Le Pays de l’or (Conscience)/02

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 10-28).


II

LE DÉPART


Par une chaude journée du mois de juin, deux ou trois heures avant la tombée du soir, une grande foule était réunie au bord de l’Escaut, regardant d’un œil étonné un beau brick qui, pavillons déployés et flottant au vent, mouillait dans le port, prêt à appareiller. C’était le Jonas, équipé par la société française la Californienne : le premier vaisseau qui fit un voyage direct au pays de l’or, nouvellement découvert.

Le pont du brick fourmillait déjà de passagers qui agitaient à tout moment leurs chapeaux en l’air et faisaient retentir sur les flots leurs cris de triomphe. Du bord de l’Escaut, on leur envoyait de brillants souhaits de bonheur. C’était comme une kermesse, comme une joyeuse fête à laquelle les habitants d’Anvers ne prenaient pas moins part que les chercheurs d’or surexcités, quoique les émigrants fussent pour la plupart des français des départements du Nord, et que très-peu de Belges se fussent laissé séduire par le brillant appât de la Californienne.

Une couple de barques longeaient le quai pour prendre les retardataires qui avaient passé en ville les dernières heures. On voyait voguer également quelques autres canots sur le fleuve. Chacun d’eux avait un drapeau belge au gouvernail, et ceux qui le montaient envoyaient leurs adieux à la ville d’Anvers et à l’Europe, et faisaient un tel vacarme en entrant et en battant des mains, qu’ils avaient l’air de gens ivres ou fous.

En ce moment, trois personnes, un bourgeois avec ses deux fils, sortirent en hâte d’une rue aboutissant au quai et se dirigèrent vers le lieu où se trouvaient les barques.

— Vois, vois, mon père, dit l’aîné des deux jeunes gens, voilà le Jonas qui attend avec impatience.

— Que Dieu le protège ! dit en soupirant le vieux bourgeois.

— Mais allez-vous vous attrister maintenant, mon père ? dit le jeune homme en riant. Que sont deux années dans la vie d’un homme ? J’en ai usé au moins six devant un stupide pupitre. Pas d’inquiétude ! au contraire, soyez content et ayez confiance. Je reviendrai avec des monceaux d’or, avec des trésors, et ce sera mon orgueil d’avoir procuré à mon père et à mon frère une vie douce et paisible. Ainsi, ne soyez pas inquiet : vous n’aurez jamais de raisons de regretter ce voyage… Mais où reste donc Victor ? Aurait-il mal aux jambes, maintenant que l’heure décisive est arrivée ?

— Sa mère et lui ont tant de choses à se dire ! murmura le vieux bourgeois.

— Vois, Jean, ils viennent là-bas, remarqua le frère. Cette pauvre Lucie Morrelo, elle marche la tête haute et paraît contente ; mais la servante du capitaine m’a dit que, depuis huit jours, elle ne fait que pleurer lorsqu’elle est seule.

— Tant mieux, mon frère.

— Comment cela ?

— Certainement, c’est une preuve qu’elle aime sincèrement mon ami Victor. Cela me réjouit pour lui.

Les personnes dont l’arrivée avait été annoncée par le frère de Jean se montrèrent bientôt au coin de la rue. C’était une dame déjà vieille, qui marchait en parlant à côté d’un jeune homme et lui pressait la main avec une tendresse inquiète, pendant que lui dirigeait vers le Jonas, pavoisé comme aux jours de fête, des yeux où brillait une joyeuse excitation.

Derrière eux venait un homme avec des joues tannées et de larges favoris, qui donnait le bras à une très-jeune fille au visage charmant et délicat, et s’efforçait de lui faire comprendre, en riant et en plaisantant, qu’un voyage en mer n’était pas plus dangereux qu’une petite excursion à Bruxelles par le chemin de fer.

— Victor, Victor, dépêche-toi ! on lève déjà l’ancre là-bas ! s’écria Jean, qui se tenait debout dans une barque. On nous annonce qu’il n’y a plus de temps à perdre.

