expansion internationale, le prosélytisme ardent, » dépasse, comme le constate Schæffle, la plupart des autres partis et n’a de rival que dans l’esprit religieux. « Les communistes allemands, écrivait Henri Heine, ami de Marx et de Lassalle, sont poussés par une idée; leurs chefs sont de grands logiciens sortis de l’école de Hegel, et ce sont sans doute les têtes les plus capables et les caractères les plus énergiques de l’Allemagne. Ces docteurs en révolution et leurs disciples, impitoyablement déterminés sont les seuls hommes en Allemagne qui aient vie, et c’est à eux qu’appartient l’avenir. »


I. — LES ORIGINES PHILOSOPHIQUES[3].

Comme la réforme du XVIe siècle a été préparée par les humanistes, la révolution française par les encyclopédistes, le mouvement ouvrier allemand l’a été par la philosophie classique de l’Allemagne universitaire.

L’assertion, au premier abord, peut paraître paradoxale. Il n’y a pas, en effet, de pays où les philosophes et les penseurs aient vécu plus séparés de la foule, aient moins écrit pour elle. Ils n’ont parlé ni l’élégant latin d’Érasme, ni la langue limpide et transparente de Voltaire. Ils exprimaient leurs idées obscures, leurs abstractions glacées, en périodes ennuyeuses, en formules pédantes, accessibles aux seuls initiés. Les pénétrant mal, on les jugeait si peu dangereux, qu’au rebours des encyclopédistes du XVIIIe siècle, en butte aux persécutions de l’État et de l’Église, enfermés à la Bastille, obligés de se faire imprimer en Angleterre et en Hollande, les philosophes allemands, fonctionnaires honorés, enseignaient paisiblement dans les universités la jeunesse studieuse. En appelant Hegel à Berlin, M. d’Altenstein avait cru pouvoir faire sans péril de ses doctrines la philosophie officielle de l’État prussien ; il les considérait même comme le meilleur antidote contre les idées révolutionnaires. Mme de Staël ne voyait chez ces philosophes que des rêveurs inoffensifs, des métaphysiciens grands abstracteurs de quintessence, occupés à méditer pendant les longs hivers, dans la solitude tranquille de leurs petites chambres, tandis que Napoléon emplissait l’Europe du fracas de ses armes. Un seul homme, un élève émancipé de Hegel, Henri Heine, dès 1833, avait entrevu l’avenir, et il signalait chez ces philosophes, Kant, Fichte, Hegel, des révolutionnaires autrement dangereux que nos Robespierre et tous nos coupeurs de têtes. Leur dialectique redoutable, leur intrépide analyse, s’attaquant à toute routine, à toute torpeur intellectuelle, à toute tradition, ébranlait le monde moral jusque dans ses fondemens. Henri Heine prévoyait quels basilics allaient sortir « des œufs sinistres que couvait Hegel. » « Sans la philosophie allemande, écrit Engels, le collaborateur de Marx, surtout sans la philosophie de Hegel, le socialisme allemand, le seul socialisme scientifique qui ait existé, ne se serait jamais produit. » Les philosophes ont été les maîtres, ont pu dire les députés socialistes à la tribune du parlement allemand, nous sommes les disciples... « La tête de l’émancipation allemande, c’est la philosophie; son cœur, c’est le prolétariat. » Étrange alliance de la pensée pure et de la passion élémentaire! Des sommets presque inaccessibles de l’intelligence sereine, les idées des philosophes sont lentement descendues sur les foules houleuses, et ils comptent aujourd’hui, jusque dans les faubourgs des grandes villes, pour arrière-disciples des démagogues en manches de chemise et en tablier de cuir, qui ont juré l’effondrement et la ruine de toutes les institutions sociales.

Fichte penchait déjà vers le socialisme : il exigeait de la société qu’elle réalisât un idéal de perfection. Avec Kant et Hegel, il considérait l’État comme l’expression objective de la justice et lui assignait pour but supérieur le bien-être matériel et moral des citoyens. Cette théorie a conduit Platon au communisme. Mais c’est surtout leur critique négative que l’école socialiste a empruntée aux philosophes classiques, leur méthode dialectique. « On combattait, dit Engels, avec des armes philosophiques, mais les buts ne l’étaient pas. Il s’agissait de ruiner l’État et l’Église. Lors de la réaction féodale et absolutiste de Frédéric-Guillaume IV, la politique était épineuse; on se tournait contre la religion, afin d’attaquer par là le droit divin. » Strauss avait publié sa Vie de Jésus dès 1835. L’Essence du christianisme, de Feuerbach, paraissait en 1841, Marx, en 1844, appliquait la méthode historique de Hegel au développement économique de la société, et il en tirait la prédiction certaine de la révolution sociale.

Les révolutionnaires hégéliens se montrent sévères pour l’étroit rationalisme qui a présidé à la révolution du siècle dernier. Ils font peu de cas de la portée d’esprit de nos jacobins. Dans cette raison proclamée immuable, éternelle, qui les inspirait, Engels n’aperçoit que « l’intelligence idéalisée de bourgeois moyens. » Et quels ont été les fruits d’une raison si ambitieuse? La corruption du Directoire, le despotisme conquérant de Napoléon, la platitude du juste milieu sous Louis-Philippe. Engels n’a pas plus de respect pour la sacro-sainte devise : Liberté, Égalité, Fraternité, et les banales théories de Rousseau, « qui traînent dans tous les estaminets d’ouvriers parisiens. » Les docteurs de la révolution sociale en Allemagne invoquent non la Raison, non l’Égalité, mais l’Histoire. Aux constructions géométriques du rationalisme, ils opposent le développement organique des sociétés humaines ; seulement, loin de s’attacher au passé, en s’efforçant de l’adapter aux circonstances nouvelles, ils tournent leurs regards vers l’avenir et considèrent la destruction de l’ordre social actuel comme aussi déterminée par des lois historiques que l’a été son établissement. Ils préparent l’ordre nouveau, la future, l’inévitable révolution.

L’histoire, on le voit, ne se prête pas avec moins de complaisance que la raison à toutes sortes de thèses : on la fait parler comme on veut, et l’on ne reconnaît si elle a dit vrai ou faux qu’une fois l’événement accompli. Chaque parti se réclame ainsi de l’histoire et soutient que son triomphe est une nécessité des temps. En France, les royalistes invoquent quinze siècles de monarchie ; les démocrates, le lent affranchissement des masses et la persistance des revendications populaires; les classes privilégiées, de prétendus droits consacrés par leur durée même, etc. Qui se trompe et qui a raison? Nul ne saurait péremptoirement l’affirmer. Si l’histoire était une science, on pourrait tirer de faits certains et de lois bien établies des déductions sûres; mais tant qu’elle ne sera qu’une philosophie élastique, aisée à comprimer dans tous les sens et se pliant à des théories contradictoires, fournissant par ses faits innombrables des armes à tous les partis, les spéculations sur l’influence historique ne sont-elles pas aussi creuses, vaines, arbitraires et illusoires que celles dont on reproche l’abus à la logique abstraite de la pure raison? Ces réserves soumises au lecteur, il suffira d’exposer la théorie de Marx, sans la critiquer.

Retenez ce simple mot : Entwicklung, que Marx a emprunté à Hegel. Il est la clef du système, il joue chez les adeptes de la révolution sociale en Allemagne le même rôle essentiel que la Raison chez nos anciens révolutionnaires français. Il a un sens diamétralement opposé, car il signifie non l’immuable, l’absolu, mais, au contraire, le passager, le fugitif. Il implique pourtant une idée encore plus subversive de tout ordre établi, car il chasse du monde le repos et l’immobilité. Entwicklung, c’est-à-dire évolution, développement, perpétuel devenir, transformation sans fin. Dès lors, tout ce que nous considérons comme des principes fixes, religion. État, propriété, famille, ce ne sont là que des formes transitoires, variables d’un temps à un autre, d’une civilisation à l’autre, des « momens nécessaires » qui disparaissent pour faire place à d’autres non moins nécessaires. Sans doute, le système de Hegel admettait la raison d’être de toutes choses en histoire et en morale : il faisait l’apologie de l’État prussien en prouvant à quel point les institutions prussiennes étaient raisonnables, selon la célèbre formule, conservatrice en apparence, « tout ce qui est, est raisonnable. » Mais cette formule n’est que la consécration des faits accomplis, et quand, en vertu de l’évolution, l’État socialiste aura succédé à l’État prussien, il sera non moins raisonnable, par le fait seul de son existence. En un mot, la révolution ne se construit pas tout d’une pièce, elle devient : « Elle est dans chaque pulsation de la société actuelle, » qui se transforme insensiblement en société de l’avenir.

Marx ne prend à Hegel que cette conception primordiale d’évolution. Il considère l’histoire à un point de vue tout différent, Hegel est idéaliste, il admet une cause finale. Il croit que dans la nature, comme dans l’humanité. L’Idée est en cours de s’accomplir progressivement, l’Idée dont la réalité n’est que la fuyante image. On pourrait définir sa conception de l’histoire « l’étude des développemens de l’Idée. »

Marx, au contraire, est matérialiste. Il appartient à ce mouvement général de dure et froide réaction contre l’idéalisme et le socialisme romantique, si marqué dans cette seconde moitié du XIXe siècle, réaction née sous l’influence des sciences naturelles et de l’industrie en progrès et qui s’est traduite en France par le positivisme philosophique, littéraire, politique, économique de la fin du règne de Louis-Philippe et du second empire : « La matière, dit Marx, n’est pas un produit de l’esprit, l’esprit est un produit de la matière. » Il est de l’école de Büchner, le vrai philosophe du socialisme contemporain ; il invoque pareillement Darwin. A travers l’histoire, gouvernée comme l’histoire naturelle par des lois nécessaires, il aperçoit non l’Idée de Hegel, non des idées, qui ne sont que le reflet des choses réelles dans le cerveau de l’homme, mais des intérêts matériels. C’est là, selon les disciples de Marx, une de ses grandes découvertes, que l’histoire n’est qu’une suite de combats de classes, résultant des intérêts économiques[4].

