Le Parti ouvrier anglais

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Le Parti ouvrier anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 339-364).
LE PARTI OUVRIER ANGLAIS

La poussée ouvrière, gui, avec l’évolution radicale des libéraux, caractérise les élections générales de 1906, n’est pas un accident historique. Nous n’assistons point à une de ces crises passagères, provoquées par un événement politique ou par des faits économiques, dont la périodicité caractérise les sociétés industrielles. Le succès écrasant des candidatures ouvrières n’est qu’une étape importante dans un mouvement, qui date de quarante années, et dont le terme final ou même les répercussions prochaines échappent encore à notre prévision. Après un siècle et demi d’existence sociale, les travailleurs des usines anglaises, formés par le maniement, depuis cinquante ans, d’associations syndicales et coopératives, entreprennent, avec méthode, sans précipitation, et aussi sans intermédiaires, la conquête du pouvoir. Hier, les ouvriers s’introduisaient dans les municipalités des grandes villes. Aujourd’hui leurs délégués constituent une fraction importante de la Chambre des communes. Demain, ils réclameront des sièges sur les bancs réservés aux ministres. La promotion de J. Burns constituera un précédent.

Il est trop tôt pour écrire l’histoire du mouvement qui, un siècle après l’avènement des classes moyennes, vient de nouveau ébranler la moins égalitaire et la plus conservatrice des sociétés. Il est cependant possible de rechercher dès aujourd’hui les origines de cette activité ouvrière.


I. — LES ORIGINES

Pour l’expliquer, il faut remonter jusqu’au jour, où la prospérité de leurs premières associations a révélé aux travailleurs la force des énergies individuelles, groupées et disciplinées. Dans les réunions des syndicats, pacifiques depuis l’échec du mouvement chartiste, ils prennent conscience à la fois de leurs droits et de leur puissance. Et à mesure que les colères sont atténuées par la prospérité de l’ère libre-échangiste, les intelligences concentrées sur le Parlement qui élargit le droit de cité et amorce la législation interventionniste, les ouvriers en viennent progressivement à substituer la pression constante et directe des associations politiques à l’action éphémère et dangereuse des manifestations violentes. La loi de 1868 donne le droit de vote à la majorité des travailleurs et imprime à leur activité un élan nouveau. Les Trade-Unions fondent leur premier comité pour la Représentation du travail. De 1869 à 1873 des élections partielles permettent de mettre à l’épreuve le nouvel organisme. Aux élections générales de 1874, il est mis en branle : 17 candidatures sont posées, 2 réussissent. Pour la première fois, des travailleurs manuels siègent sur les bancs des Communes. Avec cette modeste victoire de 1874 commence une nouvelle période dans l’histoire des classes ouvrières : les éclatans succès de 1906 n’en constituent qu’un incident. Le nombre des Labour Members grandit lentement ; les Parlemens de 1880 et 1885 accueillent 3, puis 11 de ces mandataires. En même temps, la conquête des municipalités commence. A Birmingham une Association du Travail introduit ses représentans sur les bancs du Town Council. Timidement les anciens partis entre-bâillent les portes de l’administration. Si sir William Harcourt ouvre aux Trade-Unionistes les cadres de l’Inspection du Travail, dès 1882, sir George Trevelyan et lord Chancellor Herrschell les élèvent au rang de magistrates. Un ouvrier, M. J. Burnet est désigné, pour remplir les fonctions de secrétaire général de l’Office du Travail ; un autre, M. Broadhurst, reçoit les galons de sous-secrétaire d’Etat. L’activité politique des salariés de l’industrie date du jour, déjà lointain, où, après avoir pris conscience de leur force matérielle et morale dans les associations économiques, ils ont trouvé, dans le droit de vote accordé en 1868, un levier efficace.

Mais à cette date, le Labour Party n’a ni doctrine propre, ni tactique indépendante. L’aristocratie ouvrière, qui seule a la culture et les loisirs nécessaires pour s’intéresser activement aux luttes électorales, partage les convictions économiques des radicaux avancés. Elle croit à l’infaillibilité de leurs lois scientifiques. Les salaires sont déterminés par l’offre et la demande. Restreindre la main-d’œuvre enfantine et féminine, faciliter l’émigration des adultes, et d’autre part diminuer les impôts indirects, encourager la petite propriété paysanne, constituent les seuls moyens pratiques pour améliorer le sort matériel des classes ouvrières. Les problèmes strictement politiques, l’affranchissement des individus par le suffrage universel, les privilèges abolis, l’école neutre et les économies budgétaires, absorbent l’activité et provoquent l’enthousiasme de cette élite. En 1868, en 1880, elle vote pour Gladstone e.t son parti. Mais bientôt les modifications imposées par lord Beaconsfield et lord Randolph Churchill à la doctrine des Tories, leurs efforts pour enrayer le mouvement démocratique par des concessions législatives aux revendications ouvrières, cette politique conservatrice de l’intervention paternelle de l’État détache du radicalisme nombre de travailleurs. Déjà, en 1874, ils avaient infligé à Gladstone une cruelle leçon. Et son hostilité contre la révision de la loi syndicale et la réglementation du travail des femmes, lui avait aliéné les votes ouvriers. Les audaces du Parlement conservateur de 1886 valent aux adversaires des libéraux leur formidable minorité de 1893, leur majorité de 1895. Tour à tour conquises par la doctrine du radicalisme démocratique, du conservatisme interventionniste, tour à tour balancées entre les deux partis historiques, entre les représentans des classes moyennes et les mandataires de l’oligarchie terrienne, les forces ouvrières ne prétendent ni à une représentation directe, ni à une indépendance doctrinale. Ces soldats, dont les groupemens constituent déjà une réalité sociale, n’ont encore ni un drapeau, ni une tactique.

L’état intellectuel et économique de l’Angleterre contemporaine est venu donner à ce mouvement l’orientation qui lui manquait.

Si de 1854 à 1874 s’étend l’ère de l’hégémonie commerciale, les vingt années qui suivent, constituent une époque de crises périodiques et de stagnation générale. La réédification des barrières protectionnistes, la concurrence des usines neuves atteignent les fabricans anglais. Les doyennes des industries britanniques, celles de la laine, du fer et de la toile, constatent une baisse presque régulière dans les commandes de l’étranger. En 1877-1879, 1884-1886 deux crises, d’une violence inconnue depuis l’ère libre-échangiste, éveillent les inquiétudes des politiques, troublent les budgets des syndicats, accroissent le nombre des chômeurs. Des manifestations violentes se déroulent dans les rues. Des grèves éclatent de toutes parts. La journée de Trafalgar Square, le conflit des Dockers de Londres sont des dates dans l’histoire des classes ouvrières du Royaume-Uni. Sous l’action de ces misères sociales et de ces luttes corporatives, les Trade-Unions évoluent. Elles cessent d’être le privilège des ouvriers spécialisés. Elles ouvrent leurs rangs aux manœuvres et aux journaliers. Elles atténuent leur dignité aristocratique. Un afflux de sang nouveau ranime leurs forces. Une poussée d’idées nouvelles rajeunit leur programme.

