Le Pays de l’Enéide/01

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Le Pays de l’Enéide
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 577-610).
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PROMENADES ARCHEOLOGIQUES

LE PAYS DE L'ENEIDE

I.
OSTIE ET LAVINIUM.

Je viens de relire l’Enéide dans le pays où elle est née, sur les lieux mêmes où se passent les événemens qu’elle raconte, et j’y ai pris un plaisir très vif. Je ne veux pas dire assurément que, pour la comprendre, on ait besoin de faire ce long voyage et que la vue de Lavinium ou de Laurente nous ménage des révélations inattendues sur le mérite du grand poème : ce serait une exagération ridicule. Virgile appartient, comme Homère, à cette école de poètes qui mettent l’homme en première ligne et qui ne s’intéressent guère à la nature que dans ses rapports avec lui. Il est rare qu’ils la décrivent pour elle-même, comme nous le faisons aujourd’hui si volontiers. Quand ils nous présentent le tableau d’un incendie qui dévore les moissons ou d’un torrent qui ravage les campagnes, ils ont soin de placer quelque part, sur une hauteur voisine, un laboureur ou un pâtre dont le cœur se serre à la vue de ce désastre :

Stupet inscius alto
Accipiens sonitum saxi de vertice pastor.

Virgile n’est donc pas de ceux qui s’attachent à des descriptions inutiles ; il dépeint les lieux le moins qu’il peut. Seulement nous pouvons être sûrs que ce qu’il en dit est toujours d’une vérité scrupuleuse. Les poètes anciens ont le goût de la précision et de la fidélité ; ils n’imaginent guère de paysages en l’air et ne nous montrent ordinairement que ce qu’ils ont sous les yeux. Ils le peignent d’un trait, mais ce trait est toujours juste, et l’on éprouve un grand plaisir, quand c’est possible, à en vérifier l’exactitude.

Ce n’est pas seulement, croyez-le bien, un plaisir de curieux, dont on ne tire aucun profit ; l’étude des grands écrivains gagne toujours à ces recherches. Elles rajeunissent et rafraîchissent notre admiration pour eux, ce qui, de temps en temps, n’est pas inutile. Le plus grand péril qui puisse les menacer est de n’inspirer à leurs fidèles qu’un enthousiasme de commande et de convention. Pour qu’ils échappent à ce danger, il est bon qu’on change quelquefois le point de vue sous lequel on les regarde. Tout ce qui nous excite à les aborder de plus près, tout ce qui nous remet en communication directe avec eux ranime en nous le sentiment de leurs beautés véritables.

C’est le service que vient de me rendre cette façon d’étudier l’Enéide chez elle ; il m’a semblé qu’en la relisant près du Tibre, dans la forêt de Laurente, sur les hauteurs de Lavinium, les récits de Virgile devenaient pour moi plus vivans, que je me les figurais mieux et qu’ils me frappaient davantage. Quoique ces sortes d’impressions aient un caractère tout personnel et qu’il ne soit pas facile de les communiquer au public, j’essaie pourtant de le faire, sans espérer que ces études auront tout à fait pour les autres l’intérêt que j’y ai moi-même trouvé[1].


I

Je commence par avertir le lecteur qu’il ne s’agit pas ici de l’Enéide tout entière, mais seulement des six derniers livres. Ce serait assurément un fort joli voyage que d’accompagner Énée depuis Troie jusqu’en Italie en passant par la Thrace, les Cyclades, la Crète, l’Épire, la Sicile et en s’arrêtant à Carthage pour recevoir l’hospitalité de Didon. Par malheur, tout le monde n’a pas le temps ou le moyen d’entreprendre une course aussi longue ; il faut nous borner à parcourir avec lui les rivages du Latium.

L’Enéide, comme on sait, est très exactement, divisée en deux parties égales, de six livres chacune. La première contient les aventures d’Enée jusqu’au moment, où il débarque à l’embouchure du Tibre ; la seconde raconte comment il est parvenu, à, s’établir dans le pays que lui assignent les destins. Ces deux parties n’ont pas tout à fait le même caractère : il y a longtemps qu’on a remarqué que l’une ressemble plus à l’Odyssée, l’autre à l’Iliade. C’est la première qu’en général les critiques et les amateurs préfèrent : elle leur semble plus intéressante, plus agréable, plus variée. Ils trouvent l’autre fort inférieure ; quelques-uns soupçonnent même que Virgile avait le sentiment de cette infériorité, et que c’est la raison qui lui faisait souhaiter, en mourant, de détruire son œuvre. « Il n’est pas donné aux bommes d’être parfaits, disait Voltaire à ce propos. Virgile a épuisé tout ce que l’imagination a de plus grand dans la descente d’Énée aux enfers ; il a tout dit au cœur dans les amours de Didon ; la terreur et la compassion ne peuvent aller plus loin que dans la description de la ruine de Troie. De cette haute élévation où il est parvenu au milieu de son vol, il ne pouvait guère que descendre. » Chateaubriand fut, je crois, le premier qui protesta chez nous contre l’opinion de Voltaire. Dans cette partie du Génie du christianisme où il s’occupe de critique littéraire et où, malgré l’imperfection de ses connaissances, il a jeté tant d’idées nouvelles, il fait cette remarque curieuse que les vers les plus attendrissais de Virgile, ceux dont le souvenir est resté dans tous les cœurs, se trouvent précisément dans les six derniers livres de l’Enéide. Il en conclut qu’en approchant du tombeau le poète mettait dans ses accens quelque chose de plus céleste, « comme les cygnes d’Eurotas, consacrés aux Muses, qui, avant d’expirer, avaient, selon Pythagore, une vision de l’Olympe et témoignaient leur ravissement par des chants harmonieux. »

Ce qui est vrai surtout, ce qu’il n’est pas possible de contester, c’est que, dans ces six derniers livres, nous sommes vraiment au cœur du sujet. Virgile a pris soin lui-même de nous en avertir. Au moment où son héros débarque sur la côte d’Italie, il s’interrompt pour invoquer la Muse et lui demander son secours : il en a plus que jamais besoin à cause de l’importance des événemens qu’il va chanter :


Major rerum mihi nascitur ordo,
Majus opus moveo.


On voit que, loin de croire, comme le prétend Voltaire, qu’à ce moment « son sujet baisse, » il proclame qu’il est arrivé au point culminant de son œuvre. Il y a même des critiques qui, abusant contre lui de son aveu, lui ont reproché d’y être arrivé trop tard. Ils trouvent que c’est beaucoup de dépenser six livres sur douze au récit d’aventures préliminaires et qu’il est surprenant que, dans un poème dont tout le monde vante à l’envi la belle ordonnance, la moitié de l’ouvrage soit hors de l’action véritable. Mais il me semble que ceux qui raisonnent ainsi ne se rendent pas bien compte du dessein de Virgile. Il veut raconter comment Énée a porté ses dieux dans le Latium et leur a bâti un asile ; l’action commence donc au moment où Hector les lui confie. Tous les dangers qu’il brave, sur terre et sur mer, pour accomplir son œuvre, font également partie du sujet ; si Virgile semble avoir voulu les multiplier à plaisir[2], c’est qu’ils annoncent les grandes destinées de la ville naissante ; les dieux ennemis ne s’acharneraient pas contre elle avec une si cruelle obstination s’ils ne savaient pas qu’elle doit être la reine du monde. Voilà pourquoi, après avoir rappelé tous les obstacles qui s’opposent à sa naissance, et qui lui paraissent le gage de son glorieux avenir, le poète termine son énumération par ce vers triomphant :


Tantæ molis erat Romanam condere gentem !


Ainsi les épreuves de toute sorte que la colère de Junon impose au pieux Énée rentrent dans le sujet de l’Enéide, et Virgile était dans son droit en nous les racontant ; mais comme les divinités contraires doivent redoubler d’effort à mesure que le héros s’approche du terme, il est naturel que sa dernière lutte soit aussi la plus périlleuse. Avant de remporter une victoire définitive, il faut qu’il brave les ennemis les plus acharnés et qu’il livre les batailles les plus hasardeuses. Virgile avait donc raison de dire, au moment d’entamer le récit de ces derniers combats, a qu’une carrière plus vaste s’ouvrait devant lui et qu’il était arrivé à la partie la plus importante de son œuvre. »

C’était aussi la partie la plus difficile. Dans le reste, il est appuyé, soutenu par Homère et les autres poètes, épiques ou lyriques, qui ont chanté les aventures des rois grecs rentrant dans leur patrie après la chute de Troie. Grâce à ces poètes, toutes les îles de l’archipel, tous les rivages de la mer d’Ionie étaient peuplés de fantaisies charmantes qu’ils avaient semées sur la route de leurs héros. Virgile pouvait choisir : en quelque lieu qu’il conduisit Énée, il était sûr de réveiller dans toutes les imaginations des souvenirs poétiques. Homère, Sophocle, Pindare et les autres devenaient ainsi ses collaborateurs, et il faisait profiter son poème de l’admiration qu’inspiraient leurs ouvrages. Mais une fois qu’il aborde en Italie, toutes ces ressources lui manquent. Sur cette terre ingrate, que la poésie n’a pas touchée de son aile, qui, au lieu du trésor des fables grecques, ne lui offre que quelques maigres et prosaïques légendes, il faut qu’il tire presque tout de lui-même. Je ne veux pas trop l’en plaindre : à partir de ce moment, son œuvre devient peut-être moins facile et moins riante, mais elle est plus originale et lui appartient davantage. C’est là qu’il nous donne sa véritable mesure. Quelque admiration qu’on éprouve pour les merveilles dont il a rempli les six premiers livres, il y a dans les autres plus d’invention et de génie véritable ; c’est sur eux qu’il convient de le juger.

La composition d’abord en est parfaite. On ne s’aperçoit pas des efforts que le poète a dû faire pour embellir une matière par elle-même assez aride et mettre quelque variété dans un ensemble un peu monotone ; les incidens sont si habilement amenés, ils semblent si bien sortir du sujet, qu’on a peine à se figurer tout ce qu’il a fallu d’imagination et d’artifice pour les lier entre eux. Ce mérite est de ceux qui ne frappent guère à la lecture d’un bon poème. L’ordre et la suite sont des qualités si naturelles qu’on ne songe pas à les remarquer dans les ouvrages où elles se trouvent ; pour en sentir le prix, il faut lire ceux qui ne les possèdent pas. À ce point de vue, l’on peut dire que la lecture des poètes épiques de la décadence romaine, qui se sont donné tant de mal pour être intéressans et y ont si peu réussi, profite beaucoup à Virgile. Valérius Flaccus, Silius Italicus, Stace surtout, cet homme de tant de finesse et de talent, dont le poème n’est qu’un amas de brillans épisodes laborieusement rapprochés sans être réunis, nous font apprécier comme il convient, dans l’Enéide, la simplicité de l’action, l’adroite liaison des parties et l’harmonie de l’ensemble. Mais on sera plus sensible encore à ces mérites si l’on compare Virgile à lui-même. Dans les premiers chants de son poème, le récit se disperse quelquefois, et il y a même un livre entier, le cinquième, dont on pourrait à la rigueur se passer. On ne trouve rien de semblable dans la dernière partie de l’ouvrage. Là, tout se suit et s’enchaîne, et l’auteur marche devant lui sans s’écarter jamais de sa route. L’action, pressée, rapide, ne s’arrête pas un moment. Elle est si simple, qu’on peut l’embrasser d’un coup d’œil, et il n’y a rien de plus facile que de la résumer en quelques mots. Pendant trois livres, le sort est contraire aux Troyens : Junon parvient à rompre l’alliance qu’ils allaient faire avec Latinus ; tous les peuples italiens prennent les armes contre eux, et, tandis qu’Énée est allé se procurer l’appui d’Évandre et des Étrusques, Turnus assiège son camp et parvient presque à s’en emparer. Au dixième livre, Énée revient avec des troupes nouvelles, et la fortune change à son arrivée. Il commence par repousser les Latins, qui attaquaient ses soldats, puis il les poursuit à son tour jusqu’à Laurente, et termine la guerre par la mort de Turnus. Cette disposition est à peu près la même que celle de l’Iliade, où nous voyons Hector s’avancer de plus en plus vers les vaisseaux des Grecs, puis reculer devant Achille jusque sous les murs de Troie, ou il est tué. Mais les événemens sont si touffus dans Homère, que la richesse des détails ne permet pas toujours de se rendre compte de l’ensemble. Chez Virgile, qui est plus sobre, plus serré, le plan général s’aperçoit mieux ; on se rend mieux compte de ce double mouvement en sens inverse, qui constitue la marche de l’action ; et, comme l’unité de l’œuvre est plus apparente, il me semble que l’intérêt est plus vif.