Les circonstances matérielles de la production et du travail, auxquelles les historiens de profession prêtent si peu d’attention, déterminent les formes historiques des sociétés humaines et créent pour chaque époque la base de sa vie politique et intellectuelle. Les modes de production, d’échange, de distribution des produits sont l’origine des classes et de leur hostilité. Elles se combattent non pour des idées de vérité, de justice, mais pour des raisons économiques. Hegel lui-même faisait du Bœse, c’est-à-dire des mauvaises passions humaines, ambition de dominer, désir de dépouiller pour posséder, le levier de l’histoire. Il n’y a pas d’exemple d’un parti ou d’une classe qui ait exercé le pouvoir dans l’Etat sans en abuser à son profit, qui l’ait employé à autre chose qu’à ses propres intérêts économiques ; et l’histoire tout entière, aux divers degrés du développement social, n’est que la lutte des exploiteurs et des exploités, des classes dominantes et des classes dominées.

Considérons la plus récente des révolutions, celle de 1789. Dès 1802, Saint-Simon remarque qu’elle n’a été, en réalité, qu’un combat de classes entre la noblesse, le prolétariat et la bourgeoisie, d’où celle-ci est sortie victorieuse. Enrichie des dépouilles de la noblesse et du clergé, elle s’est créé dans le code civil une législation bourgeoise, et sous les divers gouvernemens, des constitutions bourgeoises. « L’opposition du pauvre et du riche s’est accentuée, par la disparition des corporations et autres privilèges, et des établissemens charitables de l’Église. La pauvreté et la misère des classes laborieuses deviennent la condition de la vie sociale, le paiement en argent comptant, dit Carlyle, est le seul lien entre les hommes[5]. » Une aristocratie d’argent se fonde : au seigneur féodal succède le grand industriel. Mais de même que le tiers-état a supplanté la noblesse, de même la classe ouvrière supplantera le tiers-état ; et le régime socialiste succédera au régime capitaliste, comme ce dernier a succédé au régime féodal ; et c’est la bourgeoisie industrielle qui prépare elle-même l’armée qui la vaincra. Elle a besoin de ces légions d’ouvriers pour s’enrichir : par l’éducation du peuple, elle éveille la conscience des masses, qui ne veulent plus être esclaves des salaires; la liberté de pensée, la liberté de la presse portent l’esprit de la Révolution jusque dans le dernier hameau ; le droit d’association crée le parti des hommes sans fortune, le suffrage universel les laissera arriver à la domination.

Cette transformation, selon Marx et son école, est inévitable. Il ne croit nullement que le hasard, le libre arbitre, l’influence des grands hommes, puissent modifier des lois fatales. Dès lors, le communisme chez les Français et les Allemands, le chartism en Angleterre, n’apparaissent plus comme quelque chose d’accidentel, qui aurait pu aussi bien ne pas être, mais comme un combat historique nécessaire contre la classe dominante, la bourgeoisie. Et le prolétariat ne peut s’émanciper sans délivrer la société entière de la séparation et du combat des classes. L’agitation ouvrière est un mouvement de la civilisation, un développement vers la formation d’un ordre nouveau. Il ne dépend de personne de l’arrêter; « mais on peut, dit Marx, abréger la période de gestation et adoucir les douleurs de l’enfantement. »

Le socialisme est ainsi présenté non comme un idéal imaginaire d’une société plus parfaite, mais comme une vue profonde de la nature réelle des choses, une prophétie infaillible fondée non sur des rêves, mais sur des faits scientifiques patiemment observés, une prophétie et une propagande destinée à rendre plus aisée et plus rapide la transition aux temps qui doivent s’accomplir.

Telles étaient les idées que Marx et Engels commençaient à répandre dès 1844, dans les Annales françaises-allemandes, publiées à Paris avec la collaboration d’Arnold Ruge et d’Henri Heine. Ils écrivaient non pour quelques savans, mais pour le prolétariat européen et étaient en relations avec les sociétés secrètes, à demi associations de propagande, à demi conspirations, que les Allemands exilés avaient fondées en France, à partir de 1834, sur le modèle des sociétés démocratiques parisiennes, et qui étendaient des ramifications en Suisse et en Angleterre, grâce aux tailleurs allemands. Un tailleur, Weitling, qui a beaucoup emprunté à Cabet, est le premier théoricien du socialisme en Allemagne. Mais il ignorait absolument l’économie politique, la philosophie de l’histoire, et ne parlait que le jargon français d’égalité, de fraternité, de justice sociale. Marx et Engels apportaient au mouvement une science et une méthode nouvelles.

Marx était entré en 1847 dans l’Alliance communiste, dont le centre d’action fut transporté de Paris à Londres et qui prenait un caractère international. C’est dans l’esprit des théories essentielles que nous venons d’esquisser qu’il rédigeait et lançait, en 1847, son manifeste contre la bourgeoisie. Déjà y sont formulés, comme le remarque M. de Laveleye, les principes qui guident encore aujourd’hui le socialisme contemporain : l’affranchissement des prolétaires doit être leur œuvre propre, — l’intérêt des ouvriers contre le capital, étant partout le même, doit s’élever au-dessus des distinctions de nationalités, enfin les travailleurs doivent conquérir des droits politiques pour briser le joug des capitalistes : «Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste! Les prolétaires n’ont à y perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à y gagner... Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! »

Ce manifeste, qui a fait depuis le tour du monde et dont les devises flamboient sur les murailles de tous les congrès s’adressait au début à des petites chapelles, à des associations de trois à vingt personnes, qui se réunissaient en secret. Il n’y avait pas encore en Allemagne de parti socialiste, il s’agissait d’en créer un. Les écrivains de la jeune Allemagne, hégéliens de gauche, poètes, publicistes, orateurs, romanciers : Bœrne, Heine, Arnold Ruge, Herwegh, Freihgrath, Hartmann, Kinkel, ont donné au socialisme de beaux chants enflammés, des paroles de feu, mais c’étaient des idéologues, sans talent d’organisation. Un esprit nouveau anime Marx et après lui Lassalle, celui d’une génération à laquelle le prince de Bismarck achèvera de donner sa brutale empreinte. Ils savent que, si les intérêts n’ont que la justice pour se défendre, ils ne sont guère secourus, que le droit n’est rien sans la force, qu’une cause a besoin d’une armée.

Cette armée, ils la cherchèrent en vain dans la révolution de 1848. Elle avait assurément un caractère socialiste assez marqué. Mais il s’y mêlait bien des élémens confus. Le parlement de Francfort, assemblée bourgeoise de libéraux, de juristes, de professeurs de toutes facultés, animés à la fois d’aspirations unitaires et démocratiques, en reflétait l’incertitude. A des exigences de réformes constitutionnelles et de libertés politiques, se mêlaient de vagues revendications sociales, des programmes d’organisation du travail. Mais l’industrie en Allemagne était encore peu développée. Marx vit bien vite qu’il n’y avait là qu’un levier insuffisant, qu’il était impossible d’organiser prématurément le prolétariat. Les vues positives qu’il exposait en 1850 dans la Nouvelle Gazette du Rhin contrastent avec l’enthousiasme romantique des Ledru-Rollin, des Louis Blanc, des Mazzini, des Kossuth. Il raille froidement l’indignation morale de l’époque et les proclamations exaltées des fondateurs de gouvernemens provisoires. Les tentatives révolutionnaires lui paraissent vaines pour le moment, et il se sépare de l’alliance communiste à laquelle le procès de Cologne en 1852 donna le coup de grâce[6].

« La révolution de 1848 a sonné le glas de la philosophie idéaliste allemande. » La pensée va devenir action, a Les philosophes, écrit Marx, ont interprété le monde de différentes manières, il s’agit maintenant de le changer. »


II. — L’AGITATION POLITIQUE[7].

Le parti socialiste, en Allemagne, n’est pas plus ancien que le ministère de M. de Bismarck. Lassalle le fit sortir de terre dans un temps très court, de 1863 à 1864, et lui donna la première impulsion, après laquelle, comme une force de la nature, il ne s’est plus ni arrêté, ni ralenti.

Lors du conflit entre le gouvernement prussien et les libéraux, Lassalle, qui avait obtenu une notoriété retentissante, en plaidant la cause de la comtesse Hatzfeldt, cherchait à prendre la direction du parti progressiste. N’y réussissant pas, il brise avec « cette misérable bourgeoisie libérale, » — il lui préférait, disait-il, la « royauté de droit divin, » — Et cherche à se créer un parti. Des unions d’ouvriers s’étaient fondées en Allemagne, sur le principe du self-help et de l’épargne, grâce à l’initiative de Schulze-Delitsch, et sous le patronage des progressistes. Lassalle se proposa de les en séparer, et d’introduire les ouvriers comme force indépendante dans les conflits constitutionnels.

Ses vues étaient singulièrement nettes. Unitaire et démocrate, comme l’était son maître Fichte, il voulait faire des Allemands de toute race de libres citoyens de l’État ; mais il fallait que l’unité de l’Allemagne fût accomplie. Témoin des échecs et des avortemens de 1848, il avait appris, au spectacle de cette révolution, la vanité des parlemens bavards, l’importance d’un pouvoir fort. Il voyait clairement que l’unité ne pouvait s’obtenir que par les armes de la Prusse, à l’exclusion de l’Autriche. Dès 1859, dans une brochure sur la guerre d’Italie, il exposait le plan de campagne que M. de Bismarck devait exécuter sept ans plus tard. La domination de la Prusse devait servir de transition possible à l’état national républicain. Cette puissance, réactionnaire par excellence, était appelée à devenir l’instrument de l’émancipation de la classe ouvrière, et cela par la royauté sociale et le socialisme d’état. Lassalle réclamait enfin, comme garantie et comme gage, le suffrage universel : « C’est le signe par où vous vaincrez, » disait-il aux ouvriers. Il se rendait compte que « le suffrage universel veut comme complément le bien-être universel, et qu’il est contradictoire que le peuple soit à la fois misérable et souverain[8], » un pauvre roi en haillons, ceint de la couronne de fer.