Lorsque la veuve regarda, du bord de l’Escaut, le faible esquif qui allait dans quelques minutes lui enlever, pour toujours peut-être, son fils bien-aimé, les larmes tombèrent sur ses joues et elle le pressa en sanglotant dans ses bras. Ce tendre embrassement émut profondément Victor, et il s’efforça de consoler et de tranquilliser sa mère affligée par de douces paroles, et en lui promettant plus d’aisance et de bonheur pour ses vieux jours.

Il fût resté longtemps encore sur le cœur de sa mère, sourd à l’appel de son ami ; mais le vieux capitaine, l’oncle de Lucie, l’arracha de ses bras en se moquant de cet excès d’attendrissement. Jean, de son côté, criait plus fort que jamais que la barque ne pouvait attendre plus longtemps.

Victor prit les deux mains de la jeune Lucie dans les siennes et pénétra par un long regard jusqu’au fond de son cœur ; ses yeux demandaient : « M’attendras-tu ? Ne m’oublieras-tu pas ? » La demande et la réponse devaient être toutes les deux très-émouvantes, car un torrent de larmes roula sur le visage de la jeune fille, et le visage du jeune homme s’illumina d’une joie extrême.

Le marin prit Victor par le bras et l’entraîna vers la barque. Le jeune homme, ému, embrassa encore sa mère et murmura à son oreille les plus ardentes paroles d’amour.

— Eh bien, puisque Dieu l’a permis, dit-elle en sanglotant, va, mon fils ; je prierai pour toi tous les jours, toutes les heures. Ne m’oublie pas ! n’oublie pas ta mère !

Victor descendit dans le canot : les rames plongèrent dans le fleuve… En ce moment, on vit accourir de loin un jeune homme qui agitait ses bras au-dessus de sa tête, avec des gestes inquiets, et qui criait :

— Attendez un peu, pour l’amour de Dieu ! Je suis Donat Kwik ; j’ai payé mon passage ; il faut que j’aille aussi au pays de l’or !

Ce jeune homme paraissait être un paysan ; la longue redingote bleue qui lui pendait jusqu’aux talons, son visage rouge et bouffi, son air naïf ou bête, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus, indiquaient qu’il avait quitté les travaux des champs pour courir également après la fortune.

Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le canot ne partît sans lui, il sauta avec une précipitation aveugle sur le bord du léger esquif et culbuta dans l’eau la tête la première.

Un matelot le saisit par les cheveux ; un second, aidé de Jean, le tira dans la barque, au milieu des éclats de rire et des applaudissements des bourgeois réunis sur le quai.

Le paysan regarda autour de lui avec embarras, se frotta la tête, rejeta une gorgée d’eau et murmura tout stupéfait :

— Camarades, il y a, pardieu ! trop de sel dans la soupe ! Vous n’aviez pas besoin non plus d’arracher la moitié de mes cheveux : je nage comme une anguille…

Mais, comme le canot bondit tout à coup sous la vive impulsion des rames, Donat Kwik tomba en arrière sur un banc et se cramponna avec frayeur au bord de l’embarcation.

Cet incident avait à peine détourné du quai l’attention de Victor. Pendant que la barque s’éloignait avec rapidité du rivage, il tenait le regard dirigé vers l’endroit où sa mère et Lucie lui faisaient toutes sortes de gestes encourageants, comme si elles eussent cru, les âmes aimantes, qu’il était encore plus malheureux qu’elles.

Jean était debout sur un banc. Il jeta à son père et à son frère un dernier adieu retentissant, agita son chapeau et poussa un hourra triomphant qu’on entendit jusque près des maisons du quai.

Ces cris de joie firent un singulier effet sur Donat Kwik. Il sauta debout, s’élança au cou du joyeux jeune homme et le pressa dans ses bras avec tant de force, que Jean sentit l’eau mouiller sa poitrine. Il éloigna avec une sorte de colère le grossier compagnon de voyage, et s’écria :

– Ah çà ! mon gaillard, êtes-vous fou ou gris ?

