Le Pays de l’or (Conscience)/03

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 29-37).


III

SUR L’ESCAUT


Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, le Jonas avait déjà fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns témoignèrent bien leur étonnement à la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs même semblèrent soupçonner la fraude ; mais le capitaine leur fit croire que c’étaient des voyageurs attardés compris dans l’équipage, qui avaient manqué le convoi et étaient ainsi arrivés trop tard. Les succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus défiants ; et, comme les nouveaux venus paraissaient être de gais compagnons, on oublia bientôt leur arrivée inopportune et on chanta, comme avait fait le pilote :

Plus on est de fous, plus on rit !

La joyeuse vie recommença ; on dansa et sauta de nouveau.

Cette fois, cependant, Donat Kwik n’eut pas grande envie de partager la joie générale. Les deux Anversois le trouvèrent tristement assis dans un coin, la tête dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce qu’il avait.

– Je suis malade, messieurs, répondit le paysan, malade comme un cheval, de la bière d’orge d’Anvers, du genièvre brun que cet empoisonneur de capitaine m’a fait boire hier au soir. Ah ! ma pauvre tête ! Il y a là dedans trois ou quatre hommes occupés à battre le blé. Que ne suis-je en ce moment dans notre grenier à foin de Natten-Haesdonck ! Car en bas, dans cette étable de cochons, une marmotte même ne pourrait dormir. Toute la nuit j’ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d’or grand comme une meule… Ce maudit genièvre du capitaine ! Aïe ! aïe ! ma poitrine brûle ; je ne donne plus dix sous de ma vie !

— C’est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant ; c’est à vous seul qu’il faut vous en prendre ; puisque vous l’avez bu, vous devez le cuver avec patience.

Victor, qui était très-compatissant, lui prit la main et le consola en lui promettant que son mal guérirait bien vite.

— Puis-je savoir, s’il vous plaît, à qui j’ai l’honneur de parler ? demanda Donat.

— Je me nomme Victor Roozeman.

— Et ce monsieur-là ?

— C’est mon ami Jean Creps.

— Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon cœur de votre bonté. J’ai été grossier et stupide hier, n’est-ce pas ? Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m’arrivera plus. Je sais lire et écrire, je suis bien élevé et je connais mon monde. Lorsque je serai guéri, permettez-moi d’échanger de temps en temps une parole avec vous. Il faut toujours que je cause avec moi-même, et je ne suis pas assez éloquent pour y trouver du plaisir… Oh ! mon Dieu, ma tête, ma tête brûle !

Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et continuèrent leur promenade.

Pendant ce temps, le Jonas, poussé par un vent frais, descendait majestueusement l’Escaut.

L’essaim des passagers étaient encore plus agité que la veille. On avait dîné pour la première fois sur le navire, un dîner abondant et appétissant : du rosbif et des légumes frais pour tous, et même quelques poulets rôtis pour les délicats des deux premières classes. Là-dessus, les passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs fortes, et, sous l’influence de cette légère émotion qui, chez quelques-uns, dégénérait en une ivresse complète, les esprits étaient montés à un degré d’excitation extraordinaire.

Le pilote essaya enfin de faire régner un peu d’ordre sur le pont ; mais on reçut ses avis et ses ordres en se moquant de lui, en riant et en dansant. Il alla, tout courroucé, du côté du gouvernail, où le capitaine contemplait avec un sourire l’animation des passagers en gaieté. Il répondit à la plainte du pilote :

— Laisse-les faire, Corneille. Vois-tu là-bas ces nuages monter sur la mer ? Le vent s’élèvera, et aussitôt que le Jonas commencera à danser, ce sera fini de tout ce vacarme. 

En ce moment, Donat Kwik accourut, pâle et défait, vers Jean et Victor, qui contemplaient en causant le large fleuve. Le paysan se laissa tomber à genoux devant eux, et éleva les mains d’un air suppliant.

— Pour l’amour de Dieu ! dit-il, ayez compassion d’un pauvre Flamand  ! Je vais mourir, je suis empoisonné… Le sensible Victor, croyant à la possibilité d’un malheur, releva Donat Kwik, le prit dans ses bras et lui demanda avec intérêt ce qui lui était arrivé.

