Le Patelin, Recherches nouvelles sur la comédie et l’auteur
Maître Pierre Patelin, texte revu sur les manuscrits, les plus anciennes éditions, avec une introduction et des notes, par F. Génin, 1 vol. in-8o.
Maître Pierre Patelin, arrangé pour le théâtre moderne par Brueys et Palaprat, et demeuré en faveur, grâce non à l’imitation qu’ils en ont faite, mais à la verve comique de l’original, n’a pas besoin d’être rappelé au lecteur. Ce qui intéresse ici, ce qui est nouveau, c’est l’édition elle-même, les efforts curieux pour rendre au texte sa pureté, les recherches à l’effet de connaître l’auteur (resté anonyme) de ce petit chef-d’œuvre, et les comparaisons de langue et de grammaire avec le français plus ancien que le Patelin et avec le français plus moderne.
Patelin est une farce, mais une farce sortie de la main de quelque Molière du XVe siècle, — du moins un Molière auteur de Scapin et du Médecin malgré lui. Ce genre de pièces abondait ; elles allaient au goût de la foule et coulaient sans peine de cet esprit narquois et plaisant qui avait produit tant de fabliaux. Dès le XIIIe siècle, on en trouve. Au XIVe, Oresme, qui traduisit tant de livres pour le roi Charles V, dit dans son Éthique : « Et ce peut assez aparoir par les comédies des anciens et par celles que l’on fait à présent. » Plusieurs de ces pièces ont, comme maint fabliau, passé dans des compositions plus modernes, dans les Contes de La Fontaine, et le fabuliste luimême nous apprend que la jolie fable de la Laitière et le Pot au lait était une farce ancienne :
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le pot au lait.
En regard d’une production aussi active, il est curieux de remarquer que le moyen âge n’a pas connu la tragédie. De ce côté-là, il en est toujours resté aux mystères. Ceux-ci sont fort anciens ; ils remontent jusqu’aux XIe et XIIe siècles, précédant naturellement tout le reste du théâtre ; mais, au lieu de se développer, comme dans la Grèce antique, en actions qui, tout en tenant à l’histoire religieuse, y introduisaient une vie plus humaine, les mystères s’arrêtèrent au premier seuil et ne firent jamais que mettre en scène les récits des livres saints. Aucun génie hardi ne se sentit inspiré à toucher les âmes par le spectacle des destinées de l’homme en conflit avec les sévérités ou les faveurs du ciel.
Et pourtant ni le talent ni le génie ne manquaient. Si les chansons de geste ne se sont pas élevées jusqu’au génie, plusieurs se sont élevées jusqu’au talent. La gloire de Charlemagne, les désastres de Roncevaux, l’héroïsme de Roland et de ses compagnons, les âpres mœurs de la féodalité peintes avec tant de vigueur dans Raoul de Cambrai, le vaillant Gérart déchu de ses grandeurs et solitaire avec sa femme fidèle dans une forêt, la lutte avec une religion ennemie, tout ce mélange de fiction et d’histoire composait un fonds qui valait certainement Oedipe et sa famille, les Atrides et Troie, et qui néanmoins s’éteignit sans rien produire de tragique. Ce ne fut pas non plus du côté de la tragédie que se tourna le grand génie poétique du moyen âge, Dante, qui rivalise avec Homère, et dont le poème l’emporte sur l’Énéide, si le poète ne l’emporte pas sur Virgile. Cette Divine Comédie, si riche en épisodes ou touchans ou terribles, n’a, malgré son titre, rien de commun avec le théâtre. Décidément les temps n’étaient pas venus, et le moyen âge ne pouvait dépasser, soit d’un côté les mystères, soit de l’autre les farces.
Tout à l’heure, en regard de l’antiquité, j’ai mis non pas seulement la France ou l’Italie, mais les deux pays conjointement ; même je ne m’arrêterais pas là, et j’y mettrais tout l’Occident chrétien. Rien, à mon sens, de plus intéressant et de plus fructueux que de comparer le moyen âge avec l’antiquité, dont il dérive pour la langue, pour les institutions, pour les sciences, pour les lettres, pour les arts. Seulement il faut se faire une idée exacte du champ de la comparaison. L’antiquité classique n’est pas simple, elle est formée de deux parties distinctes qui font un seul corps, la Grèce et Rome, le grec et le latin, Homère et Virgile, Démosthène et Cicéron, Thucydide et Tacite, Miltiade et les Scipion, Alexandre et César. À plus forte raison, le moyen âge n’est pas un : il se divise en cinq groupes principaux, l’Italie, l’Espagne, la France, l’Angleterre et l’Allemagne ; mais ces groupes, étant joints par une tradition commune reçue de l’antiquité, par une religion commune dont le chef unique siégeait à Rome, par des institutions communes dont la féodalité était la base, représentaient un corps politique qui avait plus de puissance et plus de cohésion que l’empire romain, et qui en était la continuation directe. Donc l’antiquité gréco-latine a pour terme corrélatif dans le moyen âge l’ensemble des cinq populations, héritières par indivis de l’héritage de civilisation.
Pourquoi le théâtre, dans son expression la plus haute, tragédie et comédie, a-t-il fait défaut au moyen âge ? Je crois en trouver une des causes dans l’état de la société. Divisée en seigneurs féodaux, bourgeois des communes et gens de la campagne, elle ne présentait nulle part un public approprié à ce genre de littérature et de plaisir. Les seigneurs vivaient dispersés dans leurs châteaux ; ils ne se réunissaient que pour les tournois, fêtes guerrières et lucratives (car les vaincus payaient des rançons, et les vainqueurs gagnaient des chevaux et des armes) qui les captivaient tellement, que les défenses des rois et des papes purent à peine mettre des bornes à ces luttes simulées, mais si souvent dangereuses. C’était alors aussi que ces assemblées représentaient les scènes de la Table-Ronde mises dans toutes les mémoires par une foule de poèmes, et que dames ou chevaliers prenaient le nom, le costume et le rôle de Tristan, d’Arthur et de la belle Yseult. Dans cet état, ce qui plaisait aux seigneurs et aux nobles dames, c’était la poésie qui venait les chercher dans leurs demeures féodales. Le jongleur arrivait chantant la geste de Roncevaux, les aventures de Guillaume au Court-Nez, les exploits d’Ogier le Danois ; puis, quand il avait amusé ceux qui l’écoutaient, il en recevait des cadeaux, de riches vêtemens, des fourrures précieuses. Ou bien les chevaliers devenaient, pour leur compte, trouvères ou troubadours, suivant qu’on était sur la rive droite ou sur la rive gauche de la Loire, et ils composaient non pas des chansons de geste, mais des chants d’amour et de guerre. Je ne sais pourquoi l’on a fait dans ces temps à la noblesse française un renom d’ignorance profonde, l’accusant d’être tout à fait illettrée : je crois qu’on a pris l’exception pour la règle. Aux XIIe et XIIIe siècles, on trouve parmi les poètes les plus célèbres beaucoup de noms appartenant aux princes et aux barons : le roi Richard, le châtelain de Couci, Quesnes de Béthune, le comte de Champagne, la dame de Fayel, et bien d’autres, ont chanté leurs amours, déploré les traverses qu’essuient les fidèles amans, et gémi que la croisade, dette de foi et d’honneur, les séparât de l’objet aimé. Le goût des lettres était vif dans cette classe, qui les cultivait non sans succès et sans charme.
Malheureusement cette société dispersée ne faisait pas un public pour le théâtre ; pour une autre raison, ce public manquait dans les villes. Les villes étaient des communes qui s’étaient formées par l’affranchissement, tantôt acheté à prix d’argent, tantôt conquis par la révolte et par la force. Il y avait là sans doute des hommes riches et puissans, mais c’étaient des marchands et des gens de métier, ayant peu de loisir et tout occupés de leurs affaires. En un mot, la bourgeoisie et la noblesse vivaient trop séparées pour exercer une influence l’une sur l’autre et pour constituer un monde capable, comme le monde grec, de se plaire aux émotions et aux beautés du théâtre. Aussi le théâtre du moyen âge ne commença-t-il que quand ce mélange se fut opéré par les événemens politiques qui changèrent profondément la vie féodale et constituèrent les grandes villes comme des centres où tout aboutissait, je veux dire la fin du XVIe siècle, car je ne vois aucun moyen de rattacher le théâtre espagnol de ce temps et le grand tragique anglais à la renaissance. Tout l’art de Shakspeare, toute son inspiration émanent du moyen âge. On y chercherait vainement la marque de la tragédie antique, on y chercherait vainement aussi les avant-coureurs de la tragédie de Corneille et de Racine, créant des compositions mixtes entre les modèles classiques qu’ils se proposaient d’imiter et la société du XVIIe siècle dont l’esprit les animait.