On sait à quel point Lassalle a été prophète, et comment la Prusse, pour satisfaire ses ambitions impériales et triompher de la bourgeoisie libérale, a déchaîné le courant de la démocratie. Le prince de Bismarck, en établissant le suffrage universel, a voulu oindre d’une goutte d’huile démocratique le nouvel empire. Est-il sûr qu’il ait travaillé pour le roi de Prusse? La goutte est devenue tache et s’étend chaque jour davantage. Les partis conservateurs maudissent ce suffrage comme « une arme effrayante, qui menace de destruction notre civilisation et notre moralité, et donne à la démocratie sociale, pour un temps assez éloigné, les chances d’une victoire qui n’a rien d’invraisemblable. »

Les débuts du parti socialiste ont été modestes : à l’origine, ce n’est qu’un ruisseau, à peine visible. Les ouvriers vivaient tranquilles dans la pauvreté et l’ignorance : pour que naisse le mécontentement, il faut plus de bien-être, plus d’information sur les conditions du travail dans d’autres pays. Lassalle employait toute son éloquence à allumer les convoitises ; démocrate fastueux et viveur, il reprochait aux ouvriers leur « maudite frugalité, » tonnait contre ceux qui exigeaient de l’ouvrier l’épargne, alors qu’il a les poches vides, le self-help, alors qu’il est désarmé devant le capital, comme l’homme qui n’aurait que ses dénis et ses ongles, pour lutter contre l’artillerie la plus perfectionnée. Habile à tirer des problèmes économiques des formules éclatantes et à les lancer dans les foules, il empruntait à Ricardo sa prétendue loi d’airain qui courbe l’ouvrier sous le joug de la misère ; car si les gages tendent à augmenter, la population ouvrière s’accroît ; s’ils baissent, elle émigre, ils ne peuvent donc dépasser un certain taux, — loi réfutée par mille exemples, dont le plus remarquable est celui des trades-unions. Liebknecht, au congrès de Halle, a d’ailleurs rejeté cette loi d’airain à la vieille ferraille, parmi les armes rouillées. Lassalle, tout en conservant la propriété privée invoquait l’assistance et le crédit de l’état, « cet antique feu de Vesta de toute civilisation, » pour fonder des sociétés coopératives, qui affranchiraient graduellement les ouvriers de la tyrannie du capital.

Ce retentissant appel aux esclaves du salaire fut peu écouté. A Berlin, ses partisans tombèrent de 200 à 25. Le parti socialiste y a compté en 1890 plus de 125,000 voix. Lassalle obtint plus de succès dans les districts industriels, sur les bords du Rhin, où son dernier voyage triomphal fut, disait-il, celui d’un fondateur de religion. A sa mort, l’association des ouvriers allemands avait recruté 4,610 membres. Cet homme génial, aux plans immenses, intéressant comme un personnage de roman, savant d’académie, orateur de carrefour, beau parleur de salon, doué de ce charlatanisme indispensable aux politiques, vénéré comme le premier saint du calendrier socialiste, était venu trop tôt pour le rôle qu’il voulait jouer. Il ne réussit pas à entraîner les foules. Il fallait les deux grands orages de 1866 et de 1870 pour faire lever la moisson.

Peu de semaines après la mort de Lassalle, tué en duel à la suite d’une aventure amoureuse qui, à ce moment, intéressait plus sa vanité que la question ouvrière, — Marx fondait à Londres, le 28 septembre 1864, l’Association internationale des travailleurs, la Sainte-Alliance des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie et le capitalisme. Ainsi que Lassalle, Marx Mordechaï est d’origine juive, le descendant d’une longue suite de rabbins. De cette race cosmopolite, d’un âpre réalisme, sans idée d’une autre vie qui répare les inégalités et les injustices de celle-ci, est sortie avec Marx la protestation la plus véhémente contre l’ordre économique dont elle est l’incarnation. Marx est la négation radicale de Rothschild. M. Mehring le peint, d’après le témoignage d’un de ses fidèles, comme un aristocrate qui en haine de la bourgeoisie se faisait un jeu d’agiter le monde du fond de sa villa confortable des environs de Londres, « un de ces sybarites de l’esprit, qui, par dégoût de tout ce que la vie terrestre a de borné et de fini, cherchent dans la propagande du bouleversement une sorte de sport méphistophélique. » Mais un jugement aussi sommaire ne saurait suffire. Marx, le Rousseau du XIXe siècle, et son œuvre célèbre, le Capital, exigeraient toute une étude. Autant ses théories ont exercé d’influence sur le socialisme allemand, autant l’Internationale, dissoute dès 1872, s’est peu répandue en Allemagne pour les mêmes causes qui faisaient obstacle à la propagande de Lassalle.

Dix années séparent la fondation de l’Internationale du congrès de Gotha (1864-1875), et cet intervalle est rempli par le long combat et la victoire des tendances communistes et internationales de Marx sur le socialisme patriote et mitigé de Lassalle.

A peine Lassalle avait-il disparu, que les querelles entre la comtesse Hatzfeldt et ses lieutenans divisaient déjà le parti. Le plus remarquable de ses successeurs à la présidence de l’Union générale des ouvriers allemands fut Schweitzer, homme du monde déclassé, de mœurs louches, mais intelligent et avisé. Schweitzer ne fît qu’accentuer les sympathies que Lassalle avait témoignées à la Prusse et à M. de Bismarck. Il siégea au Reichstag ; puis, en 1872, renonça au socialisme et devint auteur dramatique. Bebel l’a depuis stigmatisé comme agent secret du gouvernement prussien.

Un parti rival, dit des Ehrlichen, des honorables, n’avait pas tardé à se constituer dans l’Allemagne du Sud, en opposition aux sympathies prussiennes des lassalliens. Les deux hommes qui le dirigeaient, Bebel et Liebknecht, ami et confident de Marx, sont encore aujourd’hui les meneurs les plus en vue de la démocratie sociale. Aucun parti ne saurait s’honorer de chefs plus probes, plus désintéressés, et dont la vie publique et privée soit plus intacte. Agitateurs et organisateurs émérites plus que théoriciens profonds, ils ont vu leur importance grandir avec la croissance prodigieuse de leur parti, due à des causes toutes générales. Leur fanatisme, leur indifférence à tout ce que le commun des hommes considère comme intolérable : pauvreté, exil, prison, persécution. rappelleraient les jésuites du XVIe siècle, les puritains de Cromwell, les jacobins de 1793, si nous ne vivions dans un temps de prose qui ne se peut hausser jusqu’à ces époques dramatiques.

Liebknecht est né à Giessen en 1826. Il appartient, par sa famille, à la bourgeoisie bureaucratique. Après de bonnes études universitaires, sur le point d’émigrer en Amérique, il fut retenu par la révolution de 1848, accourut à Paris aux premières nouvelles des barricades, revint en Allemagne se joindre aux partisans qui tentaient d’y fonder une république. Il a depuis suspendu au râtelier le fusil d’insurgé. Son histoire, qui est celle de son parti, se résume d’un mot : un sectaire qui deviendra de plus en plus un politique, et qui, sans rien renier de sa foi communiste et révolutionnaire, poursuivra des buts positifs et immédiats, s’engagera de plus en plus dans les voies de l’opportun et de l’expédient.

Banni d’Allemagne, Liebknecht passa treize années à Londres dans la société de Marx et d’Engels. Il s’éprit d’admiration pour Disraeli, le premier homme d’état, selon lui, qui ait compris l’importance universelle de la question sociale. Dans son roman de Sybil, ou les deux nations, Disraeli, le peintre ébloui de l’opulence anglaise, a laissé un tableau de la misère au temps du chartism et de l’esprit révolutionnaire qui animait la classe ouvrière d’un réalisme tel que Liebknecht l’égale à celui de M. Zola. « l’État, écrit Disraeli, n’a qu’un seul devoir, assurer le bien-être des masses, » et le ministre conservateur rêvait d’organiser contre la bourgeoisie libérale, qu’il exécrait, la ligue du torysme et du prolétariat, sous l’égide d’une monarchie populaire.

Telle était aussi la politique de M. de Bismarck dès le début de son ministère (fin de septembre 1862). La même année, Liebknecht, rentré en Allemagne, fondait à Berlin, avec son ami Brass, la Gazette de l’Allemagne du Nord, destinée « à combattre le bonapartisme à l’extérieur, le faux libéralisme bourgeois à l’intérieur, dans le sens de la démocratie et du républicanisme. » Mais Brass, le républicain rouge de 1848, passait, avec armes et bagages, comme Lothar Bûcher et d’autres « apostats, » au service du ministre qui connaissait l’importance de la presse et la façon d’en user. Convaincu que tout s’achète et que l’honnêteté est une marchandise qui se paie seulement un peu plus cher, M. de Bismarck fit proposer à Liebknecht de continuer à écrire dans ce journal des articles de tendance socialiste très avancée. Ces offres ne reçurent pas l’accueil que leur auteur en pouvait attendre. Après dix-huit années de luttes sans trêve, Liebknecht nourrit, à l’égard de l’ancien chancelier, une haine furibonde que sa chute même n’a pas apaisée. La disgrâce du prince ne lui suffit pas. Il voudrait encore lui ravir l’honneur. Expulsé de Berlin en 1865, Liebknecht se fixait à Leipzig, où il trouvait, à la veille et au lendemain de la guerre de 1866, l’auditoire le plus favorable à sa propagande contre la Prusse, qu’il ne cessait de dénoncer comme la delenda Carthago. Les Allemands venaient de se canonner entre eux. Le seul nom prussien excitait en Saxe les plus violentes passions. A l’antipathie invétérée de ces populations douces et polies pour la morgue et l’arrogance des Junkers se joignait l’humiliation de la défaite. La nouvelle confédération de l’Allemagne du Nord laissait dans les états du Sud des légions de mécontens. Liebknecht exprimait le sentiment général lorsqu’il flétrissait l’hégémonie de la Prusse comme la malédiction, la mutilation de la patrie, lorsqu’il défendait l’idée, populaire en Saxe, de la Grande Allemagne, d’où les frères d’Autriche ne seraient pas exclus. L’administration militaire prussienne supprime son journal. Il retourne à Berlin sur la foi de l’amnistie, on l’emprisonne. Il revient ensuite à Leipzig sans ressources, sans perspectives d’avenir. Il y avait gagné un partisan, l’ouvrier tourneur Bebel, qui en valait des milliers.

Liebknecht est le chef de la démocratie socialiste ; Bebel en est l’apôtre. Né en 1840, il est fils d’un sous-officier d’infanterie prussienne. En cette qualité, très modérément libéral à ses débuts, simplement démocrate, il avait prononcé, en 1863, un discours contre l’établissement du suffrage universel. C’est en étudiant, pour les combattre, les écrits de Lassalle, qu’il s’initia à la doctrine. Liebknecht a exercé sur lui une action décisive. Bebel, déjà influent en Saxe, pays de grande industrie, président à Leipzig du comité permanent des associations d’ouvriers allemands, lui apportait le noyau d’un parti.