Je trouve aussi que, dans ces derniers livres, on est plus frappé du dessein du poète, et que la pensée qui anime l’œuvre entière y est plus visible qu’ailleurs. Cette pensée, on peut le dire, se retrouve partout ; il n’y a pas de chant dans l’Enéide où Rome ne soit glorifiée, et précisément la fin du sixième contient un admirable résumé de son histoire. Le patriotisme de Virgile est si ardent qu’il cherche et trouve partout l’occasion de se manifester. On en éprouve quelque surprise quand on songe que ce poète, qui a chanté Rome avec tant de passion, n’était pas tout à fait Romain de naissance. Pendant longtemps, le parti aristocratique avait obstinément refusé d’accorder le droit de cité complète aux habitans de la Cisalpine. Ces grands seigneurs vaniteux se plaisaient à leur faire sentir, par toute sorte d’outrages, qu’ils étaient toujours des sujets et des vaincus. Virgile avait dû entendre raconter, dans sa jeunesse, l’histoire de ce décurion de Côme que Marcellus avait fait un jour battre de verges pour bien lui prouver qu’il n’était pas un citoyen. C’est seulement en 712, après la bataille de Philippes, que les Cisalpins, qui avaient reçu de César le droit de cité, furent mis tout à fait sur le même rang que les autres Italiens. Virgile avait alors vingt-huit ans ; mais il n’avait pas attendu si tard pour être Romain de cœur. Il faut vraiment que Rome ait exercé un attrait extraordinaire sur le monde pour que ses anciens ennemis soient devenus si vite pour elle des alliés fidèles et des citoyens dévoués. On la représente d’ordinaire comme l’objet de l’exécration des vaincus ; c’est une bien grande erreur, au moins pour ce qui concerne l’Occident. Elle a su, en quelques années, s’y faire pardonner sa conquête. Il est remarquable que ceux qui l’ont le plus aimée dans la suite, qui l’ont servie avec le plus de zèle, célébrée avec le plus d’affection, ne lui appartenaient pas par la naissance et descendaient des peuples qu’elle avait si rudement soumis. Virgile fut donc un patriote avant presque d’être un citoyen ; seulement son patriotisme ne ressemble pas tout à fait à celui des vieux Romains de la république : ceux-là ne voyaient que Rome, et la grande ville était tout pour eux. Virgile aussi l’admire beaucoup, mais il ne la sépare pas de l’Italie. La patrie n’est pas pour lui tout entière dans l’enceinte de Servius ; elle comprend toute la contrée que renferment les Alpes et la mer. Ce grand pays, qu’il avait connu si malheureux pendant les guerres civiles, qu’il voyait si riche et si florissant sous la domination d’Auguste, il lui était très tendrement attaché[3]. Il l’avait déjà chanté en vers admirables dans ses Géorgiques :


Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,
Magna virum !


Lorsque plus tard, répondant au vœu de l’empereur et au désir de tous les Romains, il prit la résolution d’écrire son épopée, il entendait bien associer toute l’Italie à la gloire dont il voulait couronner Rome. C’est avec cette pensée qu’il se mit à l’œuvre, mais il ne put la réaliser entièrement que dans les six derniers livres. L’action, qui avait voyagé jusque-là dans le monde entier, se concentre alors sur les plaines du Latium. Le théâtre où se joue cette grande partie est en réalité fort restreint : il ne s’étend pas au-delà de quatre ou cinq lieues carrées ; mais, dans cette petite plaine qui va d’Ostie à Laurente et des collines à la mer, Virgile a eu l’adresse de grouper toute l’Italie. Il y a, dans l’armée de Turnus, des Latins, des Sabins, des Volsques, des Marses, des Ombriens, et jusqu’à des Campaniens, c’est-à-dire des représentans de toutes ces nobles races de l’Italie centrale qui ont tant fourni de soldats aux armées romaines. Énée joint à ses Troyens les Grecs d’Évandre et les Étrusques de Tarchon ; et, comme à ce moment l’Étrurie étendait sa domination jusqu’aux Alpes, le poète en prend occasion de mettre parmi les troupes d’Énée des Ligures, des Cisalpins, et, en passant, de parler un peu de sa chère Mantoue. Il n’y avait que la pointe de l’Italie méridionale, possédée alors par les Grecs, qui restât en dehors de son sujet. Il trouve moyen de l’y rattacher de quelque manière : il imagine que Turnus envoie une ambassade à Diomède, qui règne sur ces contrées, pour lui demander son alliance. De cette façon, quoique Diomède refuse de prendre les armes, son nom et celui des villes qu’il gouverne n’est pas tout à fait absent de l’Enéide. C’est ainsi que le poète est arrivé à y faire figurer tous les peuples de l’Italie, leur créant dans le passé des souvenirs communs au moment où ils venaient de s’unir sous l’hégémonie de Rome, et les intéressant tous ensemble au succès de son œuvre.

Ces réflexions générales terminées, entrons enfin dans l’étude des faits principaux que racontent les six derniers livres de Virgile et suivons-les autant que possible sur le pays qui en a été le théâtre.


II

Dans sa longue navigation, Énée s’est approché plus d’une fois de l’Italie. Quand il quitte l’Épire, où Hélénus et Andromaque viennent de lui faire un si bon accueil, il aperçoit au loin devant lui des terres basses avec des collines noyées dans la brume : c’est l’Italie. « L’Italie ! s’écrie le premier Achate. — L’Italie ! » reprennent tous ses compagnons, en la saluant d’un cri joyeux. Le cœur bat de plaisir à Énée quand il aborde pour la première fois le pays que les destins lui promettent et que sa race doit rendre si glorieux. Mais ce n’est pas de ce côté qu’il peut y pénétrer : la terre qu’il a sous les yeux est toute grecque et peuplée d’ennemis ; il se contente d’y passer une nuit furtivement et continue sa route le long du golfe de Tarente. Plus tard, après son séjour à Carthage et en Sicile, où un autre fugitif de Troie, Aceste, lui donne l’hospitalité, il s’arrête à Cumes pour consulter la sibylle et descendre aux enfers. Mais ce n’est pas encore l’endroit où il doit se fixer ; il faut qu’il se rembarque et qu’il se dirige vers ces terres du Latium « qui semblent toujours fuir devant lui. » Enfin, après qu’il a touché à Misène, à Palinure, à Caiète, pour y ensevelir les compagnons qu’il a perdus, et doublé le promontoire où l’enchanteresse Circé tient sa cour, il arrive à l’embouchure du Tibre. « Déjà la mer se colorait des rayons du jour et l’aurore montait à l’horizon sur son char de rose. Tout à coup, les vents tombent, la brise cesse de souffler, et il faut lutter avec les rames contre l’onde immobile. Alors Énée aperçoit sur la rive un bois touffu ; au milieu, coule le Tibre, au cours riant, qui traîne ses sables jaunes et avec des tourbillons rapides se jette dans la mer. Alentour et au-dessus de ses eaux, des oiseaux aux couleurs variées, hôtes habituels du bois et du fleuve, enchantaient l’air de leurs accens et voltigeaient parmi les arbres. Énée ordonne à ses matelots de se diriger de ce côté et de tourner les proues vers la terre, puis il pénètre joyeusement dans le lit ombragé du Tibre. »

J’ai plus d’une fois parcouru cette côte où, par une matinée de printemps, débarqua le pieux Énée, et j’avoue que le spectacle que j’ai eu sous les yeux n’est pas tout à fait celui que Virgile vient de dépeindre. Le Tibre continue à tourbillonner sans bruit en rongeant ses rives et à rouler ses eaux jaunes vers la mer, mais les arbres sont rares sur cette plage désolée et je n’ai guère entendu les oiseaux y chanter. Au lieu de ce tableau d’idylle, on a devant soi un paysage monotone et silencieux qui fait naître dans l’âme une impression de tristesse et de grandeur. Il en était autrement du temps de Virgile, et il faut croire que, s’il a orné sa description de couleurs si riantes, c’est qu’il nous a dépeint ces lieux comme il les voyait. Près de l’embouchure du Tibre s’élevait Ostie, le vieux port de Borne, qui gagnait tous les jours en importance à mesure que les rapports de l’Italie avec les pays étrangers devenaient plus fréquens. Le moment approchait où la grande ville, incapable de se nourrir, allait être forcée de demander sa subsistance aux contrées voisines, l’huile à l’Espagne, le blé à l’Afrique et à l’Egypte. Toutes les denrées du monde commençaient à prendre le chemin d’Ostie, qui devenait de plus en plus riche et populeuse. C’est alors que Virgile l’a visitée ; il a vu le Tibre comme l’avaient fait ces négocians enrichis qui venaient chercher un peu de fraîcheur et de repos sur ses bords, après les fatigues de la journée. Tout ce pays avait alors un aspect bien différent de celui que dix siècles d’abandon et de solitude lui ont donné. L’île sacrée, entre Porto et Ostie, est devenue un désert où paissent quelques bœufs sauvages, et que le voyageur ose à peine traverser ; c’était alors un lieu très fréquenté où le préfet de Rome, avec une partie de la population, venait célébrer des fêtes brillantes. On nous dit que le sol y formait toute l’année un véritable tapis de verdure ; qu’au printemps il y poussait tant de roses et de fleurs de toute sorte que l’air en était embaumé et qu’on l’appelait le séjour de Vénus. Les rives du Tibre, jusqu’à Rome, étaient couvertes sans interruption de belles villas : « Il en a plus à lui seul, dit Pline, que tous les autres fleuves, réunis. » Aux approches de la grande ville, il était bordé de jardins délicieux, où les grands seigneurs aimaient à réunir, leurs amis des deux sexes dans des festins joyeux pendant lesquels on s’amusait à voir les bateaux descendre et remonter le fleuve. On ne peut douter que Virgile n’ait assisté plus d’une fois à ces divertissemens de l’aristocratie romaine, et il y songeait sans doute en décrivant, comme il l’a fait, dans le huitième livre, le voyage qu’entreprend Énée pour aller à la ville d’Évandre. On ne saurait imaginer de navigation plus agréable : « Les vaisseaux glissent sur les eaux ; le fleuve s’étonne, la forêt regarde avec surprise ce spectacle, nouveau pour elle, de boucliers étincelans et de navires aux couleurs brillantes qui nagent sur les flots. Les rameurs travaillant sans relâche, ils s’avancent, au milieu des longs détours du Tibre ; ils passent sous une voûte d’arbres épais, et il semble que leur proue fend les forêts dont l’image se reflète sur l’eau, tranquille. » Si l’on excepte les sinuosités du fleuve paresseux, il n’y a plus rien aujourd’hui qui ressemble à ce tableau séduisant. Un vieil écrivain, antérieur de plus d’un siècle à Virgile et qui vivait sans doute à une époque où le travail de l’homme n’avait pas encore transformé cette nature ingrate, parle bien autrement que lui. Il représente Énée saisi de tristesse à la vue de ce pays que lui cède Latinus, et qu’il lui faut vivre désormais. « Il était fort mécontent, nous dit-il, d’être tombé sur une terre, si aride et si sablonneuse : ægre patiebatur in eum devenisse agrum macerrimum litorosissimumque. » Cette phrase énergique représente à merveille l’aspect du pays tel que nous le voyons aujourd’hui. Quand, du haut d’un de ces tertres formés par l’amoncellement des ruines, nous jetons les yeux autour de nous, il nous est impossible de ne pas plaindre ce pauvre chef troyen, qui vient de quitter les riches campagnes de l’Asie, et à qui les dieux ont fait payer, par tant de fatigues et de périls la possession de quelques lieues de sable.

