Le Pauvre Petit Causeur/Lettre panégyrique d’André Niporesas

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Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 180-193).

LETTRE PANÉGYRIQUE
D’ANDRÉ NIPORESAS

À UN CERTAIN DON CLÉMENT DIAZ, GRAND POÈTE ET LITTÉRATEUR,
En réponse à une satire contre le Pauvre petit Causeur.

Dieu m’aide, seigneur don Clément Diaz, quel véhément désir j’avais de voir s’élancer dans la lice, armé de pied en cap, un vrai paladin, comme Votre Honneur le paraît, contre mon ami le bon bachelier Munguia ! Je le disais aussi, quelque accident doit être arrivé à don Clément Diaz, que ni sa réputation bien connue, ni son esprit chevaleresque, ni son grand fonds de littérature ne lui aient crié et n’aient obtenu de lui de noircir quatre pages à l’adresse de l’impertinent Bachelier. Dieu soit loué, Votre Honneur nous a délivrés d’un si grand doute, d’une si grande angoisse. Foi de Niporesas, il y avait dans la bonne renommée de mon ami Munguia une lacune notable, que pour combler il fallait l’inimitié et l’intervention de Votre Honneur.

Lui qui toute sa vie, selon le langage de certain auteur moderne, sut user d’assez de prudence, d’assez de circonspection, pour que personne jusqu’à présent ne l’ait considéré comme poète ou littérateur ? Assurément, ce fait, d’être ignoré de tous à l’un et l’autre point de vue, a tenu bien moins à l’impossibilité pour lui de se voir, il en est digne, préconisé comme tel par toutes les Espagnes, qu’à cette fatalité commune à tous les hommes de poids, qui font marcher côte à côte avec leur mérite la plus parfaite modestie. Voilà la cause qui a dû le tenir jusqu’à cette heure si en arrière dans le concept public. Mais n’ayez crainte, il est temps encore de remédier tant bien que mal au dommage que nous a causé la modestie en question ; la nuée sombre a crevé, où était méchamment enfermé votre mérite, qui ne peut que gagner à être bien connu, et déjà Votre Honneur apparaît, comme un astre bienfaisant, aux portes de l’Orient de la littérature.

Ma première idée, à la nouvelle toute fraîche de ce qu’un homme de lettres (je ne savais pas encore que ce dût être Votre Honneur) allait écrire contre le Bachelier, fut, disons-le, de le cribler de pamphlets et de brochures, de ne pas laisser dans ses écrits un morceau entier, un passage intact de la largeur d’une noisette, de me lancer enfin dans une entreprise égale à celle de Votre Honneur, ce qui est tout dire. Mais dès que je sus le nom du combattant, d’un homme aussi connu que don Clément Diaz, je me garderai bien, dis-je à part moi, de donner suite à un projet si insensé ; outre un respect pour lui comme s’il était le choléra-morbus lui-même, il me vint à l’esprit qu’il devait s’être fait, par le beau style de sa brochure, un nombreux parti, composé en entier des personnes offensées par le Causeur. Que d’usuriers crochus, que de chauves escrocs ne voyais-je pas déjà autour de lui, disposés à le défendre, que de libraires fripons, que d’auteurs sifflés, que de chétifs rimailleurs de circonstance, que de capitaines de huit ans et de surveillants aveugles, que de maîtresses d’intendants, que de publics de toutes les catégories, que de paresseux comme on en voit dans Revenez demain, que d’auteurs Batuèques, que de Batuèques amphitryons, que de gens enfin qui n’écrivent ni ne lisent, qui ne lisent ni n’écrivent, qui ne parlent ni n’entendent, il aurait à sa disposition tout prêts à prendre fait et cause pour ses écrits.

Ce sont gens, à vrai dire, n’ayant besoin ni de preneurs ni d’avocats ; ils se recommandent assez d’eux-mêmes et par leurs qualités propres, et par celle de partisans de monseigneur don Clément Diaz, auteur si fameux dans les âges futurs, car il est bon de faire savoir que s’il désire obtenir une aussi haute épithète, ce sera seulement de cette façon, puisqu’il n’est fameux ni au passé, ni, et moins encore, au présent ; faute non à lui, mais à nous autres tous, qui ignorions, comme des bêtes, que nous possédions un homme au moins dans le pays, et que cet homme était don Clément Diaz.

