Le Passage d'Hannibal à travers la Gaule et les Alpes

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Le Passage d'Hannibal à travers la Gaule et les Alpes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 60-92).
LE
PASSAGE D’HANNIBAL
A TRAVERS
LA GAULE ET LES ALPES

Histoire d’Hannibal, par le commandant Hennebert, deux volumes paRus; Imprimerie nationale, 1870 et 1878.


I.

L’obscurité dans laquelle se déroule pendant bien des siècles la vie de notre vieille mère la Gaule n’est interrompue que par quelques faits éclatans qui mêlent ses destinées à l’histoire générale. L’un des plus célèbres et des plus curieux est le passage d’Hannibal à travers son territoire méridional dans des conditions qui firent de cette entreprise hardie un des succès les plus chèrement achetés, mais aussi les plus merveilleux de l’antiquité. Les Romains eux-mêmes, bien que plus disposés à maudire Hannibal qu’à célébrer ses prouesses, ne purent s’empêcher de rendre hommage à sa victoire sur les élémens et les hommes coalisés. Plus tard, la Gaule et les Alpes virent passer bien d’autres armées, et jusqu’à la fin du dernier siècle, ce fut toujours une tâche ardue que de faire franchir à une armée portant avec elle tout son matériel les cols abrupts qui nous séparent de l’Italie. Auparavant, des bandes de Gaulois, saisis de la fièvre des conquêtes, avaient su les traverser et tomber comme une avalanche sur les fertiles contrées de la Circumpadane. Mais l’expédition d’Hannibal eut toujours la place d’honneur. Ce n’étaient pas en effet des hordes à demi sauvages, où chacun ne porte que son épée et son bouclier, qui avaient suivi le héros carthaginois, c’était une armée régulière, composée de soldats habitués au bien-être des pays civilisés, traînant à sa suite un immense attirail et même une quarantaine d’éléphans. D’autre part, Hannibal s’était lancé à peu près dans l’inconnu. L’orographie des Alpes était ignorée, les Romains n’avaient pas encore osé y pénétrer. En fait de routes, il n’y avait que des sentiers de chèvres. Entre les Pyrénées et les Alpes vivaient des populations nombreuses, belliqueuses, encore barbares, soupçonneuses, susceptibles, vite effarouchées. Le Rhône était sur la route, barrière effrayante et dont aucun pont ne joignait les rives. Hannibal, le chef prévoyant et calculateur par excellence, avait mesuré à distance, pour ainsi dire spéculativement, tous ces obstacles, et il était parti sûr de les vaincre. Rien qu’il en eût rencontré chemin faisant qu’il ne pouvait prévoir, il n’en avait pas moins rejoint sur les bords du Pô les légions stupéfaites, découragées par cette audace, qui semblait surnaturelle. Plus tard, et en comparaison, d’autres expéditions pourtant pénibles firent l’effet d’un jeu.

Les historiens de l’antiquité ont parlé en détail de ce passage à travers la Gaule et les Alpes qui avait si fortement frappé les imaginations. Nous en connaissons les principales péripéties. Rien pourtant n’est plus difficile que de reconstituer avec bonnes preuves à l’appui l’itinéraire d’Hannibal. Nous aurons lieu de voir combien les historiens modernes sont divisés sur la question des emplacemens qu’il convient d’assigner aux incidens les plus notables de ce fameux passage. Nous inclinons toutefois à penser que le jour commence à se faire, et qu’à force de recherches et de combinaisons on peut indiquer à peu près exactement les étapes successives de l’illustre capitaine.

L’un des ouvrages qui répandent le plus de lumière sur ces obscurs problèmes, c’est la biographie détaillée d’Hannibal, à laquelle travaille depuis plus de dix ans le commandant Hennebert, l’un de nos officiers les plus instruits et les plus laborieux. Son Histoire d’Hannibal, qu’il étudie avec la persévérance d’un érudit passionné pour son sujet et la compétence d’un soldat de profession, compte déjà deux forts volumes et n’en est encore qu’à la bataille de la Trebbie; c’est assez dire qu’elle est détaillée, bourrée de tous les renseignemens possibles. Peut-être aurait-il pu sans dommage resserrer un peu ses récits. Une conscience scrupuleuse des devoirs de l’historien lui a peut-être fait oublier les inconvéniens d’une histoire où tout est pesé, discuté, commenté, où les solutions sur chaque point de détail sont pour ainsi dire mises en batterie et flanquées de redoutables retranchemens sous forme de citations en toutes langues. Il y a trop de digressions qui font parfois penser à ces petits romans que les écrivains de l’école espagnole aimaient à intercaler dans leur roman principal et qu’on était toujours tenté de sauter. Ajoutons que l’honorable commandant a une idée arrêtée qui n’est pas toujours sans danger au point de vue des conclusions historiques. Il croit avoir découvert qu’il existe des affinités mystérieuses entre les Kabyles, ou Berbères, ou Amaziren de l’Algérie et les plus anciennes populations établies en Espagne et en Gaule. Nous ne voulons rien nier d’avance. Le Kabyle est certainement notre parent à un degré bien plus rapproché que l’Arabe ou le Maure. Mais de là à voir en lui un cousin germain, il y a loin, et si nous n’avions pour estimer le degré de parenté que les rapprochemens fantaisistes et les étymologies décidément trop complaisantes de notre savant commandant, nous serions fort tenté de reléguer ce cousinage dans un lointain si brumeux qu’on n’y distingne plus rien,

D’autre part, il faut reconnaître la supériorité que le savoir militaire technique peut conférer à un biographe quand il s’agit, de faire l’histoire d’un homme tel qu’Hannibal. Il est des difficultés que nous ne saurions jamais résoudre avec les seules lumières de l’érudition, et qu’un militaire de profession tranche immédiatement par des raisons péremptoires. En définitive, bien que le matériel de guerre ait singulièrement changé de forme, le problème du transport d’une armée à travers un pays de hautes montagnes et au milieu de populations mal disposées n’a pas essentiellement changé de nature. Les hommes de l’antiquité ne se nourrissaient pas plus de l’air du temps que ceux d’aujourd’hui. La cavalerie était relativement aussi nombreuse que de nos jours, et ses chevaux non moins gênans sur les sentiers escarpés. A défaut de canons, les anciens avaient des balistes, des béliers, des machines fort lourdes et qu’il fallait traîner partout avec soi. Quand on sait bien les exigences d’une expédition où le succès dépend de la rapidité des mouvemens, on sait aussi beaucoup mieux qu’un savant de cabinet suppléer à l’insuffisance des textes par la comparaison des lieux.

Nous avons à consulter deux sources principales pour rétablir l’itinéraire suivi par Hannibal, c’est Polybe et Tite Live. Les autres historiens ou poètes latins ne peuvent tout au plus fournir que des détails accessoires; aucun ne saurait pour le fond être mis sur la même ligne. Depuis longtemps, on s’accorde, non sans raison, à décerner la supériorité au récit de Polybe. En effet, Polybe est beaucoup plus historien, au vrai sens du mot, que Tite Live avec son goût du merveilleux, son chauvinisme romain, ses manies oratoires. Et puis Polybe était bien plus rapproché des événemens. Les guerres puniques avaient fait l’objet des études de sa vie entière. Il écrivait dans l’entourage des Scipions, dont il était l’ami et qui avaient pu lui fournir les renseignemens les plus précis. Lui-même, poussant jusqu’au scrupule la passion de l’exactitude, avait été dans les Gaules contrôler les informations qu’il avait recueillies. Son exposé se distingue par la sobriété, l’impartialité, le naturel, en même temps que par une admiration sincère pour le génie du grand capitaine que pourtant il déteste. Rien de tout cela ne peut se dire de Tite-Live. Et pourtant, comparaison faite, j’incline à prendre un peu le parti de Tite Live en cette occurrence. D’abord les deux récits se confirment l’un l’autre sur tous les points essentiels. Ensuite, et toute justice rendue à Polybe, on ne peut s’empêcher de constater qu’il a été si avare de noms de lieux qu’il est en partie responsable des difficultés qui nous arrêtent aujourd’hui. On ne se douterait pas qu’il ait jamais visité les Alpes. Qu’on se représente deux combats sanglans livrés d aïs leurs défilés, une ville emportée, assez considérable pour que les vainqueurs y trouvent pour trois jours de vivres, un travail prodigieux exécuté en quelques heures pour livrer passage à une armée sur le flanc d’un rocher à pic s’étendant sur 300 mètres, tout cela décrit de la bonne manière, avec art, avec un agencement judicieux des détails et des lignes principales, — et pas un nom de lieu ! Tite Live, au moins, nous fournit quelques points de repère en nous citant les noms de quelques peuples dont Hannibal traversa ou longea le territoire. Ce n’est guère, mais, on le verra, c’est assez pour que nous ne perdions pas la piste.

Nous rappellerons succinctement les faits qui précédèrent immédiatement le départ d’Hannibal pour l’Italie à travers la Gaule. On sait que la conquête de l’Espagne par les Carthaginois fut inspirée à son père Hamilcar par le désir de compenser les pertes considérables que Carthage avait faites dans les îles de la Méditerranée. De plus, l’indomptable patriote avait voulu préparer ainsi la revanche. À cette distance de Rome, il pouvait assurer à la cité natale d’abondans revenus, un trafic des plus lucratifs. L’Espagne en effet était alors quelque chose de comparable aux Indes aujourd’hui. Il pouvait y lever, entretenir, aguerrir une armée nombreuse. Il pouvait enfin réunir méthodiquement les forces qui lui permettraient de tomber un jour sur Rome et de l’anéantir. Car les Barcas, de père en fils, étaient d’avis que, de Rome et de Carthage, il en était une de trop sur la terre. Ses campagnes ibériques furent le plus souvent heureuses. Hamilcar possédait le don, qui paraît avoir été de famille, de séduire aisément ceux qui entraient en rapport avec lui et de s’attacher des soldats qui se seraient fait hacher pour lui plaire. Il étendit l’empire carthaginois en Espagne par les négociations au moins autant que par les armes. Quand il mourut, il avait légué le secret de sa politique, la profondeur de ses haines à son gendre Hasdrubal et surtout à son fils Hannibal. Celui-ci avait, comme son père, le patriotisme ardent, le coup d’œil prompt, la décision rapide, la vélocité des mouvemens, et peut-être plus encore qu’Hasdrubal la hauteur des vues et le génie politique. Comme lui, il possédait au suprême degré l’art de se faire aimer.