Virgile lui prête d’autres sentimens ; il le représente enchanté du spectacle qui s’offre, à lui et tout joyeux d’aborder sur cette rive inconnue. C’est qu’il espère qu’il est enfin arrivé au terme de son voyage et que la terre qu’il va fouler est celle où les destins le conduisent. Mais quand on connaît le pieux Énée, on peut être certain qu’il ne se fiera pas légèrement à ses espérances. Avant de commencer à fonder un établissement solide, il attendra que les dieux lui aient montré par des signes manifestes qu’il ne se trompe pas ; pour qu’il ait pleine confiance, il faut qu’ils lui prouvent à deux reprises, par deux prodiges successifs, qu’il est dans le pays où il doit rester. Ces prodiges, que Virgile raconte en détail, ont dans son œuvre un caractère particulier, ils étonnaient déjà les critiques de l’antiquité, ils surprennent encore plus les lecteurs modernes[4] et ont donné lieu à de grandes discussions. Puisque nous sommes précisément sur le terrain où ils se sont produits, occupons-nous d’eux un moment.

On sait quelle place tient la religion dans l’Enéide, et que cette religion est, pour l’essentiel, celle d’Homère. Je ne puis, pas raconter ici comment il s’est fait que les dieux de la Grèce et de Rome, qui à l’origine ne se ressemblaient pas, ont fini par se confondre. Les amis des lettres grecques aidèrent sans doute beaucoup à cette confusion ; dans tous les cas, ils en ont été fort heureux : elle leur permettait, lorsqu’ils composaient quelque œuvre poétique, de faire agir ou parler Jupiter et Minerve comme Zeus ou Athéné, et d’imiter franchement ces chefs-d’œuvre dont leur imagination était charmée. Il n’y a pas de doute que Virgile ne l’ait acceptée aussi très volontiers : il aimait trop Homère pour ne pas saisir avec empressement toutes les occasions de se rapprocher de lui. On voit pourtant qu’il a cherché à conserver de quelque façon à sa mythologie un caractère national, et c’est là son originalité parmi les poètes de son pays. D’abord, il est visible que, lorsqu’il emprunte une fable aux poètes grecs, il s’efforce d’en placer le théâtre dans quelque coin de la terre italienne. Au lieu d’évoquer les morts sur un champ d’asphodèles, dans une île inconnue de l’océan, comme fait Ulysse, Énée descend aux enfers près du lac Averne, à l’endroit où les gens du pays placent une entrée du Tartare. La demeure où Vulcain forge les armes divines n’est plus à Lemnos, mais près de la Sicile, dans une de ces îles volcaniques « d’où l’on voit jaillir des feux qui ressemblent à ceux de l’Etna. » Tisiphone, quand elle a fini son œuvre de discorde et qu’elle veut quitter la terre, se précipite dans le lac d’Amsanctus, qui exhale des vapeurs empestées. Enfin Junon, qui veut regarder de près les derniers combats de Turnuset d’Énée, quitte l’Olympe et se place sur les hauteurs du mont Albain, où s’éleva plus tard le temple célèbre et national de Jupiter Latiaris[5]. C’était une façon de rattacher à l’Italie cette mythologie étrangère et d’y intéresser tous les Romains en la rapprochant d’eux. Mais il a voulu faire plus encore. L’invasion de la religion hellénique n’avait pas supprimé toutes les anciennes fables des peuples italiens ; quelques-unes survivaient, attachées à des villes ou à des temples dont elles expliquaient la naissance. Elles étaient grossières, comme le peuple qui les avait créées et les gens du monde, qui trouvaient qu’elles rappelaient la rusticité des aïeux, s’en moquaient volontiers. Virgile était plus respectueux pour elles ; leur antiquité les lui rendait chères et il pensait qu’ayant bercé l’enfance du peuple romain, elles avaient droit à figurer dans un poème qui racontait ses origines. Sans doute, ce n’était pas une entreprise aisée que de les mettre à côté des fables homériques, si élégantes d’ordinaire et si gracieuses, et elles risquaient beaucoup d’y faire une pauvre figure ; mais ce péril n’arrêta pas le poète, et il voulut précisément qu’Énée, à son premier pas dans le Latium, fût pour ainsi dire accueilli et salué par une vieille légende latine.

« Les Troyens, nous dit-il, venaient d’attacher leurs vaisseaux aux rives verdoyantes du Tibre. Énée avec les principaux chefs et le bel Iule, se reposent sous les branches d’un arbre élevé. Ils préparent leur repas ; et d’abord, sous les mets dont ils doivent se nourrir, ils placent des gâteaux de pur froment (c’était Jupiter lui-même qui leur suggérait cette idée), puis ils chargent de fruits champêtres cette table composée des produits de Cérès. Il arriva que, tous ces mets étant épuisés, leur faim, qui n’était pas rassasiée, les contraignit d’attaquer ces légers gâteaux. Ils les prennent à la main, obéissant aux destinées, ils les portent à leur bouche et ne ménagent pas leur surface large et ronde : « Ah ! s’écrie Iule en plaisantant, voilà que nous mangeons aussi nos tables ! » Il n’en dit pas davantage ; mais cette parole suffit pour annoncer aux Troyens la fin de leurs maux. Énée la recueille aussitôt de la bouche de son fils, et, frappé de l’accomplissement de l’oracle, il la médite en silence. Puis, tout d’un coup : « Salut, s’écria-t-il, terre que les destins m’ont promise ! et vous aussi, salut, fidèles Pénates de Troie ! voici votre demeure, voici votre patrie ! Mon père Anchise (je m’en souviens aujourd’hui) m’a révélé autrefois les secrets de l’avenir : « Mon fils, me disait-il, lorsqu’arrivé sur des rivages inconnus, la faim te forcera, après avoir épuisé tout le reste, à dévorer aussi tes tables, espère alors une demeure fixe, et souviens-toi de tracer en ces lieux l’enceinte d’une ville nouvelle. » Voilà donc cette faim terrible qu’on nous annonçait ! Oui, nous venons de subir la dernière épreuve qui doit mettre un terme à nos courses errantes. »

Heyne, qui, ayant passé sa vie à commenter Virgile, fait ordinairement profession de l’admirer beaucoup, ne peut s’empêcher ici d’être scandalisé. Cette légende des tables mangées lui semble « tout à fait ridicule et indigne de la majesté du poème épique. » Il faut reconnaître qu’elle a le caractère d’une fable de paysans ; ils aiment assez à raconter de ces histoires qui paraissent d’abord terribles et se terminent d’une façon presque plaisante. Celle-là était sans doute ancienne et se redisait depuis longtemps dans les cabanes des laboureurs du Latium[6]. Virgile est allé l’y chercher, et, loin de l’en blâmer, comme Heyne, je crois qu’il faut le féliciter d’avoir eu le courage de l’introduire dans son poème, d’autant plus qu’il n’ignorait pas que beaucoup de ses lecteurs en seraient choqués. Il connaissait, lui aussi, ces railleurs et ces sceptiques auxquels s’adresse Ovide, lorsqu’au moment de parler du vieux Janus et de ses surnoms ridicules il leur dit : « Vous allez rire. » Il a même fait des efforts visibles pour les désarmer : nous voyons bien qu’il cherche à préparer ces beaux esprits malins à cette histoire rustique et à les familiariser avec elle. Afin qu’ils soient moins surpris quand ils l’entendront raconter, il la fait annoncer plusieurs fois d’avance[7] ; il charge de ce soin les Harpies, vieilles divinités grecques, grossières et un peu grotesques, tout à fait propres à cet office. Quant au récit lui-même, je viens de le citer tout entier, et il est facile de voir avec quelle adresse il est fait. On n’y trouve pas de ces petites malices, comme il y en a chez Ovide, qui sont destinées à prouver que le poète n’est pas dupe de l’histoire qu’il raconte et qu’il en sourit le premier ; tout y est simple et sérieux. Il faut pourtant remarquer le rôle que le poète donne à Iule dans cette affaire ; c’est lui qui s’aperçoit qu’on a mangé les tables et qui le dit. Dans une autre bouche ce propos pourrait surprendre, il convient à un enfant chez qui ces petites observations sont naturelles. Sans qu’il y paraisse, Virgile s’y est donc pris avec beaucoup d’habileté pour nous faire accepter cette légende naïve.

L’autre était plus importante et jouissait dans le pays d’une plus grande popularité. — La première aventure, que nous venons de raconter, assurait Énée qu’il avait enfin mis le pied sur la terre qui lui était promise, et lui ordonnait de faire un premier établissement à l’endroit même où il venait de débarquer. Mais ce n’était pas là le terme de sa fortune. Les Troyens ne resteront pas dans cette sorte de camp retranché qu’ils vont construire à l’embouchure du Tibre ; ils doivent en sortir pour s’avancer à de plus grandes conquêtes, s’enfonçant de plus en plus dans l’intérieur du pays, et bâtissant, chaque fois qu’ils s’arrêteront, une ville nouvelle. Cette marche, dont Rome est le but, il faut qu’Énée la connaisse : il mérite d’être mis dans les secrets de l’avenir, car il se donne assez de mal pour le préparer. S’il ne travaillait que pour lui, il y a longtemps qu’il se serait fixé sur quelque terre tranquille pour y terminer en paix son existence agitée. Mais il se doit à ses descendans, il ne faut pas qu’il les prive des pays sur lesquels ils sont appelés à régner et de la gloire qui les attend. N’est-il pas juste que, pour se consoler des fatigues et des périls auxquels il s’expose, il puisse au moins se rendre compte de ce qui doit arriver après lui et entrevoir ces grandes destinées pour desquelles il prend tant de peine ? Voici de quelle manière les dieux lui font connaître l’avenir.

Quand Énée ne peut plus douter de l’hostilité des Latins, il est inquiet de la guerre qui le menace et en proie à mille soucis. Le soir venu, il s’étend sur le rivage, « sous la voûte fraîche des cieux, » et ne s’endort qu’après tous les autres, bien avant dans la nuit. Pendant son sommeil, un dieu lui apparaît, « vêtu d’une légère tunique de pourpre, aux plis azurés, et la tête couverte d’une couronne de roseaux. » Il se nomme : c’est le fleuve même auprès duquel le héros repose, le Tibre chéri du ciel, qui coule à pleins bords le long des plaines fertiles.


Ego sum, pleno quem flumine cernis
Stringentem ripas et pinguia culta secantem,
Cœruleus Tibris, cœlo gratissimus amnis.


Il commence par redire à Énée, qui ne saurait trop le savoir, que cette terre est bien celle où il doit s’établir : « C’est ici ta demeure assurée ; cii doivent se fixer tes Pénates ; » et pour qu’il ne se croie pas le jouet d’un songe, il lui annonce un signe manifeste de la volonté divine : « Sous les chênes qui couvrent ce rivage, tu trouveras une énorme laie étendue, qui vient de mettre bas trente petits ; elle est blanche, et ses petits, blancs comme leur mère, sont suspendus à ses mamelles. Cet endroit est celui où s’élèvera la ville que tu dois bâtir (Lavinium) ; c’est le terme de toutes tes fatigues. De là partira plus tard, après trente années révolues, ton fils Ascagne, pour aller fonder Albe, la noble ville, dont le nom rappellera l’origine (Alba, la blanche). Sois sûr que mes prédictions ne te trompent pas. » En effet, Énée trouve, en se réveillant, la laie blanche couchée sur le rivage, avec ses trente petits, et les immole à Junon.

Cette légende, comme la précédente, est une histoire de paysans : le jeu de mots qui en est le fond, et qui explique le nom de la ville d’Albe, en indique assez l’origine. De plus, ces paysans sont des habitans du Latium ; ils appartiennent à un pays dont les porcs forment la principale richesse ; le vieux Varron parle avec vanité de ceux qu’il élève dans ses domaines, et il croit flatter ses compatriotes en les appelant des porchers, porculatores italici. On peut dire à la vérité que ces animaux figurent plus avantageusement dans une ferme que dans un poème épique. Homère sans doute ne répugne pas à parler d’eux ; cependant lorsque Jupiter, dans son poème, veut redonner du cœur aux combattans par un présage favorable, il leur envoie d’ordinaire un aigle qui déchire un serpent ou qui tient un faon dans ses serres : l’aigle, il faut bien le reconnaître, a meilleure apparence qu’un porc ou qu’une laie. On a remarqué que Virgile lui-même, dans ses Géorgiques, c’est-à-dire dans un ouvrage où il chantait l’agriculture italienne, m’a pas donné tout à fait à ces animaux la place qu’ils méritaient d’occuper ; il ne parle du porc que deux ou trois fois ; encore, dans un de ces passages, a-t-il cru devoir lui attribuer une attitude presque héroïque, qui le dénature entièrement :


Ipse ruit dentesque sabellicus exacuit sus,
Et pede prosubigit terram.


