Le Parti socialiste/Livre III/Chapitre 2

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A. Panis (p. 206-219).


CHAPITRE II


L’instruction intégrale.


L’instruction est la condition essentielle du développement des facultés intellectuelles sans lequel il n’y a pas de liberté pour l’homme.

L’ignorant n’est même pas à proprement parler un homme : il n’est homme du moins que par sa prédisposition générale à s’instruire qui supplée plus ou moins à son ignorance.

L’instruction est le point de départ de tous les progrès de l’humanité, c’est elle qui développe la plus grande force de l’univers, l’esprit, qui a conquis la matière.

L’instruction bien dirigée pourrait suffire à elle seule pour réformer la société. — « J’ai toujours pensé, disait Lebnitz, que l’on réformerait le genre humain, si l’on réformait l’éducation de la jeunesse. »

Et Mirabeau : « Croyons que, si l’on excepte les accidents, suites inévitables de l’ordre général, il n’y a de mal sur la terre que parce qu’il y a des erreurs ; que le jour où les lumières et la morale avec elles pénétreront dans les diverses classes de la société, les âmes faibles auront du courage par prudence, les ambitieux des mœurs par intérêt, les puissants de la modération par prévoyance, les riches de la bienfaisance par calcul, et qu’ainsi l’instruction diminuera, tôt ou tard, mais infailliblement, les maux de l’espèce humaine, jusqu’à rendre sa condition la plus douce dont soient susceptibles des êtres périssables[1]. »

«  L’instruction, » disait encore Mirabeau, « suffira à l’organisation des sociétés, et les préservera des convulsions de la violence. »

L’instruction affranchit les hommes. L’ignorance met à l’exercice des facultés humaines un empêchement invincible ; le plus violent des despotismes ne nous mettrait pas dans une impossibilité plus absolue d’agir, et ne paralyserait pas notre liberté d’une façon plus complète.

Quand l’humanité connaîtra les lois de la science, elle ne dépendra plus des lois arbitraires, auxquelles son ignorance l’a soumise jusqu’ici.

L’instruction publique doit donc être la première préoccupation des législateurs qui poursuivent vraiment la réalisation de la liberté. Cette préoccupation doit passer avant toutes les autres. « Soyez instituteurs avant d’être législateurs, » disait Bancal en 1793 à la Convention nationale. « Sachez qu’on ne peut faire de révolution durable dans les lois, si l’on ne commence par la faire dans l’opinion et dans les mœurs. Investissez le peuple du droit qui lui fera connaître et lui assurera tous les autres. Donnez-lui l’existence morale, qui tue les préjugés et garantit l’existence physique. »

Tout homme en venant au monde a droit à l’instruction, c’est-à-dire au développement de ses facultés intellectuelles. Ce droit n’est pas moins sacré que le droit de vivre, que le droit de développer ses facultés physiques.

Les parents doivent à leurs enfants le pain de l’intelligence, comme ils leur doivent le pain de la, vie physique, et s’ils les laissent croupir dans l’ignorance, ils sont autant et plus coupables que s’ils les laissaient mourir de faim.

Il n’est pas douteux que la société ait le droit d’intervenir dans l’instruction, et cette intervention constitue la plus importante de toutes les fonctions publiques. La société a pour principal objet de garantir à tous ses membres le plein développement et le libre exercice de leurs facultés.

Il n’en résulte pas que l’État doive avoir le monopole de l’instruction, mais il doit lui donner l’impulsion et veiller à ce qu’aucun citoyen ne soit laissé dans l’ignorance..Il doit aussi établir de grands établissements modèles qui entretiennent une salutaire émulation, et mettre à la disposition des citoyens, par les bibliothèques publiques, les musées, les collections, tous les instruments utiles pour le perfectionnement de l’instruction et que les ressources privées ne pourraient pas facilement réunir.

Il est en France une école d’économistes qui veulent que le gouvernement n’intervienne en aucune façon dans l’instruction pas plus que dans l’industrie, et qui soutient que la loi de l’offre et de la demande suffira à provoquer des entreprises d’enseignement public comme toutes autres entreprises.

Ce système est combattu avec raison par M. Stuart Mill, qui est cependant un des plus grands partisans du laissez faire et du laissez passer, mais qui envisage la question avec l’esprit pratique des Anglais[2].

M. Stuart Mill fait d’abord observer que l’instruction est une des choses dont il peut arriver que ceux qui en ont le plus besoin, soient ceux qui sentent le moins ce besoin, et dans tous les cas les gens sans culture n’auraient pas assez de lumières pour choisir l’enseignement qui leur convient ou qui conviendrait à leurs enfants. Il est donc indispensable que l’État intervienne pour les guider.

Il peut même intervenir pour contraindre les pères de famille à instruire leurs enfants. L’argument tiré de la liberté du père de famille contre l’instruction obligatoire n’est pas soutenable. Il y a un droit qui passe avant tous les autres, c’est le droit de l’enfant. Et l’État peut et doit intervenir pour protéger l’enfant contre un père dénaturé.