En revanche, dans le courant du moyen âge, nul obstacle à la farce, dont le Patelin reste une expression excellente. Donner un bon texte de cette pièce était un service à rendre aux lettres et à la langue. C’est ce que M. Génin a entrepris ; mais beaucoup de difficultés arrêtaient l’éditeur. Au premier rang, on mettra l’excessive rareté des manuscrits. Une œuvre dramatique est particulièrement confiée à la mémoire des comédiens. La vogue même de la pièce dut lui être une cause perpétuelle d’altérations : selon les provinces où ils récitaient, les comédiens remplaçaient un mot suranné par une expression courante : on changeait un proverbe, une rime, un vers devenu obscur ; un changement en appelait un autre, C’est dans cette pénurie de bons textes qu’il faut interpréter les locutions tombées en désuétude, corriger les phrases altérées, remettre sur leurs pieds les vers boiteux, et donner à chaque mot l’orthographe qui lui convient. Remarquez une complication de plus : au XVe siècle, la langue est dans une transition ; elle se sépare déjà, par des caractères tranchés, de celle des XIIe et XIIIe siècles, et n’est pourtant pas encore celle qui prévaudra dans le XVIe. L’éditeur doit être constamment en éveil pour ne pas faire une correction qui soit relativement ou archaïsme ou néologisme, et pour ne pas prêter à Patelin une locution plus vieille que lui ou plus moderne. Entre ces écueils, l’érudition au goût fin et au tact exercé, l’habitude des textes, la connaissance de l’histoire littéraire sont requises. De tout cela le nouvel éditeur a ample provision. Aussi le Patelin s’en est-il ressenti, et j’ai pris un singulier plaisir à lire ces phrases régulières, ces vers exacts, ce dialogue vif, dans un volume d’une très belle impression et corrigé avec un soin extrême. Voilà, se peut-on dire en tenant le livre et en l’écoutant parler, voilà comme nos aïeux d’il y a trois cents ans causaient entre eux ! Voilà les tournures de leurs conversations, les formules dont ils s’abordaient et se saluaient, les plaisanteries qui leur plaisaient, les allusions qui avaient cours ! Tout cela est très différent de notre langage actuel : les formes, les mots, les locutions ont varié, et il faut quelque habitude (habitude, du reste, qui se prend très vite) pour lire un texte du XVe siècle. Voyez cependant quels changemens considérables un changement graduel et à peine sensible finit par apporter ! Pour arriver à Patelin et pour trouver celui de nos aïeux qui assistait à ces anciennes représentations, il suffit de compter le douzième de nos ancêtres. Dans ce trajet, qui ne comprend que douze personnes, chacun de nous a reçu le français de la bouche de son père, qui le tenait du sien, et ainsi de suite jusqu’au douzième, sans aucune solution de continuité dans la transmission d’un langage toujours compris. Pourtant le changement est devenu à la longue si notable, d’imperceptible qu’il paraît d’une génération à l’autre, que, si nous nous trouvions devant ce douzième aïeul, nous éprouverions quelque peine à suivre son discours et à entretenir conversation avec lui.
Nous venons d’indiquer de quelles difficultés l’éditeur du Patelin avait à se préoccuper. Arrivons à son travail, dans lequel deux parties surtout sont à étudier, — la restitution du texte et les recherches sur l’auteur. C’est sur ces deux points que se portera successivement notre attention.
Celui qui a corrigé des épreuves d’imprimerie sait que, plus une feuille est chargée de fautes, plus lui-même en laisse échapper. Au contraire, si l’épreuve qu’il a sous les yeux est déjà très correcte, alors les moindres méprises du typographe lui sautent aux yeux. Il en est de même d’un vieux texte altéré par les copistes. Le Patelin était cette mauvaise épreuve ; M. Génin est ce correcteur pénétrant et attentif qui l’a rendue bonne, et moi, la tenant en main, j’aperçois maintenant les minuties qui jusque-là étaient perdues dans le nombre. Il y a même, en un texte habilement restauré, une vertu particulière qui aide à l’épurer davantage. La restauration fait voir immédiatement des analogies qui étaient cachées sous quelque faute, des comparaisons qui ne pouvaient se faire, puisque quelqu’un des termes avait disparu, des règles qui ne semblaient pas assez sûres parce que des exceptions fautives les compromettaient. De tout cela je parle par expérience. Moi aussi j’ai passé bien du temps à collationner des manuscrits, à rassembler des variantes, à les discuter, à en tirer le meilleur parti pour rendre à un vieux texte sa correction et sa pureté ; Quelque minutieux que puisse sembler un pareil travail, je n’ai point trop à m’en plaindre. Il est bon qu’un esprit facilement enclin à la recherche des généralités soit contraint de s’appesantir sur des détails, très petits, mais très positifs. De même je conseillerais volontiers à des esprits qu’entraîne le goût des détails et des choses spéciales de prendre comme contrepoids quelques momens pour philosopher.
Il est vrai qu’il s’agissait pour moi d’un texte grec et d’un auteur vieux de plus de vingt-deux siècles ; mais, malgré ces prérogatives, je prétends qu’il ne faut pas traiter autrement les monumens qui proviennent de notre moyen âge français, et qu’on doit faire partout ce qu’a fait M. Génin pour son Patelin, s’efforcer de remédier aux erreurs des copistes et aux imperfections des copies. Une fausse opinion, assez naturelle du reste, prévalut longtemps à l’endroit de ces écrits. Le temps qui les avait vus naître était réputé barbare ; quoi de plus simple alors que de considérer comme des barbarismes tout ce qui différait de la langue moderne ? Il était manifeste que ce français ancien provenait d’une corruption du latin ; pourquoi dès lors chercher des règles en ce patois corrompu ? Le français avait notablement changé dans les derniers siècles, et en même temps s’étaient produits des écrivains qui l’avaient illustré, des grammairiens qui l’avaient régularisé : comment aurait-on songé à ôter une rouille qui semblait non quelque chose d’accidentel, mais quelque chose d’inhérent ? Pourtant tout cela était illusion. Les barbarismes ne peuvent pas être à l’origine de la langue, puisque c’est à cette origine qu’elle a ses principes. Le français est né de la corruption par rapport au latin : mais, par rapport à lui-même, c’est une décomposition qui a ses lois régulières et qui n’est rien moins que barbare. Enfin de fait il y a sur ces vieux monumens une rouilla due à l’ignorance des copistes. À l’absence de règles écrites, à la diversité des provinces. Pénétrez dans l’intérieur de ces livres, comparez-les, cherchez les règles implicites, et bientôt vous reconnaîtrez qu’une critique judicieuse peut, sans arbitraire et sans innovation, y établir une correction relative qui ajoutera beaucoup à la clarté du livre, à la satisfaction du lecteur. Si vous tenez un bon auteur de ces temps, soyez sûr qu’il ne faut imprimer ni solécismes ni barbarismes, sauf les licences, les exceptions, les irrégularités inévitables ; soyez sûr également qu’il ne faut jamais imprimer un vers faux : ceux qui ont créé ou employé les premiers la versification qui est encore la nôtre ne commettaient point d’erreur contre la mesure, et quand on en trouve (et on en trouve beaucoup dans certains manuscrits), c’est la faute du copiste. En un mot, les éditeurs de ces textes doivent maintenant les épurer comme on l’a fait pour les textes grecs et latins. On a pu, on a dû, au début, publier les manuscrits tels qu’ils étaient, car c’est avec ces textes publiés qu’on est parvenu à reconnaître et à établir les règles ; mais dorénavant aux règles appartient une intervention qui profitera aux lettres du moyen âge.
La langue du XVe siècle est intermédiaire entre la langue plus ancienne qui se parlait aux XIIe et XIIIe siècles, et qui a produit tant d’œuvres, particulièrement en vers, et celle qui, maniée et travaillée par le XVIe siècle, est devenue la langue actuelle. L’ancien français et le français modernes ont des différences profondes, qui ne tiennent pas seulement à l’introduction de mots nouveaux, à la désuétude de mots vieillis, mais qui dépendent de changemens dans la syntaxe. J’ai plus d’une fois cherché à me rendre compte d’un phénomène aussi singulier ; j’ai plus d’une fois fait effort pour comprendre comment, à la fin du XIVe siècle et au XVe, il s’était fait une telle destruction du langage, comment la tradition s’était rompue en plusieurs chaînons, et comment les fils avaient si rapidement cessé de parler, dans sa plénitude, la langue de leurs pères. ici même, dans cette Revue[1], j’ai signalé une cause tout extérieure, mais que je crois très considérable, à savoir les malheurs des temps, cent années de guerres, des invasions prolongées, le mélange des hommes d’armes de l’Angleterre, du nord et du midi de la France. À cela de nouvelles réflexions m’ont fait ajouter une cause tout intérieure, à savoir la persistance, dans l’ancien français, d’une partie des cas latins. L’ancien français avait réduit la déclinaison latine à deux cas, le sujet et le régime, mais ces cas n’avaient ni la régularité, ni la généralité du modèle d’où ils provenaient ; de là donc la fragilité qui leur était inhérente. On trouvera également fragile la règle qui faisait le masculin et le féminin semblables dans les adjectifs dérivés d’adjectifs latins, où ces deux genres n’avaient pas de différence : feal de fidelis, loyal de legalis, gentil de gentilis, étaient aussi bien féminins que masculins ; mais le sentiment de cette différence, qui avait son origine dans le latin, comme celui des cas, ne pouvait durer si les circonstances cessaient d’être favorables aux lettres, à la transmission des études, et si le trouble public laissait prévaloir les affinités générales de la nouvelle langue.
Ces affinités prévalurent en effet, grâce à la perturbation séculaire qu’infligèrent à la France la guerre étrangère, la guerre civile, les ravages des grandes compagnies, les soulèvemens des communes, les insurrections des paysans. C’est dans le XVe siècle que ce grand changement se marque décidément, mais c’est là aussi qu’on trouve souvent en conflit les formes nouvelles avec les formes anciennes. Ainsi la règle des adjectifs, dont je viens de parler, tantôt est observée, et tantôt fait place à la règle moderne qui les traite tous de la même façon. On trouve :
Telz noises n’ay-je point aprins (Patelin, v. 559).
Mais vous trouverez bien tel clause (v. 1119).
À la foire, gentil marchande (v. 65).
Qu’oncques mais ne senty ici rage (v. 1258).
Malade ? et de quel maladie (v. 1526) ?