Au Reichstag constituant de l’Allemagne du Nord, où ils siégèrent parmi les démocrates, Liebknecht et Bebel, s’abstenant de profession de foi socialiste, se signalèrent comme mangeurs de Prussiens. Ils prenaient violemment à partie la politique de Bismarck, l’œuvre de 1866. Un conflit avec la France allait en être, disaient-ils, la conséquence inévitable.

Les trois années qui précèdent la guerre de 1870 sont importantes dans l’histoire du parti. En 1867, Marx publie le premier volume du Capital; dès les premières pages il répudie dédaigneusement Lassalle. En même temps que la doctrine se fixe dans cette bible du socialisme allemand, commence l’agitation pratique. Le suffrage universel excite l’intérêt à la vie politique. Des associations de métiers s’organisent en foule, avec un double caractère : protéger les intérêts du travail, et en même temps former un parti exclusivement animé de l’esprit de classe. Mais il y avait lutte entre les lassalliens, présidés par Schweitzer, soupçonné d’alliance secrète avec Bismarck, et les partisans de Bebel et de Liebknecht. Une tentative de fusion, au congrès d’Eisenach (août 1869), n’aboutit pas. C’est alors que Liebknecht fondait le parti ouvrier démocrate socialiste qu’il devait conduire à de si brillantes destinées.

Les dissensions des deux partis, dont l’un se recrutait surtout dans l’Allemagne du Nord et l’autre à Leipzig, avec des tendances internationales très marquées, s’accrurent encore lorsqu’éclata la guerre de 1870, qui entraînait les Allemands dans un grand courant patriotique où disparurent les rancunes des années précédentes. Bebel et Liebknecht refusèrent de voter l’emprunt de guerre, « une guerre dynastique, disaient-ils, préméditée et préparée de longue main par le gouvernement prussien contre la France, pour le profit et la gloire de la maison de Hohenzollern. » Ils prédisaient maintenant que de cette guerre sortirait l’alliance de la France et de la Russie, et une lutte redoutable entre Germains et Slaves. Avec Karl Marx, ils protestèrent énergiquement contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine et portèrent la Commune aux nues. Arrêtés, accusés de haute trahison, et condamnés à deux années de forteresse, ils s’étaient détendus énergiquement, au cours du procès, de conspirer dans l’ombre au renversement de l’ordre établi. Ils se donnaient pour des propagandistes qui n’attendent la victoire que de l’expansion de leurs idées.


III. — LA GUERRE DE 1870 ET SES SUITES.

L’agitation de deux partis avait été singulièrement efficace, car aux élections de l’Allemagne unifiée en 1871, le nombre des voix socialistes s’éleva à 124,655. L’impulsion la plus puissante et la plus rapide leur vint des suites mêmes de la guerre de 1870, qui transforma le caractère national.

« Avant la guerre, les habitudes modestes, sédentaires, du peuple tendaient à rendre chacun content de son lot et hostile aux changemens sociaux... La guerre, avec ses excitations et ses triomphes, puis l’établissement de l’empire suivi d’une foule de lois qui ont modifié la vie sociale du peuple, ont effectué une métamorphose complète... En même temps une courte période de grande activité commerciale et de spéculation effrénée a produit sur les masses une profonde impression, et semble avoir altéré d’une façon permanente et à un haut degré leur précédent caractère. L’Allemagne avant la guerre était un pays de vie et de production relativement à bon marché, elle ne l’est plus[9]. » Après la pluie d’or de nos milliards français, les descendans de ces Allemands d’autrefois, nourris de rêves et de métaphysique, se lancèrent dans les spéculations et les entreprises financières avec une telle fureur sauvage « qu’on n’en saurait trouver de semblable dans l’histoire d’aucun peuple civilisé[10]. » En Prusse seulement, 687 compagnies par actions se fondèrent en l’espace de quelques mois. Les appétits, déchaînés en haut, se déchaînèrent aussi en bas durant cette période de leurre et de vertige, avec ses hauts salaires, ses grèves favorables, et enfin son krach retentissant à la Bourse de Vienne le 9 mai 1873, suivi de tant de désastres. A une ivresse de prospérité apparente succédait la dépression financière, commerciale, industrielle. La crise atteignait les ouvriers qui avaient déserté la campagne en masse, attirés dans les villes par l’appât du gain. « Chaque jour, écrivait Rudolph Meyer, va se gonflant une armée de prolétaires dont le silence, la patience et la décision ont quelque chose d’effrayant. » Et il en fait remonter la responsabilité à M. de Bismarck et au banquier Bleichrœder. « La nation allemande, conclut-il, ne s’est pas montrée digne des grandes destinées auxquelles elle semblait appelée après les guerres de 1866 et de 1870. » Et M. Mehring considère de même la maladie du socialisme comme le revers des succès nationaux.

Aux élections de 1874, les voix socialistes triplèrent. Dans leurs congrès et leurs réunions générales, les meneurs évaluaient le nombre de leurs bataillons organisés à 8,000 ou 10,000 compagnons. Or 351,952 électeurs votaient pour leurs candidats. Ce contraste révèle la vraie nature du mouvement socialiste. On doit le considérer dans son ensemble moins comme une adhésion expresse et raisonnée à une doctrine et à un programme, que comme la formule populaire la plus énergique du mécontentement des basses classes. M. de Bismarck déplorait un jour que les Allemands ne fussent pas aussi capables de se résigner à un sort modeste que les Français de condition analogue ; le boulanger allemand, ajoutait-il, rêve de devenir banquier ou millionnaire; il n’est brillante destinée que le petit employé n’ambitionne pour ses enfans, et le poison socialiste infeste toute cette classe. Il est juste de reconnaître que M. de Bismarck lui-même n’a jamais donné aux Allemands l’exemple de la modération dans la plus haute fortune. Le socialisme est ainsi en partie le fruit des déceptions qu’ont fait naître des succès politiques inouïs, joints aux révolutions économiques de la seconde moitié du XIXe siècle, aux charges militaires nécessitées par la politique d’annexion; le poids des impôts, la cherté des vivres, la médiocrité des traitemens ont amené au parti des recrues de plus en plus nombreuses. Les chefs ne s’y sont point trompés, et ils en ont tenu compte dans leur plan de campagne.

La conduite et la direction du mouvement socialiste depuis la guerre passait de plus en plus aux mains des communistes. L’internationale de Marx s’était dissoute au congrès de La Haye en 1872, où Bakounine et les révolutionnaires slaves refusèrent d’obéir à un juif allemand. Elle s’éteignait comme un feu de nuit sur la montagne, pour se rallumer de nouveau au congrès marxiste de Paris, en 1889. C’étaient maintenant les chefs allemands qui gardaient le dépôt de la doctrine et prenaient le commandement de l’armée. L’Allemagne allait devenir le foyer le plus actif du socialisme en Europe. Les succès remportés, et les persécutions qu’on commençait à subir rendaient l’union des deux partis inévitable. L’absorption du parti de Lassalle par celui de Bebel et Liebknecht eut lieu en 1875 au congrès de Gotha, où 9,000 marxistes et 15,000 lassalliens se fondirent en une masse unique de 24,000 membres réguliers du parti démocrate socialiste.

Le programme élaboré à Gotha a résumé pendant vingt ans toutes les revendications de la démocratie sociale, jusqu’au congrès de Halle où Liebknecht l’a écarté comme ne correspondant plus aux circonstances nouvelles. On l’a comparé à une cuisine de sorcières. Il contenait un mélange de principes collectivistes et de politique ultra-radicale; mais il énumérait aussi les réformes possibles et exigibles dans la société actuelle : droit de coalition, journée de travail normale, interdiction du travail du dimanche, défense du travail des femmes et des enfans pouvant nuire à la santé et à la moralité, lois protectrices de la vie et de la santé des ouvriers, libre administration des caisses d’assistance et de secours mutuels, — questions dont quelques-unes ont été résolues par la législation, et que le parti socialiste se vante d’avoir imposées à l’attention du parlement et à la sollicitude du pouvoir. L’agitation pour des exigences pratiques va devenir le trait qui caractérise la démocratie sociale allemande.

En même temps qu’elle poursuit des buts précis, immédiats, cette agitation, selon la prescription même du programme de Gotha, se sert de moyens légaux. Buts pratiques, moyens légaux, — c’est là ce qui la distingue absolument, — sans parler des théories centralisatrices, — de l’anarchisme et du nihilisme. Au congrès de Gand, en 1877, où les partisans de Marx et de Bakounine se trouvaient réunis, Liebknecht exposait avec précision la méthode de son parti, la participation à l’État, le socialisme correct, l’action politique et parlementaire, la propagande pacifique. « La conquête de la puissance politique, disait-il, ne sera pas l’œuvre d’un moment et d’un assaut. Comme la société ne naît pas du jour au lendemain, elle ne disparaîtra pas de même. » La propagande par le fait, que prêchent les anarchistes, les bombes, la dynamite, c’est la tactique d’une secte infime en nombre, qui cherche à se rendre redoutable par la conspiration et la terreur; cette tactique ne saurait convenir à un grand parti politique toujours croissant, qui marche au grand jour à la conquête du pouvoir par la conquête de l’opinion. Les socialistes allemands ont maintes fois manifesté leurs sympathies aux nihilistes russes, mais sans aucune arrière-pensée de les prendre pour modèles.

L’union une fois accomplie au sein du parti, le programme adopté, la tactique définie, il s’agissait de rendre l’organisation plus parfaite, la propagande plus active. La démocratie socialiste forme une sorte d’état dans l’État. Elle possède un gouvernement centralisé. Elle a ses agitateurs rétribués, ses cent cinquante orateurs dressés, qui vont à travers l’Allemagne répandre la bonne parole. La presse du parti prend un essor surprenant. Des brochures à bon marché, des calendriers socialistes les discours de Lassalle, les abrégés des théories de Marx, les recueils de poésies socialistes sont répandus à profusion ou distribués gratuitement durant les périodes électorales. Les ressources commencent à affluer.