Le moment approchait où le duel entre les deux grandes cités allait recommencer. Les Romains avaient fini par s’inquiéter des progrès de la domination carthaginoise en Espagne. On le voyait bien aux efforts qu’ils faisaient pour prendre pied, eux aussi, dans la péninsule. Ils avaient accordé leur alliance à la ville de Sagonte, qui n’aimait pas les Carthaginois et qui crut, sous l’égide d’une telle protection, pouvoir les braver. Le traité de 228, conclu entre Carthage et Rome, désignait l’Èbre comme la limite extrême des possessions carthaginoises en Espagne et interdisait aux années de chacune des deux cités l’agression des nations alliées de l’autre. Hannibal, qui voyait venir la guerre, n’hésita pas à attaquer Sagonte en 219. Cette ville commerçante et prospère était fière de ses traditions, qui faisaient d’elle un foyer d’opposition à Carthage. Située non loin de la mer, dans une position très forte, elle se prétendait à la fois grecque et italiote par ses origines. Une colonie grecque de Zacinthe, à laquelle s’adjoignirent plus tard des Rotules venus d’Ardée, en était, disait-on, la fondatrice première. Laisser les Romains s’y établir, c’était leur abandonner un avant-poste formidable qui leur eût permis de menacer constamment les possessions carthaginoises et de mettre à profit la première occasion favorable pour expulser d’Espagne les Africains. Hannibal, pour assiéger Sagonte, saisit le prétexte des différends qui avaient surgi entre elle et une peuplade voisine protégée par Carthage. Il s’ensuivit un des sièges les plus célèbres de l’histoire ancienne. Les Espagnols firent preuve de cet acharnement dans la défense dont ils ont donné depuis tant d’exemples. Le siège de Saragosse en 1809 forme le pendant héroïquement exact de celui de Sagonte l’an 219 avant notre ère. Sagonte enfin succomba. Son agonie fut tragique au plus haut degré. Les Sagontins mirent eux-mêmes le feu à leur ville et beaucoup d’entre eux se jetèrent dans les flammes pour ne pas subir la loi du vainqueur. La protection de Rome, sur laquelle ils comptaient, ne leur avait donc servi de rien. Aux représentations des Romains il fut répondu que Sagonte n’était pas encore leur alliée lorsqu’on avait conclu le traité de 228. Les envoyés de Rome furent poliment éconduits par Hannibal quand ils vinrent le sommer de renoncer à cette conquête. Le sénat de Carthage, invité à désavouer Hannibal et à le livrer aux Romains, refusa après une délibération orageuse. Il ne lui eût pas été facile, quand même il l’eût voulu, d’arracher un jeune général victorieux à une armée dont il était adoré. De plus, la popularité des Barcas, toujours très grande à Carthage, s’était accrue du prestige de la victoire et de l’immense butin qu’Hannibal, connaissant bien son pays, avait dirigé sur sa ville natale. Les envoyés romains revinrent sans avoir rien obtenu. C’était la guerre. Des deux côtés on s’y prépara avec ardeur.

Sagonte emportée, Hannibal revint prendre ses quartiers à Carthagène (Carthago Nova). Il avait une magnifique année, nombreuse, aguerrie, disciplinée. De Carthaginois proprement dits, il n’y avait guère que les officiers supérieurs et un corps peu nombreux, mais d’élite. On sait que les Carthaginois, excellens marins, avaient peu de goût pour la guerre de terre. Mais les élémens de son armée de mercenaires étaient excellens. Elle se composait d’Espagnols, sobres, patiens, durs à la fatigue, de Gaulois recrutés un peu partout, portant à la guerre cet entrain et cette valeur brillante qui caractérisaient leur nation, de Libyens agiles et poussant jusqu’à l’ivresse la fureur du combat, de cavaliers numides qui montaient à nu des chevaux aux jarrets d’acier. Il avait de plus une belle division d’éléphant. Le tout se montait à quatre-vingt-dix mille hommes d’infanterie et douze mille cavaliers.

Telle était l’armée qu’il conçut l’audacieux projet de transporter en Italie, jusque sous les murs de Rome, à travers la Gaule et les Alpes, en passant par des contrées, des fleuves, des montagnes presque aussi mal connus que peuvent l’être de nos jours les régions comprises entre le Sénégal et le Congo. Trois points surtout sont à relever et, s’il se peut, à préciser dans cette expédition : la marche à travers la Gaule des Pyrénées jusqu’au Rhône, le passage de ce fleuve et la traversée des Alpes. Nous les étudierons successivement.


II.

Nous avons exposé, dans une étude générale des guerres puniques[1], les raisons qui déterminèrent Hannibal à préférer la voie de terre à celle de mer pour aller attaquer les Romains en Italie même. Rappelons seulement ici que l’un des principaux motifs de cette préférence fut l’espoir de déterminer une grande coalition des peuples asservis ou menacés par les armes romaines contre la terrible cite dont l’ambition prenait des proportions de jour en jour plus effrayantes.

Dès l’an 220, même avant le siège de Sagonte, Hannibal avait envoyé des émissaires en Gaule pour étudier les lieux, les populations, les ressources qu’on pouvait espérer d’en tirer. Ses envoyés avaient avec eux beaucoup d’argent et s’étaient concilié des amitiés tout le long de la route que devait suivre leur chef[2]. On sait avec quelle défiance un peuple encore peu civilisé voit l’étranger pénétrer chez lui, même en ami. Absolument exempt de cette curiosité ou de cette haute ambition qui peut animer ses visiteurs, il les soupçonne toujours d’arrière-pensées dont il a tout à craindre. Il y a lieu de supposer que nos populations gauloises se défiaient presque autant de Carthage que de Rome. Le Carthaginois n’était pas aimé, on le savait commerçant rusé, cupide, peu scrupuleux. Les armées carthaginoises avaient subjugué l’Espagne presque entière, pays habité en grande partie par des Celtes. Une influence très puissante dans la Gaule méridionale, celle de Marseille, jalouse de Carthage, avait lie sa fortune à celle de la cité du Tibre et contrecarrait les négociations qu’Hannibal cherchait à nouer. Cependant, les promesses, les cadeaux, l’argent d’Hannibal ne furent pas distribués en pure perte. Plusieurs chefs gaulois se dirent qu’après tout, puisqu’il payait si bien, il avait droit à être bien servi. Quant au ressentiment probable des Romains, ils n’en avaient cure. Rome avait aussi ses émissaires, qui parlaient bien, mais ne donnaient rien, et nos Gaulois se croyaient complètement à l’abri de ses atteintes. Le siège et la prise de Rome faisaient partie des traditions nationales de la Gaule, et ce souvenir inspirait une sorte de dédain pour les forces romaines. Sans qu’il y eût de rapports suivis, encore moins de solidarité entre la Gaule du midi et la Gaule italienne, ce n’était pas sans un certain déplaisir qu’on avait appris les progrès de la domination romaine aux dépens des pays gaulois de la Circumpadane. Milan (Mediolanum) avait succombé en 222. Les Romains s’installaient en maîtres définitifs de la belle Cisalpine et fondaient leurs colonies de Crémone, de Plaisance, de Vérone. Tout cela, bien que vaguement connu, n’était pas pour prévenir les Gaulois en leur faveur. Il se passa même, au rapport de Tite Live, un incident assez curieux dans cette période préparatoire où, des deux côtés, on usait de diplomatie avant d’en venir aux armes. Rome, avertie par Marseille, avait envoyé des agens auprès des Gaulois du midi pour les mettre en garde contre les Carthaginois et leur persuader qu’ils devaient leur barrer le passage. Il y eut chez les Volques, en présence des envoyés romains, un grand conseil auquel prirent part, selon la coutume gauloise, tous les guerriers venus tout armés. Et lorsque les envoyés eurent, avec toute la gravité romaine, tâché d’imposer à leurs auditeurs en leur parlant en termes superbes de la gloire et de la puissance du peuple romain, lorsqu’ils eurent conclu en leur demandant de s’opposer par la force aux Carthaginois s’ils s’avisaient de traverser leur territoire pour porter la guerre en Italie, la seule réponse qu’ils obtinrent tout d’abord, ce fut un éclat de rire retentissant, formidable, tonitruant, un vrai rire gaulois, que les anciens, les personnages sérieux, eurent toutes les peines du monde à calmer. Nos Gaulois n’avaient été sensibles qu’au ridicule de la proposition. Comment ! quand ils n’avaient aucun grief réel contre Carthage, quant au contraire ils en avaient d’anciens, et même de récens, contre Rome, ils iraient faire de leurs corps un rempart à l’Italie ! Il n’y avait que des Romains pour avoir de semblables idées ! C’est seulement quand ce rire gaulois eut pris fin que les anciens traduisirent aux Romains, en termes polis, le sentiment qui l’avait fait éclater. Les envoyés romains partirent persuadés que l’on ne pouvait, dans cette région, compter que sur Marseille; que les Gaulois, sans être précisément enthousiastes d’Hannibal, étaient gagnés par ses largesses; que toutefois ils pourraient bien changer d’avis par la suite.

C’est précisément ce qu’Hannibal craignait aussi. Ses émissaires, à lui, tout en lui rapportant de bonnes nouvelles touchant les dispositions des principaux chefs gaulois, n’avaient pu lui garantir leur constance et Hannibal se défiait de leur mobilité d’esprit. Nous pouvons toutefois déduire de la suite du récit, — et le commandant Hennebert le fait ressortir très judicieusement, — qu’il y eut des cantons gaulois où d’avance Hannibal se concilia des amitiés solides et les utilisa pour s’assurer de bonnes et sûres étapes.

Nous verrons de plus que son plan n’était pas de franchir les monts sur le point le plus rapproché de la chaîne alpestre, mais, une fois le Rhône passé, de remonter vers le nord pour se frayer un passage par une voie quelconque où il n’aurait à craindre ni les intrigues ni les armes des Marseillais, aidés peut-être par quelques légions romaines. Il savait de plus que les Gaulois cisalpins n’attendaient que le moment de s’insurger contre les Romains. En effet, dès que le bruit se fut répandu qu’il avait passé l’Èbre, les Boïens prirent les armes, sollicitant les Insubres à en faire autant, refoulèrent les Romains dans Modène, les en chassèrent et leur infligèrent des pertes cruelles. Hannibal était donc certain, s’il parvenait à franchir les Alpes, de tomber au milieu d’une population amie qui lui fournirait de nombreux auxiliaires. Cette perspective surtout l’encourageait. Ne devait-il pas se demander en effet, quand il passait en revue sa superbe armée réunie sur les bords de l’Èbre, combien de ces excellens soldats laisseraient leurs os sur les sentiers de la Gaule et dans les précipices des Alpes?

Il partit donc de Carthagène au printemps de l’an 218 avec ses cent deux mille hommes et commença par conquérir la contrée qui s’étend de l’Èbre aux Pyrénées, c’est-à-dire la Catalogne. Il dut, pour en arriver là, livrer plusieurs combats sanglans, mais il en vint à bout et laissa dix mille hommes avec mille chevaux à son lieutenant Hannon pour contenir le pays conquis et assurer sa ligne de retraite par les Pyrénées. Il semble que les vastes projets d’Hannibal aient excité quelques défiances parmi ses soldats. Il voulait les emmener si loin, par des contrées si sauvages, il était si probable qu’il n’y aurait pas moyen de nourrir une armée nombreuse dans ces pays incultes dont on disait toute sorte de choses effrayantes, que des signes de mécontentement ou tout au moins d’appréhension, se manifestaient dans les rangs. Pourtant Hannibal avait besoin, avant tout, d’hommes résolus; peut-être voyait- t-il en effet quelque difficulté à porter ou à trouver des vivres suffisans pour tant de monde. On raconte que son homonyme Hannibal, surnommé Monomaque, officier de haut rang, lui conseilla d’habituer ses troupes, à tout hasard, à se nourrir de chair humaine. Hannibal lui répondit froidement qu’il craignait qu’alors elles ne s’entre-dévorassent, et cette aimable proposition n’eut pas de suite : ce qui n’empêche pas Tite Live, trompé sans doute par quelque tradition hyperbolique, mais aimant à la croire, d’accuser le héros carthaginois d’avoir, en effet, fait donner à ses soldats des leçons d’anthropophagie. Ce qui est du moins certain, c’est qu’Hannibal renvoya dans leurs foyers une douzaine de mille hommes. Il avait détaché aussi un corps d’armée pour l’envoyer en Afrique, des équipages pour la flotte destinée à surveiller les côtes d’Espagne. La guerre de Catalogne avait dû lui coûter, en deux mois, de trois à quatre mille hommes. Bref, c’est avec cinquante mille hommes et neuf mille chevaux seulement qu’il franchit les Pyrénées dans l’été de 218.