Ici la règle ancienne détermine l’accord ; mais vous rencontrez :
Et ne sçavez-vous revenir
À vostre propos, sans tenir
La court de telle baverie (v. 1283) ?
et :
Monseigneur, par quelle malice (v. 1310)…
Ici, c’est la règle moderne qui prévaut. Toutefois on peut reconnaître qu’à ce moment du moins, chez l’auteur du Patelin, l’habitude de ne donner qu’un genre aux adjectifs était la plus puissante ; mais on reconnaît aussi que l’habitude nouvelle, effaçant une exception apparente, ou plutôt une règle dont le sens était perdu, allait bientôt l’emporter, surtout dans un temps où l’on comprenait et lisait de moins en moins les textes qui auraient pu la conserver.
Deux personnages, en affirmant quelque chose, disent, l’un : par m’ame ; l’autre, bon gré m’ame. Nous dirions aujourd’hui : par mon âme, bon gré mon âme. Ce sont des espèces de sermens qui ont sans doute conservé la forme antique, car on lit ailleurs dans le Patelin, vers 1280 :
Je l’ay nourry en son enfance.
C’est ainsi que nous parlerions. Seulement cela aurait été un cruel solécisme pour les XIIe et XIIIe siècles, qui auraient dit : en s’enfance. En effet, les pronoms possessifs féminins ma, ta, sa, s’élidaient devant une voyelle de la même manière que nous élidons l’article, et l’on écrivait et prononçait m’ame, s’espée, s’enfance. Il est manifeste, sans que je le dise, que mon, ton, son, avec des noms féminins, font solécisme, que l’habitude seule nous fait passer là-dessus, que l’euphonie n’est pas une raison suffisante, car nous élidons l’a de l’article féminin, et l’adjonction, avec le substantif, de la lettre l, représentant de l’article, n’est ni plus ni moins euphonique que l’adjonction des lettres m, t, s, représentant les pronoms possessifs ma, ta, sa. Ce qu’on peut dire, c’est qu’au moment où cette innovation anti-grammaticale s’est établie, la population perdait le sens de ces adjonctions, qui rendaient le mot plus complexe et plus difficile à saisir ; que, pour remédier à cette diminution du sens, elle a fait le pronom possessif plus saillant, même au risque de ne pas l’accorder avec son substantif, et qu’ainsi elle avait le sentiment analogique moins délicat que celle qui l’avait précédée. Ce n’est pas en analogie, en régularité, que les langues gagnent en vieillissant ; c’est par d’autres qualités que donnent la culture et la civilisation progressive. Néanmoins elles feront toujours bien de connaître et d’étudier leur passé, source vive qui entretient leur fraîcheur. M, Génin dit : « Le Patelin nous montre cette alliance des deux genres pratiquée au XVe siècle, et en voici un exemple qui remonte au XIIIe (si le passage n’est altéré) ; » puis il cite un vers du Roncisvals. Roland à l’agonie s’écrie :
Dame Diex père, mon âme et mon cors à vous rent ;
c’est-à-dire : « Seigneur Dieu père, je vous rends mon âme et mon corps ; » mais le passage est certainement altéré. Le vers n’y est pas, et justement pour qu’il y soit, il suffit, au lieu de mon ame, de lire m’ame, comme le veut la grammaire ancienne ; ou si, comme je le suppose, le vers est, non de douze syllabes, mais de dix, on lira :
Dame Dex père, m’ame et mon cors vous rent.
Sylvius, dont la grammaire parut en 1531, dit que les mots féminins estable, exemple, évangile, œuvre, espée, ame, espouse, estoile, amoureuse, s’unissent au pronom possessif masculin pour éviter une élision, et qu’il serait trop dur de dire : m’eslable, m’exempte, m’espée, etc. Pour ma part, je ne vois rien de dur à cela ; seulement la remarque de Sylvius prouve que dès lors cette anomalie était pleinement entrée dans l’usage, de sorte que l’oreille jugeait dur ce qui lui était étrange, genre d’illusion dont l’oreille est très souvent la dupe dans les langues. Cependant, vu l’absence de tout exemple d’une pareille connexion dans les siècles antérieurs, vu la présence de cet usage dans les textes du XVe siècle, je ne doute pas qu’il se soit introduit vers la fin du XIVe et le commencement du XVe alors qu’agirent les causes qui modulèrent profondément le français. La règle des adverbes, qui est liée à celle des adjectifs, est observée dans le Patelin. On y trouve vraiement, hardiement, loyaument, qui sont les formes correctes, au lieu de vraiment, hardiment, loyalement, qui sont des formes incorrectes. L’adverbe roman est formé de l’adjectif avec la terminaison ment, qui, étant le substantif latin mens, esprit, est du féminin. De là vient que, dans l’adverbe, l’adjectif est toujours au féminin, et que nous disons bonnement, c’est-à-dire « d’un esprit bon. » Pour cette raison aussi, nos aïeux disaient : vraiement, hurdiement, transformés, quand on eut perdu le sens primitif des mots, en vraiment, hardiment, c’est-à-dire un adjectif masculin avec un substantif féminin. Quant à loyalment (prononcé et souvent, comme ici, écrit loyaument), il est régulier, puisque loyal est un de ces adjectifs qui avaient le féminin semblable au masculin. Et nous, en disant loyalement, nous avons, à la vérité, rétabli l’accord de ment avec son adjectif, comme nous le déclinons maintenant, mais troublé l’analogie, puisque, dans l’état actuel, parmi les adverbes, les uns ont l’adjectif au masculin et les autres au féminin, tandis que, dans l’ancien français, il est absolument impossible de rencontrer aucune dérogation à la formation régulière de l’adverbe.
Si dans le Patelin l’orthographe des adverbes est conforme à l’ancienne règle, il n’en est pas de même de la prononciation, qui varie, et tantôt est l’ancienne, tantôt la moderne. Je rencontre deux fois hardiement :
Si me desmentez hardiement (v. 74).
Et :
Dites hardiement que j’affole (v. 1186).
Antérieurement, cet adverbe aurait été de quatre syllabes ; ici, il n’est que de trois, comme nous faisons aujourd’hui (les vers du Patelin sont des vers de huit syllabes à rimes plates). Peut-être, si ce mot se rencontrait plus souvent dans la pièce, on le trouverait valant quatre syllabes. Du moins une telle variation se voit pour vraiement, toujours écrit de la sorte, à l’antique, mais valant parfois trois syllabes, et deux parfois. Dans ce dernier cas, il se prononçait comme aujourd’hui. D’autre part, dans des vers comme ceux-ci :
Quel drap est ce cy ? vrayement (v. 208) ;
Je m’en garderay vrayement (v. 1178),
et plusieurs autres exemples que je pourrais citer, il est, comme le prouve la mesure, de trois syllabes. Le nouvel éditeur du Patelin ne dit pas comment il pense que nos aïeux prononçaient ce mot d’une façon trisyllabique ; mais il donne une règle générale qu’il formule ainsi ; « Les voyelles i, u, accompagnées d’une autre voyelle, avec laquelle elles ne forment pas diphthongue, emportent toujours dans la prononciation, avec leur valeur comme voyelles, leur valeur comme consonnes. I vaut i, ; u vaut u, v ; parmi le col soye pendu, prononcez soi-je. » Je ne puis donner mon assentiment à cette règle. Non-seulement on ne trouve rien dans les textes qui l’autorise, mais encore elle me paraît contraire à l’analogie. En étudiant la forme française, il faut toujours avoir présente à l’esprit la forme latine dont elle dérive, et qui en donne les linéamens ; il faut pouvoir du latin descendre au français, ou du français remonter au latin ; sans cette double condition, les étymologies, les règles, sont chancelantes. Or considérons à cette lumière le dire de M. Génin, et, au lieu de jesoye, qui n’est pas si commode, attendu qu’il ne dérive pas directement de sim, mais d’une forme, allongée — siam, prenons les imparfaits, dont la finale oie est dissyllabe aussi : je pensoie. Cette finale provient de la finale latine abam : pensabam. Suivant la règle française, le b est tombé ; la finale latine am, étant non accentuée et sourde, est devenue un e muet. L’a long qui restait devant cet e muet a été changé en une voyelle longue correspondante. Voilà l’analyse complète de la formation ; mais si elle était je pensoie, elle serait tout à fait rebelle à l’analyse, car, ramenée au latin, il serait absolument impossible de rendre compte de ce y, et si on le réintroduisait dans l’élément latin, on arriverait à une forme pensabiam, qui donnerait régulièrement : pensoije, mais qui ne peut être imaginée.
Rejetant ainsi la prononciation proposée par M. Génin, on me demandera peut-être quelle est celle que je suppose. J’imagine que nous en avons encore aujourd’hui la reproduction fidèle dans certaines prononciations que nous entendons tous les jours, bien qu’elles tombent graduellement en désuétude. Voyez, par exemple, le verbe employer, — à la troisième personne il emploie. La prononciation bonne à présent est : il emploi ; mais plusieurs personnes disent : il emploi ye, faisant trois syllabes, qui en effet comptaient comme telles dans les vers de Régnier et d’autres. Eh bien ! suivant moi, je pensoie, je cuidoie, et tous les autres imparfaits, se prononçaient je pensai ye, je cui doi ye, etc. cette prononciation s’applique à vraiement. Payer, par exemple, est parallèle à employer ; il paye se prononce aujourd’hui il pai ; mais beaucoup disent aussi en deux syllabes : il pai ye, et cela se trouve dans Molière. C’était ainsi que nos aïeux prononçaient cette combinaison de lettres : vrai ye ment. Ils disaient une plai ye, et non, comme nous maintenant, une plaie ; une voi ye, et non, comme nous, une voie.