Je me suis proposé de faire son éloge, car, il l’apprendra, s’il a quelque enthousiaste, c’est moi ; il apprendra ceci encore pour lui montrer si je suis son ami : je sais qu’il a écrit une brochure, et cela prouve l’intérêt pris par moi à ses affaires, attendu que personne ne sait cela, sinon moi, le prote dont il s’est servi, et Votre Honneur, qui sans doute est un homme sachant ce qu’il fait. Et un des motifs qui me font écrire cette lettre est le désir que le public le sache ; partant nous le saurons tous ; mais su ou non su, le fait est que Votre Honneur a écrit une brochure, et que cette brochure est de don Clément Diaz, fait qui sera une vérité éternelle, quand bien même lui et moi serions les seuls à le savoir ; les choses en effet pour n’être pas sues, n’en sont pas moins certaines, par exemple : supposons, pour un moment, que Votre Honneur ait du talent, mais que personne ne le sache, le talent de Votre Honneur cessera-t-il pour cela d’exister dans sa tête ou dans quelque autre partie du corps (ce point n’est pas vérifié, et je n’ignore pas non plus que chacun loge tout bonnement où il peut son talent petit ou grand) ? Dites-moi. Votre Honneur, de ce que personne n’ait pu jusqu’à présent entrevoir son dit talent, s’ensuivra-t-il qu’il ne l’ait plus ? On le voit, mon argument est sans réplique.

Je ne voudrais pas qu’à cause même de mon enthousiasme pour lui on crût mon éloge partial ; voici en effet, vive Dieu ! ce qui me chagrine : si je dis sa brochure mauvaise, si je parle mal de don Clément Diaz, on m’opposera aussitôt, non pas l’intention de dissimuler notre amitié, mais bien la transparence de celle que j’ai vouée à mon cher Bachelier ; et si je la dis bonne, on dira que je me moque de monseigneur don Clément Diaz, et pardieu ! ceux qui tiendront un tel propos mentiront et rementiront autant de fois qu’ils le tiendront, car, bien loin de me moquer de Votre Honneur, je n’ignore pas ce que vaut un don Clément Diaz dans ces temps si pauvres de bons poètes et de littérateurs profonds.

Dites-moi cependant, si Votre Honneur n’était pas venu se mettre de la partie et prendre fait et cause pour les abus et les nudités critiquées dans le Causeur, qui diantre l’aurait fait ? Les sots seraient restés forcément sans bouclier ni défense, et c’eût été grand dommage.

C’aurait été simplement me donner la tâche de prouver jusqu’à l’évidence que Votre Honneur est non-seulement un homme de lettres, possédant comme tel un fonds de littérature aussi considérable qu’il le dit, mais encore un généreux chevalier, aimant redresser les torts et laver les offenses. Qualité fort recommandable dans ces temps d’égoïsme, pour lui surtout qui de cette façon pourra redresser le tort qu’il s’est fait à lui-même avec son opuscule, car ne fût-il pas aussi lettré qu’il l’est, elle suffirait, cette qualité, à le faire passer pour homme de bien, sinon pour poète, comme il arriva à don Éleuthérius Crispin d’Andorre, et je le jure à Votre Honneur, il vaut mieux être homme de bien et sauver son âme que de faire de bons vers, quand on ne peut réunir les deux, ce qui serait le meilleur. Par exemple voici Arouet (V. H. sait sans doute qui c’est, sinon, je ne puis le lui dénommer plus clairement). De quoi lui a servi dans la pensée de Votre Honneur, sa Zaïre, son Mahomet, et autres gentillesses de bon goût ? et à l’heure d’aujourd’hui, il n’est plus, selon toute probabilité, qu’une masse calcinée dans les basfonds ? C’est là ce dont j’enrage quand je lis une belle strophe d’Homère ou encore de Virgile ; toujours je jette le livre en disant : Quel dommage que ces gens-là n’aient pas été bons chrétiens et hommes de bien comme Clément Diaz ! Et donc, quand je lis Horace, Juvénal, Perse et Boalo, comme Votre Honneur l’écrit, ou Boileau comme il s’appelait et comme nous l’écrivons nous autres, c’est alors aussi qu’il m’arrive la même idée qu’à Votre Honneur. Si les abus doivent d’autant moins se corriger qu’on écrit plus de satires, pourquoi les écrire ? C’est ce que je dis ; par exemple : si mon ami le Bachelier doit d’autant moins cesser de bavarder que Votre Honneur écrira plus de brochures, pourquoi se fatiguer à les écrire ? Je dis cela à part moi, et déjà j’aurais dû tenir ce langage à Votre Honneur en mainte occasion, en maint endroit et ailleurs ; car tout fameux qu’il doit être avec le temps s’il continue à écrire, je n’aime pas parler la bouche en cœur, et dis mes idées telles qu’elles sont, dussent-elles ne pas s’accorder avec celles de don Clément Diaz. Il n’est pas possible d’avoir tous les mêmes idées, Votre Honneur le sait mieux que moi.