Ici commencent déjà les divergences d’opinion. Rien n’indique d’une manière positive par quels cols il passa d’Espagne en Gaule. Il faut se défier, dans les Pyrénées comme dans les Alpes, des traditions locales qui font passer Hannibal par tant d’endroits qu’il aurait dû avoir le don d’ubiquité. Il n’est presque pas de vallée pyrénéenne qui ne prétende à l’honneur d’avoir vu défiler la grande armée carthaginoise. Les écrivains les plus compétens sont d’avis qu’il ne s’éloigna pas trop de la mer, et beaucoup d’entre eux désignent le col de Pertus. Mais le commandant Hennebert, pour raisons militaires, pense qu’il se rapprocha plus encore de la côte et qu’il passa en Gaule par les défilés de Massane et de Banyuls. Cette traversée paraît s’être opérée assez pacifiquement. Le premier grand campement de l’armée carthaginoise sur le territoire gaulois fut à Illiberis ou Elne[3].

La Gaule méridionale était possédée, en ce temps-là, des Pyrénées orientales jusqu’au Rhône et même au delà, par la puissante nation des Volques, venue du nord deux ou trois siècles auparavant, et qui se partageait elle-même en Volques Tectosages (enfans de Tectos) et en Volques Arécomiques (habitans du pied des montagnes, des Cévennes). Avant de s’engager sur leur territoire, Hannibal convia leurs principaux chefs à une entrevue. Ceux-ci n’acceptèrent pas sans défiance. Mais, déterminés par les avances d’Hannibal qui leur offrait d’aller les trouver lui-même à Ruskino, ville très ancienne, de fondation peut-être punique, située sur la Tet, ils se rendirent près de lui. On prétend qu’une des clauses de la convention qui fut alors passée entre eux et lui, portait que les plaintes des Carthaginois contre les Gaulois seraient déférées à un tribunal composé de femmes gauloises, et qu’Hannibal accepta volontiers cette juridiction.

Il traversa la Gaule des Pyrénées au Rhône sans rencontrer, que nous sachions, d’hostilité notable. On nous dit que tantôt il persuada, tantôt il intimida, mais nous sommes plongés dans la nuit noire pour tout ce qui se rapporte à cette partie de son grand voyage. Est-il présumable qu’une pareille armée ait traversé tout ce pays sans que nulle part il se soit élevé de conflit entre elle et les indigènes? Le fait que cette armée était déjà passablement réduite en arrivant an Rhône, que la rive gauche du fleuve, quand elle voulut le traverser, était couverte de Gaulois décidés à lui disputer le passage, mais venus eux-mêmes en grande partie de la région qu’elle venait de parcourir, tout cela pourrait faire supposer que, chemin faisant, il s’éleva plus d’une difficulté suscitée par la défiance, ou la versatilité, ou la cupidité des populations intermédiaires. La désertion semble aussi avoir éclairci les rangs carthaginois. Deux circonstances doivent avoir compliqué les conditions de cet itinéraire. Marseille ne doit pas être restée inactive, elle a dû agir sous main par des promesses et des dons sur les dispositions des peuplades traversées. De plus, l’armée carthaginoise, défilant avec ses armures brillantes, ses superbes chevaux, de grandes quantités d’or, dut exciter les convoitises. Il y a chez tout barbare une sorte de mauvaise foi naïve qui fait qu’il se figure toujours les trésors de l’étranger comme de bonne prise. Il se pourrait fort bien que certains chefs gaulois aient pensé qu’après avoir reçu les beaux cadeaux du Carthaginois, il était ridicule de le laisser partir sans s’être approprié de gré ou de force tout ce qu’il possédait. Une si belle occasion ne se représenterait jamais, et c’est ainsi qu’on peut le mieux s’expliquer pourquoi Hannibal, arrivé sur la rive droite du Rhône, découvrit sur l’autre rive toute une cohue gauloise qui voulait lui barrer le passage et même l’anéantir, lui et les siens.

Mais à quel endroit Hannibal a-t-il passé le Rhône? C’est là que les divergences d’opinion s’accumulent de nouveau. On peut compter sur le cours du fleuve dix points au moins désignés par des historiens sérieux comme ayant servi de lieu d’embarquement. Le commandant Hennebert, après avoir comparé toutes ces hypothèses, se prononce définitivement pour l’endroit connu sous le nom de l’Ardoise, presque en face de Caderousse, à une lieue au-dessus de Roquemaure. Voici ses raisons principales. Ne voulant pas se diriger sur le Var, Hannibal dut passer au-dessus du confluent de la Durance et du Rhône. Désireux de se voir le plus tôt possible sur la rive gauche, il ne dut pas s’éloigner plus que cela n’était nécessaire des embouchures du fleuve, et au-dessus du confluent de l’Ardèche commence la chaîne des monts à pic dominant la rive droite. Le passage a par conséquent dû s’effectuer entre la Durance et l’Ardèche. De plus, Polybe compte 1,600 stades ou 296 kilomètres d’Ampurias, les Marchés, en Espagne, au campement d’Hannibal sur le Rhône; il fixe ce campement à 600 stades ou 111 kilomètres de l’embouchure de l’Isère et à égale distance de la mer. Le fleuve, toujours d’après le même grave historien, n’est point coupé d’îles là où Hannibal l’a passé. D’autre pai t, il faut qu’à 200 stades ou 37 kilomètres de là, il y ait une île qui ait facilité à Hannon, fils de Bomilcar, le mouvement tournant dont nous allons parler. Polybe dit aussi qu’à partir des Pyrénées, Hannibal fit route « en tenant toujours la mer à sa droite, » expression qui suppose qu’il ne s’en éloigna pas beaucoup. Il ajoute que, de son temps, cette route existait toujours et qu’elle avait été toisée, munie de bornes milliaires, sans doute améliorée par les Romains. C’était donc à peu de chose près ce qui s’appela plus tard la Via Domitia, laquelle se confondait en grande partie avec une vieille voie figure qui conduisait de Gaule en Espagne. Hannibal n’avait rien de mieux à faire que de la suivre. Narbonne, Béziers (Beterœ), Agde (Agatha), Saint-Ambroix furent donc ses principales étapes. Mais, à partir de Nîmes, il devait incliner sur sa gauche pour trouver un point favorable à la traversée da Rhône dans les conditions de sécurité qu’il souhaitait. Toutes ces données réunies mènent l’historien tout droit à Roquemaure ou aux alentours immédiats. Non loin de là, en face d’une plaine connue sous le nom de l’Ardoise, se trouvait un très vieux passage du Rhône, lieu de réunion de nombreux bateaux et canots servant aux communications entre les deux rives. C’est seulement depuis la construction des ponts Saint-Esprit et d’Avignon que ce passage a été délaissé. La configuration des lieux était fort avantageuse. Des deux côtés du fleuve les bords sont unis, permettent de s’embarquer et de débarquer aisément. Sur la rive gauche une belle plaine facilite le développement de la cavalerie dès qu’elle a débarqué. Il faut donc se décider pour l’Ardoise, près de Roquemaure.


III.

On avait compris à Rome les mouvemens d’Hannibal en Catalogne et la probabilité d’une pointe audacieuse à travers la Gaule sur l’Italie. Le sénat depuis lors n’avait plus songé qu’à hâter les préparatifs de guerre. On voulait opposer l’audace à la témérité, surprendre Hannibal, s’il se pouvait, en Gaule même, l’inquiéter en Espagne, porter la guerre jusqu’en Afrique. Il semblait que le temps ne manquerait pas, à la condition toutefois de ne pas en perdre. On ne croyait guère à un passage d’Hannibal par les Alpes centrales, pays inconnu du monde entier. On admettait plutôt qu’en se portant sur les bouches du Rhône et sur Marseille, ville détestée des Carthaginois, Hannibal tâcherait d’emporter par une brusque attaque la meilleure alliée de Rome et de se porter ensuite par les Alpes-Maritimes sur la Ligurie et l’Apennin. Il était donc d’une tactique habile de le devancer. On savait que la conquête de la Catalogne, qui lui prit en effet deux mois, ne s’opérait pas sans résistance. C’est donc sur l’Espagne que le consul Publius Cornélius Scipion se dirigea avec sa flotte de soixante navires et une armée de 30 à 32,000 hommes, qui n’était guère qu’une avant-garde. Mais il devait faire escale à Marseille, tant pour se ravitailler que pour prendre des informations plus fraîches. Quelle ne fut donc pas la stupéfaction du consul quand il apprit dans la ville phocéenne qu’Hannibal, qu’il croyait encore occupé entre l’Èbre et les Pyrénées, était depuis quinze jours en Gaule et campait sur la rive droite du Rhône à quatre journées de son embouchure ! Le consul en fut tout déconcerté, mais avec une décision toute romaine il voulut marcher à l’ennemi et surtout tâcher de se rendre compte d’un plan d’opérations qu’il ne comprenait pas bien. Il atterrit donc à la bouche orientale du Rhône, fit débarquer ses troupes qui souffraient du mal de mer et prit des mesures pour savoir ce qu’en réalité Hannibal comptait faire.

Celui-ci n’était pas sans avoir eu vent de l’arrivée des légions sur un point relativement rapproché de son camp. Si Publius Scipion eût immédiatement envoyé ses soldats prêter main forte aux Gaulois réunis sur la rive gauche en face de l’armée carthaginoise, la position d’Hannibal eût été fort critique. Les Gaulois seuls étaient déjà un obstacle très sérieux. Les Gaulois, on le savait, se battaient comme des lions. Ils se massaient sur les berges, poussant des cris qui intimidaient les Africains. Mais nos braves ancêtres n’étaient pas forts en stratégie, et ils se laissèrent prendre par une ruse de guerre.

Hannon, fils de Bomilcar, partit en silence pendant la nuit, fila en amont du fleuve, parcourut d’une traite 37 kilomètres, et arriva en face d’un entrecroisement d’îles qui facilitait le passage d’une troupe légère sans impedimenta. C’est vers l’emplacement actuel de Pont-Saint-Esprit qu’il s’arrêta. Le pays était boisé, des radeaux de troncs d’arbres furent vite construits, et le corps d’armée passa sans coup férir. La rive opposée était absolument sans défense. Trait caractéristique, les Espagnols trouvèrent trop pénible de scier des arbres et de construire des radeaux. Ils attachèrent leurs vêtemens sur des outres et traversèrent le fleuve à la nage en s’aidant de leurs boucliers. Hannon fit reposer ses soldats pendant vingt-quatre heures et redescendit la rive gauche. Le même soir, une fumée qui montait dans les airs annonçait à Hannibal, sans que nos Gaulois s’en fussent même aperçus, que le mouvement tournant avait réussi et qu’il pouvait tenter le passage en face de l’ennemi.