La thèse économique des libéraux individualistes est attaquée de tous côtés. En Angleterre, l’interventionnisme législatif et la municipalisation des industries constituent une doctrine sociale proprement anglaise par son dédain pour les idées abstraites, par sa docilité aux exigences des faits, par la variété de ses solutions. A côté de cet utilitarisme social, le collectivisme marxiste, cette déduction du classicisme économique, dont il conserve les formules abstraites et les lois inflexibles, est introduit en Angleterre. A la suite des conférences faites par Henry George, les premières associations pour la nationalisation du sol voient le jour. En 1886 la Social Democratic Federation est fondée : M. Hyndman lui apporte le concours de sa science économique, le docteur Aveling et Mme Marx Aveling l’autorité de leur fidélité dogmatique, le poète William Morris les forces de sa généreuse activité. Des journaux s’impriment ; des brochures circulent ; des conférences s’organisent. Mais c’est de la création de l’Independent Labour Party (1892), que date la conversion des ouvriers anglais aux principes généraux du collectivisme. Avec un personnel plus anglais et une méthode plus nationale, l’association nouvelle entreprend de conquérir les pensées et de discipliner les volontés. Au principe d’une centralisation autoritaire, ses fondateurs substituent la liberté d’une simple fédération. A la démonstration théorique d’une vérité abstraite, dont la réalisation sera un jour possible par la force, ils préfèrent un programme de réformes immédiates et pratiques. L’étiquette d’une unité dogmatique est remplacée par le drapeau d’une union corporative. La tactique, la méthode et les insignes ont été modifiés. Le succès récompense ces efforts pour nationaliser des idées étrangères. En 1896, l’Independent Labour Party comptait jusqu’à 20 000 adhérens ouvriers, répartis en 318 groupemens. Sous l’influence de cette propagande, dont le résumé serait incomplet si l’on oubliait la popularité de R. Blatchford, le tirage de son journal The Clarion, le succès de son livre Merrie England, une évolution se dessine dans les congrès annuels des Trade-Unions. Les motions relatives à la nationalisation du sol, aux trois-huit, sont rejetées par des majorités qui diminuent régulièrement, jusqu’au jour, où à Swansea, les délégués adhèrent aux idées générales du collectivisme. Peu de temps après, un congrès international se réunissait pour la première fois à Londres. Les ouvriers anglais avaient désormais une doctrine distincte de celle du radicalisme démocratique, du conservatisme démagogique. Leurs activités, exaspérées par les crises du chômage et les batailles des grèves, se groupent sous un drapeau indépendant.

Et nous assistons à un nouvel effort pour conquérir le pouvoir. En 1890 et 1893, les Trade-Unions jugent insuffisante l’action du Comité parlementaire, qu’elles élisent annuellement pour suivre les travaux des Chambres. Elles se décident, en principe, à créer deux organismes nouveaux pour subvenir aux frais et désigner les champions des luttes électorales. Le nombre des députés ouvriers ne recule pas sensiblement, et les Parlemens de 1892, 1893 et 1900 comptent 15, 12 et 11 Labour Members. De 1892 à 1902, l’Independent Labour Party dispute 2000 mandats municipaux et fait triompher 800 de ses adhérons.

Si dans ces dernières années, nous constatons un réveil de l’activité politique, c’est que les causes sociales, économiques et intellectuelles, que nous retrouvons à l’origine de la poussée ouvrière, ont reçu une impulsion nouvelle.

Les organismes économiques, dans lesquels les travailleurs manuels avaient pris conscience de leur existence et de leur force, ont été menacés par une triple campagne. A la suite de la fameuse grève des mécaniciens (1897-1889), les industriels accroissent les ressources du Syndicat jaune, la National Free Labour Association. Elle compte 80 000 adhérens ; envoie, dans les vingt-quatre heures, des ouvriers au patron dont les travailleurs sont en grève ; fournit un corps de police pour escorter les recrues. L’évolution de la jurisprudence constitue pour les Trade-Unions une menace plus redoutable. Le 22 juillet 1901, la Chambre des lords, tribunal suprême d’interprétation, admet dans le cas de rupture d’un contrat de travail sans avis préalable, la responsabilité des syndicats : jusqu’alors le droit prétorien ne reconnaissait pas aux associations professionnelles le caractère d’autorités juridiques. Le 19 décembre 1902, l’arrêt est confirmé par le Banc du Roi. Le juge Wills condamne comme illégales les patrouilles et alloue au patron des dommages-intérêts. A la suite d’une transaction, le chiffre est fixé à 575 000 francs. Les tribunaux locaux cèdent à cette évolution de la jurisprudence et se montrent d’une rigueur inattendue. Tel d’entre eux interdit aux syndicats de verser des secours aux grévistes. Tel autre leur refuse le droit d’organiser des défilés, musique en tête. Et, comme pour donner à cette lutte professionnelle et juridique contre les syndicats la sanction de l’opinion, voici que le Times, dans une enquête publiée de novembre 1901 à janvier 1902, reproche aux Trade-Unions d’être, par leur hostilité contre les progrès du machinisme et le travail à la tâche, les auteurs responsables de l’invasion allemande et américaine.

Le moment choisi pour attaquer les groupemens séculaires, qui constituent les cadres de la vie sociale des ouvriers anglais, était singulièrement inopportun. La guerre sud-africaine avait été suivie d’une des crises les plus violentes qu’ait connues le marché du travail. A partir de 1900, les salaires qui, depuis 1895, avaient grandi régulièrement, baissent constamment. En 1901, 910 399 ouvriers subissent sur leurs salaires hebdomadaires une réduction de 78 000 livres sterling. En 1902, 886 341 travailleurs doivent consentir une nouvelle diminution de 72 000 livres. En 1903, 892 923 salariés enregistrent un nouveau recul de 38 000 livres. En 1904, 795 087 ouvriers constatent dans leurs budgets hebdomadaires un déficit de 39 800 livres. Le pourcentage des Trade-Unionistes sans travail qui était de 2,9 en 1900, monte à 3,8 en 1901, 4,4 en 1902, 5,1 en 1903, 6,5 en 1904. La moyenne annuelle pour la période 1894-1903 était de 4,1 pour 100. Les Board of guardians enregistrent, dans les statistiques du paupérisme, une hausse qui les ramène trente ans en arrière. Et sous la poussée de ces misères, des manifestations oubliées sont reprises. Des marches de sans-travail sont organisées sur Londres. Des cortèges de chômeurs défilent dans les rues de la capitale. Des pauvresses pénètrent sur la terrasse des Communes.

Et en même temps, une sourde indignation gronde contre le parti conservateur, interprète par trop docile de certains intérêts.

A tort ou à raison, la classe ouvrière a vu dans la loi sur les Patentes des débits de boisson et la Loi scolaire un effort pour livrer ses hommes aux fabricans de bière et d’alcool, ses enfans aux pasteurs de l’Église anglicane. Les révélations faites par la presse radicale sur les origines de la guerre sud-africaine et l’influence des actionnaires des mines d’or et de diamant, plus tard enfin l’immigration officiellement réglementée des coolies chinois dans une colonie arrosée par le sang anglais et promise aux ouvriers sans travail, excitent dans les faubourgs contre « les millionnaires sud-africains » une animosité, dont nous ne soupçonnons pas l’intensité. L’hostilité de la Chambre des lords contre toutes les lois ouvrières, son opposition aux demandes les plus légitimes des municipalités, son refus d’autoriser les tramways du London County Council à franchir les ponts de la Tamise, éveillent contre l’oligarchie ploutocratique une animosité d’autant plus vive que l’indulgence des classes dirigeantes pour les moins respectables des intérêts matériels était plus évidente, leur capacité administrative, depuis les scandales de la guerre sud-africaine, moins indéniable. Et ces colères indignées ont ranimé la foi des travailleurs dans la nécessité et la possibilité d’une évolution sociale. Les idées ont retrouvé leur autorité.