A l’organisation politique s’ajoute l’organisation professionnelle. Le parti forme le centre de ralliement de vingt-six grandes associations de métiers, comptant 50,000 membres disséminés dans le pays et pourvues de contributions régulières. Au parti se rattachent pareillement de nombreux Vereine, sociétés de chant, de théâtre, de consommation, si enracinées dans les habitudes allemandes. Les socialistes purs forment une classe spéciale, une tribu, un peuple dans le peuple. Ils ont leurs plaisirs, leurs relations, leurs auberges, leurs anniversaires, et même aux jours de fête on ne voit plus en Allemagne toutes les classes de la population s’unir et se confondre.

Le parti des prolétaires est celui qui possède l’organisation de beaucoup la plus parfaite, qui déploie le plus d’énergie, qui fait les plus grands sacrifices de temps et d’argent. Le fruit immédiat de cette union et de ce zèle fut le succès des élections de 1877. Le parti obtenait 493,288 voix et gagnait ainsi 140,000 voix en trois années. Il venait au quatrième rang et comptait 12 députés. Ces chiffres étonnèrent les chefs eux-mêmes et causèrent un grand effroi.

Les attentats de Hœdel et de Nobiling contre l’empereur (11 mai-2 juin 1878) vinrent à point fournir à M. de Bismarck une arme qu’il avait jusque-là vainement réclamée du Reichstag pour combattre la démocratie sociale. Ces crimes étaient absolument contraires à l’esprit et à la doctrine du parti qui répudie le régicide, les conspirations ténébreuses et sanguinaires. Une atmosphère malsaine les avait fait naître. L’apprenti ferblantier Hœdel, esprit puéril, était inscrit en dernier lieu au parti socialiste chrétien; il ne savait d’ailleurs lui-même s’il était adepte de Bakounine, de Marx ou de Stœcker. On ne découvrit aucune relation entre Nobiling et les socialistes démocrates. Vaniteux incapable, à bout de ressources, il cherchait une fin théâtrale, et tira sur le vieil empereur, sans fanatisme, mû par un monstrueux sentiment d’orgueil.

La loi contre les socialistes, que M. de Bismarck obtenait après de nouvelles élections, où le parti ne perdit que 60,000 voix environ, où il en gagna même à Berlin, mettait entre les mains des gouvernemens et de la police des pouvoirs exceptionnels, limitant pour les socialistes, de beaucoup de manières, le droit de réunion, d’association, la liberté de la presse et la liberté de séjour. Les mesures étaient combinées de manière à anéantir toute organisation, toute activité publique dans le parti, et à réprimer avec une extrême rigueur toute tentative d’organisation secrète. Elle ne laissait intacte que le droit de vote, qui l’a rendue vaine.


IV. — L’ERE DE REPRESSION[11].

Les gouvernemens appliquèrent la loi contre les socialistes, mise en vigueur, le 21 octobre 1878, avec une extrême énergie. Ils ne rencontrèrent ni provocation ni résistance. Dès le 19, le comité central de Hambourg, 135 associations et Vereine se dissolvaient, 35 journaux cessaient de paraître. A la date du 30 juin 1879, 147 publications périodiques, 218 non périodiques, livres, brochures, étaient supprimés et interdits, 217 Vereine et cinq caisses dissous. De 1878 à 1886, le petit état de siège, avec droit d’expulsion des villes contre les personnes réputées dangereuses, était établi à Berlin, Leipzig, Francfort, etc., trois millions et demi d’Allemands s’y trouvaient soumis. Quatre-vingt-treize membres du parti, les plus zélés, les plus actifs, étaient chassés en une fois de Berlin, puis d’autres villes. Enfin la loi, qui devait durer trois ans, fut successivement prorogée jusqu’à douze. — Toute l’organisation si favorable du parti était anéantie, la presse silencieuse, la police partout aux aguets.

Mais, chez le peuple allemand, les cohortes de la destruction sont aussi susceptibles d’union, de discipline, que l’armée de la loi. Ces mesures n’eurent d’autre effet que de resserrer les liens des membres entre eux. Jamais ordre si parfait n’avait été atteint dans l’histoire des combats de classes. En expulsant des grandes villes les socialistes les plus militans, on en faisait des prosélytes errans, pleins d’amertume et de colère. Eux chassés, d’autres les remplaçaient; nulle part, les adeptes n’étaient plus nombreux que dans les districts où régnait le petit état de siège. Quelle loi, quelle police, pouvaient atteindre la propagande d’homme à homme, celle de l’atelier, du cercle intime, de la famille? Aucune imprimerie n’aurait tenté de publier des écrits socialistes; leur introduction était étroitement surveillée à la frontière. Or le député socialiste Vollmar affirmait au Reichstag que 500,000 exemplaires de journaux et de brochures interdites étaient répandus chaque année en Allemagne. Le Sozialdemokrat, organe officiel du parti, édité à l’étranger, était semé jusque sur les routes, et lu comme on lit les œuvres prohibées, avec ferveur. On ne pouvait sans danger recueillir des cotisations en Allemagne : on en recevait de l’étranger. Il était interdit aux chefs de se concerter; ils réussissaient à dépister la police, et à régler les affaires du parti dans trois congrès, de 1880 à 1887, aux ruines du château de Wyden, à Copenhague, à Saint-Gall. Aux élections de 1881, à la surprise générale, les démocrates socialistes obtenaient 311,961 voix et douze députés; la répression draconienne ne lui en avait ôté que 125,000, et depuis, le nombre des voix n’a cessé de progresser dans des proportions imprévues.

Des mesures préventives, jointes aux mesures répressives, bien loin d’enrayer le mouvement, n’ont eu d’autre effet que de l’accélérer. M. de Bismarck combinait en vain le système de la cravache et du morceau de sucre. Il s’emparait des exigences justifiées du parti socialiste pour que le sol lui manquât sous les pieds. Le socialisme d’état devait apporter la solution pacifique de la question sociale. Tout le monde en Allemagne raisonnait maintenant sur le socialisme, professeurs d’université, docteurs de la science économique, médecins consultans du corps social. Catholiques et protestans rivalisaient de zèle, ils avaient commencé, dès 1868 et 1870, à fonder des sociétés de secours, des institutions de prévoyance. L’état intervenait à son tour pour protéger le travail, seconder les intérêts, alléger les souffrances de la classe ouvrière. Le message impérial du 17 novembre 1881 annonçait la législation qui a donné, de 1883 à 1889, les lois sur l’assurance des ouvriers contre la maladie, contre les accidens, contre l’invalidité et la vieillesse. Mais, bien loin d’apaiser les ouvriers, elle achevait de leur démontrer la justice de leurs réclamations, et la crainte qu’ils inspiraient, sans satisfaire leurs exigences. L’état semblait promettre par là de réparer toutes les imperfections sociales, ou du moins admettre en principe la possibilité de ce redressement. Pourquoi ne remédierait-il pas aux plus grands maux, à l’insécurité du travail, au chômage? « Pourquoi, demandait Liebknecht, le prince de Bismarck ne vient-il pas dire : quiconque a faim et se trouve sans travail s’adressera à l’état ? Ce serait le socialisme complet. » — « Je veux vous l’avouer franchement, disait Bebel au Reichstag, si quelque chose a favorisé l’agitation socialiste, c’est le fait que le prince de Bismarck s’est jusqu’à un certain point déclaré pour le socialisme; seulement, nous sommes dans ce cas le maître et lui est l’écolier. » La loi d’assurance contre la vieillesse et l’invalidité, que M. Grad a étudiée ici même[12], fait servir par l’état des rentes à un nombre de personnes qui peut s’élever jusqu’à 11 millions. Le principe admis, il est bien évident que les meneurs vont réclamer que l’on élève indéfiniment le chiffre de ces rentes. Liebknecht compare déjà cette législation à une loi des pauvres modifiée, à de petites aumônes que l’on prend dans la poche des travailleurs eux-mêmes. « L’état moderne ne peut résister à la poussée universelle, quand il a provoqué l’éternelle illusion[13]. » Ces lois exigent en outre de monstrueux appareils bureaucratiques, destinés à inspirer aux ouvriers une profonde aversion pour l’assurance obligatoire, en les soumettant à des formalités très compliquées, à une insupportable tutelle. Aussi témoignent-ils d’une apathie presque absolue en présence des bienfaits de cette législation. La loi d’assurances contre la vieillesse, l’invalidité, est entrée en vigueur le 1er janvier 1890. On a peine à les décider à se procurer à temps les pièces nécessaires. Ils ne croient pas, d’ailleurs, à la bonne foi des classes dirigeantes; la réforme sociale qu’elles prétendent entreprendre est destinée dans leur pensée à détourner la classe ouvrière des vraies solutions. Le socialisme d’état n’a pas réussi à gagner le cœur des ouvriers.

En même temps qu’il tentait cette expérience inquiétante, le prince de Bismarck, par sa politique protectionniste, inaugurée en 1879, jetait un nombre de mécontens toujours croissant dans les bras du parti. Les nouveaux impôts indirects, destinés à consolider l’empire, les privilèges accordés aux grands propriétaires, éleveurs, raffineurs, bouilleurs de cru, qui tiraient de cette législation des revenus considérables, ont eu pour conséquence le renchérissement des objets de première nécessité, dont les journaux socialistes ne cessent de se plaindre. Admirez, peuvent-ils dire, la contradiction! Se proclamer, comme l’a fait le prince de Bismarck, socialiste à sa manière, se déclarer partisan du droit au travail en se fondant sur le code civil prussien, peindre « le vieil ouvrier mourant de faim et de misère sur un fumier » et enrichir aux dépens de l’ouvrier une caste de grands propriétaires, persécuter les défenseurs de la classe ouvrière sous une loi d’exception, quelle politique incohérente !