Il était prêt. Il avait réquisitionné ou acheté beaucoup de petites embarcations. On n’en manquait pas sur le fleuve déjà sillonné par le commerce. Ses soldats avaient équarri et creusé des troncs d’arbre en manière de pirogues. Les éléphans seuls devaient encore rester sur la rive droite ; car il fallait bien des cérémonies pour les décider à passer. Les premiers détachemens carthaginois qui mirent le pied sur la rive gauche durent lutter corps a corps avec les Gaulois, qui les repoussaient dans le fleuve. L’instant était critique. Tout à coup de grands cris se font entendre en arrière, des flammes s’élèvent. C’est Iannon qui a pris à revers le camp gaulois, qui y a mis le feu et qui perce vers le fleuve. Les Gaulois se voient cernés, courent à la défense de leur camp déjà occupé, se débandent, sont poursuivis, talonnés par les Carthaginois qui débarquent en nombre toujours plus grand ; bientôt ils n’ont plus d’autre ressource que de s’enfuir sur les hauteurs. Hannibal prend possession de la rive gauche et y passe la nuit. Le lendemain il fit traverser les éléphans par d’ingénieux moyens que Polybe a racontés avec détail.

Les Carthaginois firent deux grands radeaux qu’ils accouplèrent et amarrèrent solidement sur la rive droite. Puis ils en ajoutèrent d’autres qui furent reliés par des câbles aux arbres de la rive gauche. Ils jetèrent de la terre et des broussailles sur les troncs d’arbres, de manière à leur donner l’apparence de la terre ferme. Deux éléphans femelles furent amenés sur cette chaussée flottante ; les mâles suivirent. En plusieurs opérations du même genre, toute la division d’éléphans passa. Quelques-uns de ces animaux affolés se précipitèrent dans l’eau ; mais l’éléphant sait nager en tenant sa trompe hors de l’eau, et il aime à suivre le troupeau. Tous arrivèrent sur l’autre rive. Hannibal pouvait enfin partir. Il était temps.

En effet, par des causes mal connues, mais que nous avons pu conjecturer, son armée était notablement réduite. Elle ne comptait plus que Art, 000 hommes. Elle en avait donc déjà perdu 12, 000 depuis les Pyrénées. Nous persistons à penser que la désertion surtout dut éclaircir les rangs, et peut-être que la vue du Rhône, toujours effrayant par la masse et la rapidité de ses eaux, les cris forcenés des Gaulois, la perspective d’un combat sanglant et douteux, peut-être que tout cela avait semé le découragement.

De plus on venait d’apprendre que le Romain n’était pas loin. Dès la première nouvelle, Hannibal avait envoyé en reconnaissance un détachement de cavalerie numide qui descendit la rive gauche en se rapprochant de la Durance. Ce parti numide tomba sur un détachement de cavalerie romaine que Publius Scipion avait aussi envoyé pour explorer la contrée, en lui adjoignant des auxiliaires gaulois et marseillais qui la connaissaient bien. Il s’ensuivit un engagement très vif, où les Romains perdirent plus de cent trente des leurs. Mais les Numides furent encore plus maltraités et tournèrent bride vers le camp carthaginois pour informer leur général. Celui-ci avisait précisément aux moyens de faire passer ses éléphans. De loin les cavaliers romains, qui avaient poursuivi les Kumides durent croire que le passage du fleuve n’était pas encore effectué. Ils revinrent donc à leur consul, qui se mit en marche avec l’espoir de surprendre encore son adversaire au milieu de cette pénible opération.

Une fois de plus Hannibal le trompa par la rapidité de ses mouvemens. Ses éléphans passés, au lieu de piquer droit sur les Alpes où il eût pu être inquiété par ses ennemis, il décampa en remontant le cours du Rhône, « comme s’il eût voulu, » dit Polybe, « s’enfoncer dans la région centrale de l’Europe, » et lorsque Publius Scipion arriva près des lieux témoins de la traversée du Rhône, les Carthaginois étaient déjà près de l’Isère, dans une contrée parfaitement inconnue, et où il eût été de la dernière imprudence de les suivre. Le général romain commença à soupçonner qu’Hannibal comptait franchir les Alpes par quelque défilé dont on lui avait révélé le secret, et il n’eut plus qu’une idée, retourner en Italie et l’attendre au débouché des Alpes, il ne savait trop où, quelque part dans la grande vallée du Pô.


IV.

En fixant le passage du Rhône à l’Ardoise, nous avons tranché d’avance une seconde question, résolue en sens divers et dont la solution influe sur la détermination du point où Hannibal s’est engagé dans les Alpes. Mais on va voir que cette seconde difficulté historique, discutée convenablement, aboutit à la confirmation de la thèse que nous venons d’établir,

Polybe et Tite Live sont en effet d’accord pour raconter qu’Hannibal, remontant la rive gauche du Rhône, arriva sur les confins d’un territoire qu’on appelait l’Ile de Gaule, parce que, renfermé presqu’entièrement entre deux cours d’eau qui se joignaient à son extrémité, il était muré sur une de ses faces par des monts abrupts et inaccessibles. Arrivé là, Hannibal prit parti pour un petit roi à qui son frère disputait le rang suprême, procura à son protégé un facile triomphe, et, cela fait, s’enfonça dans le massif des Alpes, aidé et guidé par ceux dont il avait épousé la cause. Donc, pour savoir par quel point il commença sa fameuse ascension, il est essentiel de déterminer la situation géographique de cette île de terre ferme, qui rappelait, dit Polybe, le delta d’Egypte par ses dimensions et sa forme.

L’un des fleuves qui contournent l’île est incontestablement le Rhône, Polybe et Tite Live l’affirment et d’ailleurs il serait difficile qu’il en fût autrement. Mais ne faut-il pas que des bévues de copistes aient, chez les deux auteurs, défiguré le nom du second fleuve qui la limitait ? Les textes ordinairement admis portent chez l’un et chez l’autre la mention de l’Isère (Isaras, Isara). Mais on trouve chez Polybe la variante Scoras ou Scaras, si bien que Casaubon conjectura, nous ne savons trop pourquoi, qu’il s’agissait de la Saône (Araros, Arar). Dans le texte de Tite Live des manuscrits ont la leçon Bisarar, fleuve inconnu, mais où les partisans de la Saône ont cru trouver une confirmation de leur opinion. Et pourquoi d’un côté tient-on pour l’Isère et l’autre pour la Saône ? C’est que si c’est la Saône qui détermine l’Ile avec le Rhône, l’Ile doit comprendre la région limitée par ces deux fleuves, le Jura et les Vosges ; si c’est l’Isère, l’Ile est formée par l’Isère, le Rhône et les Alpes. Or, si Hannibal s’est rendu dans le pays entre Rhône et Saône pour pénétrer de là dans les Alpes, il est clair qu’il les a escaladées sur un point plus septentrional que s’il est parti des bords de l’Isère. Dans le premier cas, il a dû descendre en Italie par le Mont-Cenis, dans le second par le Mont-Genèvre.

La première opinion a été soutenue avec beaucoup de savoir local par M. Jacques Maissiat, auteur d’un livre intitulé Hannibal en Gaule[4], et qui serait fort remarquable s’il n’était pas gâté par ce qui nous paraît un faux calcul. Déjà, forcé de se renfermer dans les limites de temps fixées par Polybe et Tite Live, il a dû faire passer le Rhône à l’armée carthaginoise en un point trop éloigné de la mer. De plus, il faut reconnaître que le pays d’entre Isère et Rhône, celui qu’occupait la puissante cité des Allobroges, est bien plus conforme à la définition donnée de l’Ile de Gaule que la vaste contrée comprise entre le Rhône, la Saône, les Vosges et le Jura. Comment admettre que l’on ait jamais donné le nom d’île à un pareil triangle dont le plus grand côté serait formé par deux chaînes de montagnes ? Au contraire, le Rhône et l’Isère décrivent presqu’un carré, surtout si l’on tient compte du coude très marqué dessiné par le Rhône au-dessus de Lyon, quand il court de l’est à l’ouest avant de reprendre la direction du midi. Alors il s’allonge presque parallèlement à son affluent l’Isère, et il ne serait pas étonnant que le nom d’Ile de Gaule soit dû en partie à ce que le Guiers, autre affluent plus septentrional du Rhône, se jetant dans le coude, prenant sa source sur les flancs de l’Arpette, derrière laquelle Grenoble est assise, semble en compléter la ceinture aquatique. L’Isère même passe à Grenoble. Il n’y a donc plus en réalité qu’une montagne qui empêche ce territoire d’être entièrement circonscrit par des cours d’eau. Si l’on se rappelle que le delta égyptien était au temps de Polybe bien moindre qu’aujourd’hui et qu’il ne s’agit pas ici de mesures géométriques, on trouvera que le rapprochement de l’Ile de Gaule et de ce delta, quant aux dimensions et même à la forme dont parle Polybe, n’a rien de paradoxal. M. Maissiat a négligé dans ses calculs cette observation pourtant très importante, et voulant absolument que son héros ait passé par Chambéry et le Mont-Cenis, il lui fait traverser une seconde et une troisième fois le Rhône, chose très invraisemblable, entièrement inconnue de ses historiens, et qui pourtant aurait dû les frapper beaucoup.

Nous nous rangeons donc sans hésiter, après comparaison, à l’opinion du commandant Hennebert. C’est par les emplacemens que marquent aujourd’hui les noms d’Orange, Montélimar, Livron, Châteauneuf-d’Isère et enfin Cularo ou Grenoble, que l’armée d’Hannibal dut passer en se rapprochant toujours plus du point où elle devait attaquer directement le massif des Alpes. L’Ile de Gaule est décidément le pays compris entre ces montagnes, l’Isère et le Rhône. Les variantes des textes de Polybe et de Tite Live sont des fautes de copistes qui ne préjugent rien en faveur de la Saône et qui s’expliquent aisément par les règles reconnues en paléographie. Hannibal n’a pas remonté le Rhône jusqu’à Lyon, et c’est la vallée de l’Isère qui lui a servi de vestibule pour pénétrer dans le mystérieux palais des Matrones ou divinités des montagnes. Les Dames blanches, graves et silencieuses, contemplaient leurs étranges visiteurs au teint bronzé et leur inspiraient certainement plus d’effroi que d’audace.


V.

Le lendemain du jour où il avait passé le Rhône, Hannibal avait vu arriver un petit chef de la Gaule italienne, Magil ou Magal, suivi d’un certain nombre de ses compatriotes, et qui venait lui apporter des nouvelles de ce qui se passait outre monts ; en même temps il lui offrait le concours de son expérience et de sa connaissance du pays. Comme les Magelli, — car le nom propre de ce chef semble n’être qu’un nom ethnique, — habitaient la vallée du Chisone, c’est un indice qui nous fait prévoir la direction qu’Hannibal suivra pour descendre en Italie et venir camper aux alentours de Turin. Cet incident prouve aussi qu’Hannibal avait pris ses précautions. Évidemment cette rencontre avec le chef gaulois était préméditée. Nous allons voir une preuve nouvelle des efforts d’Hannibal pour diminuer toujours de plus en plus les chances du hasard dans son audacieuse expédition.