Nous ne trouvons plus les mêmes précautions timides dans l’Enéide. Il n’a pas hésité à y introduire la laie blanche et ses petits, et ne s’est pas demandé ce qu’en penseraient les délicats. Ici encore, il faut lui savoir quelque gré de son courage.

Tout le monde s’accorde à reconnaître que Virgile n’a reproduit la vieille légende qu’après que le temps lui avait fait subir de grandes modifications ; mais le récit même qu’il en fait permet aisément de la ramener à sa forme primitive. Quoi qu’il prétende, ce n’est pas pour expliquer la naissance de Lavinium qu’on l’avait créée ; ceux qui les premiers imaginèrent cette fable naïve ne songeaient qu’à la ville d’Albe, qui était alors la métropole de la ligue latine. Ils racontaient que les Latins s’étaient un jour réunis au pied du mont Albain, leur montagne sacrée, et qu’ils consultaient les dieux pour savoir en quel lieu ils devaient bâtir leur capitale. Tout à coup, pendant le sacrifice, la laie pleine qu’ils voulaient immoler s’échappe vers la montagne. Ils la suivent de loin, et à l’endroit où elle s’arrête pour y mettre bas ses petits, ils fondent leur ville. Les légendes de ce genre n’étaient pas rares dans la vieille mythologie des peuples aryens : à Bovilles, c’est un taureau ; à Éphèse, un sanglier, qui, en se sauvant des mains des sacrificateurs, avaient indiqué le lieu où la ville devait s’élever. Ici la laie a été préférée parce que c’est l’animal qu’on immole dans les traités d’alliance, et les trente petits représentent les trente cités qui formaient la confédération. Tout est, comme on voit, parfaitement simple et naturel dans le récit primitif, et on n’a nul besoin d’un augure ou d’un aruspice pour comprendre ce qu’il voulait dire.

Plus tard, quand la légende d’Énée se fut implantée à Rome, qu’on fit du héros troyen le fondateur de Lavinium, et de Lavinium la ville sacrée des Pénates, on voulut rapporter à la nouvelle métropole de la ligue latine le récit merveilleux qu’on avait imaginé pour l’ancienne. Mais il ne pouvait s’accommoder à sa nouvelle destination sans subir quelques changemens. On supposa que la laie blanche s’était arrêtée à l’endroit où Énée bâtit Lavinium, mais en même temps on continua d’admettre qu’elle avait donné son nom à Albe, en sorte que le prodige se trouvait concerner les deux villes à la fois, ce qu’il est bien difficile de comprendre. De plus, on imagina que les trente petits signifiaient les trente années qui séparent la fondation des deux villes. Virgile était forcé par le sujet même qu’il avait choisi d’adopter cette dernière forme de la légende[8] ; ce n’était pas, comme on vient de le voir, la plus simple et la plus naturelle. Mais qu’importaient ces petites obscurités de détail dans la narration d’un miracle ? Le fond de l’aventure subsistait ; il était toujours question de la laie et de ses petits, et les gens dont ces récits merveilleux avaient charmé la jeunesse étaient heureux de les retrouver dans le poème de Virgile.


III

Nous voici amenés, par la prédiction du Tibre, à parler de Lavinium. Il est souvent question de cette ville dans l’Énéide, quoiqu’elle n’existe pas encore ; c’est qu’en réalité elle forme le seul lien qui unisse la légende d’Enée à l’histoire de Rome. Par elle-même, une petite bourgade, dans une plaine solitaire, devait être assez indifférente aux maîtres du monde ; Virgile a tenu à leur rappeler plusieurs fois les droits qu’elle avait à leur respect et à leur affection. Au début même de son ouvrage, Jupiter, qui veut consoler Vénus des mésaventures de son fila, lui dévoile l’avenir réservé à ses descendans. Il lui montre d’abord Énée fondant Lavinium pour y établir ses dieux fugitifs : c’est le point de départ de ces glorieuses destinées. De Lavinium doit plus tard sortir Albe, et Albe à son tour donnera naissance à Rome, en sorte que toute la grandeur romaine est rattachée à la fondation de la ville d’Énée. Les Pénates auxquels il doit bâtir une demeure sur une colline du Latium sont le gage de l’empire éternel que les dieux promettent au peuple qui porte la toge :

His ego nec metas rerum nec tempora pono ;
Imperium sine fine dedi.

Du temps de Virgile, la petite ville devait déjà être à moitié déserte. C’était, du reste, le sort commun de la plupart de celles dont il a parlé et qui font si grande figure dans son poème. Il nous apprend lui-même, à propos d’Ardée, la capitale des Rutules, « que c’est encore un grand nom, mais que sa fortune est passée. » Je me figure qu’Ardée était, comme aujourd’hui, un village de quelques maisons, entouré de vieux murs, sur une colline escarpée. Strabon, qui parcourut tout ce pays à l’époque d’Auguste, nous dit que, depuis les ravages des Samnites, il n’a pas pu se relever de ses désastres et qu’il n’y reste que des vestiges des villes anciennes et illustres qui dataient d’Énée. Un siècle plus tard, Lucain constate le même abandon. « Ce sont, dit-il, des amas de ruines qui marquent la place de Véies, de Gabies, de Cora. À l’endroit où s’élevait Albe, où les Pénates de Lavinium avaient leur temple, on ne voit plus qu’une campagne dépeuplée ; » il ajoute que partout les murs des cités sont trop vastes pour leurs habitans, que les campagnes manquent de laboureurs et qu’une seule ville suffit pour contenir tous les Romains. Il veut dire sans doute que cette ville a fini par absorber l’Italie[9]. Déjà Rome faisait le vide autour d’elle, et dès l’époque d’Auguste on pouvait prévoir qu’elle finirait par être entourée d’un désert. Il est donc vraisemblable que la plupart des villes latines, quand Virgile les a connues, commençaient à prendre l’aspect désolé qu’elles ont de nos jours. C’était une raison pour qu’il les aimât davantage. Elles ont dû lui plaire par leur tristesse même et leur solitude ; riches, florissantes, peuplées, elles lui auraient inspiré moins d’affection. Ses biographes racontent qu’il se sentait mal à l’aise dans les grandes cités populeuses et qu’il s’en éloignait le plus qu’il pouvait. Il devait au contraire visiter volontiers ces pauvres, villes abandonnées. Le contraste saisissant entre leur ancienne fortune et leur misère présente les lui rendait plus chères, et l’on sent qu’il n’a jamais parlé d’elles qu’avec émotion.

Parmi toutes ces anciennes cités, qui ne subsistaient plus qu’à demi ruinées et désertes, Lavinium avait une importance particulière : « C’est là, disait Varron d’un ton solennel, c’est là que sont les Pénates du peuple romain ; ibi dii Pénates nostri. » Ils avaient témoigné dans une circonstance grave qu’ils ne voulaient pas résider ailleurs. On racontait qu’Ascagne ayant essayé de les transporter avec lui dans la ville qu’il venait de bâtir, deux fois de suite ils quittèrent leur temple d’Albe, quoiqu’on eût fermé les portes avec soin, et retournèrent la nuit à Lavinium. Il fallait bien les y laisser puisqu’ils n’en voulaient pas sortir, et comme ils se seraient fâchés s’ils avaient perdu tous leurs adorateurs, on y envoya six cents habitans qui furent forcés d’y demeurer pour leur faire des sacrifices. Dès lors Lavinium fut entièrement consacré à leur culte. C’était une sorte de ville sainte, comme il y en a encore quelques-unes en Italie, qui, ne contiennent que des églises ou des couvens et où l’on ne rencontre que des moines. Les prêtres ne manquaient pas non plus à Lavinium, si nous en croyons les inscriptions, qui en mentionnent un grand nombre, et même on nous fait remarquer, ce qui est une circonstance assez caractéristique, qu’ils y conservaient le costume ancien dans toute sa rigueur, tandis qu’on l’avait modifié à Rome pour le rendre plus commode. Le temple des Pénates était sans doute le plus important du pays ; on le visitait beaucoup, mais, comme il n’était pas permis de pénétrer dans le sanctuaire, il régnait une assez grande incertitude sur ce que ces dieux pouvaient être. Les uns prétendaient qu’ils y étaient représentés sous la forme de petites statues assises avec une pique à la main ; d’autres que c’étaient simplement des morceaux de fer ou d’airain qui n’avaient pas de figure humaine. Le dévot Denys d’Halicarnasse, fort embarrassé entre ces affirmations contraires, s’en tire en disant qu’il ne faut pas parler de ce que les dieux ne permettent pas qu’on sache. D’ailleurs on n’avait pas besoin de les connaître pour les respecter : ils avaient accompli des miracles qui prouvaient leur puissance. On disait que deux jeunes filles, deux vestales sans doute, étant venues dormir dans leur temple pour être justifiées de certains reproches qu’on leur adressait, l’une des deux, qui n’était pas tout à fait sans tâche, fut, pendant la nuit, frappée de la foudre, tandis que l’autre dormit à ses côtés sans s’éveiller. Il y avait encore à Lavinium d’autres édifices religieux qui, naturellement, prétendaient tous remonter jusqu’à l’époque d’Énée ; on montrait aussi son tombeau dans la campagne : « C’est, dit Denys, un petit tertre, autour duquel on a planté des arbres disposés avec un ordre admirable et qui méritent d’être vus. » Sur le forum de la ville, des statues d’airain rappelaient quelques-unes des légendes qui avaient annoncé ses destinées. Comme on pense bien, la fameuse laie, avec ses trente petits, n’y était pas oubliée. Il était souvent question d’elle à Lavinium : on croyait posséder la cabane dans laquelle Énée l’avait immolée ; ce qui était encore plus extraordinaire, c’est que les prêtres la montraient elle-même aux visiteurs conservée dans de la saumure. On voit que le culte des reliques date de loin en Italie.

Les villes saintes sont, en général, des villes tristes : on y est si occupé des intérêts sacrés qu’on y néglige les agrémens mondains ; elles manquent d’ordinaire d’animation et de gaîté. Lavinium ne devait pas faire exception à la règle commune. La vieille ville avait pourtant ses jours de fête ; tous les ans, à des époques fixes, des prêtres y arrivaient de Rome pour célébrer d’antiques cérémonies ; les premiers magistrats de la république, les dictateurs, les consuls, les préteurs venaient y sacrifier aux Pénates quand ils entraient en charge. Un général n’aurait pas entrepris une grande expédition militaire sans être allé y consulter d’abord les dieux. On racontait que, quand le consul Hostilius Mancinus vint y prendre les augures avant de partir pour l’Espagne, les poulets sacrés se sauvèrent dans le bois ; le consul ne tint pas compte de l’avertissement et alla se faire battre par les Lusitaniens. Mais, en dehors de ces occasions solennelles, qui ranimaient la ville de temps en temps, il est probable que la vie y était très monotone et qu’elle dépérissait tous les jours. On ne sait à quelle époque ni à la suite de quels événemens elle fut réunie à sa voisine, Luurente, l’antique cité de Latinus, qui, à côté d’elle, achevait de mourir. Dès lors ses citoyens prirent le nom de Laurentes Lavinates, et elle fut quelquefois appelée elle-même Laurolavinium. Les inscriptions nous montrent que les empereurs firent quelques offerts pour arrêter sa décadence. C’étaient naturellement les plus zélés pour le culte des dieux ou les plus amis des anciennes traditions qui tenaient surtout à s’occuper d’elle, par exemple le bon Antonin, qui témoigna toute sa vie tant de respect pour les vieux souvenirs de Rome, ou Galerius, l’ardent persécuteur des chrétiens. On trouve encore, dans la correspondance de Symmaque, le dernier des païens, une marque d’affection donnée à cette ville, qu’il appelle religiosa civitas. À ce moment, le christianisme était victorieux, l’invasion approchait, et Lavinium allait entièrement disparaître avec le culte des Pénates.