Mais il faut d’ailleurs se garder du monopole gouvernemental en matière d’instruction, parce que ce monopole pourrait devenir le pire instrument de la tyrannie. — « Un gouvernement qui peut former l’opinion et les sentiments du peuple depuis la jeunesse jusqu’à l’âge mûr, dit avec raison Stuart Mill, peut faire de ce peuple tout ce qui lui plaît. »

Les classes gouvernantes ont fait jusqu’ici tous leurs efforts pour fausser la direction donnée à l’instruction publique, parce qu’elles ont compris que le jour où l’instruction véritable aurait pénétré toutes les couches du peuple, leur privilège serait irrévocablement détruit. L’universalisation de la science ne tarderait pas à équilibrer promptement toutes les conditions sociales.

Dans une célèbre polémique avec M. de Girardin, M. de Lourdoueix, rédacteur en chef de la Gazette de France, faisait cet aveu remarquable : « Sur quoi vous fondez-vous pour déclarer à votre classe pensante et gouvernante qu’elle doit propager l’instruction dans les masses populaires ? Est-ce qu’elle a le moindre intérêt à cela ? Est-ce que son monopole de domination ne s’appauvrira pas en s’étendant ?  »

À quoi M. Émile de Girardin répliquait avec raison : — « O apôtre de la raison de Dieu ! voilà donc les arguments par lesquels se trahissent vos préoccupations ? »

La distinction des classes, l’inégalité sociale est entretenue par la distinction de l’instruction, en instruction primaire et instruction secondaire.

L’instruction primaire telle qu’elle est donnée est tout à fait insuffisante pour émanciper l’intelligence de ceux qui la reçoivent. Et tout le bruit que font les libéraux pour réclamer l’instruction primaire gratuite et obligatoire, n’est qu’un moyen de détourner l’attention publique des réformes essentielles à introduire dans les programmes et les méthodes de l’enseignement.

Tout est à faire, ou plutôt tout est à refaire à cet égard.

Il faut que l’instruction soit égale pour tous les citoyens, qu’elle soit la même pour les fils des pauvres et pour les fils des riches.

A défaut de l’égalité sociale, l’instruction établira entre tous les hommes cette égalité morale qui existe par le seul fait qu’ils sont en possession complète de leur raison, quelle que soit d’ailleurs l’étendue plus ou moins grande de leurs connaissances et la perception plus ou moins vive de leur intelligence. Les hommes peuvent avoir des aptitudes différentes ; mais il faut que leurs facultés reçoivent un égal développement.

Entre l’homme instruit et l’ignorant, il y a un abîme qui rend tout rapprochement impossible. Deux hommes, qui ont reçu une suffisante instruction première, sont égaux pour les choses ordinaires de la raison et peuvent discuter ensemble, alors même que l’un serait un savant des plus considérables et que la science de l’autre se bornerait aux notions les plus élémentaires.

« L’instruction, dit M. Dunoyer dans son livre de la Liberté du travail, détruit dans les basses classes ce qui les fait le plus invinciblement repousser par les classes élevées, à savoir, la grossièreté, la rudesse ; elle élève les hommes en les polissant ; elle les élève encore en ajoutant à leurs forces ; or, si la richesse est une puissance, qui ne sait que l’esprit en est une aussi ? »

L’instruction égale amènerait promptement l’égalité des conditions, en dépit de tous les obstacles. Il n’y a plus en réalité que deux grandes classes : celle des ignorants et celle des gens qui savent. Quand le problème de l’ignorance sera résolu, le problème de la misère sera bien près de l’être. L’éducation peut combler la distance qui sépare le pauvre du riche et transformer toutes les conditions sociales.

« Il est difficile aujourd’hui, dit M. Littré (Conservation, Révolution et Positivisme), de se faire une idée suffisante de la puissance que prendra l’opinion publique quand elle sera ainsi appuyée sur une éducation commune. »

Cette égalité d’instruction, si outrageusement méconnue dans la société moderne, avait été indiquée avec netteté par les révolutionnaires nos pères comme le but à réaliser.

Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique, présenté par Condorcet à l’Assemblée législative, qui, entre autres considérations remarquables, contient les passages suivants :

« Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ;

« Assurer à chacun la faculté de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d’être appelé ; de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là, établir, entre les citoyens, une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi ;

« Tel doit être le premier but d’une instruction nationale, et, sous ce point de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice…

« Nous avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre, aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre…

« Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’empire, pût dire, désormais : La loi m’assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse le moyen de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure…

« …Il importe à la prospérité publique de donner aux enfants des classes pauvres qui sont les plus nombreuses, la possibilité de développer leurs talents : c’est un moyen non-seulement de fournir à la patrie plus de citoyens en état de la servir, aux sciences plus d’hommes capables de contribuer à leurs progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer. L’ordre de la nature n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse ; et, en étendant l’instruction, vous affaiblissez à la fois les effets de ces deux causes de distinction.