Dans l’ancien français, les finales des participes eu, receu, deceu, etc., sont de deux syllabes, et, appliquant sa règle, M. Génin dit qu’on prononçait evu, recevu, decevu. Il est vrai que, encore maintenant, le peuple de Paris, au lieu de eu, prononce évu ; mais cela ne suffit pas pour prouver qu’en général la prononciation dans tous les cas intercalait un y qui n’était jamais écrit. N’avoir jamais été écrit, c’est là une objection, à mon sens, insurmontable, et si une telle prononciation avait été commune, elle se retrouverait ça et là dans ceux du moins des manuscrits dont l’orthographe peu soignée se rapproche davantage du parler populaire. Il n’en est pas de même de eaue, qui était dissyllabique dans l’ancien français ; ce mot se prononçait très certainement éve ou ave ; mais là il n’y a pas lieu de supposer un v intercalaire ; l’u, servant à la fois de consonne et de voyelle, était ici consonne. Au reste, ceci se rattache à une théorie de l’éditeur du Patelin, d’après laquelle la langue de nos aïeux fuyait curieusement l’hiatus. M. Génin est, à ma connaissance, le premier qui, dans son livre des Variations du langage français, ait traité lumineusement de la prononciation de l’ancien français, tirant de là des enseignemens pour la prononciation présente, qui aujourd’hui est livrée à tant d’incertitudes et de mauvais usages. Pour retrouver la prononciation ancienne, il est parti d’un principe très certain : de même que le français moderne est, pour le gros des mots, la reproduction de l’ancien, de même il le représente aussi pour le gros des articulations. C’est de cette façon que M. Génin a établi quelques règles générales qui ont déjà rendu de notables services à la lecture, et partant à l’intelligence de nos vieux textes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple entre beaucoup, il a fait voir que la combinaison de lettres ue chez nos aïeux répondait à notre combinaison eu, et que, quand on trouvait dans un vers les bues, il ne fallait pas le prendre pour un mot dissyllabique, encore moins y mettre un accent (bués), comme on a fait bien longtemps dans les éditions, ce qui rompait la mesure, mais prononcer exactement comme nous prononçons les bœufs. Or les clartés qu’il a répandues sur cette matière engagent à disserter avec lui de certains points dans lesquels il me semble avoir exagéré son principe. Tel est le cas de l’hiatus.
Ce qui l’a poussé à supposer que dans l’ancienne langue l’hiatus n’existait pas, et que partout où il paraissait exister, il fallait imaginer une consonne intermédiaire qui le sauvait, mais qui ne s’écrivait pas, c’est la tendance qu’a le peuple à faire des liaisons et à intercaler des consonnes entre les mots. M. Génin pense que c’est une tendance traditionnelle qui témoigne que le vieux français avait une répugnance instinctive pour le concours des voyelles ; mais, à vrai dire, je ne puis voir sur quoi cela est fondé. Tout semble, au contraire, indiquer que l’ancien français recherchait les hiatus, c’est-à-dire la rencontre des voyelles aussi bien dans l’intérieur des mots que d’un mot à l’autre. Pour l’intérieur des mots, la chose est évidente ; une des conditions de la transformation d’un mot latin en un mot français est la chute des consonnes intermédiaires. Ainsi securus fait seür, maturus fait meür, redemptio fait reançon, traditor fait traïtre, castigare fait chastier, et ainsi à l’infini. Penser que dans ces cas il y a eu une consonne intermédiaire toujours prononcée et jamais écrite, c’est aller contre le témoignage perpétuel de l’écriture d’une part, d’autre part contre le témoignage même du français moderne, car si une consonne intercalaire avait été prononcée, il n’y aurait eu aucune raison pour que les mots seür, meür, reançon, traïtre, etc., se réduisissent en une contraction qui est évidemment le résultat uniforme de la fusion de deux voyelles consécutives sans aucune consonne intermédiaire. Enfin on a, en quelques cas, la trace qu’en effet nulle consonne ne s’interposait. Ainsi le mot traïtre, qui est devenu traître, se trouve parfois écrit trahitre, ce qui ne se pourrait si en effet une consonne avait été prononcée, sans être écrite, entre les deux voyelles. Passe-t-on de l’intérieur des mots à l’examen de leur rencontre, c’est la même chose : les hiatus se présentent en foule. Il n’est besoin que de lire quelques vers pour se convaincre que les anciens poètes n’évitaient pas le concours des voyelles, du moins sur le papier. Supposera-t-on qu’en lisant à haute voix ou en récitant, on les évitait de fait par l’intercalation de consonnes ? C’est ce que pense M. Génin ; mais cette supposition n’a pas en sa faveur des témoignages contemporains, et, faute de ces témoignages, elle reste une supposition. D’ailleurs l’idée qu’on se fait de l’euphonie et de la nécessité d’éviter les hiatus est une idée toute relative et variable. Il y a des langues qui recherchent le concours des voyelles, et l’on sait que le dialecte ionien, renommé pour sa douceur, se distinguait justement par là des autres dialectes de la Grèce. Il y a des hiatus durs sans doute à l’oreille, du moins à l’oreille française et de notre temps ; mais il y en a aussi de fort doux, et là-dessus, au fond, la règle est (hiatus ou non) celle de Boileau :
<poem>Fuyez des mauvais sons le concours odieux.<poem>
Je crois même qu’on peut reconnaître des indices montrant qu’à une certaine époque nos aïeux ont recherché les hiatus. Pour les très anciens textes, on trouve les troisièmes personnes du singulier des verbes écrites avec unt ; — il at pour il a ; il aimat pour il aima, il donet pour il donne, etc. C’est manifestement le t latin : habet, amavit, donat. Devant une voyelle, le t de amat se prononçait il ? Je n’en sais rien ; cela est possible, bien que ce ne soit pas sûr, car il est certain que le t de donet ne se prononçait pas. Puis, quand on quitte ces textes très anciens et que l’on passe à l’âge immédiatement suivant, on trouve que les t sont tous omis ; on n’écrit plus que il a, il aima, il fu, il done, etc. Comment se serait fait ce changement contre l’étymologie, s’il n’avait pas dû représenter la prononciation ? — et si le t, qui était donné et par l’étymologie et par l’orthographe antécédente, s’était fait entendre devant les voyelles, comment aurait-il disparu de l’écriture ? Ce que nous écrivons aime-t-il, donne-t-il, s’écrivait dans le XVIe siècle aime il, donne il, et pourtant se prononçait, comme nous faisons aujourd’hui, aime-t-il, donne-t-il : les grammairiens du temps nous informent expressément que la prononciation fait là entendre un t que l’écriture ne figure pas, mais l’on se tromperait tout à fait si l’on arguait de là que ces mêmes formes, done il, aime il, qui sont aussi dans les auteurs du XIIIe siècle, se prononçaient à cette époque avec un t. La mesure des vers ne laisse pas de doute sur ce point : done il, aime il, sonnaient comme ils étaient écrits et ne comptaient que pour deux syllabes. Cette modification apportée à l’orthographe étymologique, et qui consista à supprimer plusieurs consonnes finales, me paraît montrer qu’alors ces consonnes étaient devenues complètement muettes, et que l’oreille cherchait plutôt qu’elle n’évitait la rencontre des voyelles.
Étudier la prononciation d’une langue dans le passé est un travail toujours délicat et comportant des incertitudes très étendues. Il faut constamment se demander de quel temps il s’agit et de quelle province, car la prononciation varie ou est sujette à varier suivant les provinces et suivant les temps. Nous avons, pour nous éclairer, différens élémens : — le mot latin d’où le mot français émane, les manières dont on l’a écrit, la prononciation actuelle tant dans le français que dans les patois, enfin les vers qui nous enseignent le nombre des syllabes de chaque mot, et qui distinguent, parmi les finales en e, celles qui sont accentuées et celles qui sont muettes. — Les vers donnent des renseignemens positifs ; les autres élémens sont beaucoup moins sûrs et exigent, pour être utilisés, autant de réserve que de sagacité. Malgré ces difficultés, on est arrivé à des déterminations fort heureuses, et à M. Génin revient l’honneur d’avoir ouvert la voie, corrigé mainte erreur et établi mainte vérité.
Dans le Patelin, il reste à peine quelque trace des cas qui appartenaient à l’ancienne langue. La déclinaison s’éteignit en effet dans le XVe siècle. J’ai noté homs, qui est homme au sujet : l’ancien français déclinait : li homus, le homme, et Patelin dit :
Comment l’a il voulu prester,
Luy qui est ung homs si rebelle ?
Il a mon drap, le faulx tromperes !
Je luy baillay en ceste place (v. 766.).
Mais ailleurs :
Par mon serment, c’est le greigneur (le plus grand)
Trompeur… (v. 1361),
ce qui est la forme actuelle. Dans le vers où Aignelet équivoque sur le terme mot et trompe Patelin :
Dieux ! à vostro mot vrayement
Mon seigneur (je vous payeray) (v. 1209),
il ne faut pas croire que dieux soit au pluriel, c’est le sujet singulier écrit anciennement diex ou dex, et prononcé sans doute dieux ou deux ; mais rien ne témoigne mieux que le Patelin qu’au moment où cette farce a été composée, la vieillie déclinaison était ruinée.
L’existence des cas permettait à l’ancien français de rendre le rapport de possession sans l’emploi de la préposition de, qui est pour nous devenu obligatoire. Ainsi, au lieu de : le serf du roi, on aurait dit : li sers le roi, sans aucune amphibologie, car le roi est au régime, et réciproquement le roi du serf aurait été li rois le serf, où les cas indiquent nettement les rapports. De cette syntaxe il ne nous reste, je crois, que l’hôtel-Dieu, c’est-à-dire l’hôtel, la maison de Dieu. Il n’en restait guère davantage dans le XVe siècle, ces tournures n’ayant pu subsister après la perte des cas. Cependant on y rencontre :
Et qui diroit à vostre mère
Que ne feussiez fils vostre porc (v. 147),
c’est-à-dire le fils de votre père, et :
Il ne m’a pas pour rien gabbé :
Il en viendra au pie l’abbé ( v. 1014),
c’est-à-dire aux pieds de l’abbé, locution équivalente à celle dont on se sert encore quelquefois : il viendra à jubé. Il est probable qu’on aurait beaucoup embarrassé l’auteur du Patelin en lui demandant pourquoi dans ces locutions il ne mettait pas le de. Il aurait sans doute répondu que son oreille était accoutumée à cette tournure dans quelques cas exceptionnels, mais qu’il n’en voyait pas la raison, tout comme répondraient la plupart de ceux qui disent ou écrivent l’hôtel-Dieu, si on leur demandait pourquoi ils ne disent pas l’hôtel de Dieu.