Il ne reste aujourd’hui plus rien de l’ancienne ville, et son nom ne se retrouve plus sur la carte. On peut dire pourtant avec certitude où elle était située. Les savans s’accordent à croire qu’elle a été remplacée par le village de Pratica, et tout prouve qu’ils ont raison. Comme Lavinium, Pratica est à 16 milles (24 kilomètres) de Rome, à 24 stades (4 kilomètres) de la mer, à peu près à mi-chemin entre Ostie et Antium. En remuant le sol par hasard, on y a découvert beaucoup de débris antiques qui prouvent que, sur cet emplacement, a dû s’élever autrefois une ville de quelque importance, et, comme ces débris sont tantôt des fragmens de vases qui appartiennent à de vieilles fabriques, tantôt des morceaux de marbre et de porphyre qui rappellent les époques les plus somptueuses, Nibby en conclut que cette ville devait remonter aux temps les plus anciens et qu’elle existait encore sous l’empire. Enfin des inscriptions assez nombreuses ont été trouvées à Pratica ou dans les environs, et quelques-unes portent le nom de Lavinium, ce qui achève de lever tous les doutes.

Pratica occupe un plateau de médiocre étendue, qui, de presque tous les côtés, se dresse à pic sur la plaine. Quand on en a fait le tour et qu’on a vu du dehors combien les maisons du village, solidement appuyées sur le roc, sont d’un accès difficile, on se rend compte aisément des raisons qu’Énée pouvait avoir de bâtir sa ville en cet endroit. Il s’y trouvait en sûreté contre les attaques imprévues des Rutules ou des Volsques, de tous ces peuples dont Virgile nous dit que c’était une habitude et un plaisir pour eux de vivre de rapines :


semperque récentes
Convectare juvat prædas et vivere rapto.


D’un autre côté, l’étroitesse du plateau explique qu’il n’ait pas pu longtemps suffire à une population qui, dans les premiers temps, ne cessait de s’accroître. On n’a qu’à jeter les yeux sur Pratica pour comprendre le récit de Tite live, qui nous dit qu’Ascagne, voyant que la ville de son père ne pouvait guère s’étendre, prit le parti de la quitter et d’aller en fonder une nouvelle sur le mont Albain, entre la montagne et le lac.

Il n’y a qu’un seul chemin pour entrer à Pratica ; c’est probablement le même que suivait le cortège des consuls et des préteurs quand ils venaient de Rome accomplir quelque cérémonie sacrée au temple des Pénates. La route, après avoir contourné un moment le village, y monte brusquement par une rampe assez rude et y pénètre en passant sous une porte qui pourrait être aisément défendue. Tout ici, on le voit bien, est préparé pour offrir un asile sûr à quelques laboureurs qui veulent se mettre à l’abri des pillards. La même cause explique la fondation de Lavinium et celle de Pratica : les gens qui, après la ruine de l’ancienne ville, se sont réunis de nouveau sur cet étroit plateau et l’ont entouré de murailles, voulaient échapper aux incursions des pirates barbaresques, qui, jusqu’à la prise d’Alger, n’ont cessé d’infester ces rivages. Le soir venu, les laboureurs s’empressaient de quitter la plaine, remontaient dans leur petite enceinte fortifiée, et, la porte une fois bien fermée, ils pouvaient au moins y dormir en paix. On croit que le village de Pratica, dont le nom commence à paraître au IXe siècle[10], a été plusieurs fois, dans le cours du moyen âge, abandonné et rebâti. Sous sa forme actuelle, il ne remonte pas au-delà de deux ou trois siècles. Il ne contient qu’une place et quelques rues un peu moins sales que celles des autres villages italiens. La place, qui est régulière et assez grande, a été ornée de quelques débris d’antiquité : ce sont les titres de noblesse du petit village. On y voit des chapiteaux de colonnes, des fragmens de statues, des inscriptions en l’honneur d’Antonin et de Galerius, enfin une sorte de piédestal sur lequel on lit ces mots : Silvius Æneas, fils d’Énée et de Lavinie. Si ce monument n’a pas été fabriqué par un amateur du XVIe siècle, ce qui est bien possible, il devait être la base de quelque statue qui ornait le forum de Lavinium. Un des côtés de la place est formé par la façade d’une grande maison, qui n’a aucune prétention à l’architecture ; c’est le palais des Borghèse. Pratica leur appartient depuis près de trois cents ans et constitue l’une de leurs plus importantes baronies.

Ce n’est pas que le village soit fort peuplé : à peine y compte-t-on sept ou huit familles qui osent y demeurer toute l’année. Le reste de la population est nomade et se compose de paysans qui descendent, pendant l’hiver, de la montagne pour retourner chez eux dès que la chaleur approche et que la malaria commence à devenir redoutable. Il en est à peu près de même d’un bout de l’Italie à l’autre, partout où sévit la fièvre des marais. François Lenormant, en parcourant la Grande-Grèce, y a retrouvé cette habitude. On n’a pas oublié de quels traits il a dépeint les misères de ces pauvres paysans calabrais qui viennent tous les ans travailler cette terre malsaine, et je suis témoin que les tableaux qu’il en a tracés ont produit, dans le pays même, la plus vive émotion : tant il est vrai qu’on devient indifférent aux spectacles qu’on a tous les jours sous les yeux et qu’il est bon qu’un étranger nous apprenne de temps en temps ce qui se passe chez nous ! Récemment M. de La Blanchère, qui a séjourné à Terracine et exploré courageusement les marais Pontins, a eu l’occasion d’observer les mêmes usages et de les décrire. Là aussi, les maquis sont déserts pendant la moitié de l’année ; au mois d’octobre, les émigrans y arrivent. En général, ce sont les mêmes personnes qui se fixent dans les mêmes lieux. Ils descendent ensemble de l’Apennin et des Abruzzes et viennent reprendre leurs anciens travaux. « Chacun, dit M. de La Blanchère, va trouver sa lestra, c’est-à-dire un essart fait par lui ou par un devancier, — souvent par un ancêtre, car les familles se sont perpétuées pendant des siècles sur le même soi. Une staccionata, lice grossière garnie de broussailles, enferme les bêtes ; des cabanes en forme de niche, les gens. Pour son compte, ou pour celui d’un autre, l’occupant exerce un ou plusieurs des mille métiers de la macchia. Berger, vacher, porcher le plus souvent, parfois bûcheron, toujours braconnier et rôdeur, usant de la macchia sans scrupule, comme un sauvage de la forêt vierge, il vit, et de son industrie fait un revenu au maître du sol et au sien, qui lui a confié ses bêtes, quand les bêtes ne sont pas à lui. Ainsi se passent six ou sept mois. Juin arrive : les marais sèchent, les mares de la forêt ont tari, les enfans tremblent de la fièvre, les nouvelles du pays sont bonnes. En quinze jours, les chemins sont couverts de gens qui regagnent la montagne. Famille par famille, lestra par lestra, la macchia se vide. On ne rencontre que des habitans escortant leurs chevaux, leurs ânes et leurs femmes, chargés de ce qui doit s’emporter, et bien rares sont ceux que juillet surprend encore dans ces parages. La forêt est abandonnée à vingt espèces de taons et d’insectes qui y rendent la vie impossible. »

C’est à peu près ce qui se passe sur tout le littoral du Latium. J’avoue pourtant qu’à Ostie le tableau m’a paru plus triste que ne le représente M. de La Blanchère. Là, les émigrans sont tous des laboureurs qui viennent ensemencer les terres et faire la moisson. Le soir, ils s’entassent dans des cabanes faites de vieilles planches, avec des toits de chaume. J’en ai visité une, étroite et longue, qui ressemblait à un couloir. Elle n’avait pas de fenêtres et n’était éclairée que par les portes placées aux deux extrémités. L’aménagement était des plus simples. Au milieu, les marmites où se fait la soupe ; des deux côtés, dans des soupentes sombres, les hommes, les femmes, les enfans couchent pêle-mêle sur des tas de paille qui ne se renouvellent jamais. À peine est-on entré dans la cabane qu’une odeur fétide vous serre à la gorge ; sur la route, l’œil qui n’est pas fait à cette obscurité ne peut rien apercevoir ; on n’entend que les gémissemens des malades que la fièvre retient sur leur paille et qui se penchent pour demander l’aumône au passant. Je n’aurais jamais cru qu’un être humain pût vivre dans de pareils taudis. Au moins, à Pratica, il y a des maisons dont l’apparence est assez convenable. Elles sont vides une moitié de l’année et beaucoup trop pleines le reste du temps, mais les émigrans qui s’y pressent n’ont pas à souffrir comme ceux qui croupissent dans les baraques d’Ostie. Le petit village, en somme, n’a pas un aspect trop misérable. Il possède même, ce qui est un grand luxe, une osteria con cucina, qui reste ouverte pendant toute la saison d’hiver, et ne paraît pas manquer de cliens. Au printemps, l’aubergiste s’enfuit, comme tout le monde, ne laissant qu’un malheureux domestique, voué à la malaria, pour garder la maison. Je m’y suis trouvé, un jour de pluie torrentielle, avec quelques gens du pays, qui, faute de mieux, jouaient aux cartes. C’étaient des caporali, ou conducteurs de travaux, et leur dignité se voyait à leur costume ; ils portaient, sous leur grand manteau brun doublé de vert, une veste galonnée. Ces insignes, joints à la culotte courte et au chapeau pointu orné de plumes d’oiseaux, leur donnent un air d’acteurs de mélodrame dont ils paraissent très fiers. En les regardant, je songeais qu’assurément, en France, aucune auberge de village ne m’offrirait une collection de types pareils. Le paysan, chez nous, n’aime pas à prendre des poses de théâtre ; il a peu de souci d’attirer l’attention des indifférens ; au contraire, il est si craintif et si rusé qu’il se donnera plutôt l’air simple et innocent pour qu’on ne se méfie pas de lui. Il faut se garder de le juger tout à fait à la mine et de le croire aussi sot qu’il semble l’être. Ceux d’ici n’ont pas le même caractère. La nature leur a donné un air farouche, et ils ajoutent volontiers à la nature. On dirait qu’ils tiennent à faire peur et à paraître plus brigands encore qu’ils ne le sont. Quoi qu’il en soit, on trouve rarement chez eux des figures vulgaires ; il suffit de les regarder pour être convaincu qu’ils appartiennent à une race énergique et intelligente. Comme ils viennent presque tous de l’Apennin ou des hauteurs voisines, je n’ai pas de peine à croire que j’ai devant les yeux les descendans des Marses, des Èques, des Samnites, de tous ces rudes montagnards que Rome a si difficilement vaincus et qui l’ont aidée ensuite à vaincre le monde.

La tour qui s’élève au milieu du palais des Borghèse est une des curiosités de Pratica. On l’aperçoit de partout, et elle sert aux pâtres et aux voyageurs pour se diriger dans un pays où l’on ne trouve pas toujours de chemin tracé. On l’a sans doute construite pour surveiller les environs à l’époque où l’on avait à craindre les attaques imprévues des pirates, et elle permet de plonger dans les replis des vallées et d’observer tout le rivage, d’Ostie à Porto-d’Anzio. Du dernier étage, la vue est merveilleuse ; mais je ne veux pas me laisser aller à l’admirer en curieux. Quelque charme qu’on éprouve de ces endroits élevés à jeter les yeux au loin, et quoiqu’ici le spectacle de ces belles lignes de montagnes qui ferment l’horizon présente une incomparable grandeur, j’avoue que je suis plutôt tenté de regarder à mes pieds. C’est un intérêt tout historique qui m’occupe ; je songe à Rome, dont je distingue les clochers et les maisons, et je cherche à suivre d’ici les étapes de sa fortune naissante. Cette terre, qui de tous les côtés m’entoure, c’est le Latium, le vieux Latium, comme on l’appelait, habité par les anciens Latins (Latium vetus, Prisci Latini). C’est là, suivant une expression célèbre, que Rome a poussé ses premières racines : ex hac tenui radice crevit imperium ; c’est dans cette petite contrée que les Romains ont dû prendre leurs qualités d’origine ; je l’embrasse tout entière, et, pendant que je l’examine avec soin, je me demande s’il n’y a rien, dans la configuration du sol et la nature du pays, qui puisse expliquer le caractère des habitans.