« L’avantage de l’instruction, moins exclusivement réuni à celui de l’opulence, deviendra moins sensible, et ne pourra plus être dangereux ; celui de naître riche sera balancé par l’égalité, par la supériorité même des lumières que doivent naturellement obtenir ceux qui ont un motif de plus d’en acquérir.

« Ainsi l’instruction doit être universelle, c’est-à-dire étendue à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances ou d’en acquérir de nouvelles… »

Condorcet indique ainsi les réformes profondes qui doivent être introduites dans les programmes et les méthodes de l’instruction publique, en même temps que dans son organisation, et qui restent encore aujourd’hui à réaliser.

L’instruction, chez nous, est faussée à tous les degrés.

L’instruction primaire est insuffisante et ne peut que maintenir les classes inférieures dans leur état de subordination et de dépendance.

L’instruction secondaire fait des déclassés et des oisifs. Réfractaire à tous les progrès de l’esprit humain, notre instruction publique en est restée aux programmes du moyen âge. « Cette instruction est au fond celle qu’à l’origine recevaient les prêtres, et qui se réduisait surtout à l’étude de leur langue sacrée, plus la culture dialectique nécessaire à la défense de leurs dogmes[3]. »

Une semblable instruction n’est plus du tout en rapport avec les besoins de la société moderne, et tous les bons esprits s’accordent depuis longtemps à en signaler le vice essentiel.

« Il n’y a presque aucun rapport entre ce que nous apprenons étant enfants et ce qu’il nous faudra faire étant hommes, entre les études de l’adolescent et les occupations de l’âge viril. Nous sommes destinés aux professions les plus diverses, et l’éducation commune ne tend à faire d’abord de nous que des lettrés et encore des lettrés dans des littératures mortes depuis quinze ou vingt siècles, et qui ont absolument cessé d’être l’expression de la société ; de sorte que cette éducation toute littéraire ne semble pas même propre à former des littérateurs, du moins à prendre ce mot dans son acception véritable, et si nous voulons entendre par là des hommes véritablement habiles à rendre par la parole écrite les idées et les impressions de leur temps. »

L’enseignement universitaire est purement spéculatif ; l’étude ne se lie jamais à aucun travail pratique. « Qui ne comprend à quel point toute l’existence des enfants doit se ressentir de ces longues années, précisément les plus jeunes et les plus actives, données à la spéculation, passées loin de la vie réelle, et combien leur puissance pratique doit en être amoindrie.[4] »

L’éducation est ainsi détournée de sa destination véritable, qui doit être de façonner les enfants aux professions de toute espèce qu’embrasse l’économie de la société, de les disposer a l’action, de les mettre au niveau de toutes, les entreprises, de leur préparer des ressources pour toutes les difficultés et toutes les épreuves de la vie.

L’instruction doit être pratique et professionnelle ; elle doit initier les hommes aux arts industriels et aux sciences dans leurs applications à l’industrie ; elle doit les habituer de bonne heure au travail et au travail manuel ; elle doit leur apprendre les langues vivantes, afin de leur permettre d’étendre sans difficultés leurs relatoins à tous les pays.

Elle doit être intégrale, embrasser l’ensemble des connaissances humaines, initier du moins aux principes de toutes les connaissances et en inculquer les éléments essentiels. On n’apprend aujourd’hui les sciences aux jeunes gens que d’une façon fragmentaire, isolée et spéciale. Il importe de les systématiser, afin d’embrasser en un seul point de vue le monde extérieur, l’homme individuel et la société.

M. Auguste Comte, le fondateur de la philosophie positive, s’est beaucoup préoccupé de cette direction nouvelle à donner à l’instruction publique en même temps que de la systématisation des sciences, et il a tracé un plan remarquable d’instruction intégrale et positive, laquelle ne doit pas être séparée de l’apprentissage industriel.

Cette réforme de l’éducation publique est une des plus urgentes et des plus importantes à réaliser, et afin d’éviter tout malentendu les socialistes doivent prendre pour mot de ralliement : l’instruction intégrale et égale pour tous, et l’opposer à l’instruction gratuite et obligatoire, laquelle ne s’appliquant qu’à une instruction primaire tout à fait insuffisante, est de nature à maintenir toutes les inégalités sociales qu’il s’agit précisément de faire disparaître.

  1. Sur Mosés Mendelshon et la réforme politique des Juifs, 1785.
  2. Les réflexions de M. Stuart Mill que nous résumons sont extraites de son traité de la Liberté, et dans ce passage il s’attache à réfuter M. Dunoyer qui, dans son ouvrage sur la Liberté du travail, est opposé à toute intervention quelconque de l’État dans l’instruction.
  3. Littré, Conservation, Révolution et Positivisme.
  4. Dunoyer, La liberté du travail.