Sous leur impulsion, jointe à celle des griefs économiques et des intérêts corporatifs, la poussée politique reprend avec une force nouvelle. A la suite d’une résolution adoptée par le Congrès des Trade-Unions, le Labour Representation Committee est fondé à Londres, le 27 février 1900, pour grouper, en vue de l’action électorale, toutes les forces ouvrières. En 1901, un organisme semblable est créé en Écosse. L’Independent Labour Party, les radicaux-socialistes de la Fabian Society, les Trade-Councils ou Bourses du travail, quelques coopératives et la majeure partie des Trade-Unions sont affiliés à ces Fédérations. Les syndicats contrôlent souverainement ces puissantes associations. Sur les 226 délégués, qui composent le congrès général du comité écossais, 161 sont désignés par les Trade-Unions. Elles comptent 9 représentans parmi les 14 membres, qui forment la Commission exécutive du comité anglais. Elles ont imprimé leurs caractères corporatif et utilitaire à cet organisme électoral qui crée des groupes locaux, imprime des brochures, choisit les candidats et paie les députés. Rebelles en principe à toute alliance, ces comités pour la Représentation du Travail veulent « former un parti ouvrier parlementaire, qui aura ses whips et sa politique particulière sur les problèmes ouvriers ; » il évitera « absolument de s’identifier avec ou de servir les intérêts de telle ou telle fraction du parti libéral ou conservateur. » Ce syndicat politique des intérêts professionnels est rebelle aux déclarations de principes : il repousse l’épithète de socialiste ; il énumère brièvement les formules collectivistes ; il discute longuement les réformes pratiques. Son idéal corporatif, sa méthode utilitaire ont assuré le succès de cette fédération électorale. Le nombre des adhérens du comité anglais a passé de 466 000 en 1902, à 861 000 en 1903, 900 000 en 1904, 920 000 en 1905. Les recettes annuelles du fonds parlementaire seul s’élèvent aujourd’hui à 4 500 livres, 112 500 francs. Et facilitées par cette organisation nouvelle, les victoires politiques se sont multipliées. La conquête des municipalités a continué, celle du Parlement est commencée. De 88000, les votes recueillis par les candidats ouvriers sont passés à 453 000. Sur 85 mandataires, 54 ont été nommés, à savoir 29 adhérens du Labour Representation Committee, 12 ouvriers radicaux, 12 mineurs, jusqu’ici indépendans.

1868-1874, 1885-1892, 1900-1906, telles sont les trois étapes du mouvement ouvrier. Ce mouvement progressif est coupé par de lents arrêts et de brusques reprises. Seule l’accumulation des souffrances et des colères peut triompher de la lourde résignation, du conservatisme instinctif du travailleur anglais. A regret, il cède à leur impulsion, il obéit à leurs conseils, et taille une brèche nouvelle dans l’organisme social, dont ses pères s’étaient contentés.


II. — LES HOMMES

Le double courant corporatif et intellectuel, que nous retrouvons à l’origine du mouvement ouvrier, a marqué de son empreinte les hommes et les idées.

Bien que les Labour Members appartiennent aux rangs les plus modestes, bien que tous aient eu à gagner leur vie dans les professions les plus humbles, il n’en est pas moins possible de discerner, dans la masse des 54 nouveaux élus, deux noyaux différens. Les uns, la majorité, sont les doyens ou les chefs des trade-unionistes, délégués à Westminster pour servir exclusivement les intérêts de leur syndicat. Les autres, la minorité, après avoir franchi les divers grades de la hiérarchie ouvrière, ont consacré leur vie à la propagande des idées. Ils sont les doctrinaires du socialisme anglais, cet utilitarisme collectiviste.

À ce second groupe appartiennent le président et le whip des 29 députés qui adhèrent aux statuts du Labour Representation Committee, la fraction la plus avancée du Parlement anglais, J. Keir Hardie et J. Ramsay Macdonald.

Par une coïncidence qui ne surprendra point les lecteurs au courant de la fécondité intellectuelle de cette province celtique, les deux leaders sont Écossais. Ils incarnent deux formes différentes de l’action politique. J. Keir Hardie est né le 15 août 1856, dans le comté de Lanarkshire, d’un père et d’une mère écossais. Dès l’âge de sept ans et jusqu’à vingt-quatre, il travaille dans les mines. La facilité de son intelligence et l’activité de son labeur le désignent pour remplir les fonctions de secrétaire de la Lanarkshire Miners’ Union. Il partage son temps entre son bureau, sa femme, la fille d’un mineur, et lu transcription des chansons et légendes populaires. De 1882 à 1886 J. Keir Hardie dirige une des feuilles locales, the Cumnock News, et en fait un des journaux les plus prospères et les plus littéraires de la région. Les idées socialistes voient le jour. Le jeune homme apporte à la cause nouvelle ses dons de journaliste, sa facilité de parole, son talent d’organisateur. Dès 1888, il se présente comme candidat ouvrier dans la circonscription de Mid-Lanarkshire. J. Keir Hardie joue un rôle important dans l’Independent Labour Party, fonde et dirige son organe hebdomadaire, the Labour Leader. Il a donné à ce journal un peu de la certitude religieuse et de la rigueur farouche qui caractérisent sa physionomie. Sur son visage les indignations d’une conscience blessée ont laissé leur dure trace. Au-dessous du front, barré de rides précoces, sous les sourcils touffus, le regard brille, immobile, inflexible. Ni le sourire des lèvres, masquées par une moustache en broussaille, ni les traits du visage, voilés par une barbe hirsute, ne viennent égayer cette expression austère et rude. La conversation de Keir Hardie dans le modeste local de l’Independent Labour Party, où il dicte à sa femme sa volumineuse correspondance, dans les couloirs des Communes où il promène son veston brun et sa cravate écarlate, produit une profonde impression de hauteur morale. Keir Hardie est l’âme inspiratrice du parti ouvrier. H incarne dans sa personnalité la force religieuse, qui anime le socialisme d’outre-Manche.

J. Ramsay Macdonald, cet autre Ecossais, est la cheville ouvrière du Labour Party. Toute sa personne exprime cette joie dans l’action disciplinée, qui est une des grandeurs des ouvriers anglais. Sa vie est traversée par les épreuves les plus cruelles : elles n’ont pu éteindre la vigueur joyeuse qui se lit sur le front au-dessous des cheveux ondulés, qui éclate dans la lumière des yeux bruns, qui anime les lèvres sous la moustache militaire. Quand il vous expose avec une communicative ardeur les résultats acquis, tandis que Mrs Ramsay Macdonald, une fille du docteur Gladstone, collaboratrice fidèle dans les enquêtes sociales et secrétaire précieux pour les travaux quotidiens, s’empresse auprès du visiteur, nul ne saurait deviner, devant cet intérieur paisible et cette narration joyeuse, toutes les difficultés dont il fallut triompher. J. Ramsay Macdonald est né en 1869 dans le village de Gossiemouth, dans le comté d’Elgin, d’une vieille famille de pêcheurs et de paysans. Il leur doit sa forte personnalité, son réalisme politique et aussi son idéalisme religieux. Remarqué par l’instituteur de son village, un de ces Dominies, auxquels l’Ecosse doit tant, il travaille sous sa direction, le matin, à l’aube, avant l’heure de la classe. Malgré les sages conseils de son maître, il se refuse à entrer dans l’enseignement ; et J. R. Macdonald va chercher fortune à Bristol. Il dépense ses petites économies et rentre ruiné au logis. Chemin faisant, il lit The Christian Socialist ; il dévore Progress and Poverty d’Henry George. Ces lectures accroissent encore son goût inné pour les luttes politiques. Président, à dix-neuf ans, de la Gossiemouth Democratic Association, il joue un rôle dans les élections de 1885 et soutient les radicaux contre les whigs. L’année suivante, le jeune homme repart pour chercher fortune à Londres. Sa barque est sur le point de couler ; il ne trouve pas de travail fixe ; il copie des adresses ; il économise sur ses repas pour acheter des bougies et suivre le soir les cours de Birkbeck Collège ; il tombe malade. Des amis charitables indiquent à Ramsay Macdonald une place de secrétaire particulier. Pendant quatre ans, il travaille sous la direction de M. T. Lough, qui cherche à enlever au frère de M. J. Chamberlain la circonscription de West Islington. En 1891, il dispose des économies nécessaires pour retourner à la politique ; il adhère à la Fabian Society et à l’Independent Labour Party ; il fait des enquêtes sur le paupérisme de Londres et le travail des femmes. Ses services désignent J. R. Macdonald aux socialistes pour lutter dans les circonscriptions de Southampton en 1895, de Leicester en 1900, pour diriger en 1901 le secrétariat du Labour Representation Committee. Si la fédération électorale a pu progressivement étendre ses organismes, développer son activité, sans froisser la prudence conservatrice de certaines Trade-Unions, ni l’intransigeance dogmatique de quelques délégués socialistes, c’est grâce au sens politique de l’ancien président de la Gossiemouth Democratic Association. Il a compris le goût inné des ouvriers anglais pour la discipline de l’association, leur méfiance instinctive des idées abstraites ; il leur a donné satisfaction dans les statuts qu’il a élaborés et les manuels qu’il a rédigés.