Ah ! qu’il a bien fait, votre maître d’alphabet, de vous mettre à l’écriture ! car, je le suppose volontiers, vous saviez déjà lire couramment quand vous vous mîtes à l’œuvre ; non pas que je croie nécessaire de laisser courir votre style, il court déjà pas mal, mais parce que le seul et unique moyen pour nous de lire la brochure était que Votre Honneur l’écrive. Et comme il aperçut, l’habile homme de maître, tout ce qu’il pouvait espérer des bonnes dispositions de don Clément Diaz ! Je parierais la valeur du premier exemplaire de la brochure de Votre Honneur si tant qu’il soit vendu, que toutes les académies lui sont ouvertes ! Qu’il l’a bien compris, le très-rusé !

Combien de temps environ peut-il y avoir que Votre Honneur fait des vers, seigneur don Clément Diaz ? Comment se fit-il que Votre Honneur se découvrit cette étonnante aptitude au moment juste où se publiaient les bavardages d’un pauvre petit ? Autre question, toute petite, c’est la dernière pour cette fois. Quel âge à peu près peut avoir Votre Honneur ? car s’il en est de sa précocité comme de son intelligence, j’en atteste Apollon, c’est une merveille que mon seigneur don Clément Diaz ! Qu’il tient bien sa plume et qu’il apprend bien !

Il sait, par exemple, faire, lui seulet, des mots composés, comme, merci du mot, satirico-manie ; il sait citer don Manuel Breton de los Herreros, et mettre son épigraphe, et tout, que c’en est une joie. Il sait que le famélique chantre ne doit pas se lamenter de ce dont se sont lamentés d’autres, que chacun doit se lamenter seul et d’une chose distincte, et avant de se lamenter avoir bien soin de vérifier et de s’assurer si quelqu’autre ne s’est pas lamenté du même objet, sinon, ne pas se lamenter. Si son Honneur, par exemple, se trouve attaqué par des voleurs, pillé et maltraité, son Honneur qui est, paraît-il chantre famélique, devra d’autant moins se lamenter, qu’on criblera de plus de coups son os occipital ou frontal, car son Honneur ne serait le premier ni à recevoir des coups ni à s’en lamenter. C’est ainsi que tout le talent d’écrire consiste à le faire antérieurement à chacun et aux prédécesseurs de chacun, chose on ne peut plus facile à concevoir. En cela don Clément Diaz suit lui-même sa règle ; pour ne pas répéter les idées des autres, il s’en est fait à lui d’une catégorie telle que non-seulement je n’en ai vu d’égales ni d’approchant chez aucun des auteurs précédents, mais qu’encore je n’espère, que sert d’espérer ! entendre dire à nul homme de talent passé, présent ou futur, les choses que dit don Clément. Tant sont grandes son originalité et sa délicieuse extravagance.