La plupart des contractions qui sont dans le français moderne se trouvent déjà dans le Patelin : — marchand au lieu de marcheant, mesme au lieu de meïsme, gagner au lieu de guagner, royne au lieu de roïne. Une oie se disait anciennement un oe ; le Patelin dit quelquefois une oe et le plus souvent une oie. Le quelque… que, tournure à laquelle M. Génin fait la guerre toutes les fois qu’il la rencontre, est en plein usage dans le Patelin. L’ancien et bon usage avait en place une locution bien plus légère : on disait par exemple quel coup qu’il donne, et non quelque coup qu’il donne. Nous avons singulièrement alourdi la phrase en doublant le que, mais ce vice de langage a droit de bourgeoisie dès le XVe siècle. Au contraire, c’est il au lieu de c’est lui — est un archaïsme, la vieille langue ne confondant jamais il, qui est un sujet, et lui, qui est un régime. C’est encore un archaïsme que donge au subjonctif pour donne :
Je n’ay point apprins que je donge
Mes drapz en dormant ne veillant (v. 720),
et donras au futur pour donneras :
Que donras-tu, si je renverse
Le droit de ta partie adverse (v. 1122) ?
Tant qu’il n’y aura pas un bon dictionnaire de l’ancien français, ne pouvant s’en rapporter qu’à des notes ou à sa mémoire, on sera plus d’une fois embarrassé pour savoir si tel mot, telle locution, telle tournure sont anciennes dans la langue et ne s’y sont introduites que tardivement. M. Génin, rencontrant tandis que, sinon dans le Patelin, du moins dans des écrits du XVe siècle, regarde cela comme une corruption du langage, tandis étant non une conjonction construite avec que, mais un adverbe ayant le sens de pendant ce temps. Le fait est que tandis que est beaucoup plus vieux. En voici un exemple du XIIIe siècle, pris à la célèbre épopée allégorique et burlesque du Renart :
Et tandis que il les assemble,
Renart ses coroies lui émble,
Qu’il avoit près d’un buisson mises ( v. 16944).
Segrais raconte que, Boileau récitant devant quelques amis le morceau de son Lutrin où se trouve ce vers :
Les cloches dans les airs de leurs voix argentines…
Chapelle, qui était du nombre des auditeurs, arrêta court le poète, lui disant qu’il ne pouvait lui passer ce mot, et qu’argentin n’était pas français. Un autre des assistans prit parti pour Chapelle et condamna Boileau. Le temps a donné tort à l’ennemi d’argentin, et ce joli mot est non pas devenu, mais redevenu français, si tant est qu’il eût jamais cessé de l’être et qu’il eût d’autre défaut que d’être inconnu a Chapelle. Le fait est que Boileau n’en est pas l’auteur et qu’on ne le prenait pas là en délit de néologisme ; il employait seulement ou, si l’on veut, remettait en usage un mot qui existait depuis longtemps. En effet, bien avant lui, Marot avait dit :
Où decouroit un ruisseau argentin,
et Du Bellay :
Je voy les ondes encor
De ces tresses blondelettes
Qui se crespent dessous l’or
Des argentines perlettes.
Voyez encore ceci. Il y a un conte de La Fontaine où, une nonne ayant failli, l’abbesse qui va la punir est soudainement obligée à l’indulgence par un vêtement masculin que dans sa hâte elle apporte avec elle. La Fontaine, qui inventait peu, mais qui mettait admirablement en œuvre, avait pris son conte sans doute dans Boccace, mais peut-être aussi dans une farce du XVIe siècle, dont M. Génin loue l’originalité et même la finesse, — finesse cependant toute relative, car ce n’est pas dans les temps antérieurs que l’on trouve les récits moins graveleux, les expressions moins licencieuses, les enluminures moins grossières. Loin de là, le XIIIe siècle ne le cède pas au XVIe, et si l’on est de ceux qui pensent que le monde va en se gâtant et qu’il suffit de remonter en arrière pour voir reparaître l’innocence dont nous sommes si malheureusement déchus, on sera du moins forcé de convenir que cette innocence n’était pas facile à effaroucher. J’aime la langue de nos aïeux, plus correcte que la nôtre, la grammaire plus régulière, l’analogie mieux conservée ; mais c’est là tout, et de la pureté de la grammaire je ne conclus en rien à la pureté des mœurs. Dans cette farce, la nonne coupable, s’apercevant de la singulière pièce d’habillement que l’abbesse a mise sur sa tête, lui dit :
Ce qui vous pend devant les yeux…
Sur quoi M. Génin remarque en note : « Voilà probablement l’origine de cette façon de parler populaire : autant vous en pend à l’œil. L’ancien théâtre doit avoir enrichi la langue d’allusions autant que le moderne. » Il est vrai que l’ancien théâtre a enrichi la langue, mais cela n’est point vrai pour la locution pendre à l’œil. Elle se trouve dans un texte bien plus ancien que la farce dont il s’agit, car on lit dans Renart le Nouvel :
Teus (tel) rit au main (matin) qui au soir pleure ;
Et si redit-on moult souvent :
Chascuns ne set qu’à l’oel lui pent.
Malheureusement je ne puis que détruire la conjecture de M. Génin, sans avoir rien à mettre à la place quant à l’origine de cette locution.
Le Patelin n’est point une comédie que le goût des modernes soit allé chercher dans l’oubli où elle avait toujours été gisante. « Parmi les écrivains d’élite et les plus spirituels du XIVe siècle, dit M. Génin, on tient à honneur de posséder son Patelin, et les allusions à cette excellente comédie sont une friandise dont Rabelais, Verville, Noël du Faïl, Bourdigné, Marot et jusqu’à Pierre Gringoire se piquent d’assaisonner leur style. Il est arrivé a la farce de Patelin comme aux pièces de Molière d’entrer tout à coup dans la popularité, et si profondément, qu’elle a laissé dans la langue des empreintes ineffaçables. Pasquier a fait un chapitre exprès des mots et façons de parler qui dérivent de cette origine ; il a relevé patelin, pateliner, patelinage, payer en baye, revenir à ses moutons, et quelques autres ; mais il en a oublié. Pour exprimer un homme subtil et qui en sait long, on disait proverbialement : « Il entend son patelin, jargon, patelin ; — parler patelin ou patelinois. » — « Mon ami, dit Pantagruel à l’escolier limousin, parlez-vous Christian ou pathelinois ? » Ce qui nous montre que dès ce temps la scène où Patelin parle divers langages était réputée inintelligible. Il est impossible ; on le voit, d’être mieux recommandé que Patelin, et pourtant, malgré cette faveur et ce renom, l’auteur est inconnu.
Le pathelinois, mot dont se sert Rabelais, a suggéré à M. Génin une conjecture sur l’étymologie de patois. Suivant lui, patois est une contraction de patelinois, auquel il ne saurait assigner d’autre étymologie. Citant ce vers de La Fontaine :
L’âne qui goûtoit fort cette façon d’aller,
Se plaint en son patois…
il dit : « Se plaint en son patelinois, en son jargon à lui seul intelligible, » et il ajoute que déjà, en 1549, Eutrapel emploie cette forme resserrée du mot : « Aller rondement à la besogne, et parler son vray patois et naturel langaige. » À ne considérer que l’étymologie et ses règles, il aurait été difficile de faire venir patois de patelinois sans aucun intermédiaire qui marquât la libation ; mais, indépendamment de toute considération de ce genre, il y a une raison péremptoire contre la conjecture de M. Génin : c’est que patois est plus ancien non-seulement qu’Eutrapel, non-seulement que les Cent Nouvelles nouvelles, où il est employé, mais même que le Patelin. En effet, il se trouve plus de deux cents ans auparavant dans le Roman de la Rose :
Lais d’amour et sonnés cortois
Chantoit chascun en son patois (v. 710).
J’en dirai autant de l’opinion de Pasquier, qui attribue la locution proverbiale payer en baye au Patelin, ou du moins je pense que cet auteur a fait quelque confusion. On sait que le berger Aignelet, continuant à répondre bê à toutes les demandes d’argent, paie son avocat en bê. Il est possible que payer en baye vienne de là ; cependant l’orthographe excite déjà quelque doute, car on ne voit pas comment bê aurait été changé en baye, ou plutôt on le voit très bien, et l’on reconnaît la confusion quand on se rappelle qu’il y avait une ancienne locution, — faire payer la baie, — qui signifiait « être cause d’une attrape, d’une déconvenue. » Elle se rencontre dans les Cent Nouvelles nouvelles[2], recueil qui a été composé durant le temps de la jeunesse de Louis XI. On touche du doigt la méprise. Il y avait une ancienne locution : faire payer la baie (remarquez, la baie, et non en baie) ; d’un autre côté, Pasquier se rappelait qu’Aignelet avait payé son avocat en bê. De là une confusion par laquelle lui ou peut-être l’usage avait changé la vieille locution pour l’accommoder à celle que suggérait la farce de Patelin ; mais, cela reconnu, on ne peut pas tirer la conséquence que M. Génin avait tirée, à savoir que, quand les Cent Nouvelles nouvelles furent composées, le Patelin existait déjà et avait gagné la faveur publique, puisqu’elles en avaient emprunté une phrase caractéristique. L’argument tombe du moment que faire payer la baie et payer en bê ou en baie n’ont plus rien de commun. Maintenant, d’où vient cette locution faire payer la baie, qui n’est pas et ne peut pas être bê ? Il y a dans le français actuel un verbe bayer qu’on doit prononcer comme payer, mais qu’une prononciation vicieuse tend constamment à confondre avec bâiller, et qui, pour cette raison, tombe en désuétude. Autrefois, c’est-à-dire dans les XIIIe et XIIe siècles, il s’écrivait beer. Ce verbe avait un substantif bée, qui est devenu baie, comme béer devenait bayer, et qui signifiait vaine attente. Voyez ces vers du Lai du Conseil :
Dame, gardez-vous de la bée
Qui, en maint lieu, par la contrée
S’areste et fait la gent muser ;
et ceux-ci : — la dame,
Par ici bée, par ici désir,
Passe tant vespre et tant matin,
Que sa biauté va à déclin.