Au même groupe de doctrinaires, dont l’idéalisme est singulièrement tempéré par les épreuves subies et les expériences recueillies, appartiennent encore l’alderman F. W. Jowett et M. Philip Snowden. Le premier cesse à vingt-huit ans de travailler au tissage de la laine, pour devenir comptable et enfin Directeur. Il consacre ses heures de loisir à l’étude des questions sociales. F. W. Jowett fonde à Bradford une branche de l’Independent Labour Party, dirige la commission municipale d’hygiène. En récompense de son dévouement à la cause de « l’amélioration sociale, » pour prendre une formule qui lui est chère, Bradford l’a envoyé à Westminster défendre un certain nombre de mesures, que l’alderman a exposées dans un programme modéré. P. Snowden remplissait des fonctions modestes dans l’administration des finances, lorsqu’un fâcheux accident de bicyclette l’oblige à prendre sa retraite prématurément. Il occupe ses loisirs ; il lit ; il travaille. Bientôt il apporte à l’Independent Labour Party son concours ardent et devient un de ses conférenciers les plus écoutés. P. Snowden se distingue de ses collègues par un dogmatisme plus rigoureux. Mais à ce concours théorique s’ajoutent les services pratiques qu’a rendus le président de l’Independent Labour Party, comme conseiller de paroisse, conseiller municipal, administrateur du School Board. Lui aussi, le plus intellectuel, le moins ouvrier du parti, a cependant franchi tous les degrés de cette administration locale, dans lesquels les Anglais apprennent leur devoir civique, à l’école des réalités.

À cette petite phalange d’intellectuels pratiques s’oppose la nombreuse cohorte des Trade-Unionistes.

Quelques-uns ont joué un rôle important dans l’histoire des classes ouvrières : J. Burns, le premier ministre qu’aient fourni à l’Angleterre les travailleurs manuels, une silhouette petite et carrée, un visage taillé à coups de serpe, à la mâchoire forte, aux lèvres serrées, sous la moustache militaire, au-dessus de la barbe en pointe ; Will Thorne, le fondateur du néo-Trade-Unionisme, une physionomie d’ascète, une de ces consciences inflexibles qui ont la religion du socialisme.

Will Thorne est né, en 1862, dans la misère. Son père et sa mère travaillaient, l’un et l’autre, aux environs de Birmingham, dans des briqueteries, la plus pauvre des industries anglaises. A sept ans, il tourne la roue d’un tisseur de cordes. A huit ans, il suit ses parens à la briqueterie. L’année suivante, le père meurt d’un accident de travail. Will Thorne aide sa mère à faire vivre les quatre frères ou sœurs. Sans trêve, ni repos, il travaille. Il connaît les incertitudes et les chômages du manœuvre. Tour à tour employé dans une fabrique de plaques de métal, dans des usines à gaz où il charrie le coke, dans des chantiers de construction, où il sert de maçon, il va de ville en ville, souvent sans abri, souvent sans pain. A vingt ans, sa vie acquiert un peu de fixité. L’été, Will Thorne est occupé dans les briqueteries, l’hiver, il travaille dans les usines à gaz. Cette vie vagabonde, ces souffrances constantes donnent au jeune homme un peu du caractère rebelle, de la colère contenue du vagabond. Il parle : on l’écoute. Il dit sa colère. Des grèves éclatent. Will Thorne passe pour un agitateur dangereux. Les portes se ferment. Il est mis à l’index. Il quitte les Midlands et gagne Londres, avec deux francs cinquante dans sa poche (1883). Il s’installe à West Ham, dans le quartier le plus misérable de la Cité impériale, la ville des manœuvres, des déclassés, des sans-travail. « Des milliers de familles vivent entassées, dans une ou deux chambres, souvent sans vêtemens décens, sans nourriture suffisante. » Will Thorne est employé comme chauffeur dans les Beckton Gas works. La frugalité de leur camarade, sa haine de l’alcool, son silence réservé, ses éloquentes bouffées de colères, sa science de jeune marxiste produisent sur les ouvriers une profonde impression. A ceux qui l’ont connu à cette date, l’adhérent de la Social Democratic Federation apparut comme un étrange ascète aux yeux éclairés par un regard expressif, au visage brûlé par les flammes du foyer. Peu à peu son autorité, sur ces hommes qui, dans les fours à charbon des usines à gaz, travaillent douze heures par jour, grandit rapidement. Un dimanche après-midi, il les convoque à Canning-Town, dans un de ces terrains vagues, dont la verdure, piétinée par les gamins et souillée par les détritus, entoure d’un cercle ininterrompu les cités anglaises. Dans ce cadre, 800 chauffeurs acclament Will Thorne et décident de fonder un syndicat. En deux mois, ils étaient 10 000 ; la grève est décidée ; elle dure trois mois ; la journée de huit heures est accordée. Le secrétaire général organise l’association sur des bases nouvelles ; il réduit les fonds de secours ; il augmente la caisse de grève. Le syndicat devient, avant tout, une arme de combat. Malgré des défaites retentissantes infligées à l’Union par sir George Livesey, le directeur des South London Gasworks, la popularité de Will Thorne reste intacte. En 1899, il est nommé Deputy-Mayor du West-Ham Town Council. Sous son influence le conseil se lance dans le socialisme municipal, augmente les salaires, achète de la terre, construit des maisons. Le budget s’enfle ; la dette s’accroît ; les impôts grandissent. West-Ham devient célèbre par ses extravagances financières. Les électeurs lassés reviennent au parti conservateur. Mais ils conservent Will Thorne. Ses services passés et sa tactique électorale, ses discours en argot et ses réunions dans les terrains vagues, le rendent indéracinable. Il représente à Westminster les manœuvres et les sans-travail, les déshérités de la société britannique.

La biographie de Will Thorne peut servir de type. Plus ou moins dramatiques, toutes les existences des députés Trade-Unionistes se ressemblent : des origines modestes, une jeunesse difficile, des qualités administratives et des services rendus.