Dans l’Ile, il imposa la paix en replaçant au rang suprême le chef allobroge que Tite Live nomme Brancus et que son frère aîné voulait supplanter. Hannibal accomplit cette œuvre de médiation d’accord avec le sénat et les principaux de la cité allobroge. Il en résulta que le chef rétabli dans son autorité lui voua une reconnaissance sans bornes et qu’Hannibal put longer ou traverser son territoire sans avoir rien à craindre. Brancus lui fournit même des guides et des auxiliaires pendant la première partie de l’ascension alpestre. Mais de plus Hannibal dut à cette alliance de pouvoir renouveler les armes, les vivres, les vêtemens, les chaussures de son armée dont une si longue route et les combats récens avaient détérioré le matériel. Il est probable que Grenoble ou Cularo[5], très ancien lieu fortifié des Allobroges, fut le point de concentration de ces approvisionnemens. Mais comment s’imaginer qu’une bourgade gauloise de ce temps fût en état d’équiper convenablement une armée carthaginoise de plus de quarante mille hommes ? Et ce fait du renouvellement de tout le matériel portatif au moment de gravir les hautes montagnes ne suppose-t-il pas de toute nécessité qu’Hannibal avait depuis un certain temps donné des ordres et de l’argent pour emmagasiner tout cela sous la garde de son ami allobroge ? Ce dernier peut bien avoir mis pour condition à ses services qu’il serait soutenu contre son compétiteur. Tite Live et Polybe parlent de cet incident remarquable comme d’une chose fortuite, résultant uniquement d’une heureuse coïncidence. Mais comment son protégé, même s’il l’eût voulu, eût-il pu avec ses ressources locales rhabiller et ravitailler du jour au lendemain une pareille armée ? Cette observation est d’importance. Elle démontre qu’Hannibal n’a pas modifié son itinéraire à cause de la pointe exécutée sur le bas Rhône par Publius Scipion, mais qu’en se dirigeant sur l’Isère, il suivait une route arrêtée déjà dans son esprit, au moins dans ses grandes lignes.

Nous voici maintenant en face du grand problème qui domine tous les autres. Par quel point des Alpes le héros carthaginois a-t-il franchi ces monts redoutables ? Il n’est peut-être pas une question dans l’histoire qui ait été plus discutée. On pourrait former une bibliothèque de tous les ouvrages qui ont essayé de la résoudre. On ne compte pas moins de sept systèmes, — en négligeant les variantes, — que l’on peut distinguer par le nom de la principale montagne dont les flancs auraient été sillonnés par les colonnes d’Hannibal. Il y a le système du Saint-Gothard fondé sur l’idée que, conformément à l’habitude antique, Hannibal aurait remonté le Rhône jusqu’à sa source pour passer sur l’autre versant : cette opinion est de celles qui supportent le moins l’examen. D’autres historiens se prononcent, ceux-ci pour le Simplon et ceux-là pour le Grand Saint-Bernard. Cette dernière hypothèse est en quelque sorte la tradition artistique. Le grand tableau de David, représentant Bonaparte premier consul quand il gravit le Saint-Bernard en 1800, montre le nom d’Hannibal gravé sur un rocher. Mais le Petit Saint-Bernard et le Mont-Cenis ont aussi leurs nombreux et chaleureux partisans. Il ne reste plus que le Mont-Viso, qui a, lui aussi, ses défenseurs, et le Mont-Genèvre (Mons Matrona), qui a pour lui beaucoup d’anciens et de modernes, entre autres l’éminent géographe de la Gaule, M. Desjardins. Ce serait presque à renoncer à se faire une opinion sur un sujet aussi controversé. Pourtant, sous la conduite du commandant Hennebert, on peut faire une trouée victorieuse à travers ces rangs épais d’opinions contradictoires et s’emparer d’une position sûre.

D’abord les deux hypothèses du Saint-Gothard et du Simplon se brisent contre des impossibilités matérielles, qui se révèlent tout de suite à l’esprit d’un militaire. Le nombre seul des jours de marche assignés par le scrupuleux Polybe à Hannibal ne permet pas de s’arrêter un seul instant à l’une ou à l’autre solution. Quant au Grand Saint-Bernard (Penninus Mons), Tite Live réfutait déjà ses partisans, car il en avait qui prétendaient s’appuyer sur l’analogie de Penninus et de Pœnus. Il faisait observer avec raison que le nom de Penninus était tout local et n’avait rien à faire avec les Carthaginois ; que de plus Hannibal eût débouché par cette voie chez les Salasses et les Libues, et non, comme il le fit, chez les Taurini. La route du Grand Saint-Bernard est d’ailleurs relativement moderne. Le Petit Saint-Bernard ne se recommande par aucune raison et ne se rattache à aucun plan d’ensemble qu’on puisse attribuer au général africain. Le Mont-Viso prête les flancs à des objections semblables. En réalité, il ne reste debout que deux systèmes possibles, celui du Mont-Cenis et celui du Mont-Genèvre.

Mais le Mont-Cenis, bien qu’habilement prôné par M. Maissiat, à la suite de vaillans défenseurs, est sujet, lui aussi, à de grandes difficultés. Aucun itinéraire romain des premiers siècles de notre ère n’indique de route alpestre suivant le col du Mont-Cenis. Les obstacles devaient être formidables avant que l’art humain les eût écartés ou amoindris. Pour faire arriver l’armée d’Hannibal au Mont-Cenis, il faut lui faire remonter la très pénible vallée de l’Arc, et on ne voit pas comment, en suivant cette route, il aurait gagné le pays des Tricorii et la haute Durance, double exigence imposée par les textes. Enfin ce système ne se comprend que si on fait remonter Hannibal le long du Rhône jusqu’à Lyon et en supposant que l’Ile de Gaule, où il rétablit la paix, désigne le pays entre Saône et Rhône. Nous avons vu plus haut que cette supposition est inadmissible. Le Mont-Genèvre reste donc le dernier, victorieux sur l’arène, et cela non-seulement d’une manière négative, par l’élimination de tous les autres, mais encore parce qu’il se prête le mieux à l’ensemble des données historiques, soit avant, soit après le passage des Alpes, et qu’il fait arriver Hannibal en Italie précisément comme il y est certainement arrivé.

Il faut bien se garder d’accorder une confiance implicite aux traditions locales. L’expédition d’Hannibal frappa tellement les imaginations que tous les cols, ou à peu près, de la grande chaîne furent considérés comme ayant eu l’honneur de lui livrer passage. Cela est d’autant plus remarquable que les mêmes traditions ont perdu le souvenir des opérations de César, de Pompée, de Charlemagne et de bien d’autres. Nous avons vu qu’il en était à peu près de même aux Pyrénées. L’amour-propre local, la promptitude de quelques antiquaires à conclure ont été mainte fois perfides. Ainsi on a trouvé au Grand Saint-Bernard des médailles à l’effigie de Didon : Voilà, s’est-on écrié, une preuve parlante du passage d’Hannibal ! Mais ces médailles ne sont ni du temps d’Hannibal, ni même carthaginoises. On a déterré des ossemens d’éléphans dans certaines vallées ; il n’en a pas fallu davantage pour affirmer que l’armée d’Hannibal avait laissé par là des cadavres d’éléphans, et on le soutiendrait peut-être encore s’il n’avait été démontré que ces ossemens appartiennent à des pachydermes préhistoriques, à l’elephas primigenius ou à l’elephas meridionalis, qui n’étaient certainement pas représentés au IIIe siècle avant notre ère. Il y a par douzaines des cercles d’Hannibal des tables, des portes, des pertuis, des percées d’Hannibal, et l’intérêt comme la vanité des petites localités alpestres, fréquentées par les touristes, trouvent leur compte à accentuer toujours plus devant les voyageurs la valeur de ces traditions complaisantes. Il convient de ne pas s’y arrêter. N’a-t-on pas cherché à construire des systèmes tout entiers sur la détermination du point culminant d’où Hannibal aurait, selon Tite Live, montré à ses soldats l’Italie se déroulant à leurs pieds et la direction précise de Rome pour les encourager à se précipiter sur cette proie tentante ! Comme si de pareilles démonstrations d’un général s’adressant à ses troupes ne devaient pas toujours s’entendre dans un sens figuré ! comme si, en pareille circonstance, les yeux de l’esprit n’étaient pas infiniment plus perçans que ceux du corps !

Il faut aussi renoncer à chercher des indications précises dans les descriptions topographiques des historiens, qui nous parlent tantôt de « régions semées d’obstacles, » tantôt « d’escarpemens, » ou de « roches blanches, » ou de « défilés resserrés. » Dans quelle région des Alpes n’y a-t-il pas des escarpemens, des roches blanches et des défilés resserrés ? D’ailleurs nul ne peut dite les changemens que le temps, les eaux, les éboulemens, la végétation ont pu apporter, sinon aux lignes d’ensemble, du moins aux phénomènes de détail dans les itinéraires qui ont tour à tour capté les préférences des commentateurs.

Il est encore une méthode dont il faut se défier, parce que, sous son apparence rigoureuse, elle se prête docilement à toutes les théories. C’est celle qui consiste à préciser l’itinéraire de l’armée carthaginoise d’après le nombre de jours qu’elle mit à se rendre d’un point indiqué à un autre également nommé par les historiens. Ainsi, d’après Polybe, Hannibal a mis quatre jours pour se rendre de l’endroit où il a passé le Rhône à l’Ile de Gaule, dix jours pour gagner de là l’entrée proprement dite des Alpes, quinze jours pour franchir la chaîne. C’est fort bien, mais il ne faut pas en attendre grande lumière. Qu’est-ce au juste que l’entrée des Alpes ? et avec quelle facilité les partisans des divers systèmes, excepté pourtant ceux du Saint-Gothard et du Simplon, n’ont-ils pas marqué le compas à la main les étapes les plus divergentes !

Tâchons plutôt de trouver quelques points de repère en interrogeant les quelques noms de territoires traversés ou touchés par l’armée d’Hannibal et que nous pouvons glaner dans Polybe, Tite Live et Strabon. Silius Italiens, dans son poème des Guerres puniques, Ammien Marcellin dans son Histoire, confirment ou éclaircissent ces trop rares indications.

Ainsi nous apprenons qu’après être arrivé à l’Ile, c’est-à-dire au territoire allobroge formé par l’intersection de l’Isère et du Rhône, Hannibal longea la frontière des Voconces, puis traversa le pays des Tricorii, puis retrouva la limite des premiers, et enfin remonta la vallée de la Durance supérieure (ad Druentiam flumen pervenit, dit Tite Live), à l’extrémité de laquelle se trouvaient les cols menant chez les Taurini. De là il descend dans la vallée du Pô et vient campeIer aux abords du chef-lieu de cette peuplade. Il y a là les élémens d’une direction de route qu’on pourra déterminer de façon plus précise et qui se justifie déjà par des raisons stratégiques.

Par exemple, on peut remarquer la mention très positive de la haute Durance comme l’un des points les plus clairement désignés, et l’on peut se demander pourquoi Hannibal, une fois le Rhône traversé, ne s’est pas enfoncé tout de suite dans la vallée arrosée par cette impétueuse rivière ? La vallée de la Durance a bien des fois servi de lieu de concentration aux troupes destinées à agir en Italie. La raison en est qu’il risquait d’être attaqué en queue soit par les Romains, soit par les Massaliotes, leurs alliés, soit par les tribus gauloises que ceux-ci cherchaient à animer contre lui. Il pouvait bien, de loin, s’attendre à quelque chose de semblable. C’est de propos délibéré qu’il remonta le cours du Rhône pour trouver un point d’accès dans le massif des Alpes, qui le mît à l’abri d’un tel danger. Il aurait peut-être pu s’acheminer sur sa droite par la vallée de l’Eygues et gagner près de Cap cette haute Durance qu’il cherchait à atteindre. Mais alors il fût tombé au milieu des Voconces, dont il préféra longer la frontière, parce que ce canton gaulois manifestait des dispositions hostiles. Reste donc la vallée ou plutôt le bassin de l’Isère.