Son Honneur sait dire qu’il aimerait peut-être Perse si lui seul avait écrit ; il ajoute qu’il aimerait aussi Juvénal dans le même cas, et termine en disant qu’il en aimerait également cent autres si eux seuls avaient écrit. Ce plaisant passage, capable de faire rire n’importe qui, comme se l’est proposé sans doute le très-gracieux seigneur don Clément, me rappelle l’aventure de ces deux cents Galiciens}} qui, revenant de la moisson, se laissèrent piller faute d’avoir quelqu’un avec eux.

Don Clément sait en outre faire des métaphores ; parmi ses meilleures créations en ce genre, on remarque celle où le monde avec béquilles va boitant, celle du sens aussi sec qu’août[1] de mon ami (est-ce une allusion à son mariage en août), cette autre de laisser aller son esprit à bride flottante, cette autre encore si retournée, entortillée, si pleine de coins et de recoins qui dit que le Bachelier exprime « le court suc de son génie pour le répandre en fumée de sottises afin de gagner un prix de fumée. » Voilà, voilà celle qui doit lui avoir coûté le plus de nuits d’insomnie, le plus de jours d’absorption ; et enfin celle des « timbres de la noblesse qui de la gloire dans la maison habite et élève sur le temps sa tête » ; et celle très-jolie de ce fanfaron de petit ruisseau qui a un arrogant style (dire ces choses est l’unique et sûre manière de ne ressembler à aucun autre bon auteur). Voilà ce qui s’appelle avoir de la grâce, du naturel, savoir faire rire ; et cette courte appréciation, veut-on savoir comment la mériter ? Don Clément fait ceci : dans ses moments perdus il récolte des phrases par ci par là, les brouille, puis juge de l’effet produit ; si elles représentent des idées n’ayant entre elles aucun rapport, c’est bien ; dans le cas contraire tout le piquant du jeu serait perdu.

Don Clément Diaz sait faire des vers rimés[2] sans rime, résultat auquel n’est arrivé, ni même n’a essayé d’arriver aucun poète de renom ou sans renom, comme quand il fait rimer voiles avec vendait, tellement il est sûr qu’à son génie seul il est réservé d’ouvrir des routes inconnues ! Cela me remet en mémoire autre chose, un cas très-connu de ce jeu de gages dans lequel il faut trouver des mots commençant par une même lettre[3] ; le g était sur le tapis, quelqu’un avait dit guitare. « À vous le tour, à présent, mademoiselle », dit le conducteur du jeu à la personne suivante ; celle-ci prit un ton câlin et répondit à la hâte violon, puis se tut de l’air satisfait et dégagé de quelqu’un qui vient de se tirer triomphalement d’une grande difficulté.

Une rime à voiles… Allons don Clément, en oiles ? En oiles ? Vendait[4] ! Bravo, don Clément ! Voyez-vous ? Nous voilà hors d’affaire.

Encore un souvenir ; c’est un petit conte que me narrait mon maître : un poète neuf, comme Votre Honneur seigneur don Clément, devait faire une ode à un sien ami, auquel on venait d’administrer les sacrements ; ayant vu que dans les odes il y a d’habitude des vers petits, et d’autres grands, il s’était dit : « Si c’est tout, je ferai des odes aussi. » C’est ce qui sera arrivé à Votre Honneur avec les tercets ; il fit donc son ode, et dans la description d’une mauvaise nuit, termina une strophe par ces deux vers, l’un tronqué, l’autre aussi entier qu’un bélier :

Si fort était le vent,
Que s’éteignaient les torches de ceux qui par très-pure dévotion marchaient éclairant le Très-Saint-Sacrement.

Assurément si Votre Honneur tenait à placer le mot vendait pour des raisons particulières ignorées de moi, mais non de lui sans doute, avoir parlé de voiles sur la mer du frivole, qui n’est sur aucune carte, faute aux géographes, Votre Honneur, lui, sait bien où elle est, avoir parlé de voiles, dis-je, n’était pas un motif pour passer des heures entières à chercher une rime en oiles capable de lui faire dire autre chose que ce qu’il voulait dire ; la vérité passe avant la rime, il vaut mieux être franc que poète, et cela nous ramène aux vertus de l’homme de bien : Votre Honneur sait déjà, seigneur don Clément, que pour gagner le ciel il n’est pas nécessaire d’avoir le tympan très-subtil. Qui sait si Votre Honneur ne trouve pas le même son à voiles et à vendait comme sous la loi du jeu de gages, et parce que ces deux mots commencent tous les deux par un v ?

