Le Passeur d’eau (E Verhaeren)

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Pour les Amis du Poète (p. 28-31).


le Passeur d’eau


 
Le passeur d’eau, les mains aux rames,
À contre flot, depuis longtemps
Ramait, un roseau vert entre les dents.
 
Mais celle hélas ! qui le hélait
Au-delà des vagues, là-bas —
Toujours plus loin, par au-delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.


Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours, sur le rivage,
Le regardaient peiner et s’acharner,
En un ploiement de torse en deux
Et de muscles sauvages.
 
Une rame soudain cassa
Que le courbant chassa,
À vagues lourdes, vers la mer.
 
Celle, là-bas, qui le hélait
Dans les brumes et dans le vent, semblait
Tordre plus follement les bras
Vers celui qui n’approchait pas.
 
Le passeur d’eau, avec la rame survivante
Se prit à travailler si fort
Que tout son corps craqua d’efforts
Et que son cœur trembla de fièvre et d’épouvante.
 
D’un coup brusque le gouvernail cassa —
Et le courant chassa
Ce haillon morne, vers la mer.


Les fenêtres, sur le rivage,
Comme des yeux grands et fiévreux,
Et les cadrans des tours, ces veuves
Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,
Fixaient obstinément
Cet homme fou en son entêtement
À prolonger son dur voyage.

 
Celle, là-bas, qui le hélait
Dans les brumes, hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l’inconnu de l’étendue.


Le passeur d’eau, comme quelqu’un d’airain,
Planté dans la tempête blême,
Avec l’unique rame entre ses mains
Battait les flots, mordait les flots — quand même ;


Ses vieux regards hallucinés
Voyaient des loins illuminés
D’où lui venait toujours la voix
Lamentable sous les cieux froids.


La rame dernière cassa
Que le courant chassa
Comme une paille, vers la mer.
 
Le passeur d’eau, les bras tombants,
S’affaissa morne sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts ;
Un choc heurta sa barque à la dérive
Il regarda, derrière lui, la rive ;
Il n’avait pas quitté le bord.
 
Les fenêtres et les cadrans,
Avec des yeux béats et grands
Constatèrent sa ruine d’ardeur ;
Mais le tenace et vieux passeur
Garda quand même pour Dieu sait quand !
Le roseau vert entre ses dents.

(LES VILLAGES ILLUSOIRES).