Ce bassin en effet lui laissait le choix entre trois routes, ou bien la vallée proprement dite de l’Isère ou Tarentaise, ou bien encore la vallée de l’Arc ou Maurienne, ou bien enfin la vallée du Drac.

Mais la Tarentaise l’eût conduit au Petit Saint-Bernard ; de là il serait descendu en Italie par la Dora Baltea, ce qui l’eût détourné considérablement et inutilement de Turin, son objectif. La Maurienne l’eût mené au Mont-Cenis. La vallée de l’Arc qui y donne accès est étroite, torrentueuse, dangereuse ; elle ne permet de passer en Italie que par une route unique. Au contraire, la vallée du Drac menait droit les Carthaginois à la haute Durance, d’où une armée, pour descendre en Italie, peut disposer de sept vallées convergentes.

C’est bien dans cette direction que nous voyons se confirmer les rares indications topographiques des historiens. Si nous consultons les belles cartes de l’ancienne Gaule dues aux laborieuses recherches de M. Desjardins, nous trouvons très exactement les Voconces, ce peuple aux sentimens douteux, établis sur les contreforts qui s’abaissent peu à peu vers le Rhône entre l’Isère et la Durance. Hannibal longera leur territoire et n’y pénétrera pas. Voici les Allobroges, maîtres de l’Ile de Gaule, mais étendant aussi leur domination ou leur clientèle sur plusieurs tribus de la rive gauche de l’Isère ; ce qui nous expliquera pourquoi l’appui de leur chef permettra à Hannibal de faire sans inquiétudes ses premières étapes à l’intérieur des Alpes. Voici les Tricorii, à cheval sur la vallée du Drac et dont Hannibal traverse le pays. C’est en les quittant qu’il va gagner la haute Durance et le pied du Mont-Genèvre, d’où il choisira naturellement la vallée qui le fera descendre le plus directement sur Turin, c’est-à-dire celle du Chisone. Si nous n’étions pas en garde contre les traditions locales, nous dirions qu’à l’origine de cette vallée on trouve précisément un défilé qui, dans l’antiquité portait déjà le nom de Pas d’Hannibal. Mais, sans attribuer plus d’importance qu’il ne faut à ce détail, nous pouvons dire que c’est là un itinéraire conforme aux données historiques, répondant bien aux exigences de l’opération en elle-même. La sûreté et la rapidité de l’expédition y trouvent également leur compte.

Nous résumerons donc la direction de marche conformément aux lumineuses considérations du commandant Hennebert en disant qu’Hannibal, parvenu au confluent de l’Isère et du Rhône et s’étant assuré par son habile intervention l’alliance du parti dominant chez les Allobroges, remonta d’abord le cours de l’Isère jus- qu’à Cularo (Grenoble), puis s’enfonça dans la vallée du Drac, qu’il remonta jusque près de ses sources, atteignit de là les régions de la haute Durance, puis les contours du Mont-Genèvre et descendit sur Turin par la vallée du Chisone. Il nous reste à raconter les incidens de cette pénible ascension.


VI.

Au moment de quitter les confins de l’Ile de Gaule et quand ils se virent directement en face de ces masses montagneuses qu’il s’agissait de franchir, les soldats d’Hannibal furent saisis d’une terreur indéfinissable, à laquelle se mêlait le sentiment d’une sorte de profanation, comme si c’eût été défier les dieux que de se lancer dans une pareille entreprise. Il y avait beaucoup de Gaulois dans cette armée, et les Gaulois éprouvaient une crainte religieuse à la vue des hautes montagnes. N’était-ce pas une impiété que de vouloir pénétrer en armes au fond de ces redoutables sanctuaires où trônaient les Matrones dans leur immuable majesté[6] ? Les anciens s’exagéraient les dimensions des Alpes. Strabon leur attribuait une hauteur de 18 kilomètres et demi, le double de l’Himalaya. Pline, facilement ami de l’énorme, donne à quelques pitons une altitude de 50,000 pas ou 74 kilomètres. L’imagination de soldats ignorans et superstitieux pouvait donc bien se laisser gagner par l’effroi ; Hannibal les rassura de son mieux. Il leur montra les guides qui étaient venus le trouver de par delà les monts. « Ont-ils des ailes ? » demanda-t-il ironiquement à ses trembleurs, « et les Alpes n’ont-elles pas laissé passer jadis des colonnes entières d’hommes, de femmes et d’enfans ? » Puis il fit faire des prières, offrit des sacrifices aux dieux ; les soldats se sentirent rassurés et reprirent avec confiance leur ordre de marche. Pourtant là encore nous soupçonnons des désertions assez nombreuses, qui contribueront à expliquer la diminution de l’armée d’Annibal quand elle fut enfin de l’autre côté des Alpes.

Elle remonta donc la vallée du Drac, laissant la Romanche sur sa gauche comme offrant moins de sécurité. Elle traversa ainsi le pays des Tricorii. M. Hennebert fixe au passage du Pont-Haut, vers le confluent de la Bonne et du Drac, l’endroit où Hannibal découvrit pour la première fois quelques indices de dispositions hostiles de la part des montagnards jusqu’alors inoffensifs. Ce passage aurait pu être facilement disputé. C’est là que les autorités de Grenoble songèrent quelque temps à arrêter Napoléon lors du retour de l’île d’Elbe. Mais ces démonstrations n’eurent pas de suite. Les alliés allobroges étaient encore là, et ils étaient habitués à se faire craindre. Mêmes velléités de résistance au Pas d’Aspre, sorte de couloir ou de porte de fer qu’on rencontre vers le confluent de la grande Severaise, même prompte dispersion des bandes indigènes. Mais bientôt, sur le haut Drac, l’escorte allobroge prit congé de ses alliés d’Afrique. Les Tricorii s’étaient joints aux farouches Katoriges et à des partis de Voconces dont on effleurait le territoire. Le moment était critique. Les Carthaginois arrivés sur le torrent d’Ancelle, affluent du Drac, devaient passer de là dans la vallée de la Panérasse, affluent de l’Avance, qui se jette elle-même dans la Durance. C’est par l’étroit passage de la Pioly qu’ils allaient s’engager. Mais il fallut s’arrêter. Les montagnards occupaient en force le défilé, ainsi que les positions qui en commandent les rampes, et s’opposaient hardiment au passage des étrangers.

Hannibal savait déjà que les Gaulois se laissaient aisément surprendre. Il apprit que chaque nuit les défenseurs du défilé quittaient leurs postes d’observation pour se retirer dans un oppidum ou refuge voisin, ne croyant pas qu’on osât s’aventurer dans les ténèbres sur un pareil chemin et revenaient au point du jour reprendre leur faction. Il dessina donc vers le soir une fausse attaque. Naturellement les Carthaginois ne forcèrent pas le passage et campèrent sur les lieux mêmes qu’ils avaient feint de vouloir quitter. Leurs adversaires, heureux de ce succès apparent, se retirèrent comme de coutume dans leur refuge. A minuit, à la tête d’un fort détachement de troupes légères, Hannibal s’empare du passage et des positions qui le dominent. Immédiatement le gros de l’armée reçoit l’ordre de se mettre en marche. A l’aube, les montagnards revenant en masse jettent des cris de fureur. L’armée étrangère défilait le long de la gorge. Ils ne veulent pas reconnaître le fait accompli et dans des attaques de flanc désespérées, où ils se faisaient aider de molosses qui paraissent s’être très vaillamment conduits, ils tâchent de couper la longue colonne carthaginoise. Un moment la position de celle-ci fut compromise. Le chemin était étroit, bordé de précipices. Les charges furieuses des Gaulois jetaient le désordre dans les rangs, les bêtes de somme roulaient dans les abîmes, entraînant des hommes avec elles. Alors Hannibal et son avant-garde revinrent sur leurs pas et s’occupèrent d’abord de balayer les flancs de la montagne. Accablés sous une grêle de traits et de projectiles, — et dans un engagement de cette espèce les frondeurs baléares durent rendre de grands services, — les montagnards se dispersèrent, l’ordre fut rétabli et le passage de la Pioly franchi.

Hannibal ne pouvait laisser sur ses derrières la position fortifiée qui avait servi de point déconcentration et de refuge aux attaquans. Il se porta donc immédiatement sur l’oppidum des Katoriges, qu’il surprit sans défenseurs. Les habitans s’étaient enfuis à son approche. On y trouva nombre de chevaux et de mulets, des approvisionnemens de céréales et des viandes en quantité suffisante pour nourrir l’armée pendant plusieurs jours. Les historiens ne nous disent pas le nom de cette citadelle habitée, mais il n’est pas douteux, si du moins l’itinéraire que nous suivons n’est pas absolument erroné, que c’était Chorges (Katorimagen), aujourd’hui petite ville de deux mille âmes, jadis capitale des Katoriges, plus tard embellie par les Romains et où, de nos jours encore, l’église paroissiale n’est autre qu’un vieux temple de Diane, laquelle avait probablement succédé à quelque matrone celtique.

Ce coup hardi frappa de terreur les montagnards, et Hannibal put se flatter de mener à bien sa rude entreprise sans avoir à repousser de nouvelles attaques. Il arrivait enfin dans le bassin de la haute Durance. Là les torrens encaissés, grossis subitement par quelque fonte de neige, lui firent éprouver des pertes sensibles en hommes et en chevaux. La forte position d’Embrun, près de laquelle il dut passer, ne l’arrêta pas. On était encore dans ces parages sous l’impression du combat de la Pioly et de la prise de Chorges. Bien mieux, en amont d’Embrun, le général carthaginois vit arriver des chefs de clan qui s’approchèrent de lui portant à la main des couronnes et des rameaux de feuillage, symboles d’intentions pacifiques et signifiant la même chose, dit Polybe, que les rameaux d’olivier chez les Grecs. C’étaient probablement des Brigiani, cliens des Katoriges. Ils dirent à Hannibal qu’ils aimaient, mieux l’avoir pour ami que pour ennemi, et qu’ils le priaient de recevoir de leurs mains des vivres, des guides et des otages. Les offres étaient si belles que, tout en les acceptant, Hannibal ne put se défendre d’une certaine défiance que l’événement ne devait pas tarder à justifier. Il fit prendre les devans à sa cavalerie et aux éléphans, lui-même resta à l’arrière-garde avec sa meilleure infanterie.