Joignez à cela l’habileté, la prudence, la modération des députés socialistes qui dirigeaient le parti, leur soin à éviter toute embûche qui pût les faire sortir de la légalité[14]. On cherchait en vain à prouver, dans les procès qu’on leur intentait, qu’ils formaient une société secrète, tombant sous le coup du code pénal. A leurs congrès, malgré la violence des paroles et des manifestes, ils se débarrassaient des énergumènes compromettans, des Most et des Hasselmann; condamnaient l’anarchisme, répudiaient toute solidarité avec les auteurs du complot du Niederwald, organisé contre la famille impériale en 1883, lors de l’inauguration de la Germania. « Nous ne serons jamais assez fous, disait Liebknecht au Reichstag, pour jouer le jeu de nos ennemis par des attentats ou des complots. Oui, ce serait votre jeu, cela vous serait extrêmement agréable, nous le savons bien ! »

Les élections donnèrent, comme toujours, la mesure de la vigueur du parti; en 1884, 550,000 voix, et 25 députés; en 1887, lorsque M. de Bismarck, pour faire passer le bill sur l’armée, agitait le spectre d’une guerre avec la France, 763,128. Leur triomphe fut les élections de 1890, au lendemain des rescrits de l’empereur d’Allemagne, que les chefs exploitèrent comme la reconnaissance éclatante de leurs revendications. Les candidats socialistes obtenaient l,341,587 voix. Jamais la progression n’avait été plus rapide que dans ces trois dernières années : elle s’élevait à plus de 500,000 voix. 35 députés étaient nommés. La démocratie socialiste devenait, par le nombre, le premier parti politique de l’Allemagne. « Le monde, disent-ils, est à nous, quoi qu’on fasse. »

Dans ces progrès, il faut tenir compte d’une cause toute matérielle, l’accroissement considérable de la population des villes, par l’appoint de l’émigration ouvrière des campagnes. En vingt-quatre ans, de 1871 à 1885, les grandes villes d’Allemagne ont doublé leur population, tandis que celle de l’empire ne s’est accrue que d’un cinquième. D’après le dernier recensement, Berlin a augmenté, en quatre années, de 259,198 habitans ; Hambourg, de 264,740; Leipzig, de 64,020; Munich, de 72,000. Ces ouvriers, attirés dans les villes par la grande industrie, enlevés à leurs occupations naturelles, et qui vivent au contact du luxe et de la richesse, ne possédant rien, n’ont rien à conserver. Ce sont autant de recrues pour le parti socialiste.

Il se voit déjà maître des trente-six plus grandes villes d’Allemagne, qui, dans un temps peut-être prochain, seront exclusivement représentées par des députés socialistes. Ils ont pénétré dans un grand nombre de conseils municipaux, événement grave que Stein ne pouvait prévoir en organisant l’autonomie municipale. Depuis les élections, il n’est plus vrai que le socialisme rencontre dans les pays catholiques le principal obstacle à la propagande. Munich a nommé deux députés socialistes, Mayence leur appartient; à Cologne, le candidat ultramontain n’a été élu qu’à une faible majorité. Dans tout l’empire, ils ont obtenu 70,000 voix de plus que le centre, qui compte 106 députés.

Les chefs reconnaissent eux-mêmes que beaucoup de voix leur viennent d’une clientèle plus démocratique que socialiste[15]. Le socialisme est le nom commun d’une foule d’opinions et de tendances très variées, qui ne concernent pas uniquement le prolétariat. Il y a bien au Reichstag un parti du peuple ou Volkspartei, qui n’a rien de commun avec le collectivisme international. Mais c’est surtout le parti socialiste qui sert de centre et de ralliement à toutes les exigences populaires, extension des droits politiques, réforme de l’école, allégement des impôts, du service et des charges de l’armée. N’oublions pas que dans cet empire, jeune de vingt ans, les idées si répandues de souveraineté du peuple, de droit des majorités, se trouvent en présence de l’État bureaucratique et guerrier, du droit monarchique supérieur et antérieur au suffrage universel, et qui n’admet que les seules responsabilités célestes. Guillaume II l’a proclamé solennellement : « Cette royauté par la grâce de Dieu est la marque que nous autres, Hohenzollern, nous tenons notre couronne du ciel seul, et que c’est au ciel seul que nous avons des comptes à rendre. » Les libertés politiques et parlementaires, la bourgeoisie les a depuis longtemps conquises en Angleterre, puis en France, où la démocratie, en développement continu, a détruit tout l’ancien ordre de la société et de l’État et ne rencontre plus d’obstacles; et c’est ce qui explique comment le socialisme est chez nous si faible, et si fort en Allemagne. Là il combat pour les intérêts de bien plus larges couches sociales. Il prétend mener à bonne fin l’œuvre que la bourgeoisie a su accomplir dans d’autres pays, et qu’elle a négligée en Allemagne, soit incapacité, soit impuissance. On pourrait attribuer les deux tiers des voix que les socialistes ont obtenues à cette clientèle qui réclame des réformes simplement démocratiques.

D’autre part, les chiffres électoraux ne représentent pas la totalité des partisans acquis aux principes socialistes : il faut y joindre nombre de femmes, les jeunes ouvriers, en grande majorité, qui ne disposent pas encore du droit de vote. Le député Singer estime, pour l’ensemble, les socialistes purs à 3 millions. Or l’empire compte 45 millions d’habitans et 10 millions d’électeurs, dont les neuf dixièmes sont aussi pauvres que les socialistes. Les chefs n’exagèrent pas leur puissance. Ils savent qu’à mesure qu’ils gagnent des voix, les partis bourgeois, oubliant les querelles qui les divisent, s’uniront contre l’ennemi commun. La question vitale pour le parti, c’est d’attirer à lui le prolétariat des campagnes.

Le prolétariat aux gages du grand capital compose donc, jusqu’à présent, le gros de l’armée socialiste. L’avant-garde, les membres actifs, dévoués, les hommes de confiance se recrutent parmi l’aristocratie de la classe ouvrière. L’état-major, les députés du Reichstag, forment une représentation de classe : ce sont des bottiers, charpentiers, mécaniciens, jardiniers, fabricans de cigares, hôteliers, doreurs, droguistes, photographes, journalistes, commerçans, libraires... fort peu d’avocats. Quelques-uns, parfois les plus violens, sortent des milieux universitaires. D’autres sont d’anciens ouvriers devenus gens de lettres ; Hasenclever, mort récemment, tanneur au début, était romancier et poète lyrique. Un des deux présidens du parti. Singer, négociant juif, fabricant de manteaux pour dames, est, dit-on, millionnaire. Hormis Demmler, le vieil architecte de la cour de Schwerin, qui avait toujours beaucoup fait pour les ouvriers et ne tarda pas à se retirer de la vie politique, le parti qui compte parmi ses membres des hommes capables, éloquens, relativement modérés, Liebknecht, Bebel, Singer, Auer, d’autres encore, n’a pas réussi à attirer à lui l’élite de la nation, malgré la générosité de sa cause, qui est celle des déshérités, de ceux qui souffrent et travaillent. Cela tient, d’après Liebknecht, à certaines parties de leur programme. Un conservateur de haute noblesse, personnage très en vue, lui avouait un jour qu’il était entièrement d’accord avec les socialistes sur les questions essentielles, qu’il allait jusqu’à admettre «l’expropriation des expropriateurs, » la mainmise par l’État sur le sol et les capitaux. Son désaccord ne portait que sur deux points, « la monarchie et l’Église. » Mais y a-t-il beaucoup de conservateurs en Allemagne disposés à sacrifier aussi cavalièrement la propriété privée? Il est permis d’en douter.

V. — LA CONFÉRENCE DE BERLIN.

Le jeune empereur d’Allemagne songeait à suivre une nouvelle politique à l’égard des socialistes. Le prince de Bismarck s’était fait le Dioclétien de la nouvelle religion ; Guillaume II s’attribuait la mission réformatrice et pacificatrice d’un Constantin. Dévoré de l’ambition d’un grand règne, il ne voulait pas l’inaugurer par la réaction et la répression. Sa volonté est de tenter un essai loyal, de prouver aux ouvriers qu’il s’intéresse à leur sort, de détacher du parti socialiste tous ceux qui ne vont à lui que sous l’impulsion de griefs légitimes. C’est sa conviction sincère que dans la société actuelle l’ouvrier n’obtient pas ce à quoi il a droit, qu’il est en une certaine mesure « exploité. » Il prendra l’initiative de toutes les réformes possibles, utiles et justes, dans le cadre de la société actuelle, réformes sociales et non socialistes. Cela fait et une fois en règle avec sa conscience, il écraserait sans merci toute velléité de désordre et de violence.

De curieux articles anonymes, insérés en 1890 dans le Reichsanzeiger, moniteur officiel de l’empire, dus, dit-on, à la plume de M. Hinzpeter, reflètent, selon les probabilités, l’opinion que l’on se forme en haut lieu de la situation présente. L’Allemagne contemporaine y est comparée à ce qu’était la France il y a cent ans, à la veille de transformations nécessaires. Seulement ce n’est plus le tiers-état, c’est le quatrième état qui réclame des réformes, et c’est la bourgeoisie qui est hostile. Or, disent ces articles, la royauté prussienne ne s’est jamais identifiée avec les classes dirigeantes; l’empereur n’imitera pas Louis XVI, lorsqu’il cédait à l’influence de ceux dont les privilèges étaient menacés, erreur qu’il a trop chèrement expiée. Un mot prêté par un journal démocratique à Guillaume II exprime plus brièvement la même idée : « Comme mes ancêtres en ont fini avec la noblesse, je veux en finir avec cette bourgeoisie, » aurait-il dit à propos de l’opposition que ses plans de réforme rencontrent chez les hauts barons de l’industrie. Reprenant l’œuvre commencée par son grand-père en 1881, l’empereur semble décidé à réaliser cette royauté sociale que rêvait Disraëli, que Lassalle appelait de tous ses vœux. Comme son ancêtre le grand Frédéric s’intitulait le roi des gueux, Guillaume II a déjà reçu le titre d’empereur des ouvriers.

Au début de son règne, son zèle n’alla pas tout d’abord aux questions sociales. L’armée paraissait son principal souci. Ce pourrait être en considération de l’armée qu’il a été conduit à s’occuper de réformes sociales, comme c’est la préoccupation de l’armée qui lui a inspiré ses plans de réforme scolaire. Les grèves gigantesques des mineurs de Westphalie, qui éclatèrent en 1889, attirèrent son attention sur le danger de telles grèves, si elles coïncidaient avec une mobilisation. Bebel, au congrès de Paris, niait que son parti fût mêlé à ce mouvement. L’empereur, qui intervint en personne dans le conflit entre patrons et ouvriers, déclarait aux délégués mineurs que socialiste démocrate signifiait pour lui ennemi de l’empire et de la patrie.