– Je crois, en effet, que j’ai un petit coup dans le cerveau, répondit l’autre. Il y a de la bonne bière à Anvers, de la forte bière…

– Ne voyez-vous pas que vous me mouillez et que vous abîmez mes vêtements ?

– Pardieu ! j’avais oublié le bain froid ! Bah ! camarade, nous pourrons acheter là-bas autant d’habits que nous voudrons. De l’or par brouettes !

– De quel pays êtes-vous ? À votre langage, on dirait que vous venez de Matines ? demanda Jean.

– Vous l’avez presque deviné. Je suis Donat Kwik, un fils de paysan de Natten-Haesdonck, au delà de Rupelmonde, dans le petit Brabant, dit l’autre en bredouillant très-vite. Ma tante est morte ; j’ai hérité, mais pas assez, à mon goût. Je vais chercher de l’or. À mon retour, je me marie avec Hélène, la fille du notaire, ou avec Trine, la fille du bourgmestre, ou avec la demoiselle du château. Je ramasserai tant d’or, tant, tant, que je pourrai acheter tout le village !

Jean se retourna, en haussant les épaules, vers son ami Victor, qui répondait encore par signes au tendre adieu qu’on lui envoyait du quai, et il le plaisanta sur la visible émotion de Lucie et sur sa profonde affection pour lui.

Donat vint interrompre la conversation. Il montra aux deux amis un morceau de papier imprimé :

– Camarades, voyez un peu ceci…, dit-il.

– Vous devenez ennuyeux avec vos camarades ! murmura Jean d’un ton courroucé.

– Eh bien, je dirai, messieurs, puisque vous le voulez absolument, quoique je ne sois pas pauvre non plus. Allons, ne faisons pas tant de compliments ; vous devriez me dire, messieurs, ce que je tiens ici en main.

– C’est un billet de banque anglais de cinq livres, mon ami, répondit Victor.

– Oui, mais en francs ?

– Quelque chose de plus que cent vingt-cinq francs.

— J’avais peur, pardieu ! que le vieux juif chez lequel j’ai changé mon argent ne m’eût fourré en main des chiffons de papier.

– En avez-vous beaucoup de cette espèce ? demanda Victor en souriant.

Le paysan regarda les matelots avec défiance, et dit mystérieusement à l’oreille des deux amis :

– J’en ai quatre : le reste de mon héritage. J’aurais bien pu placer ces cinq cents francs à intérêt chez l’agent d’affaires de notre village ; mais on ne peut savoir ce qui arrivera là-bas ; la prudence est la mère de la porcelaine. Si nous étions dupés et si nous ne trouvions pas d’or ? Ce n’est pas Donat qui mourra de faim le premier : il a une poire pour la soif. Il faut que vous sachiez, messieurs, que je suis malin, beaucoup trop malin quelquefois !

La barque atteignit le navire, et les voyageurs furent salués par une salve d’applaudissements. Le Jonas avait déjà levé l’ancre et tendu ses voiles. Bientôt il prit le vent et avança sous l’impulsion d’une fraîche brise.

Alors, le navire lâcha sa bordée pour dire adieu à la ville d’Anvers ; les canots du fort répondirent à ce salut, les marins agitaient leurs chapeaux sur les mâts, les passagers remplissaient l’air de leurs cris de triomphe, les quais retentissaient des souhaits de bonheur de la foule ; et le Jonas glissa majestueusement en avant, au bruit du canon qui grondait et des gigantesques acclamations des milliers de spectateurs.

Donat Kwik était le plus en train ; il bondissait de droite à gauche comme un insensé, les bras levés et criait : « Hourra ! hourra ! » d’une voix si forte, que ses cris retentissaient au-dessus de ceux des autres passagers, pareils au braiment d’un âne. Comme il heurtait tout le monde, il recevait par-ci par-là un coup de poing dans le dos ou un coup de pied dans les jambes ; mais il n’y faisait pas attention et beuglait à perdre haleine.