C’est grand dommage que n’habite pas au-dessus de votre chambre quelque poète avec lequel vous pussiez en user comme Pierre Corneille avec son frère Thomas : Pierre avait fait faire, Votre Honneur ne le savait pas sans doute, une trappe à son plafond, seulement pour, dans les cas de rime difficile, savoir l’avis de son frère qui demeurait au-dessus de lui. Dites-moi, Votre Honneur, la vérité, comme si personne ne vous entendait.

Votre Honneur comprend-il la rime à l’envers, croit-il que les mots peuvent rimer soit par le commencement soit par la fin ? En ce cas il lui arrivera la même chose qu’à ce cocher ivre qui, ayant enfourché sa mule à rebours, et prenant la queue pour les brides, s’emportait après son innocente bête et l’accablait de coups.

Il sait en outre, le seigneur don Clément, que tout ce qui n’est pas homme de talent doit s’occuper de dompter les taureaux, d’où il suit que tous les sots doivent être vachers, et que la classe des vachers devrait être la plus nombreuse de la société, car la plupart des hommes sont des sots, comme Votre Honneur le sait. Votre Honneur doit être fort à dompter les taureaux, à moins qu’il n’ait parlé de toréador parce que sa mignonne satire étant en tercets, il avait à rimer avec or et trésor[5], auquel cas je n’ai rien dit, et il a raison, malgré que d’autres fois il ne s’arrête pas aux consonnances, et son vendait en main pour les cas ardus, il n’aie pas besoin de la tauromachie.

Et quoi encore sait Votre Honneur ? Parions quelque chose qu’il sait aussi de quel côté est sa main droite ?

Ainsi donc Votre Honneur a lu Juvénal, Perse et Boileau ? Et quels autres livres a lu Votre Honneur ? À quel âge environ mon seigneur don Clément Diaz a-t-il commencé à lire ? Gageons que c’est un recueil vivant que mon seigneur don Clément Diaz ! Votre Honneur a-t-il lu aussi le Causeur qu’il critique ? Car je le vois, il est fort capable non-seulement de lire même ce qui n’est pas écrit, mais encore d’écrire ce qui ne sera pas lu. Moi, ami don Clément Diaz, je ne lis pas tant, malgré que j’aie lu la brochure de Votre Honneur, que sans vanité peu puissent en dire autant, et que personne, je crois, ne soit de force à nier que pour cela il faille avoir un goût prononcé pour la lecture.

Ce en quoi il a raison, est de dire que les poètes doivent s’inquiéter non pas de leurs moyens d’existence, mais seulement de leur gloire ; j’en suis sûr, il ne cherche que la gloire, lui, cela se voit de reste dans ce fait de nous régaler de sa brochure moyennant deux réaux l’exemplaire, ce qui, vu son mérite, équivaut à dire pour rien ; de plus, si d’un côté la gloire est pour Votre Honneur une sorte de pain, d’un autre, il ne doit pas, j’en ai la conviction, avoir besoin de beaucoup de plats avec celui que lui a valu sa brochure ; j’imagine qu’il met quelques jours à la digérer, et conseille cet aliment tonique aux estomacs faibles. Il n’est pas juste non plus que le poète se voie représenté, et quand à être payé pour sa pièce, sottise ! Comme on voit bien que don Clément Diaz n’a fait aucune comédie ! Non qu’il ne l’ait pu, mais pour ne pas s’encrasser les mains au contact des sales pièces d’argent qu’amasse d’ordinaire le poète. Donc, puisque don Clément Diaz ne récolte que des lauriers, quelle quantité de lauriers environ Votre Honneur est-il parvenu à ranger dans sa maison ? Soyons sérieux, don Clément Diaz, consentez avec moi à mettre le laurier à un prix modéré, nous en tirerons peut-être profit, qui sait ?