En convoquant à Berlin par ses rescrits du 4 février, à la veille des élections, la conférence qui devait primitivement se tenir à Berne, il s’attribuait le monopole de la réforme sociale, renouvelait en faveur des idées nouvelles le vieux rôle universel du saint-empire romain, et devançait dans son impatience le jour où cette question primera toutes les autres. Le premier projet n’allait à rien moins qu’à mettre en délibération de toutes les puissances des vœux pour la réglementation du travail des adultes et la journée de travail normale. Mais en même temps qu’il convoquait la conférence, l’empereur préparait l’augmentation de ses crédits militaires. C’était entretenir d’une main la plaie que prétendait panser l’autre ; car le socialisme démocratique est en une certaine mesure la conséquence du militarisme, et la punition de la politique de conquête qui pèse si lourdement sur l’Europe depuis 1870.

La politique sociale de Guillaume II n’a pas trouvé de critique plus mordant que son ancien chancelier, si les journalistes pris pour confidens à Friedrichsruhe nous ont rapporté fidèlement ses paroles : « La conférence n’est qu’un coup d’épée dans l’eau... Avez-vous vu un millionnaire tout à fait content de ce qu’il a? Et l’on prétend satisfaire le prolétaire! Il a besoin aujourd’hui de trois paires de souliers, demain il lui en faudra cinq, et ainsi de suite. » Raisonnement admirable, qui s’adapte à merveille à la pipe du pauvre homme, objet particulier de la sollicitude du prince lorsqu’il dirigeait le socialisme d’état. « Toute concession nouvelle, ajoutait-il, sera le point de départ d’exigences nouvelles sous l’influence des agitateurs. »

Ceux-ci n’ont pas commis la faute de prendre, à l’égard des rescrits, une attitude intransigeante. Ce n’est pas encore la convocation des états-généraux, ont-ils dit de la conférence de Berlin, mais c’est déjà l’assemblée des notables. L’empereur s’était rendu populaire. Un courant marqué se dessinait en sa faveur parmi les classes ouvrières. Dans une réunion publique tenue à Brunswick avant les élections, Liebknecht déclarait que les rescrits avaient l’approbation d’un million et demi d’électeurs socialistes, décidés à suivre le jeune souverain. Que faisait-il d’ailleurs, sinon appliquer le programme du parti, tel que Bebel l’avait formulé au congrès marxiste de Paris en 1889, si favorable à la conférence de Berne. Ainsi, disaient-ils, le gouvernement allemand, avec tout ce qu’il prétend accomplir, se borne à suivre pas à pas toutes les exigences de la démocratie socialiste.

Enfin, Guillaume II a fait naître des illusions et des espérances qu’il lui sera malaisé de satisfaire. Les dernières grèves d’Alsace ont éclaté au cri de « Vive l’empereur! » Beaucoup, parmi les grévistes, croyaient que l’État allait exproprier les patrons et se substituer à eux. Récemment, des ouvriers s’adressaient au souverain, le priant de faire élever leurs salaires. Les politiques du parti pensent qu’ils n’ont rien à perdre à voir Guillaume II s’engager dans une voie fatale où l’on ne peut ni s’arrêter, ni reculer. Ses discours témoignent d’une facilité de parole dangereuse chez un chef d’état, surtout en face de pareils adversaires, car elle le porte à promettre plus peut-être qu’il ne pourra tenir. Eux prendront tout ce qu’on leur donnera, exigeront toujours davantage et n’accorderont jamais rien.


VI. — LE CONGRÈS DE HALLE[16].

La loi de répression contre les socialistes, qui avait duré dix années, expirait le 1er octobre 1890. Malgré le peu de succès de sa politique intérieure, le prince de Bismarck, avec son tempérament de Junker ne perdait rien de sa foi en la force brutale. L’essai malheureux du Kulturkampf, le peu de succès de sa police, de ses juges, de ses reptiles, pour détruire en quelques années l’Église catholique, ne l’avait pas éclairé ; il pensait étouffer par les mêmes moyens la religion naissante à son berceau. Il demandait seulement qu’on lui accordât d’une façon permanente le droit d’expulsion. Après l’échec des élections, il ne pouvait songer à l’obtenir du nouveau Reichstag. Le prince mis de côté, on laissa tomber cette arme, qui n’avait été meurtrière que pour celui qui la maniait.

Pour le parti, quel triomphe! Des médailles commémoratives furent frappées en souvenir de cette victoire. On fêta le retour des compagnons bannis de Berlin dans des réunions fraternelles où l’on entonna le chant des Tisserands silésiens d’Henri Heine :


Maudit le dieu des riches! Maudit le roi des riches!
Nous tissons, nous tissons....
Vieille Allemagne, nous tissons ton linceul...


L’abandon de la loi d’exception créait au parti une situation nouvelle : elle avait apaisé d’éternelles querelles, maintenu la discipline, achevé l’éducation politique ; on parlait du programme le moins possible, on se bornait à critiquer le protectionnisme, à se plaindre de la cherté des subsistances dont souffrait le petit peuple. Les chaînes de la loi une fois tombées, une discorde éclatait aussitôt dans le camp socialiste, sur laquelle les adversaires fondaient de grandes espérances.

Par la force des choses, la loi d’exception avait donné une importance prépondérante aux députés membres du parti, la fraction, comme on l’appelait. L’immunité parlementaire leur laissait une certaine liberté d’action, eux seuls pouvaient parler librement du haut de la tribune. Ils dirigeaient presque sans contrôle les affaires de la démocratie sociale et se trouvaient ainsi investis d’une sorte de pouvoir dictatorial. Les vieux chefs qui avaient traversé les temps difficiles étaient devenus prudens; ils s’étaient modérés à mesure que le parti grandissait; ils avaient le sentiment de leur responsabilité. Les jeunes, au contraire, à leur tête le nouveau député Schippel, le docteur Bruno Wille, sortis de milieux universitaires, meneurs de l’opposition berlinoise, où se trouvent les partisans les plus agités, les plus avancés, excités, d’ailleurs, par la victoire électorale et la défaite du prince de Bismarck, et comme s’il suffisait d’une poussée hardie pour faire rouler la bourgeoisie au fond de l’abîme, accusaient les chefs de dictature, de parlementarisme, de modérantisme, leur reprochaient de prendre part à une réforme qui n’était que charlatanisme grossier. Ils exigeaient que toutes les forces du parti fussent consacrées à l’agitation révolutionnaire. Mais Bebel, Liebknecht, Singer, étaient trop populaires, ils avaient rendu trop de services pour qu’on réussît à les mettre en suspicion. Ils n’eurent qu’à se montrer dans les réunions publiques, à Dresde, à Berlin, pour avoir raison de cette opposition de « gens de lettres. » La querelle des deux politiques devait être solennellement tranchée au congrès de Halle.

La fraction avait fixé au 12 octobre la réunion du congrès qui devait mettre fin à ses pouvoirs, reconstituer le parti, discuter la politique dans le passé, fixer le plan de campagne pour l’avenir. Ce parlement des ouvriers, le premier qui se tenait en Allemagne depuis treize ans, organisé sur le mode représentatif, comptait 413 délégués et quelques invités étrangers. Des femmes se trouvaient parmi la députation de Berlin.

Bebel exposa d’abord la situation financière. L’accroissement des recettes n’est pas moins caractéristique de l’extension du parti que l’augmentation régulière du nombre des voix aux élections successives. Au congrès de Wyden, en 1880, le fonds central comptait 37,410 marks; à Copenhague, en 1883, 95,000 marks; à Saint-Gall, en 1887, 208,655. De 1887 à 1890, les recettes se sont élevées à 324,322 marks, les dépenses à 192,000 marks, et en ajoutant à l’excédent les revenus et espèces en caisse, la somme totale disponible est de 171,829 marks. Bebel a ajouté avec humour, au milieu de l’hilarité générale, que le parti socialiste, devenu capitaliste, cherchait de bons placemens à l’étranger par crainte de confiscation. Durant la période écoulée, les frais ont été considérables : le parti subventionnait pendant plus de dix ans les expulsés et les condamnés en vertu de la loi contre les socialistes, il payait les frais des procès intentés, les frais électoraux, les indemnités pour les congrès, enfin l’entretien des députés, qui, en Allemagne, ne touchent pas de traitement.

L’assemblée de Halle avait pour mission principale de réorganiser le parti. On avait éprouvé les excellens effets d’une forte centralisation, qui étouffait en germe les discussions et les querelles, on persévéra dans cette voie. Comme, dans la plus grande partie de l’Allemagne, les associations politiques, Vereine, ne peuvent se lier les unes aux autres, c’est par des hommes de confiance, nommés de diverses manières dans chacune des circonscriptions formées en vue de l’élection du Reichstag, que ces associations se mettent en rapport avec le comité directeur. Le congrès nomme une direction de douze membres, deux présidens, qui sont actuellement le député Singer et le serrurier Albin Gerisch, deux secrétaires, sept contrôleurs, et un caissier, Bebel. Les membres du comité directeur peuvent être rétribués, mais leur indemnité, disait Singer, n’a pas le caractère d’un traitement bourgeois. (Mais à quel signe reconnaître un traitement bourgeois ?) Le comité directeur convoque le congrès, dispose des finances et rend compte de la gestion, et enfin surveille l’attitude des journaux du parti. Liebknecht n’est que membre consultatif du parti. Mais en sa qualité de rédacteur en chef du journal officiel de la démocratie socialiste, c’est à lui qu’incombe la tâche délicate de parler au nom de tous, d’exprimer et de redresser l’esprit et la doctrine.

Ce journal officiel, intitulé par euphémisme l’organe central, est aujourd’hui le Vorwaerts, en avant ! Il importe que la direction du parti exerce son contrôle sur la presse, au point de vue de la tactique et des principes, afin que sous le pavillon de la démocratie socialiste on ne répande pas des idées anarchistes. C’est le motif que l’on a donné à ceux qui ont protesté énergiquement contre cette manière de censure imposée à la presse, et contre la concurrence d’un journal privilégié. Le comité s’efforce en outre de faire de tous les journaux la propriété du parti, afin de leur donner une unité de direction, et d’empêcher qu’on n’en use dans un intérêt privé : tirer des bénéfices particuliers de la cause socialiste, se livrer à un socialisme lucratif, à un socialisme d’affaires, est sévèrement dénoncé. La presse tendrait ainsi à devenir une sorte d’institution d’État socialiste, selon les principes. Elle compte actuellement plus de cent journaux, en y comprenant les organes des unions de métiers. Elle possède une revue scientifique, avec des rédacteurs de tous les pays, la Neue Zeit (Nouveau Temps) un journal illustré, un journal amusant. Le nombre des abonnés s’élève à 600,000. Les feuilles de Berlin, déjà lues, sont réunies par quartier, et régulièrement expédiées dans les provinces.