De cette hauteur, d’où les accidens de terrains disparaissent, le Latium me paraît être une vaste plaine presque unie. En la regardant, il me revient à l’esprit une réflexion de Schwegler, dont il a su tirer des conclusions importantes. Il fait remarquer combien cette plaine paraît d’abord facile à parcourir et accessible à l’étranger. Vers le sud, je ne vois ni montagne, ni rivière, qui la séparent des Volsques ; au nord, elle est baignée par un fleuve navigable ; la mer la Rome à l’ouest et elle y possède une longue suite de côtes. Les anciens avaient déjà observé que les pays riverains de la mer sont ceux qui arrivent le plus vite à une civilisation brillante, mais qu’en général ils paient ces progrès rapides par une corruption précoce. Il Ils sont prompts aux changemens, dit Cicéron, avides de nouveauté. Ils écoutent volontiers tous ces voyageurs qui leur apportent leurs idées et leurs usages en même temps que leurs marchandises. Ils finissent par ressembler à ces îles de Grèce, plus agitées et plus mobiles dans leurs mœurs et leurs institutions que le flot qui bat leurs rivages. » Heureusement, le Latium n’est pas tout à fait ce qu’il paraît être quand on le regarde de haut et de loin. Cette plaine qui, au premier abord, semble entièrement unie, cache des ondulations de terrain, des hauteurs et des vallées qui y rendent parfois la circulation assez incommode ; ce fleuve navigable n’est pas d’un accès facile à cause des sables qu’il charrie ; cette longue côte n’a pas de ports naturels. Il en résulte que les visites de l’étranger n’ont pas produit ici tous leurs effets ordinaires. L’influence du dehors s’y est fait sentir sans doute, mais elle a été tempérée par un fond de qualités naturelles que rien n’a pu entièrement détruire. Le goût des nouveautés et le respect des traditions s’y sont, je ne sais comment, alliés ensemble. Le commerce et l’industrie n’ont pas pris la place de l’agriculture ; la nature du sol avait fait des Latins des laboureurs, et le travail des champs a toujours été chez eux le plus honoré de tous. Mais ces laboureurs ne restent pas isolés dans leurs fermes ; ils possèdent une certaine intelligence de la vie politique, ils éprouvent le besoin d’une vie nationale. Les familles se groupent ensemble pour former des cités ; les cités se réunissent dans une alliance commune et deviennent une nation. Il n’en est pas tout à fait de même chez les peuples qui sont leurs voisins les plus proches, presque leurs frères, chez les Sabins. J’aperçois devant moi leurs montagnes qui forment une ligne sombre à l’horizon. Dans ce pays où les gens du dehors n’avaient guère d’accès, vivait une population presque sauvage de laboureurs et de pâtres, attachés résolument à leurs vieux usages, à leurs antiques croyances, et qui n’en voulaient pas changer. En fait d’organisation politique, ils restent fidèles au régime patriarcal ; l’idéal du gouvernement pour eux, c’est la famille, et ils ne sont pas arrivés, comme les Latins, jusqu’à établir des cités véritables : « Leurs villes, dit Strabon, sont à peine des bourgades. » Aussi Schwegler pense-t-il que, dans cette réunion des deux peuples qui a formé la nation romaine, chacun a eu sa part et son rôle. Les Latins représentent surtout ce goût pour le progrès, ces vues larges, ces instincts d’humanité qui sont le caractère et l’honneur des plébéiens, tandis que les Sabins, race énergique, mais étroite, sévère jusqu’à la dureté, dévote jusqu’à la superstition, ont apporté dans le mélange cet amour des anciens usages, ce respect des vieilles maximes, cet esprit de résistance et de conservation dont les patriciens sont animés. La lutte de ces deux tendances contraires, sous diverses formes, a duré six siècles et elle explique toute l’histoire romaine jusqu’à l’empire. Beaucoup de sages et de patriotes qui en ont été témoins ou victimes l’ont amèrement déplorée ; ils ont cru, ils ont dit que Rome aurait été bien plus heureuse et bien plus grande si l’un de ces deux élémens de discorde avait pu disparaître. Je crois qu’ils se trompaient : en se combattant, ils se contenaient et se tempéraient l’un par l’autre. Leur opposition a empêché la stabilité de devenir la routine et les réformes d’être des révolutions. Elle a pu rendre les progrès plus lents, mais ils en ont été plus sûrs ; grâce à elle, tout s’est fait avec ordre et à son temps. La lutte même des deux principes ennemis, loin d’être pour Rome une cause de faiblesse, est peut-être ce qui lui a donné le plus de ressort et d’élan. Dana ces assauts de tous les jours dont le forum était le théâtre, les caractères ont pris cette trempe énergique, cette ardeur de rivalités généreuses, cette fougue, cette vigueur, qui, tournées contre l’étranger, ont conquis l’univers.

Mais nous voilà bien loin de notre sujet. L’histoire romaine est pleine d’attrait, et si nous nous laissons aller aux réflexions que suggère la vue des plaines du Latium et des montagnes de la Sabine, nous ne pourrons plus nous arrêter. Il est grand temps de descendre de la tour des Borghèse et de revenir au camp d’Énée.


IV

Le dieu du Tibre, dans sa prédiction, qui nous a si longtemps retenus tout à l’heure, ne se contente pas d’annoncer à Énée les destinées de sa race, et de lui donner des éclaircissemens sur la fondation de Lavinium et d’Albe ; après s’être occupé de l’avenir, il songe au présent et lui apprend comment il se tirera des dangers qui le menacent. Toutes les populations italiques s’unissent contre lui ; il ne peut leur tenir tête que s’il a des soldats ; le Tibre lui fait savoir comment il en pourra trouver. Il faut qu’il implore le secours des ennemis des Latins : l’alliance d’Évandre et des Étrusques lui permettra de résister à Turnus. Pour se procurer ces amitiés précieuses et obéir aux ordres du dieu, Énée quitte son camp, s’embarque sur le Tibre et va rendre visite au roi Évandre, dans sa petite ville de Pallantée.

C’est un moyen ingénieux qu’a trouvé Virgile pour se tirer d’une des plus grandes difficultés de son sujet. Il veut chanter la gloire de Rome, et Rome, à l’époque où il place l’action de son épopée, n’existe pas encore ; elle n’y figure que par les prédictions qu’on y fait sans cesse de sa grandeur et de sa gloire. Pour la rendre plus présente, dans cette épopée dont elle est l’âme, le poète a eu l’heureuse idée d’envoyer son héros sur les lieux même où elle doit un jour s’élever : s’il ne peut pas la voir, il faut au moins qu’il la devine et la pressente. Sur ce sol prédestiné, il y a déjà quelque chose d’elle. Le culte d’Hercule victorieux se célèbre au pied de l’Aventin ; les prêtres saliens chantent autour de l’ara maxima ; on montre, sur les flancs du Palatin, la grotte sacrée du Lupercal, et quand les pâtres de l’Arcadie passent auprès des buissons qui couvrent les rochers du Capitole, ils croient entendre Jupiter qui agite son tonnerre et s’enfuient épouvantés. Le huitième livre de Virgile est un de ceux qu’il a écrits avec le plus de verve et de passion. Cette première vue de Rome, avant sa naissance, l’a charmé, et le tableau qu’il en a tracé était de nature à ravir ses contemporains qui opposaient volontiers aux splendeurs de cette ville de marbre qu’Auguste se flattait d’avoir construite, non-seulement la Rome de brique de l’époque républicaine, mais les maisons de chaume du siècle des rois, Je voudrais bien avoir le temps de suivre Énée dans cette excursion où il salue par avance cette cité qui doit être la merveille du monde, rerum pulcherrima Borna $ je voudrais aussi l’accompagner à Gœre, où l’attendent les ennemis de Mézence pour se joindre à lui. Il serait intéressant de voir comment il parle des Étrusques et l’impression que ce peuple étrange a faite sur lui ; mais il faut se borner ; le voyage nous entraînerait trop loin. Résignons-nous à le laisser partir seul et à ne pas quitter le camp où il a établi ses soldats.

Tous ceux qui ont écrit l’histoire de ces anciens événemens ont parlé du camp d’Énée ; ils s’accordent à lui donner le nom de Troie (Troja, castra Trojana), mais ils le placent à des endroits différens. Plusieurs supposaient qu’Énée s’était arrêté entre Lavinium et Ardée, près d’un temple élevé à Vénus, où l’on montrait une statue de la déesse qu’il y avait, disait-on, lui-même apportée[11]. Virgile s’est décidé pour un autre côté du rivage. Fidèle à son habitude de relier le présent au passé, il a voulu consacrer par un grand souvenir les origines d’une ville importante : il met le camp d’Énée à la place même où le roi Ancus Marcius doit plus tard fonder Ostie, le port de Rome. Nous avons vu les Troyens arriver à l’embouchure du Tibre, pénétrer dans « le lit ombragé du fleuve, » Après s’être un peu avancés le long de ses rives, ils s’arrêtent et débarquent. C’est là que des fouilles récentes ont mis au jour les fondemens de vastes magasins qui empiétaient sur le Tibre et qui contiennent encore les grandes jarres de blé où l’on mettait en réserve la nourriture du peuple romain. Ostie est aujourd’hui à près de 4 kilomètres de la mer ; mais nous savons qu’à l’époque de sa prospérité elle en était tout à fait voisine. Dans l’Octavius de Minucius Félix, le premier ouvrage qu’un chrétien ait écrit en latin, l’auteur et ses amis partent un matin d’Ostie pour s’aller promener sur le rivage : il semble, au récit de Minucius, qu’ils n’aient que quelques pas à faire ; ils arrivent vite au terme de leur course et se trouvent « sur une sorte de tapis de sable que le flot semble avoir étendu sous leurs pas pour en faire une agréable promenade. » Un siècle et demi auparavant, quand Virgile parcourait cette plage, elle devait être à peu près dans le même état, et il a supposé, selon son habitude, qu’elle n’avait pas changé depuis Énée. Il a voulu faire pour Ostie comme pour Rome ; il est revenu volontiers au temps où des cabanes de chaume y tenaient la place des palais de marbre. Il a plu à son imagination, éprise de simplicité, amie des contrastes, de mettre les pauvres abris d’un camp improvisé où il voyait de larges rues bordées de portiques et pleines des marchandises les plus somptueuses, de réunir quelques soldats effrayés dans les lieux mêmes qu’animait de son temps le mouvement et le bruit des affaires. Ce camp d’Énée est une sorte de petite ville que le poète imagine sur le modèle de ces castra stativa où les légions romaines se retranchaient quand elles avaient un séjour un peu long à faire. L’enceinte, suivant un vieil usage, en a été tracée avec la charrue ; on a creusé tout autour un fossé profond, et les terres qu’on en a tirées ont servi à former un retranchement armé de créneaux et de meurtrières. En avant, comme des sentinelles avancées, se dressent des tours de bois qui se relient à la place par des ponts volans qu’on jette ou qu’on retire, selon les besoins de la défense. La ville (c’est le nom que Virgile lui donne) n’est entourée d’un rempart que sur la gauche ; la droite étant adossée au fleuve, le poète suppose qu’elle n’a pas besoin d’être protégée. Cette circonstance lui a fourni le dévoûment d’un de ses plus brillans récits. Il raconte que Turnus, en poursuivant les Troyens fugitifs, est entré avec eux dans leur camp sans qu’ils s’en soient aperçus. Le premier soin des fuyards est de pousser précipitamment leurs portes, et ils enferment ainsi dans l’enceinte celui même qu’ils voulaient éviter. Quand ils ont reconnu cette aigrette rouge qui s’agite sur sa tête et les éclairs que lance son bouclier, ils sont pris d’une épouvante indicible. Turnus les poursuit et les tue, « comme un tigre entouré de bêtes timides. » Ils finissent pourtant par voir qu’il est seul, et, s’étant réunis ensemble, ils le forcent à se retirer peu à peu du combat. Devant cette foule, qui s’augmente sans cesse de tous les peureux rassurés, il recule peu à peu, pas à pas, tenant tête atout le monde, mais épuisé par cette lutte inégale. « La sueur coule en flots noirs sur son corps. Il ne peut plus respirer, et son haleine pénible fait palpiter sa poitrine. » Acculé enfin contre le Tibre, comme il n’y a de ce côté ni retranchement ni muraille, il se jette dans le fleuve, « qui le soulève mollement sur ses eaux et le rend à ses compagnons purifié des souillures du combat. »

Le combat, qui se livre en l’absence d’Énée, remplit tout le neuvième chant de l’Enéide. Les Troyens, privés de leur chef, y sont fort maltraités par Turnus et assiégés dans leur camp, qui est sur le point d’être pris. De toute cette mêlée, qu’il serait peu intéressant d’étudier en détail, je ne retiens que deux épisodes, non parce qu’ils sont plus beaux que les autres, mais parce qu’il me semble qu’ils deviennent un peu plus clairs quand on les lit sur les lieux, et que, pour ainsi dire, ils s’encadrent mieux dans le paysage.