Ce géant là-bas, c’est David J. Shackleton, le vice-président des élus du Labour Representation Committee, le député de Clitheroë dans le Lancashire, le représentant des tisseurs de coton. Né en 1863 à Accrington, dans une boutique d’horloger, élevé au milieu du tic tac des pendules, il travaille à partir de neuf ans dans les tissages de Haslingdon. A vingt-quatre ans, ses camarades le choisissent pour diriger leur syndicat, Darwen Weavers Association. Sa capacité et son jugement le désignent, non seulement pour remplir les charges municipales, les fonctions de Justice of Peace mais aussi pour diriger la Fédération des tisseurs, le Congrès des Trade-Unions. Cette physionomie, si anglaise par sa rude jovialité, est celle de Will Crooks, l’un des vétérans du London County Council, le député de Woolwich. Son éloquence bourrue et concrète, éclairée par d’intarissables saillies et aussi son dévouement aux intérêts populaires ont fait du maire de Poplar un des députés les plus acclamés, une des silhouettes les plus connues du Parlement anglais. Tandis que son mari portait la chaîne d’or et le manteau d’hermine, insignes de ses fonctions municipales, Mrs Crooks continuait à diriger ses quatre enfans, à faire le ménage et à préparer les repas. La porte est toujours ouverte ; et lorsque les femmes des sans-travail décidèrent de tenter des démarches auprès du cabinet Balfour, elles choisirent Mrs Crooks pour conduire la délégation et parler en son nom. Cette figure jeune et expressive, c’est Arthur Henderson, le député ouvrier, dont la victoire à Barnard Castle en 1903 fut un des signes avant-coureurs du mouvement ouvrier, La finesse diplomatique et le sens pratique du jeune Écossais, — il est né à Glasgow en 1863, — le désignèrent pour servir d’arbitre entre les maîtres de forges de Newcastle et leurs ouvriers. C’est un autre Écossais que G. W. Barnes, le secrétaire général de l’Amalgamaled Society of Engineers. Il dirige une armée de 100 000 hommes et gère un fonds de réserve qui s’élève à 15 millions de francs. Ce chef assez ferme pour condamner des ouvriers qui se mettent en grève malgré l’opposition du Bureau, ce financier est doublé d’un esprit cultivé. Il a donné au journal de son syndicat une valeur littéraire ; il soutient par des versemens annuels Ruskin College, l’Université populaire d’Oxford.

Tels sont les hommes les plus connus de la délégation Trade-Unioniste. Il conviendrait encore de citer le charpentier J. Jenkins, maire de Cardiff et président du Congrès syndical de 1895 ; le mécanicien C. Duncan, collaborateur de Tom Mann dans ses efforts pour faire rentrer les manœuvres dans les cadres des Trade-Unions ; le fondeur d’acier John T. Macpherson, ancien titulaire d’une bourse créée par son syndicat à Ruskin College ; le tapissier James O’Grady, qui, pour organiser la caisse d’assurances de son syndicat, fit une enquête en Europe ; le charpentier Alexander Wilkie, un Écossais connu pour son enquête sur l’ouvrier américain, promoteur ardent des organisations fédérales et des idées coopératives ; l’homme d’équipe G. Wardle, directeur du journal du syndicat et auteur d’un volume de vers ; Vivian, l’apôtre de la coopération de production. Pour trouver leurs mandataires, dans cette nouvelle étape de leur politique, les ouvriers anglais n’ont point eu à chercher ailleurs que dans leur classe. Aux intellectuels en disponibilité, aux politiciens, ils ont préféré des travailleurs manuels éduqués, des professionnels du syndicat. Ils ont pu trouver, autour d’eux, des hommes dont l’habileté oratoire, les connaissances pratiques et le sens politique ont surpris et charmé.


III. — LES GROUPES

Etudié historiquement, ou analysé psychologiquement, le parti ouvrier anglais nous apparaît comme caractérisé par la prédominance des facteurs économiques et des groupemens professionnels sur les forces intellectuelles et les clubs politiques. Ces conclusions sont confirmées par une enquête strictement parlementaire. Les efforts des doctrinaires pour grouper les élus ouvriers en un parti homogène et discipliné, prêt à imiter la tactique des Irlandais et à vendre ses votes au plus offrant et dernier enchérisseur ; les efforts des théoriciens pour imposer aux nouveaux députés un programme systématique, d’où les indulgences conservatrices et les transactions utilitaires seraient également proscrites, paraissent jusqu’ici avoir complètement échoué.

Les 54 Labour Members, dont 41 sont payés par des Trade-Unions, n’ont pas tous accepté de s’inscrire au groupe du Labour Representation Committee, qui, distingué par ses cravates rouges, siège sur les bancs de l’opposition. Les 12 élus des ouvriers mineurs et 12 indépendans figurent dans les rangs de la majorité, appartiennent aux deux groupes radicaux dont l’un est présidé par sir Charles Dilke et l’autre organisé par la Democratic League. Ces députés portent l’épithète de Lib-Lab (Libéral-Labour). Quelques-uns d’entre eux sont des personnages, importans par leur autorité, leur talent ou leurs idées : Richard Bell, le président du Syndicat des Employés de chemins de fer, John Burns le ministre des Affaires locales, H. Vivian le coopérateur. D’autres sont des vétérans illustres, W. R. Cremer, le représentant des charpentiers, William Abraham, Th. Burt, Chas. Fenwick, les délégués des mineurs. J’entends bien que la majeure partie des députés ouvriers, — soit 29, — le plus grand nombre des nouveaux venus, la majorité de ceux qui se sont signalés dans les luttes récentes sont inscrits au groupe du Labour Représentation Committee : G. N. Barnes, Will Crooks, Ch. Duncan. J. Keir Hardie, A. Henderson, J. Jenkins, F. W. Jowett, J. R. Macdonald, J. T. Macpherson, J. O’Grady, D, J. Shackleton, Philip Snowden, Will Thorne, G. J. Wardle, etc. Sans doute la nouvelle Fédération électorale paraît devoir constituer l’ossature du parti ouvrier. Seuls, des individus et des syndicats assez puissans pour dominer une circonscription, pourront s’offrir de plus en plus rarement le luxe de l’indépendance. Encore est-il que même au sein du groupe le moins éloigné des partis socialistes européens, les doctrinaires sont en minorité, les programmes intransigeans à l’index.

Lorsque les députés inscrits sur les rôles du Labour Representation Committee se sont réunis pour constituer leur groupe et élire un président, ils se sont trouvés en face de deux candidatures, celles de Keir Hardie et de David Shackleton. Le doyen du socialisme anglais ne l’emporta qu’à une voix de majorité. Ce vote révélait la présence, au sein du parti, de deux tendances différentes, l’une plus idéaliste et moins anglaise, attachée aux formules du socialisme, l’autre plus utilitaire et moins européenne, fidèle au syndicalisme, Will Thorne, le seul élu des candidats patronnés par la Social Democratic Federation, le groupement marxiste, J. Keir Hardie, le fondateur de l’Independent Labour Party, Phil. Snowden son président, J. Ramsay Macdonald et F. W. Jowett, ses conférenciers, représentent des sympathies, opposées aux personnalités de G. N. Barnes, Will Crooks, Henderson, J. T. Macpherson, J. O’Grady. Annuellement le Congrès du Labour Representation Committee est saisi d’une motion qui demande que, seuls, les groupemens économiques soient admis dans la fédération et que les associations socialistes en soient définitivement exclues. Sans doute la victoire de 1906, la valeur qu’elle donne à l’organisme électoral, l’autorité dont elle revêt les fondateurs du parti, condamnent, dès maintenant, à l’insuccès toute re vision des statuts. Il n’en est pas moins certain que de récentes manifestations sont venues rappeler au Labour Representation Committee qu’il serait dangereux de copier fidèlement la tactique des socialistes européens, de respecter scrupuleusement la lettre de la doctrine.