Avant de discuter la politique future, les députés ont rendu compte de leur mandat législatif et expliqué leurs votes au Reichstag. Ils ont protesté contre le militarisme « qui ronge la moelle du pays, » tout en se rendant compte, ainsi que l’exprimait Bebel, « que le désarmement est une utopie dans la société bourgeoise qui ne connaît aucune fraternité, et qui a besoin de places d’officiers pour ses fils. » Nous avons suffisamment indiqué leur attitude à l’égard du protectionnisme et du socialisme d’Etat, qu’ils n’écartent pas en principe, mais qu’ils jugent insuffisant. Ils demandent une extension de la loi d’assurances contre les accidens, une augmentation de traitement pour les employés inférieurs. Ils font opposition à la nouvelle loi sur le contrat de louage des ouvriers d’industrie, qui restreint le droit de coalition et, pour prévenir les grèves, punit la rupture du contrat lorsqu’il n’a pas été préalablement dénoncé dans un certain délai. C’est, au contraire, disent-ils, le patron qu’on devrait punir s’il ose restreindre le droit de coalition. Les chefs du parti ont, d’ailleurs, toujours considéré les grèves comme des armes à deux tranchans, et récemment encore, dans une réunion publique, Bebel recommandait sur ce sujet la modération et la prudence. Ils réprouvent la politique coloniale : sous le prétexte de réduire l’esclavage, c’est, disent-ils, une pure affaire de spéculation qui envoie des Allemands périr sous des climats tropicaux. Ils demandent un changement de constitution pour que le parlement puisse, comme en Angleterre, se livrer à des enquêtes. La grande majorité du parti est d’accord sur la nécessité de continuer à prendre une part active à la vie parlementaire : c’est au zèle des députés qu’on est redevable du peu de réforme sociale qu’ont accordée les classes dirigeantes.

Sur ce dernier point, le congrès était appelé à décider entre les anciens et les jeunes : à une écrasante majorité, il a donné raison aux partisans du parlementarisme contre ceux qui prônent le socialisme intransigeant, insurrectionnel. Liebknecht n’a pas eu de peine à faire comprendre que les adversaires de la démocratie sociale ne souhaitent rien tant qu’un conflit qui transforme la question socialiste en question militaire, à trancher par le sabre et la baïonnette. « Nous sommes 20 pour 100, nos adversaires sont 80 pour 100 ; ils nous écraseront, ils nous enverront en prison, ou plutôt dans des maisons de fous. » Une grande révolution est impossible, et les petites ne servent à rien. Les tumultes de la rue, qui en France ont renversé des trônes, n’ont jamais produit en Allemagne que de piètres résultats. L’Allemand flegmatique, raisonneur, frondeur, se laisse difficilement entraîner à l’action. Et c’est pour une issue aussi certaine qu’on irait risquer le fruit de tant d’efforts, de sacrifices et de souffrances ! Non-seulement ils réprouvent la violence dans les actes, mais ils la trouvent inutile et dangereuse dans les paroles. Singer demande qu’on s’abstienne même des discours révolutionnaires. Malgré la fin de la loi contre les socialistes, la police a encore des pouvoirs très étendus, et les gouvernemens n’ont pas désarmé. Liebknecht ne veut pas non plus que la tribune du Reichstag serve de déclaration, de guerre aux classes dominantes, et rien n’est plus instructif, ne marque mieux l’évolution de la politique du parti, que de rapprocher ces conseils de prudence, des discours violens qu’il tenait en 1869 et en 1874, lorsqu’il présentait le Reichstag comme « un ramassis de Junkers, d’apostats, de nullités serviles, » le socialisme comme « une question de force » et la tribune du Reichstag comme utile seulement pour donner le signal de l’envahissement au peuple assemblé à ses portes. « Quiconque, dit-il aujourd’hui, rejette la participation au parlementarisme, passe du côté de la tactique anarchiste, criminelle et insensée. »

Le parlementarisme n’est pas le but, mais le moyen pour atteindre le but. Il s’agit de donner au socialisme la seule force irrésistible, la force de l’opinion, sans laquelle même une victoire serait sans lendemain. Cette politique de prudence calculée leur est indispensable, tout d’abord, parce que la politique contraire leur aliénerait un nombre considérable de leurs partisans, cette masse flottante, qui, sans être composée d’adeptes convaincus de la démocratie sociale, vote pour les candidats socialistes comme les meilleurs défenseurs de ses intérêts, et que la nouvelle politique impériale s’efforce de détacher du parti. On ne les gagnera définitivement que par la modération. Maintenant qu’on est en voie de s’emparer des grandes villes, il s’agit de conquérir les campagnes, le prolétariat agricole, les petits propriétaires ; sinon la lutte serait désespérée. On peut faire des révolutions sans les paysans, mais elles ne durent que par eux. La difficulté est ici considérable : la nationalisation du sol figure comme article fondamental du pacte socialiste. « Or, les paysans, dit Liebknecht, tiennent étroitement à leur propriété, bien qu’elle ne soit que nominale, imaginaire, parce qu’elle est endettée; un décret d’expropriation les exciterait à la plus violente résistance, peut-être à une rébellion ouverte;» il faut donc procéder ici avec les plus grandes précautions : « on les effraie, si on leur dit qu’il n’y a ni Dieu, ni mariage, ni propriété privée. » Il faut les éclairer sur leurs intérêts réels, et leur montrer le manque d’espérance de leur situation. » Liebknecht compte sur le formidable envahissement de l’hypothèque qui dévore la petite propriété, pour pousser un jour les paysans à grossir démesurément l’armée des prolétaires.

Organiser la propagande dans les campagnes est, à l’heure actuelle, le premier souci des hommes qui dirigent le parti. On a décidé, au congrès de Halle, la fondation d’un journal spécialement destiné aux paysans. Ni le langage, ni les procédés de la ville ne sont de mise aux champs. Les réunions publiques n’exercent d’action que sur les ouvriers des faubourgs : ce qui convient aux cultivateurs ruraux, ce sont des conversations d’homme à homme, et par des gens qui aient l’habitude de leur parler. Des associations conservatrices de paysans se sont fondées en Hesse, en Westphalie, contre la propagande socialiste. Mais elle commence à pénétrer dans d’autres contrées, en Saxe surtout, où les agitateurs expulsés des villes ont préparé le terrain. Le vote des campagnes acquis aux socialistes, ce serait la majorité au Reichstag, la législation entre leurs mains, l’armée[17] favorable à leur cause, une puissance contre laquelle nul ne pourrait résister.

Miner sourdement, au lieu de chercher à renverser violemment, telle est donc leur méthode; conquérir l’opinion, cette reine du monde qui rend les révolutions invincibles, tel est le but reculé vers lequel ils marchent pas à pas. Pour gagner du terrain, point de radicalisme superficiel, mais une bonne tactique, prudente, adroite, modérée, insinuante. « s’écarter de la tactique indiquée par le comité directeur, dit Bebel, est plus grave que de s’éloigner du programme. »

Quant au programme même, l’important est de critiquer l’ordre actuel ; c’est un champ assez vaste à exploiter. Sur l’essence du socialisme, Bebel recommande « de ne pas trop jaser, crainte d’étonner le Philistin. » Au risque, cependant, d’inquiéter « le Philistin, » nous nous efforcerons, dans une prochaine étude, de soulever un coin du voile que l’on laisse aujourd’hui flotter sur l’esprit et la doctrine de la démocratie sociale.


J. BOURDEAU.

  1. Wells, Recent économie changes; Londres, 1890.
  2. Mehring, die deutsche Sozialdemokratie; Brême, 1879.
  3. Herrn Eugen Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft, von Friedrich Engels ; Hottingen Zurich, 1886. — Ludwig Feuerbach, und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie, von Friedrich Engels. Stuttgart, 1888. — Die Philosophie der Sozialdemokratie, von Johannes Huber ; Munich, 1887. — L’Allemagne depuis Leibniz, par Lévy Bruhl. Paris ; Hachette, 1890. — Le Socialisme contemporain, par Émile de Laveleye. Paris ; Alcan, 1890. — Die Quintessenz des Sozialismus, von Dr A. Schaeffle. Gotha, 1890.
  4. Engels cite toutefois, parmi les précurseurs de Marx, dans cet ordre d’idées Saint-Simon et Fourier.
  5. Die Entwicklung des Sozialismus von der Utopie zur Wissenschaft, von Friedrich Engels. Hottingen Zurich, 1883.
  6. Introduction d’Engels aux Enthullungen uber den Kommunisten-Prozess zu Köln, von Karl Marx. Hottingen Zurich, 1885.
  7. Die deutsche Sozialdemokratie, von Franz Mehring. Brême. 1879; — German Socialism and Ferdinand Lassalle, by W.-H. Dawson. Londres. 1888.
  8. Tocqueville, la Démocratie en Amérique.
  9. Wells, Economic changes.
  10. Politische Grunder und die Corruption in Deutschland, von Rudolph Meyer; Leipzig, 1877.
  11. Die culturgeschichliche Bedeutung des Socialistengesetzes, von Ludwig Bainberger. Leipzig, 1878. — Zum ersten October, von August Bebel, Neue Zeit, n° 1. — Le Socialisme international, par l’abbé Winterer. Mulhouse, 1890.
  12. Voyez la Revue du 1er avril 1890.
  13. Paul Leroy-Beaulieu, l’État et ses fonctions, p. 280.
  14. Pendant les dix années qu’a duré la loi d’exception, 1,500 personnes ont été emprisonnées, mille années de prison ont été données.
  15. Voyez le journal Vorwaerts, organe officiel du parti socialiste.
  16. Il n’a pas été publié de protocole du congrès de Halle. Nous nous sommes servis, pour cette partie de notre étude, des journaux allemands, et particulièrement du Vorwaerts, le principal organe du parti socialiste.
  17. Les socialistes se flattent de posséder des partisans dans l’armée, parmi les jeunes soldats, malgré l’extrême rigueur de la surveillance. — Les Krieger-Vereine, associations d’anciens soldats, ont exclu ceux de leurs camarades reconnus comme socialistes avérés.