Le premier est celui où le poète nous raconte la métamorphose des vaisseaux troyens en nymphes de la mer. Quand Énée a débarqué sur la terre italienne, son premier soin est de mettre ses vaisseaux en sûreté. Il ne pouvait songer à les laisser dans le fleuve. Ce fameux port d’Ostie, avant les travaux de Claude et de Trajan, n’était pas un port. Strabon nous dit que les atterrissemens formés par le sable que charriait le Tibre ne permettaient pas aux navires d’un fort tonnage de s’approcher de la côte. « Ils jetaient l’ancre et restaient au large, exposes à toutes les agitations de la pleine mer. Pendant ce temps, des embarcations légères venaient prendre leurs marchandises et leur en apporter d’autres, en sorte qu’ils repartaient sans être entrés dans le fleuve. » Énée, pour éviter ces dangers et mettre ses vaisseaux à l’abri du sable et des flots, les fait tirer sur le rivage. Cet usage, qui existait déjà du temps d’Homère, n’était pas abandonné au second siècle de l’empire. Minucius Félix, en se promenant autour d’Ostie, à l’endroit même où devait être la flotte troyenne, nous dit qu’il y rencontra « des navires sortis de l’eau et reposant sur des étais de bois qui les empêchaient d’être souilles par la boue. » Les vaisseaux d’Énée étaient placés sur la rive gauche du Tibre, dans cet espace de à stades (720 mètres) qui séparait le camp de la mer. On les avait cachés le mieux qu’on avait pu, et, comme le camp lui-même, ils étaient défendus par une sorte de retranchement du côté où le fleuve ne les protégeait pas ; mais ils n’échappèrent pas à Turnus, Précédant le gros de ses soldats, qui ne marche pas assez vite, le chef rurale, avec quelques cavaliers d’élite, tourne autour du camp troyen, « comme un loup à jeun autour d’une bergerie pleine et bien fermée, lorsqu’au milieu de la nuit, par le vent et l’orage, il entend les agneaux bêler tranquillement sous leurs mères. » Pendant qu’il cherche de tous les côtés quelque accès pour atteindre ses ennemis, qui s’obstinent à ne pas sortir, il aperçoit les vaisseaux et s’apprête à lancer contre eux des torches enflammées. Mais, à ce moment, Cybèle, la mère des dieux, intervient et les sauve : ils ont été construits avec les arbres de la forêt sacrée de l’Ida, elle ne veut pas qu’ils périssent comme des barques ordinaires et obtient de Jupiter la permission de les transformer en déesses de la mer. Elle n’a qu’à dire un mot ; « aussitôt les navires rompent les liens qui les attachent, et, comme des dauphins qui plongent, ils s’enfoncent dans l’abîme. Bientôt après, à la surface des flots, on voit monter autant de jeunes nymphes qu’il y avait de proues d’airain le long du rivage. »

Ce miracle, on le comprend, n’est pas du goût de Voltaire, et il faut croire que déjà, dans l’antiquité, il causait quelque surprise, puisque le poète éprouve le besoin de le défendre. Comme nos auteurs de chansons de geste, qui, lorsqu’ils viennent de raconter quelque fait incroyable, ne manquent pas d’affirmer qu’ils l’ont lu dans un ouvrage latin de quelque moine bien informé, Virgile invoque la tradition : « C’est une bien vieille histoire, nous dit-il ; mais la renommée s’en est conservée à travers les âges. » Cette précaution nous montre qu’il prévoyait quelque objection. Il sentait bien que le récit qu’il allait faire avait, dans son œuvre, un caractère tout nouveau. Chez Homère et chez lui, les dieux interviennent très souvent, mais d’ordinaire ce n’est pas pour déranger l’ordre régulier du monde et produire des effets qui choquent le bon sens. Le surnaturel, comme ils l’entendent en général, est chose très naturelle. Dans ces temps primitifs qu’ils nous dépeignent, les hommes ont coutume de rapporter à une influence divine tout ce qui leur arrive. S’ils assistent à quelque violence des élémens, s’ils sentent s’élever dans leur cœur quelque ardeur furieuse, ils sont tentés de croire que la divinité n’y peut pas être étrangère. « Est-il vrai, dit un des héros de Virgile, que les dieux m’inspirent un grand dessein ; ou chacun de nous ne se fait-il pas un dieu des passions de son âme ? » C’est pour entrer dans cette idée que les poètes antiques représentent si souvent Mars, Minerve, Apollon qui parcourent les champs de bataille, et, au moment critique, apparaissent à un combattant pour exciter son ardeur ou lui suggérer quelque entreprise : il se trouve presque toujours qu’ils ne lui conseillent que ce qui a dû lui venir spontanément à l’esprit. Quand Virgile nous montre Alecto soufflant la colère aux Italiens, à l’arrivée d’Énée, nous ne pouvons nous empêcher de penser que les Italiens devaient être par eux-mêmes fort irrités de voir un étranger qui débarque chez eux et vient sans façon s’établir sur leurs terres, sous prétexte que les dieux les lui ont données. Ailleurs, il nous fait voir Junon, Vénus et Cupidon, qui complotent ensemble de rendre Didon amoureuse d’Énée : avions-nous besoin de l’intervention de tant de divinités pour nous expliquer comment il se fait qu’une femme jeune et belle, qui a beaucoup aimé, s’éprend un jour d’un héros qui lui raconte d’une manière si touchante ses malheurs et ses aventures ? On n’est pas surpris qu’Énée, quand il commence d’aimer Bidon, oublie pour elle cette Italie que les destins lui promettent ; mais on comprend aussi que lorsqu’il n’a plus rien à désirer, dans les premières fatigues d’un amour assouvi, il recommence à y songer. Était-il absolument nécessaire de déranger Mercure pour l’en faire souvenir ? Il serait donc possible, dans les exemples que je viens de citer, de supprimer le merveilleux, sans dommage grave pour l’action : il n’est là qu’une façon de mieux expliquer des incidens naturels qui, à la rigueur, pourraient s’expliquer tout seuls. La légende que nous étudions n’a pas tout à fait le même caractère. C’est un miracle véritable qui change les lois de la nature. Il a été imaginé pour amuser un moment l’esprit par l’imprévu et l’étrangeté de l’invention : c’est véritablement un merveilleux de féerie qui annonce les Métamorphoses d’Ovide.

De l’autre histoire je ne veux presque rien dire, de peur de n’en pas dire assez : il s’agit de l’épisode de Nisus et d’Euryale. Virgile y a mis toute son âme ; ce qui n’empêche que tout y soit exact et précis, et que, sur les lieux, on se rende compte des moindres détails. Dans un récit de pure imagination, le poète nous donne l’illusion complète de la vérité. Voici le camp d’Énée, comme nous venons de le décrire, entre le Tibre, la plaine de Laurente et la mer. Nous assistons d’abord à la veillée militaire des Troyens, en face d’un ennemi menaçant ; ils sont inquiets de l’absence de leur chef, ils craignent de succomber le lendemain aux attaques de Turnus. Nisus, qui garde une porte avec Euryale, lui révèle qu’il a formé le projet de traverser le campement des Rutules et d’aller apprendre à Énée le danger que courent ses soldats. Virgile rapporte, dans des vers qui ne s’oublient pas, l’entretien des deux amis, et leur noble discussion, un de ces combats entre la tendresse et l’héroïsme, où l’héroïsme finit par l’emporter. Il les mène ensuite à l’assemblée des chefs. Pendant que les soldats reposent, les chefs debout au milieu d’eux, appuyés sur leur longue lance, cherchent quelque moyen de prévenir Énée, lorsque les deux amis viennent leur annoncer qu’ils se chargent de l’entreprise. Nisus connaît la route qu’il faut suivre pour arriver jusqu’à lui : sous cette colline qu’il montre, vers la droite, il est sûr de trouver un chemin qui, en quelques heures, peut le conduire à Pallantée ; il en a vu de loin les premières maisons, dans ses chasses aventureuses[12]. Accompagnés par les vœux d’Iule et des chefs troyens, ils partent. Ici, la connaissance des lieux nous permet de les suivre presque pas à pas. Virgile nous dit qu’ils sont sortis « par la porte la plus voisine de la mer ; » nous en sommes d’abord un peu surpris : c’est précisément le contraire du chemin qu’ils auraient dû prendre, car en se dirigeant comme ils le font, ils tournent le dos à Pallantée. La route véritable était à l’extrémité opposée, c’est-à-dire à l’endroit par où l’on arrive aujourd’hui de Rome à Ostie. Faut-il croire, avec Bonstetten, qu’à ce moment le cours du Tibre se rapprochait du grand marais qu’on appelle stagno di Levante, que, dans la partie qui fait face à Rome, le marécage et le fleuve se rejoignant formaient comme une ceinture au camp d’Énée, et qu’il n’y avait pas d’issue de ce côté ? Ou n’est-il pas plus simple d’admettre que Nisus et Euryale ont choisi la route qui longe la mer parce qu’elle était la moins défendue ? Nisus, en effet, a remarqué que les Rutules, qui ont passé la nuit à jouer et à boire, ne se gardaient pas. C’est à peine si quelques feux brillent dans leur camp. Ensevelis dans le sommeil et l’ivresse, les uns sont étendus sur l’herbe, les autres plus mollement couchés sur des tapis entassés ; tous dorment de tout leur cœur. Aussi les deux amis en font-ils aisément un grand carnage. Ils s’attardent même plus qu’ils ne devaient à cette victoire facile ; ils sont tentés par le riche butin qu’ils ont conquis, et perdent leur temps à l’emporter : le pauvre Euryale, un tout jeune homme, qui a la vanité de son âge, ne résiste pas à se couvrir d’armes brillantes, qui, frappées d’un rayon de lune, le trahiront tout à l’heure et seront cause de sa mort. Ils s’aperçoivent enfin que le jour approche, qu’ils sont arrivés à l’extrémité du camp des Rutules et qu’il leur faut se hâter d’en sortir.

Ils changent alors la direction de leur route. Le poète nous a dit qu’à leur départ ils ont trouvé deux chemins devant eux ; l’un menait sans doute directement à la mer ; l’autre, tournant à gauche, longeait le rivage et tenait la place de cette via Severiana, construite par Septime Sévère et qui allait d’Ostie à Terracine. Nisus et Euryale ont suivi ce dernier chemin, tant qu’ils ont traversé le camp de Turnus ; lorsqu’ils en sortent, ils prennent à gauche : leur intention est sans doute de tourner l’extrémité du stagno di Levante et, de là, de se diriger en droite ligne sur la ville d’Évandre. Si l’on voulait aujourd’hui aller de cet endroit à Rome, il faudrait gagner Malafede ou Castel-Decimo par quelque route de traverse et prendre la via Ostiensis ou la via Laurentina, qui vous y mèneraient rapidement. Nous pouvons donc très nettement nous figurer où se trouvaient les malheureux jeunes gens, quand Volcens, qui venait de Laurente pour amener à Turnus une partie de ses troupes, les aperçut. Ils devaient être tout près de ce beau parc de Castel-Fusano, que l’on ne manque pas d’aller voir quand on visite Ostie, à l’endroit où commence la selva Laurentina, Virgile décrit ainsi la forêt qu’ils essaient de traverser :


Silva fuit late dumis atque ilice nigra
Horrida, quam densi complebant undique sentes ;
Rara per occultos lucebat semita calles.