En Cornouailles, à Camborne, Will Thorne a été roué de coups et couvert d’ordures par les mineurs gallois pour s’être permis de soutenir, contre un radical populaire, la candidature d’un socialiste, plus digne, à ses yeux, de recueillir les votes ouvriers. Une certaine agitation se manifeste parmi les tisseurs du Lancashire. A Burnley, de nombreux adhérens de la Burnley W avers’ Association en veulent au Labour Representation Committee d’avoir adopté aux élections municipales et législatives la candidature de deux marxistes connus. Dan Irving et Hyndman. Le 13 février, par 6 625 voix contre 5 647, le syndicat décide de rompre avec le groupe local du Labour Representation Committee. A Blackburn, des bruits de démissions collectives circulent. A Preston, à Accrington, l’hostilité de la Fédération électorale contre l’enseignement confessionnel provoque le mécontentement de nombreuses ouvrières. Elles seraient prêtes à exiger que leur syndicat suspendît ses versemens au Labour Representation Committee. Ces incidens constituent des signes, dont on ne saurait impunément méconnaître la portée. La prudence est d’autant plus nécessaire que, dans de nombreuses circonscriptions, les candidatures ouvrières n’ont réussi que grâce à la défection des travailleurs jusqu’ici inscrits aux clubs conservateurs. Le fait, depuis confirmé par les agens électoraux du parti tory[1], a été signalé par M. J. Ramsay Macdonald[2] : « Il était à la mode, il y a vingt-cinq ans, dit-il, soit de mettre en doute l’existence de l’ouvrier tory, soit de se permettre des plaisanteries à ses dépens. Mais les unionistes ont dû les dix-sept années de pouvoir, dont ils ont joui depuis 1885, très largement à l’appui des classes laborieuses. Dans les cinq élections générales des vingt dernières années, l’électeur ouvrier conservateur a joué un rôle prédominant. Aujourd’hui le Labour Party existe et fait espérer au travailleur qu’il sera possible d’assurer au sein du Parlement la représentation directe de la classe à laquelle il appartient. Est-il surprenant qu’il ait apporté son concours à des hommes de sa classe, qui sont tenus de l’aider dans ses luttes et qui ne vont point, comme il le sait bien, ni diriger un mouvement révolutionnaire, ni « briser l’Empire en morceaux ? » Et au cours de cette conversation, le whip du parti ouvrier citait précisément, pour prouver la volte-face des travailleurs affiliés aux groupemens conservateurs, l’exemple des circonscriptions de Preston et Blackburn. Lésâmes scrupuleuses de ces néophytes doivent être ménagées.

On ne saurait d’ailleurs nier que, dans leur programme et dans leur tactique, les députés affiliés au Labour Representation Committee n’aient témoigné d’un certain respect pour les tendances conservatrices, les traditions parlementaires de l’opinion britannique.


IV. — LES IDÉES

Il ne convient de prendre au tragique ni les violences de certains cortèges, ni les intransigeances de certaines revendications. L’armée des sans-travail qui entra dans les rues de Londres, drapeau rouge en tête, en poussant, au commandement, des hourrahs ! pour la révolution sociale, en chantant une ce Marseillaise » inédite[3], ne comptait que cent quarante-quatre hommes. Ils obéissaient aux ordres de leurs « officiers » et aux conseils de leur « chapelain. » Leur tenue réservée et disciplinée inspirait aux spectateurs une bienveillance sympathique. Ces révolutionnaires s’amusaient innocemment à essouffler, par leur marche rapide, les policemen chargés de veiller sur les philosophes péripatéticiens. A la veille des élections, des publications socialistes avaient affiché d’extraordinaires ambitions. Dans Britain for the British, dans le dernier chapitre To Days work, Robert Blatchford, le directeur de la feuille indépendante, The Clarion, énumérait parmi les mesures, dont la réalisation immédiate était nécessaire, le droit pour les municipalités d’exproprier les Landlords, la nationalisation des chemins de fer, des mines, des banques, des assurances sur la vie. L’éditeur du Reformer’s Year Book for 1906 assignait au prochain Parlement (nov. 1905) la tâche de « réformer radicalement le système foncier de manière à établir hommes et femmes sur la terre et à transformer les cités, dont les slums grandissent toujours. »

Ni ces intransigeances, ni ces manifestations n’ont exercé d’influence sur les élus du Labour Representation Committee, les plus avancés des députés ouvriers. Pour fêter l’élection de Will Crooks, ses électeurs organisent un concerta Drill Hall. La salle est ornée de tentures écarlates, les fauteuils drapés dans des étoffes éclatantes. Mais cette débauche de couleurs ne doit point être prise au tragique. Sous les plis du drapeau rouge, Will Crooks a tenu les propos les plus conservateurs : « On paraît très inquiet de l’avènement du Labour Party. Non, nous n’allons pas jeter à bas l’Empire demain matin, et il n’y aura pas une mise à l’encan de lundi en huit... Il y a des siècles, John Bail marcha sur Londres, pour brûler les maisons des riches. Le nouveau Labour Party ne fera pas ça. Si nous trouvions l’occasion, nous brûlerions plutôt les impasses insalubres (slums]... Nous allons maintenir les gens attentifs et veillera ce que personne ne s’endorme (6 février 1906;. » Dans la National Review de décembre 1905, Will Crooks s’était déjà refusé à dresser un programme méthodique. La double tâche qui s’impose aux nouveaux élus est de faire u l’éducation » du peuple et de réorganiser la machine administrative et parlementaire, de manière qu’elle ne soit plus monopolisée par l’aristocratie, Et l’auteur esquisse un plan de réformes relatif à l’organisation du ministère et à la procédure du Parlement, qui reproduit les revendications des libéraux. Avec une précision plus grande, J. Ramsay Macdonald a défini l’attitude des élus du Labour Representation Committe vis-à-vis du socialisme : « En matière d’administration pratique et de législation, le socialisme n’est pas une réalité immobile, mais une tendance, une manière de penser, une idée directrice. Dès lors, ceux qui disent que la doctrine socialiste domine ou ne domine pas le nouveau parti ouvrier, ont à la fois tort et raison. Le régime socialiste n’est pas créé, en un jour, par des décisions du Parlement. Voici quelle est la profession de foi d’un socialiste. Le Parlement et les autres services publics fonctionneront d’une manière pratique. La distribution actuelle des richesses est contraire aux intérêts économiques et aussi, — il serait possible de le prouver, — à la justice. Des classes inutiles socialement ne devront pas être conservées aux dépens de classes utiles socialement. Chaque classe utile dans la vie sociale doit être honorée et entretenue d’une manière convenable. L’individu organisé en communauté peut le mieux accomplir sa destinée. L’initiative privée et la solidarité générale sont toutes deux essentielles pour le développement individuel et social[4]. » Après avoir brièvement énuméré des réformes économiques et administratives, qui figurent sur le programme radical[5], l’auteur termine par ces lignes qui résument, dans une formule heureuse, l’utilitarisme politique et l’idéalisme religieux dont le mélange caractérise le socialisme anglais : « Il y a une heure pour des mesures détaillées et des propositions précises. Il y a une heure pour les principes généraux, qui peuvent être même assez vagues pour n’être guère plus que des élans et des aspirations. Le parti ouvrier fera bien de mettre en pratique ces deux états d’esprit. S’il se sert d’une des deux méthodes exclusivement, il n’arrivera à rien. S’il les utilise toutes deux, il créera une nouvelle opinion publique ; il deviendra le germe d’un nouveau parti, champion de la démocratie intellectuelle et morale[6]. » Deux autres des doctrinaires du Labour Representation Committee ont confirmé cette attitude progressiste et cette méthode utilitaire. Au Morning Post, le 5 février, F. W. Jowett déclare : « On ne tentera pas de décider notre groupe à se prononcer en faveur du socialisme. Nous nous en rapportons à la logique des événemens. Ce que nous voulons, c’est d’amener les ouvriers à considérer les questions ouvrières à leur propre point de vue ; et nous sommes sûrs que, s’ils le font, toutes les mesures qu’ils prendront progressivement seront socialistes. » Et invité par son interlocuteur à formuler un programme, F. W. Jowett parle de réviser la loi sur les Trade-Unions et le chômage, d’organiser les cantines scolaires, d’établir l’impôt progressif sur le revenu, de frapper les plus-values foncières,… etc. Ce socialiste n’est qu’un radical. M. Phil. Snowden, après avoir esquissé un plan de bataille contre la société capitaliste par l’extension du socialisme municipal, la nationalisation de la terre, des mines, des voies ferrées, termine par ces paroles prudentes : « Mais, pour ce qui est d’un avenir immédiat, le parti ouvrier, au sein du Parlement, devra se déclarer satisfait s’il peut décider les autres à marcher dans la voie des réformes. Il se fiera à l’action continue, dans le pays, des grandes forces économiques et intellectuelles qui ont amené la poussée des classes laborieuses au point où elle en est, pour unir sûrement, dans un avenir prochain, toutes les forces populaires, dans un parti du peuple qui réalisera l’œuvre du peuple. » (Daily Mail, 22 janvier. Et plus récemment à Peckham, le 13 février, J. Keir Hardie, le leader, met ses auditeurs en garde contre de trop grandes ambitions : « Je ne dis pas que les trente députés ouvriers soient des socialistes. Rappelez-vous-le. Je ne dis pas non plus que le parti ouvrier parlementaire soit lié au socialisme. Rappelez-vous-le aussi. Le groupe ouvrier est une coalition parfaitement honnête et loyale entre le parti socialiste et le parti trade-unioniste en vue de protéger les intérêts des classes laborieuses. »