Dans une chanson du XIIIe siècle, de Hugue de Lusignan, une jeune pastourelle repousse un chevalier qui la trouve seule et lui tient doux langage ; puis, quand elle le voit s’éloigner, elle lui crie :
Por Deu, sire chevalier,
Quis avez la bée ;
Moult vous doit-on peu prisier,
Quant, sans prendre un douz baisier,
Vous sui eschapée.
Vous avez quis la bée, — vous avez cherché la bée ; — plus tard on a dit : vous avez payé la bée. La bée, c’est donc l’attente, l’attrape. Dans les Cent Nouvelles nouvelles, un gentilhomme engagé dans une partie de chasse retient ses compagnons dans la campagne après la fermeture des portes, leur promettant l’hospitalité dans un château du voisinage. Ils vont, et, au lieu de l’excellent accueil auquel ils s’attendaient, la dame du logis leur fait impitoyablement fermer la porte au nez. L’auteur de la déconvenue s’excuse en ces termes : « Messeigneurs, pardonnez-moi que je vous aie fait payer la bée. » Ils ont bayé à la porte, qui est restée fermée, et la locution dit « qu’ils ont payé la bée, » comme nous dirions « qu’ils ont croqué la bée, » si nous ne disions pas vulgairement croquer le marmot.
La faveur dont le Patelin a joui tout d’abord est-elle uniquement due à la jovialité de cette farce, ou bien faut-il faire entrer en ligne de compte un certain mérite de style et un certain talent d’écrivain ? Il est impossible de ne pas répondre affirmativement sur ce dernier point. La lecture montre partout un homme habile à manier sa langue avec correction et avec élégance. En un mot, l’auteur du Patelin sait écrire. Cela impose d’autant plus à l’éditeur le soin d’effacer la rouille que le temps et les éditeurs négligera et mal informés ont laissé s’étendre sur cette œuvre. À cet effet, le Patelin ne pouvait mieux rencontrer que M. Génin : un goût exercé de long temps à savourer les délicatesses de la vieille langue, un esprit qui a toute sorte d’affinités pour le vieil esprit gaulois, une érudition étendue, quelquefois téméraire, mais presque toujours ingénieuse et sachant toujours rendre attrayant ce dont elle parle. Aussi, quand M. Génin dit en terminant sa préface : « Patelin, tout recommandé qu’il était par son antique renommée, attendait encore un éditeur qui fît de lui l’objet d’un travail sérieux ; puisse-t-il l’avoir enfin rencontré ! » j’ajouterai, sans craindre d’être démenti par celui qui lira l’introduction, le texte et les notes, que le Patelin a enfin trouvé un éditeur digne de lui. Mais ce serait vraiment faire tort à Patelin et à son éditeur, si le critique qui s’est complu à tous les deux ne s’essayait pas aussi sur quelques passages qui restent ou lui paraissent rester sujets à étude et à correction.
J’ai examiné dans Patelin tous les verbes qui se trouvent à la première personne du singulier de l’imparfait et du conditionnel que nous écrivons par ais, qu’au XVIIe siècle on écrivait par ois, et que dans les siècles antérieurs on écrivait par oye ou par oie. Il faut remarquer que l’y grec est moins ancien que l’i simple. Dans le Patelin, la plupart, et à beaucoup près, sont écrits par oye ; un très petit nombre est écrit par oy sans e, et deux seulement présentent l’s que les modernes ont adopté, contre toute logique grammaticale. L’un de ces exemples est :
Vien ça ; t’avois je fait ouvrir
Ces fenestres ? (v. 611)
Les anciennes éditions du XVe siècle et les manuscrits, qui d’ailleurs, comme le fait voir M. Génin, ont peu d’autorité pour le Patelin, portent sans doute l’s ; néanmoins je n’hésiterais pas à ôter cette s, à effacer une disparate qui est condamnée par tout le reste, et à écrire t’avoye je fait ouvrir. L’autre exemple est encore plus reprochante ; non-seulement il y a une s, mais encore un a au lieu d’un o :
Ne le oserais-je demander (v. 519) ?
Non pas que je conteste le moins du monde à M. Génin ce qu’il affirme avec toute raison, à savoir que cette orthographe dite de Voltaire se trouve dans des textes très vieux, et était en usage aussi anciennement que l’autre. Il faut pourtant s’entendre là dessus et faire une distinction. Ces formes de conjugaison ne coexistent pas dans les mêmes textes, et elles appartiennent respectivement à des provinces, à des dialectes différens : c’est le mélange des dialectes et l’influence des provinces qui les a introduites dans la langue commune pour la prononciation d’abord, et finalement pour l’orthographe ; mais ici, dans le Patelin, comment admettre que, sur un très grand nombre de cas, tous, excepté un, aient l’o, et un seul l’a ? Il me paraît incontestable que l’a est le résultat de quelque faute d’impression et de copie ; quant à l’s, elle est condamnée par l’ensemble des exemples, et je mettrais sans hésiter :
Ne l’oseroy-je demander ?
Dans l’ancienne langue, ces terminaisons étaient dissyllabiques ; le Patelin vacille entre l’ancien usage, qui se perdait, et l’usage moderne, qui ne les compte que pour une syllabe. Ainsi :
Parmi le col soient pendus (v. 650),
Car je cudoye fermement (v. 705),
Il semble qu’il doye desver (v. 774),
sont des exemples où ces finales sont de doux syllabes ; mais en somme le nombre de ceux où elles ne valent que pour une l’emporte notablement.
Quelques vers sont faux. Or, l’auteur de Patelin sait trop bien la langue et versifie trop correctement pour qu’on ne s’efforce pas de lui ôter ces fautes, qui ne proviennent certainement pas de lui.
S’il convient que je m’applique (v. 41) ;
il manque une syllabe. Lisez :
Se il convient que je m’applique.
Dans les temps antérieurs, et pour Patelin aussi, se (c’est-à-dire si), que, je, me, etc., devant une voyelle comptent ou ne comptent pas, à la volonté du poète. Aussi je pense que M. Génin aurait dû, dans tous les cas où cet e s’élide, indiquer l’élision par une apostrophe, pour la plus grande facilité des lecteurs.
Dans le vers :
Ses denrées à qui les vouloit (v. 173),
il y a une syllabe de trop, car la finale ées compte toujours pour deux syllabes dans la langue antérieure. Je mettrais :
Ses denrées à qui vouloit.
Au reste le nombre de syllabes régulier se rencontre dans le vers
Ses denrées si humblement (v. 426),
et dans le vers :
La journée, se bon te semble (v. 1056).
Il y a aussi une syllabe de trop dans le vers :
Escus ? voire, se pourroit-il faire
Que ceulx dont vous devez retraire
Ceste route prinssent monnoye ?
Effacez il, et en même temps cette correction, exigée par la mesure, améliore le sens en ôtant le point d’interrogation. Le drapier dit : « Vos écus ? vraiment il se pourrait faire que ceux avec lesquels vous comptez retirer cette rente prissent monnaie, » c’est-à-dire « fussent dépensés ; » et Patelin répond : « Oui, sans doute, si je le voulais. » Quant à la suppression des pronoms personnels, elle est autorisée par l’usage du Patelin ; on en rencontre plus d’un exemple.
M. Génin pense que dans le vers
Tout est à vostre commandement (v. 224),
où il y a une syllabe de trop, on prononçait vostre monosyllabe ; mais dans le Patelin l’e muet, ainsi placé, compte toujours pour la mesure ; il faut prendre une des deux leçons qu’il rapporte en variante :
Tout à vostre commandement,
ou
Tout est à vo commandement.
Vo est une forme archaïque pour vostre. Je n’accepte pas non plus la raison qu’il donne pour justifier la leçon qu’il a adoptée dans le second de ces deux vers :
Mais vous ne prisez un festu
Entre vous, riches, les pouvres hommes (v. 326).
Suivant lui, dans le commun discours, on ne tenait pas compte de l’s du pluriel ; mais, en relisant avec soin tout le Patelin, j’ai vu au contraire que partout ces s comptent quand elles sont devant une voyelle. Il n’y a d’exception qu’ici (et encore les éditions du XVIe siècle retranchent les, ce qui donne la mesure et est même meilleur pour la phrase), et dans cet autre vers :
Tant fussent-elles saines et fortes.
Ici encore M. Génin admet une prononciation populaire ; mais, pour moi, c’est autrement que je voudrais corriger le vers. Il s’agit des brebis que Aignelet assommait pour les manger, quelque saines et fortes qu’elles fussent, — après quoi il ajoute :
Et puis je lui fesoye entendit,
Affin qu’il ne m’en peust reprendre,
Qu’ilz mouraient de la clavelée.