J’ai entendu de mauvais amis de votre brochure considérer comme un grand dommage qu’elle n’ait pas plus d’à-propos ; cela lui manque, disaient-ils, pour nous divertir tous, et Votre Honneur tout le premier.

Ne faites aucun cas de ces bavardages, si l’on s’arrêtait à écouter tout ce qu’on dit, il n’y aurait plus moyen d’écrire. La seule chose que je vous conseille est, quand vous dites des vérités, de les dire clairement, de ne pas tourner autour du morceau rapiécé de prose, mais de le nommer ; de dire les vrais défauts du Causeur, et si vous ne les connaissez pas, d’avoir recours à nous, le Bachelier et moi, qui sommes ongle et chair, nous vous les signalerons ; il y en a quelques-uns que Votre Honneur a laissés dans son encrier.

Nous espérons donc que le seigneur don Clément Diaz continuera dans d’autres satires et brochures à courir après la gloire, par lui-même il pourra l’atteindre, quoiqu’elle aille vile et qu’elle ait une certaine avance : dans le cas où le Causeur ne voudrait ni rien recevoir, ni donner de réponses, moi, qui suis son ami, et ne puis trop le dire, je pourrai lui répondre, et si je ne lui réponds pas non plus, ce qui est fort possible, qu’il ne se décourage pas pour cela, mais écrive, versifie et ne frustre pas indignement la postérité du profit qu’elle pourra tirer de ses vastes connaissances : il est né pour écrire, qu’il se le mette bien dans la tête, autrement ce sérail méconnaître sa vocation et ne pas s’acquitter de l’obligation prescrite aux grands hommes envers le monde, d’éclairer leurs semblables, si tant est que Votre Honneur ait des semblables : moi, pour ma part, j’atteste, foi de chevalier, qu’en s’appliquant il arrivera à faire des satires très-régulières ; pensez-y, Votre Honneur, et persuadez-vous-en d’autant plus que Votre Honneur peut demeurer certain de trouver toujours en moi un panégyriste jaloux de sa gloire et désireux de ne laisser décroître en rien la colossale réputation acquise par lui dans le monde littéraire, comme Clément, comme Diaz, comme poète et comme satirique, quelque préjudice d’ailleurs que puissent porter aux intérêts du Bachelier ses profondes lumières et ses terribles assauts.

André Niporesas.

Nota. — L’auteur de cette lettre sachant que la mode s’est introduite de terminer les questions littéraires par le moyen des duels ou des prises de corps, avertit le public qu’on ne reçoit dans ses bureaux ni bâtons ni défis.

FIN DU PAUVRE PETIT CAUSEUR.
  1. Agostado juicio : jugement d’août, c’est-à-dire jugement desséché. Clément Diaz s’était peut-être rappelé ce passage de Juvénal (sat. III, vers 9) :

    Et augusto recitantes mense poetas.

  2. Quoique la prosodie espagnole tolère des vers non rimés, il n’est pas loisible à un auteur, comme on le voit dans ce passage, d’introduire des vers sans rimes dans une pièce en vers rimés (versos aconsonantados). La pièce dont il est ici question était même en tercets, ainsi qu’on le verra plus loin.
  3. Trouver des mots commençant par une même lettre : cette périphrase est la traduction de ces mots : apurar la letra ; mot à mot : épuiser la lettre.
  4. Les mots espagnols sont velas et vendaba. Le premier veut bien dire voiles, mais le second n’a jamais signifié vendait. Cependant le sens général n’en souffrant aucunement, j’ai cru d’autant mieux pouvoir me permettre de rendre par le français vendait l’espagnol vendaba, que d’un côté la seule valeur de celui-ci dans le cas présent est celle de son v initial et qu’il m’était de l’autre impossible de trouver un mot remplissant cette condition parmi ses équivalents français.
  5. Les mots espagnols sont Toro, oro, tesoro ; le premier seul est dévié de son sens, il signifie taureau et non toréador.