Les déclarations individuelles ont été confirmées par les décisions des groupes. Le Congrès annuel du Labour Representation Committee (13-16 février), après avoir, pour calmer l’agitation des syndicats du Lancashire, refusé d’imposer à tous ses candidats la même conception laïque de l’enseignement public, décide unanimement de ne point dresser de programme systématique. Les délégués adoptent des motions isolées, demandent la journée de huit heures et le salaire minimum pour les ouvriers des villes et de l’Etat, la révision de la loi sur les Trade-Unions et le chômage, le suffrage universel. Et ils se séparent après avoir montré, en décidant de remplacer leur ancien titre par celui de Labour Party, qu’ils se refusaient à dépasser le cadre primitivement tracé. Le parti ouvrier anglais ne veut être qu’un syndicat politique d’intérêts corporatifs.

Le même utilitarisme caractérise sa tactique parlementaire. Malgré les gages donnés par les radicaux à la cause ouvrière, et les services rendus par les organisations libérales aux candidatures ouvrières[7], des francs-tireurs du socialisme, en des articles soigneusement reproduits par la presse conservatrice, saluaient dans l’avènement du parti ouvrier beaucoup moins un succès sur les unionistes qu’une défaite des libéraux. Le nouveau groupe parlementaire, avec la coopération des Irlandais, se servira de l’opposition conservatrice pour ruiner la majorité ministérielle, disloquer l’un des partis séculaires, faire œuvre révolutionnaire. Robert Blatchford écrivait dans The Clarion, le 2 février : « Il est inutile de dépenser de la salive dans des discours comme ceux de M. Haldane à Edimbourg. Les socialistes ne peuvent être ni achetés, ni conciliés. Aucun compromis n’est possible. Un sacrifice de cinquante centimes par louis ne servira de rien. Toutes les promesses sont inutiles. Même si le parti libéral pouvait actuellement donner, — je ne dis pas promettre, — la moitié de ce que les socialistes demandent, la paix n’aurait pas lieu. Il faut que nous ayons tout. La bataille doit être décisive. Le mouvement socialiste n’est pas une petite révolte locale qu’on peut apaiser par de douces flatteries et de jolies promesses. C’est le commencement d’une révolution mondiale... Et, en attendant, nous broierons le parti libéral, si nous le pouvons. Selah ! » Dans leurs commentaires sur les résultats des élections générales, Justice, l’organe des marxistes de la Social Democratic Federation (n° du 26 janvier 1906), et Labour Leader, l’organe des possibilistes de l’Independent Labour Party, sont également sévères pour les vainqueurs de la réaction protectionniste et conservatrice.

Docile aux idées que son fondateur devait, quelques jours plus tard, exprimer, en adoucissant les termes, dans la National Review (n° de février, p. 1003 à 1008), le journal de Keir Hardie s’exprime comme il suit : « Plus on analyse la liste grandissante des nouveaux députés libéraux, plus on est frappé du pouvoir énorme du capital organisé. On laisse échapper un soupir de reconnaissance en songeant que cet événement n’a pas eu lieu, avant que le travail fût prêt à amener ses bataillons sur le champ de bataille. Au cours de cette catastrophe, des plaines entières de l’agréable féodalité tory ont disparu et les blanches falaises crayeuses du libéralisme capitaliste dominent le paysage, flanquées par une colline d’argile schisteuse appelée Lib-Lab, qui témoigne déjà d’une inquiétante tendance à glisser vers les blanches falaises. Dans un sain isolement le roc du travail indépendant se dresse comme un des principaux caractères du paysage... Le nouveau Parlement n’est plus le « meilleur club de Londres. » C’est un Parlement de patrons, la forteresse du pouvoir de l’argent, la vraie citadelle de la domination capitaliste. Il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi, car rien ne pouvait faire plus pour unifier et consolider les nouvelles forces du parti ouvrier dans une fidélité complète à l’esprit d’indépendance. »

Les survivans du mouvement socialiste » de 1883 à 1886 se croient encore au temps où le parti conservateur, sous l’influence d’un lord Randolph Churchill et d’un sir John Gorst, se donnait comme le défenseur des réformes sociales, en face d’un parti libéral absorbé par le Home Rule. Vingt ans de pouvoir, la poussée impérialiste, la réaction protectionniste ont transformé les caractères du parti conservateur, renouvelé les cadres du groupe radical. Ils ne représentent plus les mêmes couches sociales qu’il y a un quart de siècle. Les intransigeans socialistes ne furent pas écoutés. Une fois de plus l’utilitarisme des politiques l’emporte sur la rigidité des doctrinaires.