Bonstetten fait remarquer que cette description n’a pas cessé d’être vraie. Aujourd’hui, comme du temps d’Énée, il y a dans toute cette région des fourrés impénétrables, où s’entrelacent les buissons et les ronces, et dans lesquels il est presque impossible de se diriger. Je me souviens d’un petit bois, entre Castel-Fusano et Tore Paterno, où je commis l’imprudence de m’engager et dont je ne suis sorti qu’avec beaucoup de peine et de meurtrissures, fort loin de l’endroit où je voulais aller. Évidemment, si Volcens m’avait poursuivi avec trois cents cavaliers rutules, je ne lui aurais pas échappé. Nisus parvient pourtant à s’en tirer. Le poète, qui tient avant tout à être précis, nous dit qu’il était arrivé à cet endroit, qu’on appela plus tard « le champ Albain[13], » lorsqu’il s’aperçut qu’il était seul. Euryale, moins habile, moins résolu, embarrassé par le butin dont il s’était chargé, était resté en route. Nisus n’hésite pas ; il se jette de nouveau dans la forêt et revient sur ses pas pour mourir, avec son ami.

Je ne commettrai pas l’imprudence de raconter leur mort après Virgile ; j’aime mieux laisser le plaisir au lecteur de revoir dans l’Enéide, l’épisode tout entier, Ce plaisir serait complet si l’on pouvait avoir la chance de relire cet admirable récit à Castel-Fusano même, c’est-à-dire auprès des lieux qui l’ont inspiré. Je n’imagine pas un endroit au monde où l’âme puisse mieux se livrer à cette grande poésie. Dans nos villes bruyantes, il est bien difficile de s’abstraire du présent ; il nous prend et nous tient de tous les côtés. A Castel-Fusano, rien ne nous dispute aux souvenirs antiques. Pour être tout entier à Virgule, je ne voudrais même pas avoir sous les yeux le sévère palais des Chigi, qui ressemble à une forteresse autant qu’à une maison de campagne ; je me placerais en face de l’avenue qu’on a pavée avec les dalles de la via Severiana et qui conduit à la mer, à l’ombre de ces grands pins parasols, les plus beaux qu’on trouve dans la campagne romaine, « Cette ombre, dit très bien Bonstetten, ne ressemble à aucune autre. On se promène entre les troncs gigantesques de ces arbres comme entre des colonnes, et, quoique dans un bois, on voit de partout le ciel et l’horizon. L’œil se repose doucement, comme sous un voile de gaze, dans un jour qui n’a pas le noir de l’ombre ni l’éclat du soleil. Il faut lever la tête pour apercevoir le parasol léger déplié dans les airs entre le ciel et la terre. » Assurément, comme je l’ai déjà dit, les vers de Virgile peuvent être compris et goûtés partout, mais il me semble que, dans cette solitude et ce grand silence, au milieu de ce beau parc qu’entoure un désert, parmi tous ces débris d’antiquité, on y trouve un charme de plus. Peut-être comprend-on mieux, en voyant avec quelle exactitude les lieux sont dépeints et les scènes sont racontées, de quelle manière il s’est fait qu’une œuvre d’imagination, une création de poète, soit devenue pour nous plus vivante et plus vraie que beaucoup d’histoires réelles, et comment s’est accomplie la prédiction de Virgile, qui annonçait à ses personnages que rien ne pourrait jamais effacer leurs noms de la mémoire des hommes :


Fortunati ambo, si quid mea carmina possunt
Nulla dies unquam memori vos eximet ævo.


GASTON BOISSIER.

  1. Je ne dois pas oublier, au moment où je commence ce travail, de rappeler qu’il a déjà été fait, il y a quatre-vingts ans, dans un livre qui jouit encore aujourd’hui d’une réputation méritée. Un Suisse éclairé, qui avait été mêlé aux affaires de son pays pendant la révolution, qui avait voyagé dans le nord de l’Europe et fait un long séjour en Italie) M. de Boostetlen, publia en 1804, un ouvrage intitulé : Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide. Cet ouvrage qui a été beaucoup lu, contient des vues ingénieuses et justes dont j’ai profité. Mais la politique y tient plus de place que la littérature. M. de Bonstetten est un homme du monde, qui n’a pas poussé bien profondément l’étude de Virgile et qui, en parcourant la côte du Latium, s’est encore plus préoccupé des conditions économiques du pays que d’Énée et ses compagnons. J’ai donc pensé qu’après lui il y avait encore quelque chose à faire.
  2. Heyne a montré que, tandis que les traditions ordinaires supposent que la navigation d’Énée est achevée en trois ans, chez Virgile elle dure sept ans entiers.
  3. Le grammairien Servius nous dit « qu’on voit bien que Virgile était très curieux de tout ce qui concernait l’Italie. » Quoiqu’on connaisse mal sa vie, on peut affirmer qu’il l’avait souvent visitée, s’enquérant, dans les villes qu’il traversait, de leurs vieilles histoires, mais admirant surtout les beaux sites et les riches campagnes. On nous dit qu’il se plaisait à séjourner à Tarente, à Naples, en Sicile, où il se sentait plus près de la Grèce. Il est question, dans l’Enéide, de Baïes et des travaux du port de Jules, qu’Agrippa y faisait bâtir. Il n’avait pas oublié non plus les plaines de Mantoue et ce petit champ qui lui avait coûté tant de larmes quand on avait voulu le lui ôter. Il avait conservé de ce beau pays un souvenir si présent que longtemps après il décrivait avec admiration ces chênes aériens qui se dressent sur les bords transparens de l’Adige et du Pô et qui lèvent jusqu’au ciel leurs cimes touffues, » On verra enfin, dans la suite de ce travail, qu’il avait dû parcourir avec le plus grand soin toute cette côte de la mer où il a placé l’action de son poème.
  4. Voltaire craint tellement qu’on ne les trouve ridicules qu’il éprouve le besoin d’excuser Virgile de les avoir racontés. « N’est-il pas vrai, dit-il, que nous permettrions à un auteur français qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la sainte ampoule, qu’un pigeon apporta, du ciel dans la ville de Reims pour oindre le roi et qui se conserva encore avec foi dans cette ville ? Tel est le sort de toutes ces anciennes fables où se perd l’origine de chaque peuple, qu’on respecte leur antiquité en riant de leur absurdité. Après tout, quelque excusable qu’on soit de mettre en œuvre de pareils contes, je pense qu’il vaudrait encore mieux les rejeter entièrement : un seul lecteur sensé que ces faits rebutent mérite plus d’être ménagé qu’un vulgaire ignorant qui les croit. »
  5. Il est curieux, à ce propos, de noter à quel point Horace et Virgile ont des tendances contraires : tandis que le patriote Virgile, qui tient à donner une couleur latine aux fables grecques, semble vouloir confondre l’Olympe avec le mont Albin ; Horace, à qui ce souci est fort indifférent, se moque de ceux qui veulent identifier le mont Albain avec le Parnasse et qui prétendent en faire le séjour des Muses : Dictitet Albano Musas in monte locutas.
  6. Il est vraisemblable que certains rites du culte des Pénates lui avaient donné naissance. Il était d’usage d’offrir à ces petits dieux les prémices des repas, et on les leur présentait sur des tranches de pain qu’on appelait ''mensœ paniceœ. Naturellement elles étaient sacrées, et il fallait supposer une terrible famine pour qu’on osât y toucher. Manger les paniceœ voulait donc dire simplement souffrir d’une de ces grandes disettes qui forcent à ne rien respecter. Telle devait être l’origine de la prédiction faite aux Troyens et qui les effrayait tant. La bonhomie ingénieuse des paysans latins trouva le moyen que raconte Virgile pour accomplir l’oracle à peu de frais.
  7. On vient de voir que, dans le récit de Virgile, Énée ne parle que d’Anchise ; c’est lui seul qui lui a prédit qu’il en viendrait à manger ses tables. Il est donc vraisemblable que la prédiction des Harpies a été ajoutée plus tard par le poète. Je ne crois pas qu’il soit téméraire de supposer, comme je viens de le dire, que Virgile ne l’a fait que parce qu’il craignait le mauvais effet que pouvait produire son récit sur quelques lecteurs et qu’il voulait le justifier et les y préparer d’avance.
  8. Virgile a même introduit dans la légende une obscurité et une inexactitude nouvelles. En admettant que la laie blanche ait été trouvée, comme il le dit, sur les bords du Tibre, il aurait fallu supposer qu’elle s’enfuit jusqu’au lieu où doit s’élever Lavinium. Mais il a pensé que ce serait un spectacle ridicule de montrer Énée et ses soldats poursuivant une laie pendant près de huit kilomètres, et il a pris bravement son parti de la faire immoler où on l’a rencontrée. Mais alors on ne comprend plus l’expression : Is locus urbis erit, car Lavinium est à six milles des bords du Tibre. Servius dit qu’il faut traduire comme s’il y avait : in ea regione, c’est-à-dire, dans le pays, dans les environs, ce qui est bien vague et bien arbitraire.
  9. Bonstetten, dépeignant l’état de ce pays en 1804, parle à peu près comme Lucain : « Quelques-unes des cinquante-trois nations qui existaient jadis dans le Latium sont représentées par une seule maison. La grande ville de Gabii n’est plus que la demeure d’un troupeau de vaches. Fidènes, où tant de milliers d’hommes périrent par la chute d’un amphithéâtre, est la masure d’une étable de moutons, et Cures, l’illustre patrie de Numa, une hôtellerie. Antomnœ, avec ses tours superbes, Collatia, Cenina, Veies, Crustumerium, et tant d’autres villes, qui prouvent l’état florissant du Latium, furent englouties en peu d’années par Rome naissante, déjà instruite à dévaster la terre, et l’on cherche encore le lieu où elles ont existé. »
  10. La forme primitive de ce mot parait avoir été Patrica. Nibby pense que ce nom doit être dérivé de celui du Pater indiges, c’est-à-dire d’Énée, qu’on honorait surtout à Lavinium. Sous le nom moderne, ce serait la ville d’Énée, civitas Patris.
  11. Une autre raison qu’on avait de faire aborder Énée en cet endroit, c’est qu’on y plaçait ordinairement le fleuve sacré qu’on appelait le Numicus ou le Numicius. Denys d’Halicarnasse et Pline l’ancien semblent bien dire en effet qu’il coule près de Lavinium, et on l’identifie d’ordinaire avec le Rio Torto ou quelque autre de ces ruisseaux qu’on trouve entre Pratica et Ardée. Mais Virgile le met tout près d’Ostie. Quand les Troyens, à leur arrivée, cherchent à reconnaître les lieux où ils viennent de débarquer, ils envoient des gens pour explorer les environs, et ces gens leur rapportent qu’ils viennent de voir les marais où le Numicius prend sa source : fontis stagna Numici, ce qui semblerait indiquer un ruisseau qui sortirait du stagno di Levante pour aller à la mer. Du reste, ce ruisseau avait fini, disait-on, par tarir, ce qui explique qu’on discutât sur son emplacement.
  12. Bonstetten fait remarquer qu’en effet, des hauteurs de Castel Decimo, on voit nettement les maisons des faubourgs de Rome.
  13. J’ai quelque peine à comprendre comment ce passage de l’Enéide a causé tant d’embarras aux interprètes. Il est clair qu’il ne s’agit ici ni de la ville fondée par Ascagne, ni, comme Heyne le supposait, du lac situé au pied du mont Albain. Ils sont beaucoup trop loin du rivage, et il aurait fallu à Nisus une grande journée pour y aller et en revenir, tandis qu’il doit mettre bien moins d’une heure à son voyage. Virgile veut désigner un endroit du territoire de Laurente qui, pour des raisons que nous ignorons, avait reçu le nom de loci Albani, et qu’on appelait ainsi de son temps. Le soin qu’il prend de l’indiquer montre bien le désir qu’il avait d’être précis et d’attacher la scène à un lieu déterminé.