Le Pauvre Petit Causeur/Satire contre les vices de la cour

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Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 16-21).

SATIRE CONTRE LES VICES DE LA COUR[1].

(article entièrement nôtre.)

« … Personne ne sera offensé, du moins sciemment de notre part ; nous ne tracerons le portrait de personne ; si quelques caricatures, par hasard, ressemblent à quelqu’un, au lieu de corriger notre esquisse, nous conseillons à l’original de se corriger ; c’est son affaire, en effet, de cesser d’y ressembler. »

(Pauvre petit Causeur, No 1er, Deux mots.)

Laisse-moi, André, m’enfuir de la cour, m’éloigner d’autant de vices horribles que je suis appelé à en voir dans ma misérable patrie : et ne t’étonne pas si tout en les quittant, et bien que ma raison ne puisse les corriger, je les fouette en d’amères satires. Toi, fort bien, reste à les contempler, toi que la fortune propice ou contraire empêche pour toujours d’en sortir. Vive à la cour celui qui sans gain journalier triomphe et prospère, sans savoir quelle direction choisit la roue du sort inconstant.

Vois-le aller en coche comme un comte, la bourse pleine d’or, et questionne-le obséquieusement pour voir s’il te répondra. C’est un joueur ; noble métier ; il tient du chandelier qui le sustente non pas un comté réel, mais un bénéfice. Là sont les héritages dont il s’enorgueillit, là vivent le grapin et l’emplâtre, là sa maison et son honneur sont mis en vente.

Vois-tu cet autre à l’occiput dressé, qui lui aussi sait, sans emploi, vivre dans l’opulence ? C’est un crampon. Sans lui jamais de noce ni de baptême, ni d’ambigu, ni de bal ; sans lui ni banquet, ni partie de chasse, ni délassement. Il rencontre quelqu’un dans la rue, l’arrête, le questionne, le harcèle, se fait à la fin inviter par lui à dîner ; et ne pense pas le rassasier avec un poulet, car c’est une engelure, quoiqu’il te récite en dînant un poème d’un bout à l’autre. Car il possède aussi ce talent ; et il n’y a de flegme capable de souffrir les sonnets qu’il t’entasse entre deux pots de crème. Il parle de tout, infatigable, il tranche, il fend, lançant une épigramme à chacun ; comme ce ne sont pas ses vers, tout est feu de paille.

Quel est celui-là, qui hier encore, fait comme un vagabond, passait, débauché et déguenillé, sur le Prado, et, raide aujourd’hui, ne salue personne ! Pardieu, je sais qui c’est ! Un homme de bien qui entraînant la donzelle à la hâte, l’épousa pour un seigneur haut perché. Au lieu de lui donner la hart, on lui donna une fortune, il mange deux mille douros[2] de rente, roule carrosse, et se présente à vous sans vergogne comme père d’un fils qui naquit six mois après son mariage avec l’honnête dame. Le voici, parlant d’honneur ; il se dira parent des Meneses, des Suincores, et le second d’une lignée de marquis. Je suis homme d’honneur, te dira-t-il tout haut, car il crève de vanité, le très-bon… mais d’ailleurs, André, tu le connais bien.

Vois-tu cet autre là qui se montre sur la grève, avec un lorgnon, des chaînes, une laisse à lévriers derrière lui, un haute-forme, et dissipe la fortune d’un roi, faisant merveille ? Or celui-ci doit le frac dont il est vêtu et son pardessus à un tailleur de cette ville, son cheval au marchand, son logement à Ernest, ses repas à l’hôtel, cent sorbets au café, sans compter les cigares. Et tandis qu’en prison mille pauvres hères meurent de détresse pour un duro, il erre libre à l’abri des recors ; car il est comte et seigneur, et, quoiqu’il trouble l’ordre par sa manière de vivre, il se moque insolemment des lois et de la justice.

Quelle est cette femme qui fend la foule, enfouie sous un nuage de dentelles et de diamants, et semble une sultane de l’Orient ? C’est une fille de hautes qualités ; un intendant, quoique tu la voies sans compagnon, entretient la maudite et ses amants. Sa mère, à sa droite, hargneuse, laide, vieille, peinte et portant perruque, vendit à un infâme prix sa virginité première. Est-ce possible ? Quelle horreur ! N’y a-t-il personne dans les rues pour l’appeler à haute voix : hideuse sorcière, n’y a-t-il pas de charriot à Madrid qui la réclame ?

Et tu ne veux pas, André, que le fouet tendu ronfle et claque dans un cloaque qui surpasse Sodome et Gomorrhe ? Parce qu’une nuée de feu, opaque et tonnante, ne fait pas ici pleuvoir ses foudres, tu voudrais que je ne verse pas mon fiel ?