On se demandera là encore le motif qui poussait ainsi les populations montagnardes à attaquer, même en usant de moyens déloyaux, une armée de passage qui ne pouvait en vouloir à leur indépendance et qui n’avait rien de plus pressé que de leur tourner le dos pour s’abattre sur l’Italie. Ce n’était certainement pas sympathie pour les Romains, encore inconnus dans ces parages, où ils n’avaient jamais pénétré. J’inclinerais plutôt à soupçonner des menées marseillaises dans ces mouvemens hostiles des peuplades alpestres. Nous avons déjà vu qu’Hannibal se défiait de Marseille, rivale commerciale et rivale envieuse de Carthage. Marseille voyait dans Rome sa meilleure cliente. Nous devions déjà soupçonner son action au moins indirecte dans le rassemblement de Gaulois qui disputa à Hannibal le passage du Rhône. Il y avait des Marseillais dans le détachement de cavalerie que Publius Scipion avait envoyé en reconnaissance le long du fleuve. Dès que l’on vit l’armée d’invasion s’enfoncer dans l’intérieur de la Gaule pour chercher un passage à travers le massif central des Alpes, n’est-il pas à présumer que Marseille envoya des émissaires dans les cités gauloises de la montagne avec lesquelles elle entretenait certainement quelques relations commerciales ? Pour monter l’imagination des chefs et de leurs subordonnés, elle n’avait qu’à faire appel à deux sentimens très puissans dans ces tribus farouches, à peine sorties de la sauvagerie, bien plus arriérées encore que les populations gauloises d’entre Rhône et Garonne. C’était la défiance de l’étranger, et puis le goût du pillage. Jamais pareil butin ne s’était offert à leurs yeux avides. C’eût été pécher que de ne pas profiter d’une pareille aubaine. Carthage et tout ce qui en venait avait une vague renommée d’opulence. Peut-être, sans aucune excitation du dehors, ces deux mobiles eussent-ils suffi pour lancer les montagnards des Alpes dans quelque folle attaque contre l’armée d’Hannibal. Mais il nous semble voir plus de préméditation et de combinaison qu’il n’y en aurait eu dans les mouvemens tumultueux de quelques tribus presque sauvages. La grande quantité d’approvisionnemens trouvée à Chorges ne pouvait être réunie à l’improviste dans une région aussi pauvre. Le coup manqué des Katoriges va se répéter avec plus d’astuce. Tout cela suppose un plan concerté, des préparatifs, une action latente. L’ingérence romaine proprement dite ne peut même pas se supposer. Reste donc l’action vraisemblable de la politique marseillaise. On peut s’étonner que cette supposition n’ait pas frappé plus vivement les nombreux commentateurs de la célèbre expédition. Vers la haute Durance convergent plusieurs vallées descendant vers la Cisalpine. Voulant arriver au chef-lieu des Taurini, Hannibal était déterminé par les considérations stratégiques à se diriger vers la vallée du Chisone, qu’il devait gagner par le col du Mont-Genèvre. Déjà plusieurs défilés dangereux, où les indigènes, s’ils l’eussent voulu, auraient pu facilement arrêter l’armée carthaginoise, avaient été franchis sans autre difficulté que celle de leur nature escarpée. Mais, près du val de Pragelas, il y avait un dernier et formidable étranglement qui s’appelle aujourd’hui le Pertuis Rostang[7]. C’est une longue gorge à parois verticales ou plutôt surplombantes. Au fond de ce pertuis aux flancs dénudés roule la Durance qui, à cette hauteur, n’est encore qu’un gros torrent, mais qui se précipite en écumant. Hannibal, selon Tite Live, hésita avant de donner l’ordre d’entrer dans ce sombre couloir où la moindre trahison devait être si funeste.

Cependant il fallait avancer. La tête de colonne est engagée, rien ne paraît confirmer les appréhensions du général. Tout à coup un bloc se détache de la montagne, roule, bondit, écrase les soldats sur lesquels il s’abat. Bientôt un second, un troisième, un dixième quartier de roche font autant de trouées dans les rangs des Carthaginois épouvantés. Et voici qu’en un clin d’œil les crêtes se couvrent de barbares ; des ravins, des grottes, de toutes parts surgissent des ennemis furieux. L’armée carthaginoise est attaquée en queue, en flanc, en tête. Le centre, où se trouvaient les chevaux et les mulets, est coupé du reste de la colonne. Le désarroi se répand partout. Les Brigiani, enivrés du succès de leur stratagème, commencent à piller.

Hannibal ne perdit pas son sang-froid. Il jugea qu’avant tout et à tout prix il lui fallait dégager son centre écrasé par les assaillans. Il se porta vivement par un ravin latéral sur un petit plateau calcaire que sa blancheur lui avait fait remarquer de loin. De là il put diriger contre l’ennemi, cette fois encore trop peu défiant, un jet de traits si nourri, si efficace, que les pillards durent abandonner la place et s’enfuir en toute hâte. Ce dernier détail donne à penser que les Gaulois, outre leurs épées mal trempées, étaient pauvres en armes de jet. Le centre une fois délivré des agresseurs, l’ordre de marche se rétablit et la longue colonne put défiler, toujours sous la protection de la Roche blanche, où Hannibal passa la nuit et qu’il ne quitta que lorsque l’arrière-garde fut enfin sortie de cette gorge fatale. Les pertes étaient grandes. Beaucoup d’hommes et surtout de bêtes de somme avaient succombé sous les coups de l’ennemi ou bien avaient roulé dans le torrent. Pendant quelques jours encore il fallut être constamment sur le qui-vive, parce qu’à la moindre occasion favorable, des bandes de maraudeurs cachés dans les replis de la montagne se jetaient sur les traînards ou sur les détachemens isolés. Mais le grand péril était conjuré. Strabon parle du singulier emploi des porcs que les barbares auraient lancés sur le passage de la colonne. Il prétend qu’ils étaient aussi redoutables que des loups dressés au combat. On veut que l’éléphant ait peur du pourceau, que son grognement le terrifie. Mais les Gaulois pouvaient-ils savoir cela, et peut-on dresser cet animal dans un tel dessein ? Sur la foi de quelque mauvais texte, Strabon n’aura-t-il pas cru qu’il s’agissait de pourceaux ὕες, tandis qu’il n’était en réalité question que de chiens ϰύνες, comme au combat de la Pioly ? Les chiens du Mont Saint-Bernard sont peut-être les derniers représentans de cette forte race de chiens alpestres qui paraît avoir servi de moyen d’attaque aux montagnards d’autrefois.

Une dernière épreuve attendait les Carthaginois.

Depuis qu’on avait quitté les bords de l’Isère, on avait toujours monté. On était arrivé à une altitude d’environ 1,800 mètres. Les soldats d’Hannibal commençaient à souffrir de l’air plus rare, du froid plus intense, du manque de vivres, de privations de tout genre. Ils en étaient à se demander s’ils verraient jamais la fin des Alpes. Pourtant leurs guides pouvaient leur dire qu’ils étaient presqu’au bout de leurs peines. C’est près de la station appelée Druentium, passablement au-dessus de Briançon dans les Alpes Cottiennes, là où les anciens voyaient les sources de la Durance, qu’il convient de placer le discours qu’Hannibal tint à ses compagnons pour leur donner un encouragement suprême : « Les Alpes, leur dit-il, sont l’acropole, le rempart de l’Italie ; vous êtes à la veille de les avoir franchies ; voici devant vous les plaines du Pô, voici dans cette direction Rome, que nous emporterons au prix d’une ou deux batailles. À vos pieds sont les Gaulois cisalpins, qui brûlent de se joindre à vous pour venger leurs outrages. » Telle est du moins la substance du discours qu’Hannibal tint à ses soldats pendant les deux jours pleins qu’il leur fit passer au pied du Mont-Genèvre pour qu’ils reprissent quelque vigueur avant de tenter le suprême effort de la descente. Ce temps d’arrêt permit du reste à bien des traînards et à bien des bêtes de somme de rejoindre le gros de la colonne. Des chevaux, des mulets tombés dans les torrens pendant les derniers combats, s’ils n’avaient pas été trop écloppés ou capturés par les montagnards, avaient suivi d’instinct les traces de l’armée et l’avaient rattrapée encore chargés de leur fardeau. Du Mont-Genèvre à Turin l’armée d’invasion n’avait plus guère qu’à descendre une rampe d’une centaine de kilomètres dont Césanne, Fénestrelle, Pérouse, Pignerol, ou du moins les lieux que nous nommons de la sorte aujourd’hui, formaient les principales étapes. C’était une marche de quatre jours, mais la descente est rude. Souvent il faut remonter pour redescendre et remonter encore. Les sentiers sont étroits, raides, glissans. La neige les recouvre souvent sur une longue étendue. Le précipice béant menace de mort certaine le voyageur qui fait le moindre faux pas. Le guide Magil, qui était venu trouver Hannibal au lendemain du passage du Rhône, dut le faire passer par le col de Sestrière dans la vallée du Chisone habitée par ses compatriotes. C’était encore 700 mètres à remonter, mais pour redescendre ensuite sans interruption. Ce dernier obstacle fut enfin franchi, mais alors survint un incident inattendu qui faillit tout compromettre et qui a donné lieu à une étrange légende.

Le chemin ou plutôt le sentier courait à flanc de coteau le long des rocs abrupts. Tout à coup la tête de colonne dut faire halte. Il n’y avait plus moyen d’avancer. Les historiens et leurs commentateurs ont beaucoup varié sur la nature précise du phénomène qui suscita ce sérieux embarras à l’armée d’Hannibal. On a parlé d’avalanches, de torrent imprévu, de rochers écroulés qui encombraient la voie. Pourtant Polybe et Tive Live sont d’accord pour définir clairement ce qui était arrivé. Michelet l’a très bien compris. « C’était, dit-il, un éboulement de terre qui avait formé un précipice. » C’est ce que Polybe appelle un ἀποῤῥώξ, une déchirure ; Tite Live un lapsus terrœ. Une désagrégation partielle du flanc de la montagne avait déterminé un glissement de roches, qui s’étaient d’abord affaissées et qui avaient entraîné sous leur masse les roches sous-jacentes, de sorte qu’un large hiatus coupait le chemin, ne laissant d’un tronçon à l’autre que le vide entre deux murs à pic. D’après les deux historiens, ce hiatus n’était pas moindre de 300 mètres.

La première idée d’Hannibal fut de contourner l’obstacle en se frayant un chemin par le haut. Le hiatus se rétrécissait à mesure qu’on s’élevait. On pouvait espérer de le tourner au-dessus du sommet du triangle. Mais une nouvelle difficulté se présenta. La pente était couverte de neige. Sur celle de l’année précédente et qui était durcie, une couche récente s’était étendue; elle fondait sous les pieds des soldats, qui rencontraient alors la surface humide et glissante de la neige antérieure. C’est en vain qu’on s’aidait des mains comme des pieds. On glissait toujours plus rapidement et un certain nombre de soldats, ne trouvant rien pour se retenir, furent entraînés du côté du précipice et y tombèrent pour ne plus reparaître. Les bêtes de somme, plus lourdes, brisaient la surface de la couche congelée, leur quatre pieds s’encastraient ; elles restaient immobiles, figées sur place.

Le général carthaginois vit clairement qu’il fallait renoncer à ce moyen de sortir d’embarras. Il se décida pour la confection d’un nouveau chemin sur les flancs mêmes du précipice creusé par l’éboulement. Il s’agissait de le tailler dans le roc vif. Hannibal comptait parmi ses Africains ou Numides de vigoureux et habiles pionniers. C’est à eux qu’il confia ce rude travail, et ici se place la légende. D’après Tite Live, dont bien d’autres se sont faits l’écho, c’est en employant le feu et le vinaigre que les sapeurs d’Hannibal auraient fendu le roc et taillé un chemin suffisant pour faire passer hommes, chevaux et éléphans[8]. Ils auraient d’abord échauffé la pierre en dirigeant sur elle la flamme d’un immense bûcher ; puis, quand la pierre eut été ardente, ils l’auraient désagrégée, pulvérisée en y versant du vinaigre.