Voilà un ilz qui me paraît fort suspect. Dans ce qui précède et dans ce qui suit, il n’y a que des féminins se rapportant à brebis, et ici on trouve ilz, masculin qui ne se rapporte à rien. Je pense que ce ilz cache une faute, et qu’il faut lire el, qui est un archaïsme, pour elle ou elles. El pour elle se trouve dans le Patelin même :
Hé ! vostre bouche ne parla
Depuis, par monseigneur saint Gille,
Qu’el ne disoit pas euvangile (v. 286).
El est donc autorisé par l’usage même de notre auteur, et c’est aussi et que je proposerais dans le cas que j’ai rapporté.
S’il n’avait pas été préoccupé de ce commun parler supprimant les e muets, lequel est étranger à Patelin, M. Génin n’aurait pas laissé m’envoise dans ce vers :
… Male peste
M’envoise la saincte Magdalene (v. 308) !
Ce n’est pas m’envoise qu’il faut lire, mais m’envoie, comme au vers 1282 que lui-même cite ici. Le verbe envoyer ne peut faire envoise ; c’est une faute de copiste suggérée par une confusion avec le subjonctif du verbe aller, qui est en effet : que je voise, que je m’envoise.
Je viens de soumettre, sous les yeux du lecteur, la pièce de Patelin à un examen grammatical véritablement microscopique ; j’en ai considéré les formes archaïques, j’ai recherché celles qui montrent la transition à l’usage moderne, j’ai compté les syllabes des vers ; il en résulte que le Patelin est écrit avec une grande correction, que la versification en est exacte et soignée, et qu’il sort d’une main littéraire, d’un homme habitué à tenir la plume ou du moins à manier sa langue. Il en résulte aussi que M. Génin a singulièrement purgé de leurs erreurs les textes qui nous ont été transmis, et redonné régularité à ce que les copistes ou imprimeurs avaient souvent estropié, élégance à ce qu’ils avaient défiguré, et clarté à ce qu’ils n’avaient pas compris. Nous citerons comme exemple ce vers que les éditions ou les manuscrits mettent sous la forme : Or charnouart austiné ; ou bien : or cha Renouart à tiné ! Cela est parfaitement inintelligible. « D’autres, dit M. Génin dans sa préface, ont corrigé ici Renouart ostiné ; c’étaient les Brunck et les Bentley de la philologie française au XVIe siècle. J’imagine qu’on les eût fort embarrassés de leur demander qui était ce Renouart et sur quoi portait son ostination. » L’éditeur se moque ici des érudits qui suppléent par des conjectures téméraires à ce qu’ils ignorent ; mais, ne lui en déplaise, il a été en ce cas-ci, grâce à sa grande érudition en notre ancienne littérature, un Brunck, un Bentley de bon aloi, en reconnaissant sous ce texte altéré une allusion à une ancienne chanson de geste. Il faut lire (c’est le moment où Patelin parle picard, et chà est pour ça) :
- Or cha, Renouart au tiné (v. 886).
Renouart est le héros d’une des branches du roman épique de Guillaume au Court-Nez, Renouart, avant d’être un héros, était marmiton à Laon, dans les cuisines du roi. Prêt à suivre Guillaume d’Orange à la guerre, ce nouvel Hercule va couper dans les jardins un gros sapin qu’il fait cercler de fer, et il s’en escrime si bien, que de ce tinel, c’est-à-dire de cette massue, lui est demeuré le sobriquet de Renouart au Tinel. Sa renommée, grande au XIIIe siècle, durait encore au XVe comme le prouvent les mots du Patelin. Il en était de même de Roncevaux. Quand Patelin dit : Je scay aussi bien chanter
- Que se j’eüsse esté à maistre (à l’école)
- Autant que Charles en Espaigue (v. 26),
il fait allusion à ces vers :
- Charles li rois, nostre empereres magne,
- Set ans tout pleins a esté en Espaigne ;
allusion qui ne pouvait échapper au savant éditeur de la Chanson de Roland.
La pièce de Patelin est anonyme ; on ne sait qui en est l’auteur. Le XVIe siècle, qui l’a tant goûtée, était là-dessus tout aussi ignorant que nous, et dès la fin du XVe les éditeurs qui l’imprimaient étaient dans l’impuissance de mettre un nom au frontispice. Naturellement M. Génin s’est beaucoup occupé de cette question. Naturellement aussi il l’a trouvée encombrée de toutes sortes d’hypothèses hasardées, et il a fallu faire place nette. La première chose était de déterminer, s’il était possible, des limites en-deçà et au-delà desquelles il ne fût pas possible de reporter cette composition. Quelle est donc la limite la plus reculée ? Au premier abord, un petit détail aperçu par M. Génin pourrait faire croire que la pièce appartient au XIVe siècle, l’auteur paraissant mettre la scène sous le règne du roi Jean. Du moins, c’est seulement sous ce règne qu’on trouve le franc valant seize sous et l’écu valant vingt-quatre sous, comme cela semble ressortir de la vente des six aunes de drap. Pourtant il est impossible que la pièce soit de cette époque. M. Génin s’appuie, pour le nier, sur un arrêt du parlement de Paris qui permet aux confrères de la Passion de rouvrir en 1402 leur théâtre, qui avait été seulement ouvert en 1398. À cet argument, qui a peut-être besoin d’explication (voyez ce que j’ai rapporté plus haut d’Oresme, qui est du XIVe siècle, et qui parle des comédies de son temps) ; à cet argument, dis-je, j’en joindrai un autre qui est tiré du caractère de la langue. On n’a qu’à comparer des textes écrits sous le roi Jean, c’est-à-dire dans le milieu du XIVe siècle, avec le Patelin, et l’on demeurera convaincu que ces textes et la pièce ne peuvent être contemporains : celle-ci est plus récente. Voilà pour la limite au-delà. Voici pour la limite en-deçà : M. Génin a très heureusement mis la main sur un passage décisif. Dans des lettres de rémission, il est rapporté qu’un certain Jean de Costes, se trouvant dans une hôtellerie à Tours, s’étendit sur un banc au long du feu, disant : « Pardieu ! je suis malade. Je veuil couchier céans, sans aller meshui à mon logis. » Sur quoi une personne qui était là reprit : « Jean de Costes, je vous congnois bien ; vous cuidez pateliner et faire du malade pour cuider concilier céans. » L’acte est de 1470. Or, comme ici il est évidemment fait allusion à Patelin contrefaisant le malade, on ne peut douter qu’à cette date la farce n’existât et n’eût déjà gagné assez de notoriété pour que des locutions en eussent passé dans le langage de la conversation.
Telles sont les deux limites entre lesquelles la recherche doit être concentrée : on ne peut remonter au-delà du XVe siècle, on ne peut descendre au-delà de l’an 70 de ce même siècle. Cette remarque seule élimine bien des opinions. Elle élimine Jeun de Meung et Guillaume de Loris, qui, étant l’un du commencement du XIVe siècle, et l’autre du milieu du XIIIe, ne peuvent avoir composé une pièce du XVe ; elle élimine aussi Pierre Blanchet, à qui, depuis quelque temps, on s’accordait pour attribuer le Patelin. Pierre Blanchet, qui faisait jouer, comme on voit par son épitaphe, sur échafauds des jeux satiriques, et de qui du reste on ne connaît aucune composition, mourut en 1519 à l’âge de soixante ans ; il n’avait donc que dix ans en 1470. Mais elle favorise beaucoup l’opinion de M. Génin, qui est que le Patelin est d’Antoine de La Sale.
Antoine de La Sale appartient justement à cette époque, étant né en 1398. C’est un écrivain bien connu par le joli roman du Petit Jehan de Saintré. Un écrit satirique, les Quinze Joies du Mariage, paraît être de lui, et il est un des joyeux conteurs qui ont contribué à la rédaction des Cent Nouvelles nouvelles pour l’ébattement de Louis XI, alors dauphin. Il est certain que c’est une bonne fortune de trouver un auteur aussi ingénieux qu’Antoine de La Sale pour une pièce anonyme aussi ingénieuse que le Patelin, et M. Génin en a profité avec complaisance. Il s’appuie sur deux argumens principaux : le premier, c’est qu’entre les ouvrages avoués de La Sale et la farce, on sent une conformité qui porte la conviction ; le second est une sorte de témoignage indirect. Sans doute des inductions et, si je puis ainsi parler, des sensations littéraires aussi pleines de finesse, d’érudition et de sagacité, sont d’un grand poids ; mais les témoignages sont encore plus positifs et ferment plus péremptoirement la bouche à l’objection. Voyons donc d’abord le témoignage. Le rapport des sous, francs et écus paraît, cela a été dit plus haut, se rapporter au règne du roi Jean. Or Antoine de La Sale a visiblement reporté sous le règne du roi Jean l’action de son roman, le Petit Jehan de Saintré, disant au début : « Au temps du roi Jehan de France, etc. ; » de plus, dans les chapitres où il est question de l’équipement du petit Saintré en linge, habits, coiffures, chaussures, bijoux et chevaux, avec le prix énoncé à chaque objet, l’évaluation des monnaies, M. Génin l’a vérifié, répond exactement à celle du Patelin. M. Génin en conclut qu’il y a un lien entre ces deux choses, et que le même homme qui avait étudié pour son roman les usages du XIVe siècle s’est servi de ses études pour la composition de sa pièce. Je ne nie pas ce qu’il y a de remarquable dans cette coïncidence. Toutefois je suis frappé d’une difficulté : rien, à part cela, n’indique dans le Patelin que la scène est sous le roi Jean ; ce prince n’y est pas nommé ; point d’allusion à aucun événement de son règne, de sorte qu’il n’y aurait de propre au temps supposé que la mention d’un rapport de monnaies. Mais, d’un autre côté, comment croire que dans une farce, dans une pièce populaire par excellence, on s’avise d’évaluer les choses, non pas en monnaies courantes, mais en monnaies tombées en désuétude depuis près d’un siècle ? Comment les spectateurs devaient-ils savoir que cela rappelait justement le roi Jean ? Je ne puis, je l’avoue, passer par là-dessus ; je suis conduit à l’une ou à l’autre de ces deux alternatives : ou bien il y avait une vieille Farce, un vieux fabliau, composé sous le roi Jean, et usant par conséquent des monnaies de ce temps, lequel a été rajeuni dans le XVe siècle, sans qu’on ait changé les termes du marché entre Patelin et le drapier, ou bien l’opinion de Pasquier est véritable, à savoir que ces sous sont des sous parisis, dont 24 valent 30 sous tournois. Le drapier vend six aunes de drap à 24 sous l’aune, faisant à la fois, en deux évaluations différentes, 9 francs et G écus. Les l/i/i sous parisis vaudront, si Pasquier a raison, 180 sous tournois, ou 6 écus de 30 sous, ou 9 francs de 20 sous. De la sorte, en mon esprit, le témoignage, s’il n’est pas tout à fait écarté, est beaucoup atténué.