Dans l’Amalgamated Society of Engineers Journal, G. Barnes, l’un des représentans les plus importans des Trade-Unions, au sein du Labour Representation Committee, écrit : « Le travail a aidé à débarrasser le pays des agioteurs et des gâcheurs du parti tory ; et aujourd’hui il est prêt à faciliter volontiers l’établissement d’un meilleur régime dans toutes les branches de la législation et de l’administration. Sir Henry Campbell Bannerman a fait appel au cœur et à la conscience de la nation : et nous sommes sûrs que, si hésitans que puissent être quelques-uns de ses amis, le parti ouvrier sera toujours du bon côté dans tous les efforts faits pour passer des paroles aux actes. » M. Phil. Snowden, interviewé par le Yorkshire Post (26 janvier), déclare qu’à moins que les libéraux ne proposent des mesures qu’ils dussent désapprouver complètement, l’attitude de ses collègues vis-à-vis de la majorité sera celle « d’une indépendance sympathique. » M. F. Jowett confirme au Morning Post (5 février) cette tactique d’attente et énumère tous les points sur lesquels le groupe du Labour Representation Committee est déjà d’accord avec les libéraux : libre-échange, politique étrangère, question scolaire, loi syndicale. M. J. Ramsay Macdonald avait déjà affirmé (Morning Post, 22 janvier) que son parti « n’avait point l’intention bien arrêtée de pousser l’épée dans les reins le nouveau gouvernement. Sans doute nous sommes absolument libres d’adopter une ligne indépendante à n’importe quel moment, et sur n’importe quel sujet. Nous serons surtout guidés par les événemens. » Le distingué whip du Labour Party a depuis précisé la tactique de ses collègues : « Le parti ouvrier m’apparaît comme le germe d’un parti plus grand et plus large ; et c’est à l’édifier que devraient travailler dès maintenant les trente membres du Labour Representation Committee. Une des conditions matérielles de cette œuvre, c’est qu’on ne les encourage pas à tenter de contraindre le gouvernement. Aucune méthode politique n’est plus ridicule que celle d’un groupe, qui rêve de se tenir en équilibre entre deux partis à peu près égaux, et d’obtenir toutes les améliorations importantes dans l’organisme social, en jetant son poids tour à tour dans l’un des plateaux de la balance. Les nationalistes irlandais sont dans une position très favorable, pour mener à terme cette politique. Leur demande principale est très simple et n’implique qu’un problème administratif. Ils sont responsables devant des électeurs, qui refusent de prendre part avec sympathie à la politique anglaise. Leurs mains sont donc complètement libre ? pour culbuter les ministres et triturer les votes. Et encore le succès qu’ils ont obtenu est assez faible, pour mettre en garde tout autre parti et écarter la tentation d’adopter une pareille tactique. » Le groupe ouvrier, s’il doit conserver l’indépendance nécessaire pour assurer son développement, serait coupable s’il cherchait à ruiner le parti libéral, maladroit s’il se refusait à céder aux nécessités politiques.

Les actes ont répondu aux paroles. Les efforts tentés pour creuser un fossé entre les Labour Members, adhérens aux groupes radicaux et ceux qui sont affiliés au Labour Representation Committee ont échoué. La commission, créée en 1895 sous le nom d’Advisory Board, pour assurer la coopération de tous les élus ouvriers, quels que fussent leur opinion et leur parti, s’est réunie le 13 février. Formée des bureaux du Labour Representation Committee, de la Fédération générale des Trade-Unions et du Comité parlementaire du Congrès des Trade-Unions, elle constituera un lien précieux entre les Lib-Lab, et le groupe indépendant de Keir Hardie. Elle évitera les ruptures définitives. Le Congrès du Labour Representation Committee (13-16 février) a décidé de favoriser la tâche conciliante de l’Advisory Board et d’autoriser l’alliance avec les Lib-Lab, dans toutes les questions strictement ouvrières. Mais il y a plus. Le Congrès s’est refusé à interdire à ses candidats d’insérer, dans leur programme, toute autre profession de foi politique que celle du parti. Les délégués réprouvent la discipline marxiste. Et s’ils restent soucieux de conserver leur liberté, ils s’opposent à l’alliance projetée avec les nationalistes irlandais. Les statuts sont modifiés dans ce sens. Par leur indulgence discrète pour le radicalisme démocratique, par leur tactique d’indépendance sympathique, les élus ouvriers atténuent, une seconde fois, dans un sens utilitaire, les intransigeances révolutionnaires du socialisme collectiviste.

Dans quelle direction évolueront la méthode et la doctrine du parti ouvrier ? Le groupe des Liberal Labour Members disparaîtra-t-il aux prochaines élections, ou verra-t-il au contraire augmenter ses adhérens ? Au sein du Labour Representation Conmiittee, devenu le Labour Party, les théoriciens socialistes développeront-ils leur autorité aux dépens des représentans des Trade Unions ? L’utilitarisme social, dont la méthode progressiste, le programme fragmentaire et la tactique indépendante paraissent répondre aux caractères de ce syndicat d’intérêts, redeviendra-t-il plus abstrait et plus absolu, sous la poussée d’un réveil du socialisme européen ? Ou, au contraire, ces besoins concrets et ces tendances conciliantes s’élargiront-ils au point de faciliter une fusion avec la doctrine radicale, victorieuse elle aussi des rigidités et des abstractions du libéralisme classique ? Il est difficile de répondre. Seule une crise commerciale, d’une intensité prolongée, pourrait, par les souffrances provoquées et les colères éveillées, imposer une réaction politique et intellectuelle, un retour à la tactique révolutionnaire et au dogmatisme intransigeant, qui paraissent contraires aux tendances actuelles de l’activité sociale et de la vie psychologique. Une société, où l’aristocratie ouvrière tend de plus en plus à se constituer en une petite bourgeoisie correcte et éduquée, plus aisée et plus vigoureuse que les classes moyennes, peut assister à une coalition entre les travailleurs spécialisés, et les petits boutiquiers et journaliers agricoles, ces soldats de l’armée libérale. Un tempérament, repris par son dédain séculaire des idées générales et son culte traditionnel de l’utilitarisme concret, est tout naturellement préparé à préférer aux constructions abstraites, à la logique absolue d’un socialisme théorique, les réformes immédiates et les transactions conservatrices du radicalisme. De l’autre côté de la Manche, tout, dans la société et dans l’individu, est sacrifié à l’activité du vouloir discipliné. La paix sociale en sera sans doute la légitime récompense.


JACQUES BARDOUX.

  1. Sir G. C. T. Bartley, Mrs Thomas Gibson Bowles, George Lane Fox. Morning Post, 23 janvier 1906.
  2. Morning Post, 22 janvier 1906.
  3. « Le drapeau du Peuple est du rouge le plus profond ; — il a servi de linceul à nos morts martyrisés ; — et avant que leurs membres ne soient devenus laides et froids, — le sang de leurs cœurs a teint chacun de ses plis. »
  4. The Independent Review, mars 1906, p. 264.
  5. Id., p. 268.
  6. Id., p. 269.
  7. Sous l’impulsion du Liberal Central Office dirigé par M. George Whiteley, de nombreux groupemens locaux avaient décidé de soutenir des candidatures ouvrières. La presque-unanimité des Lib-Lab ont été élus avec l’appui officiel des organisations libérales. C’est ainsi qu’elles ont singulièrement facilité la victoire de Burns à Battersea, de Bell à Derby, de Johnson à Gateshead. Il a été décidé de ne pas opposer de concurrens aux leaders du Labour Representation Committee, Shackleton, Henderson, Keir Hardie, T. Richards, J. R. Macdonald. Sur 37 candidats du L. R. C, élus dans des circonscriptions ayant droit à un seul siège, 15 seulement eurent à lutter contre des Libéraux. Sur 13 candidats du L. R. C. dans des circonscriptions ayant droit à 2 candidats, 3 seulement eurent à lutter contre 2 Libéraux. Sur 30 candidatures, 32 eurent l’appui officiel ou officieux des Libéraux.