— Ah ! mon bon monsieur Roozeman, ah ! monsieur Creps, je n’étais pas bien, vous savez de quoi, gémit le paysan. Ils ne me comprennent pas en bas ; ils se moquent de moi et rient de ma souffrance. Il y a quelqu’un qui est allé chercher le médecin, et il est venu un homme avec un gros nez rouge. Il m’a versé dans le corps un demi-litre de cette exécrable eau salée, et une poudre rouge, du poivre d’Espagne, je connais cela, ça sert à faire trotter les ânes. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! je suis empoisonné, soyez-en sûrs, mon âme va quitter mon corps. À l’aide ! à l’aide !

— Bah ! ne voyez-vous pas, messieurs, que cet imbécile a le mal de mer ? dit un Allemand en passant.

Cette remarque amena un sourire sur les lèvres des deux amis, et ils se disposaient à convaincre Donat que son indisposition se passerait d’elle-même ; mais le pauvre garçon sentit une terrible crampe d’estomac, porta ses deux mains à sa poitrine et s’enfuit dans l’entre-pont pour se cacher.

Comme le capitaine l’avait prédit, le ciel se couvrait peu à peu de petits nuages, et le vent, quoique déjà favorable, gagna en force. L’eau commença à s’élever et le Jonas dansa gracieusement sur les vagues qui accouraient à sa rencontre de la pleine mer.

Le capitaine marcha vers le pilote et lui dit :

— La fin de cette folle kermesse est arrivée, Corneille ; qu’on prépare des seaux et des cuves. Il y en a déjà une vingtaine là-bas couchés avec la tête au-dessus de la mer. Vite ! sinon ils vont faire là-dessous un affreux gâchis. 

En effet, la joie et les chansons s’éteignirent en peu de temps. Bientôt, plus de la moitié des passagers furent pris de violentes douleurs d’entrailles et de crampes d’estomac ; ils étaient pâles comme des cadavres, et, pendant les moments de répit que leur laissaient leurs souffrances, ils interrogeaient l’espace d’un regard égaré et stupide, comme pour lui demander l’explication de ce mal mystérieux qui avait refroidi si soudainement leur enthousiasme et soufflé sur leur joie. L’Océan, dont le nébuleux horizon leur apparaissait au loin, leur avait envoyé son messager ordinaire, le mal de mer, pour leur souhaiter la bienvenue sur la plaine liquide.

Victor en avait été atteint un des premiers ; il était silencieusement courbé au-dessus du bord du navire, et quand ses souffrances diminuaient, il s’efforçait quelquefois de répondre par un sourire aux consolations de Jean ; celui-ci, qui était encore en bonne santé, prit enfin son ami par le bras pour le conduire dans sa cabine et l’aider à se mettre au lit. Pendant qu’ils descendaient, Victor lui dit :

— Ce n’est rien, Jean, je sais bien que cela se passera ; mais cependant tu ne peux imaginer comme ce mal étonnant abat et torture l’homme. Je comprends que tu ries, j’ai ri aussi du pauvre Donat, mais c’est…

Une nouvelle crampe étouffa la parole sur ses lèvres. Jean allait de nouveau répondre à ses plaintes par des railleries ; mais il sentit à son tour que le cœur lui tournait, et le violent effort qu’il fit pour surmonter le mal mouilla son front d’une sueur froide.

— Viens, viens, Victor, dit-il, descendons. Ce malencontreux mal de mer ne se trouvait pas sur le prospectus ; pas de roses sans épines ; cela se passera en dormant.

Un grand nombre de malades descendirent, les uns après les autres, derrière les deux amis. Enfin, il n’en resta plus qu’une vingtaine sur le pont. Quoique ceux-ci parussent à l’épreuve du mal de mer, ils n’étaient pas cependant à leur aise. Ils étaient faibles, et découragés et regardaient silencieusement les flots, qui soulevaient avec une régularité monotone les flancs du navire.

Lorsque, à l’embouchure de l’Escaut, le Jonas entra dans le détroit, le capitaine dit à son pilote :

– Il s’écoulera quelques jours avant que ce tas d’imbéciles soient sur pied. Nous emploierons ce temps à mettre tout en ordre. Plus de familiarité avec les passagers. Fais savoir aux matelots que le premier qui s’amusera un peu trop avec les étrangers sera mis aux fers pendant trois jours. Qu’on prenne garde à mes moindres ordres ; je veux rester seigneur et maître sur mon vaisseau : nous sommes en mer.