Servius, Juvénal, Ammien Marcellin, Appien reproduisent ou confirment la version de Tite Live. On peut citer de curieux passages empruntés aux auteurs anciens qui ont traité de l’art militaire et qui tendraient à prouver que des jets de vinaigre comptaient parmi les moyens employés pour démolir les fortifications murales. Pline ne paraît pas mettre un moment en doute ; cette propriété du vinaigre. Il est vrai que ce bon Pline doute de très peu de chose. Que l’on ait cherché à rendre la pierre plus friable en la chauffant, c’est ce qu’on peut très bien admettre ; cette méthode paraît même avoir été souvent employée dans l’antiquité. Mais ce qui est certain, c’est que le vinaigre ne dissout point la pierre, chauffée ou non, et que le fait attesté par Tite Live est matériellement impossible. Les anciens attribuaient au vinaigre, aux acides en général, et même à l’urine décomposée, des effets prestigieux purement imaginaires. Aussi les savans modernes, Gibbon, Letronne, Deluc, etc., ont-ils relégué dans le domaine de la fable cette partie du récit de Tite Live. D’autres, comme Dacier, ont fait à ce sujet du rationalisme vulgaire. Ils ont supposé qu’Hannibal, pour encourager ses sapeurs, leur avait fait distribuer de fortes rations de posca, espèce de piquette qui fut dans l’antiquité la boisson militaire par excellence. Non-seulement il n’est rien dit de pareilles distributions, mais de plus on peut se demander ce qu’elles auraient eu d’exceptionnel au point qu’on les énumérât parmi les hauts faits d’Hannibal. Le commandant Hennebert ouvre une ère nouvelle aux commentateurs. Il pense que l’oxos ou l’acetum, dont il est question dans le passage de Tite-Live et dans les textes empruntés aux écrivains stratégistes, désignait, non du vin aigre, mais une substance détonante, explosible, une espèce de dynamite, peut-être même un corps analogue à la nitro-glycérine.

Nous croyons qu’ici la tendance de notre savant guide à rapprocher les procédés militaires de l’antiquité de ceux qui sont usités aujourd’hui l’a entraîné beaucoup trop loin. Ce n’est pas que nous tenions pour inadmissible en soi l’hypothèse de certains secrets de chimie purement empirique dont les Carthaginois, héritiers des vieux Phéniciens, auraient été les possesseurs. Le goût du mystère qui caractérise leur civilisation expliquerait suffisamment comment ces secrets se sont perdus. Mais une réflexion doit couper court à ces conjectures. Il est évident qu’un peuple qui aurait seul disposé d’une arme aussi redoutable qu’une substance explosible en eût fait à la guerre l’emploi le plus fréquent et lui aurait dû d’immenses avantages. Or pas une fois dans tout le cours des guerres puniques, — et l’on sait par combien de sièges de tout genre elles furent marquées, — pas une seule fois nous ne découvrons un recours quelconque à cet énergique moyen de destruction. La remarque a même été faite que ce n’est pas comme preneur de villes qu’Hannibal a conquis le plus de lauriers. Comment imaginer qu’il eût négligé, quand il fallait démolir des remparts de pierre, un procédé qui lui avait permis de venir à bout du granit des Alpes? Et puis, pourquoi appeler vinaigre, liquide parfaitement connu, quelque chose qui en différait du tout au tout?

Sur ce point, M. Maissiat, dont nous avons parlé ci-dessus, d’accord avec M. Sainte-Claire Deville, nous paraît avoir donné l’explication la plus rationnelle. En fait Polybe, Silius Italiens, Diodore de Sicile, Cornélius Nepos, Isidore de Séville ne parlent que d’une ouverture de route, pénible, exigeant beaucoup d’efforts, mais exécutée par les moyens ordinaires à l’aide du fer. Pourquoi le premier surtout, si rapproché des événemens qu’il raconte, aurait-il passé sous silence l’emploi du vinaigre ou de tout autre expédient frappant l’imagination? Il s’agissait donc simplement d’un travail qui étonna à bon droit les contemporains, qui fit le plus grand honneur aux sapeurs de Carthage et au chef intrépide qui avait su leur communiquer son ardeur, d’un travail qu’on aurait pu croire impossible, mais qui n’en fut pas moins exécuté avec une rapidité tenant du prodige. Le chemin fut taillé dans le roc vif, là où nul ne semblait pouvoir jamais poser le pied. Quand il fut percé de manière à laisser passage aux hommes et aux chevaux, il était encore trop étroit pour les éléphans; on l’élargit. Ce travail effrayant fut terminé par les Numides en trois jours. Qu’il ait contribué à jeter un jour quelque peu magique sur une expédition dont on était tenté de rapporter la réussite à des interventions surnaturelles, ce n’est pas ce qui peut surprendre. Mais pourquoi s’est-on figuré qu’Hannibal ait employé le vinaigre comme s’il en eût roulé avec lui des tonneaux jusqu’au haut des Alpes? Tout simplement parce que le pic se disait en latin vulgaire acutum, peut-être même acetum[9], et qu’une fois lancées dans le merveilleux, les imaginations ne manquèrent pas de préférer l’interprétation la plus bizarre à la plus naturelle. Il est plus que probable que Tite Live n’a pas lui-même inventé la légende et qu’il l’a trouvée toute faite.

Enfin l’armée put passer et descendre sans difficulté la vallée du Chisone. Il était temps : les hommes, les animaux, les éléphans surtout n’en pouvaient plus. Gelés de froid, mourant de faim, se traînant à grand’peine, les hommes ressemblaient à des cadavres ambulans. Les rangs avaient en quelque sorte fondu en route. De quarante-six mille combattans que cette armée comptait encore au lendemain du passage du Rhône, elle n’offrait plus qu’un effectif de vingt-six mille hommes, dont six mille cavaliers. L’ennemi, le froid, les maladies, les accidens, les désertions l’avaient donc diminuée presque de moitié. Mais les survivans étaient désormais trempés à toute épreuve. Quelques jours de repos allaient suffire pour les remettre sur pied, et dans ces cadres aguerris Hannibal devait enrégimenter les Gaulois cisalpins, dont il connaissait les dispositions belliqueuses. Publius Scipion était encore loin. Ne pouvant deviner par quel passage inconnu son adversaire voulait franchir les montagnes, il avait craint de trop s’avancer dans la Cisalpine, et les éclaireurs d’Hannibal ne signalaient pas encore la présence des Romains sur les rives du Pô. Si donc le succès était coûteux, on peut dire qu’il était complet.

Il y avait cinq mois qu’Hannibal avait quitté Carthagène. La conquête de la Catalogne lui avait pris deux mois. Il avait mis un mois à se rendre du pied des Pyrénées à l’entrée des Alpes, quinze jours à les traverser. Mais il était enfin dans cette Italie où depuis si longtemps il rêvait de se voir à la tête d’une armée, et jamais sa confiance dans l’avenir n’avait été plus grande.

Nous savons que cette confiance n’était justifiée qu’en partie. Hannibal fondait de grandes espérances sur la probabilité d’une ligue des cités italiennes subjuguées contre l’ambitieuse ville qui leur avait imposé sa suprématie. Les Gaulois seuls ou à peu près seuls lui fournirent des renforts sérieux. L’hégémonie romaine était déjà trop bien établie et le Carthaginois trop suspect pour que la vieille Etrurie et le vieux Latium, l’Ombrie et le Samnium fissent cause commune avec lui. Voilà ce qui à la longue devait lui être le plus funeste. Hannibal, en définitive, est un vaincu. Mais il faut ajouter à l’honneur de l’esprit humain que la défaite finale ne ternit pas la gloire lorsqu’elle est précédée par l’héroïsme, et constamment ennoblie par la persévérance de l’effort. Pour un homme de guerre comme pour une nation, ce qu’il y a de plus terrible, c’est de succomber sans avoir combattu. Si la vraie grandeur ne devait se mesurer qu’à l’aune du succès final, il faudrait exiler du panthéon de l’histoire ceux qui sont les plus dignes d’y figurer. Il est bon que cela soit impossible. De quoi sommes-nous certains, nous tous qui, dans notre éphémère passage, prenons si souvent pour un succès définitif ce qui n’est que le prélude de la défaite, nous qui croyons si souvent avoir partie gagnée dans l’ignorance où nous sommes des cartes inattendues qui vont s’abattre sur le tapis du destin? Nous ne sommes assurés que de la grandeur de l’effort et du déploiement de vigueur qu’il suppose.

Il y aura donc toujours, quelle que soit l’issue finale, une respectueuse admiration pour les hommes qui ont fait preuve d’efforts gigantesques en vue d’une fin élevée. Au point de vue antique, et par bien des côtés ce point de vue antique est encore moderne, l’entreprise d’Hannibal est une des plus belles que l’on connaisse. Il voyait clairement que si Carthage n’écrasait pas Rome, c’était Rome qui anéantirait Carthage. Il se dévoua donc de toutes les forces de son cœur et de son génie à prévenir la ruine certaine de sa pallie. Pour cela il déploya des efforts qui purent passer pour surhumains. Et dans cette lutte désespérée, engagée, on peut le dire, par un homme seul contre la plus puissante des cités et contre la nature même, son expédition d’Espagne en Italie à travers la Gaule et les Alpes, par les difficultés vaincues, les merveilleuses ressources d’esprit qu’elle mit en évidence, la hardiesse et l’étrangeté du dessein, l’énergie et l’intrépidité du commandement, reste l’un des événemens les plus dramatiques de l’histoire et l’un des plus étonnans exploits de l’illustre vaincu de Carthage.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1879.
  2. Les missions secrètes doivent avoir été très employées par Hannibal. Un de ses agens parvint même à se faufiler dans Rome et y vécut plusieurs années avant d’être découvert.
  3. Le nom d’Elne est la contraction de celui d’Hélène, mère de Constantin, sous le règne duquel cette ville fut reconstruite.
  4. Paris, Firmin Didot 1874.
  5. Champ gras, fertile, ou champ de la pointe, selon que l’on rapporte la première syllabe au celtique Kûl ou Kol.
  6. Parmi les nombreuses inscriptions votives dédiées aux Matrones, dont le culte survécut à la conquête, il en est une très curieuse (coll. de Muratori, XVIV, II) gravée au-dessus d’une pierre sculptée représentant en relief une chaîne de Matrones, au nombre de cinq, debout, se tenant par les mains deux à deux, mais de manière que chacune d’elles ait une main prise par sa voisine et l’autre main par celle qui suit celle-ci. Elles forment donc une barrière continue. Cet ingénieux symbole peint bien l’enchevêtrement des montagnes et l’impossibilité de trouver un passage sans leur faire violence et les irriter.
  7. Φαραγγά τινα δύσϐατον ϰαὶ ϰρημνώδη, Polybe, III, 52, une gorge d’accès difficile et aux flancs abrupts. Polybe ici est plus exact que Tite Live (XXI, 34), qui s’imagine qu’il s’agit d’un sentier à flanc de coteau, dominé seulement d’un côté par la montagne. Le φάραγξ est la fente, le pertuis étranglé entre deux murs de rochers à pic.
  8. « Struem ingentem lignorum faciunt, eamque, quum et vis venti apta faciendo igni coorta esset, succendunt ardentiaque saxa infuso aceto putrefaciunt. »
  9. Sans que ce rapprochement ait grande importance, il faut observer que dans notre langue aussi les mots pic, piquant, piquette sont de même famille.