Quelle est cette face qui soupire, geste parfumé, cheveux blonds, fine taille, et minauderie de senora ? Est-ce un homme ou une femme ? Foulant le sol d’un pied délicat et mignon, le mouchoir aux couleurs bigarrées, cet être enveloppé d’ornements, si charmant, si bien vêtu, si bien façonné, est-ce quelqu’un, dis, qui nous vient du pays de Confucius ? C’est un homme ; il met un an à se coiffer devant son miroir, sa petite personne a pour protecteur, s’il faut en croire le bruit public, André, un… mais, chut ! Fuis avec moi, André, allons plus loin ; que le Cocyte emporte tant de crime.

Qu’avons-nous à faire ici, nous qui ne connaissons pas la fraude, la flatterie, le mensonge, et qui avons l’orgueil de ne rien aduler ? Je ne sais pas pour l’adulation faire vibrer ma lyre, je n’ai jamais pu souffrir d’humiliations, la voix alors expire sur mes lèvres. Quel sort aurais-je ici avec mes rengaines, moi qui jamais n’ai adressé à personne la fumée de l’encens, et n’en répands pas dans mes esquisses ? Moi qui n’ai ni la faconde opportune d’Inarcus, ni sa verve pour la scène, ni l’oreille injuste et populaire de quelqu’un ? Que je fasse une comédie bonne ou mauvaise, si je n’entends rien aux intrigues du théâtre, quand mon produit verra-t-il le jour en public ? Si je n’ai pas là-dedans une paire d’amies, si je ne flatte pas le galant qui les paie, mes pièces n’auront que des ennemis. Irai-je louer un sot capable de s’attribuer une averse d’applaudissements non mérités, quoique son rôle le rabaisse et le déprécie ? Ou me faudra-t-il souffrir, enfin, que ma pièce, si elle réussit, enrichisse le théâtre seul, et me contenter de mille réaux[3] ? Non pas, sur ma vie. Suis-je un mendiant peut-être, ou d’aventure un marchand de chansons des carrefours, vêtu de haillons ? Et c’est là ce que doit me produire l’encensoir ? C’est là ce que je retirerai de m’être brûlé les yeux ? Quelle folie ! Qu’ils mangent cet argent avec le reste ou qu’ils le donnent à l’hôpital pour une cure. Il n’y a pas de poètes ! criera-t-on ; le théâtre est dans un état pitoyable !… Dis-moi, les poètes vivent-ils de vers, mauvais plaisant ? Ou n’y a-t-il qu’à bâcler six extravagances pour s’attirer le succès ? Faire des pièces, est-ce aussi facile que de dire des bêtises ? Et qui protège les bonnes comédies ? Messieurs qui ? M… ? Vive le ciel ! à peine peut-être s’ils vont les entendre !

Maudit soit à jamais le sol honteux où le méchant seul fait fortune ; où l’honnête homme vit en paria ; où savoir est un crime, où la science importune et le génie persécuté meurent étouffés au berceau même ; où le seul mérite auquel on vise est l’or ; où le coche du gueux plein de vanité renverse le pauvre ; où nage dans les millions, c’est son étoile, celui qui du poste où l’a placé une beauté les dérobe au peuple épuisé ; où l’usurier prête à cent pour cent, sans que personne ne s’y oppose, et vit riche, joyeux et respecté ; où l’abbé, ce comédien qui change d’opinion comme de chemise, mène bras-dessus, bras-dessous sa maîtresse au Prado ; où le crime dévisagé marche la face baignée dans le rire, le front haut, souillant le sol de ses pas…

Est-ce là vivre, André ? Tu m’invites à rester chez de telles gens ? À quel indice as-tu pu soupçonner que je fusse fou ? Vive ici l’avocat dont l’office est de faire blanc le noir et de défendre la vertu offensée comme le vice. Vive ici le médecin qui s’entend avec quelque apothicaire, et nous prescrit des drogues que celui-ci nous vend de moitié avec lui. Mais moi qui suis un pauvre poète, avant que, pour avoir dit des vérités claires, un alguazil me mette dans un cachot, avant que mes satires me coûtent trop cher, ou qu’à l’hôpital j’aille mourir misérablement, je veux mettre deux cents vares entre le danger et moi : car on ne peut parler ici, une peur intraitable vous met un bâillon sur la bouche, et malheur au premier qui le défait ! Adieu, je te quitte, André, je ne puis plus souffrir tant de bile, tant d’ire, et c’est triste, mais foin de moi si je songe à la répandre. Si Apollon ne m’inspire pas son feu pour faire de bons vers contre le vice, mon indignation saura faire résonner ma lyre. Et tandis que guidé par elle, je fuis le danger, vive à la cour celui qui sait s’y maintenir, qui se complaît dans le brouhaha ; qu’il vive à la cour et qu’il s’y trouve bien.

LE BACHELIER DON JUAN PEREZ DE MUNGNIA.
  1. Ce morceau et un des suivants, à savoir la Satire contre les mauvais vers de circonstances, ont été écrits en vers par Lara ; je les ai moi-même traduits en vers ailleurs, V. Traductions, Réductions et Productions, p. 42 et 50. Cette traduction est plus exacte, elle est en outre plus littérale que celle des autres morceaux.
  2. Dix mille francs.
  3. Deux cent cinquante francs.