Néanmoins le second argument n’a, pour cela, rien perdu, Antoine de La Sale pouvant avoir remanié aussi bien que composé le Patelin et les Cent Nouvelles nouvelles, « Dans le Petit Jehan de Saintré et les Quinze joies du Mariage, dit M. Génin, il me parait impossible de méconnaître, même au premier coup d’œil, un air de famille et des analogies multipliées avec la farce de Patelin. Vous y retrouvez partout le poète dramatique dont l’habileté se complaît à filer une scène dans un dialogue rapide, empreint d’une certaine ironie douce et d’une naïveté satirique. C’est partout le même art, la même grâce dans la peinture des caractères ; partout l’auteur se cache pour laisser parler ses personnages. Le style a certaines allures, certaines habitudes, des reliefs si nettement accusés, qu’il ne peut se laisser confondre avec un autre. Vous le reconnaissez tout de suite à cette profusion de sermens, de proverbes, dictons, adages, métaphores familières et pittoresques, dont il est assaisonné, pour lesquels personne, si ce n’est peut-être Régnier, n’a montré depuis une égale affection. La forme de la phrase, les tours grammaticaux, ne permettent pas plus d’incertitude. » Et pour exemple, entre beaucoup, M. Génin cite le vers :
- Qui me payast, je m’en allasse ;
nous dirions : « Qui me paierait, je m’en irais. » Mais cet accord des temps entre des membres de phrases subordonnés et cet emploi de l’imparfait du subjonctif au lieu du conditionnel sont plus anciens que Patelin. Et en somme, les tours que M. Génin cite me paraissent moins caractériser un auteur qu’appartenir en commun à une certaine époque. Quant à l’appréciation plus intime de la manière, je subordonne sans peine mon jugement à celui de M. Génin, avec la réserve pourtant de ne regarder que comme probable la détermination qu’il a faite. Ce qui est plus que probable, ce qui est désormais acquis à la critique, c’est qu’il faut chercher l’auteur du Patelin dans les soixante premières années du XVe siècle, et qu’à ce moment même il se rencontre un homme très capable de l’avoir composé, et dont certaines touches semblent faire reconnaître la main.
Rechercher la paternité d’un livre anonyme est parfois, on vient de le voir, fort difficile. Recherchée la paternité d’un mot souvent ne l’est pas moins. Aussi, en lisant les notes de M. Génin avec fruit (elles sont savantes), avec plaisir (elles sont spirituelles), me suis-je heurté contre des étymologies que je n’accepte pas. À la page 312, remarquant très justement qu’on a confondu à tort ébaubi avec ébahi, il tire le premier de balbus, bègue, ce qui est incontestable, et le second de hiare, demeurer bouche béante, ce qui l’est beaucoup moins. Les formes correspondantes dans les langues romanes sont : provençal esbaïr, italien sbaire et baire. C’est donc un mot composé de la préposition es et d’un simple baire. Dès lors il ne peut être question de hiare. Du reste, l’étymologie du mot est obscure, et je ne cherche pas ici à aller plus avant. M. Génin suppose que verve vient de ver. D’abord, les lois de la dérivation étymologique se prêtent peu à ce que le latin vermis, qui a donné ver, donne aussi verve ; mais sachant que, dans le français ancien, verve veut dire caprice, on en trouve l’origine dans le latin verva, tête de bélier, le bélier se trouvant au fond de la signification primitive de verve, comme la chèvre se trouve au fond de la signification de caprice. — Achoison (p. 255) ne me parait pas dériver de à et choir ; c’est simplement une autre forme de ochoison, qui est la transformation directement française du latin occasio, occasion étant une reprise faite de seconde main au latin. Le changement de l’o latin en a n’est pas rare, témoin dame de domina. Enfin je n’admets pas non plus que le futur j’irai soit une contraction de istrai (p. 247), venant du verbe issir, qui signifie sortir, et dont nous avons conservé issu. On trouve en provençal ir, et en italien ire, qui viennent du latin ire, et notre futur français n’a pas d’autre origine.
Je me méfie de moi quand je ne suis pas d’accord avec M. Génin ; je suis plus rassuré quand je marche côte à côte avec lui. Guillemette, la femme de Patelin, dit qu’elle se fait forte de… Or l’Académie déclare que, dans cette locution, fort est invariable, décision qui n’est pas conforme à l’usage de notre ancienne langue. M. Génin cite plusieurs exemples du XVe et du XVIe siècle, où fort est variable suivant le genre et le nombre. Est-elle plus conforme à la logique ? Non sans doute, car se faire fort de, c’est se porter assez fort pour… Fort doit donc être accordé. Aussi M. Génin conclut-il résolument que les écrivains sans préjugés comme sans superstitions littéraires doivent toujours faire accorder fort. Pour moi, je ne vois rien qui puisse autoriser la décision de l’Académie. Il y a eu en effet dans la langue un temps où fort, comme tous les adjectifs dérivés d’adjectifs latins n’ayant qu’une terminaison pour le masculin et le féminin, valait pour les deux genres ; mais cela ne pourrait servir a expliquer l’invariabilité de cet adjectif au pluriel : Ils se sont faits fort de… Évidemment cette locution a été l’objet de quelque méprise grammaticale.
La même Guillemette, parlant toujours congrûment et bon français, dit :
- Souviegne-vous du samedy…
et non souvenez-vous, forme moderne qui choque le bon sens non moins que l’étymologie. « Je ne sais, dit M. Génin, comment La Fontaine a pu oublier sa langue naturelle, la vieille langue française, jusqu’à écrire :
- Je ne me souviens point que vous soyez venue
- Depuis le temps de Thrace habiter parmi nous.
Il était ce jour-là bien distrait ! Peut-être aussi y avait-il sur son manuscrit il ne me souvient point, et les imprimeurs sont-ils les vrais coupables d’une faute à laquelle La fontaine n’aurait pas pris garde. Cette distraction-là se conçoit mieux. Ce sont de tels solécismes que l’Académie française devrait signaler et proscrire. Elle en obtiendrait facilement la répression, grâce à l’autorité dont elle jouit et dont elle ne saurait faire un meilleur usage. Pourquoi préfère-t-elle les ratifier et les consacrer ? » Ce n’est pas seulement en cet endroit que La Fontaine a usé de ce verbe, qui est aussi barbare que le serait je m’importe, au lieu de il m’importe. Mais que faire ? Ce barbarisme a pris pied, et l’effacer serait, je crois, dommageable maintenant, car si on y réussissait, on rendrait insupportables des passages de La Fontaine et d’autres auteurs qu’aujourd’hui notre oreille accepte grâce à l’habitude.
Je signalerai aussi une locution vicieuse qu’à ma connaissance un grammairien savant et pénétrant, M, Jullien, a le premier relevée : c’est se faire moquer de soi. De soi est monstrueux, et n’est susceptible d’aucune construction. Il faut dire simplement : se faire moquer. Cependant je dois remarquer qu’on trouve déjà cette locution bizarre et incorrecte dans des auteurs du XVIIe siècle. La Bruyère a dit : « Les nouveaux enrichis se ruinent à se faire moquer de soi. » Et on lit dans Saint-Simon : « Albergotti s’évanouit chez Mme de Maintenon, et, tout à la mode qu’il fût, se fit moquer de lui. »
Il faut finir ces remarques de grammaire, de versification, de vieille langue, d’archaïsme, et il faut les finir par les très jolis vers en excellent français moderne que l’éditeur du Patelin, en guise de dédicace, a mis en tête de sa publication :
Les hoirs de défunt Patelin,
Inconnus chez Plaute et Térence,
Ont envahi toute la France,
Car ils sont bénis du Malin,
Les hoirs de défunt Patelin !
On en voit pulluler l’engeance
Sous la drap, la hure et le lin ;
Prêtre ou laïc, noble ou vilain,
Tout est de leur intelligence,
Tout cède à leur persévérance ;
Ils font si bien la révérence !
Ils parlent si doux et câlin !
On les rencontre à l’audience,
À l’église, au bal, au moulin ;
Les champs, la ville, tout est plein
Des hoirs de défunt Patelin !
Au temps des livres sur vélin,
Un honnête homme très enclin
À railler de papelardie
En fit une farce hardie,
De nos ayeux plus applaudie
Que le vieux roman de Merlin.
L’âge qui tout mène à déclin
L’ayant de sa rouille enlaidie,
Cette piquante comédie,
Digne de notre Poquelin,
Je la débrouille et l’étudie
Dans ce livre que je dédie
Aux hoirs de défunt Patelin.
S’ils prennent sous leur patronage
Cet écrit sur un badinage
Où leur maître est représenté,
S’ils le font vivre d’âge en âge
Autant que le patelinage,
Ce sera l’immortalité.
E. LITTRE.