Il remarqua ses deux compagnons de la barque qui, debout derrière la batterie, se montraient sur le quai l’endroit où ils croyaient que se trouvaient leurs parents, quoique la foule n’apparût plus à leurs yeux que comme une tache noire confuse. Donat passa la tête entre eux et dit grossièrement :

– Eh ! eh ! pardieu, camarades, sommes-nous malades ? Je veux dire : Messieurs, avons-nous du chagrin ?

– Sur ma parole, dit Jean courroucé, si tu continues à nous ennuyer, je te casse le cou, entends-tu, Donat Kwik ?

– Mais il n’y a pas là-dessous, dans la troisième classe, âme qui vive pour me comprendre ! répondit Donat. Ils sont aussi stupides que des veaux ; ils baragouinent un patois inintelligible, et ils ne connaissent même pas un mot de flamand.

– C’est égal, va-t’en, te dis-je !

Le paysan, voyant que c’était sérieux, s’éloigna en traînant les jambes et grommela en lui-même :

– Qu’ils sont fiers, ces messieurs de la ville ! Comme si je ne devais pas trouver autant d’or qu’eux, et même davantage. Si mes compatriotes ne veulent pas causer avec moi, je serai donc obligé de me coudre la bouche ? Allons, allons, vive la joie !… Hourra ! hourra ! vive la Californie !

Et, tournant sur lui-même comme une toupie et balançant les bras comme un moulin à vent, il sauta au milieu d’un groupe de gens joyeux.

En ce moment, le Jonas tourna derrière la Tête-de-Flandre, et la ville d’Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s’enflèrent sous un vent favorable. Le joli brick pencha légèrement de côté et s’élança avec un redoublement de vitesse à travers les vagues agitées.

– Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour dire un mot à nos provisions et déboucher une bouteille de madère.

– Oui, oui, répondit Victor avec enthousiasme, l’heureux voyage est commencé. Hourra ! buvons un coup là-dessus ! L’avenir nous appartient.

Pendant qu’ils parlaient de leurs projets et de leurs espérances en buvant un verre dans l’entrepont, le Jonas descendait le cours de l’Escaut jusqu’à la hauteur de Calloo, où on laissa tomber l’ancre pour attendre la marée du lendemain.

Le capitaine, malgré son air dur et sévère, se montrait fort aimable envers les passagers. Il semblait les encourager à passer encore la dernière heure du jour dans la gaieté ; serrait, en se promenant, la main aux uns, offrait aux autres d’excellents cigares, et fit même monter quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre à ceux qui le désiraient. Un murmure approbateur s’élevait sur son passage, et le cri de « Vive notre brave capitaine ! » retentissait autour de lui.

Pendant ce temps, les matelots échangeaient entre eux des regards mystérieux, et semblaient se dire que les manières amicales du capitaine cachaient un secret.

Le capitaine laissa les passagers s’amuser jusqu’à dix heures du soir ; mais alors il leur fit comprendre, avec bonté, que chacun devait aller se coucher dans la cabine qui lui était désignée. On aida des gens fatigués à trouver leur lit, et le silence le plus complet régna enfin sur le pont.

Vers minuit, les barques quittèrent silencieusement le bâtiment et se dirigèrent vers la côte flamande de l’Escaut, puis revinrent aussi mystérieusement avec de nouveaux passagers. Immédiatement après, les marins, s’éclairant au moyen de lanternes, tirèrent d’une cachette des planches de sapin, et se mirent à clouer et marteler si fort, que le pont en fut ébranlé. Ce travail nocturne avait pour but d’ajuster, au moyen de ces planches préparées d’avance, des lits pour les nouveaux arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s’étonnèrent guère de ce vacarme, car on avait eu la précaution de les avertir que, pendant la nuit, on construirait, pour leur facilité, une nouvelle cuisine.

Il existe dans le port d’Anvers, comme ailleurs, des règlements qui déterminent le nombre de voyageurs qu’un bâtiment peut prendre en raison de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur départ, compte les voyageurs, mesure la place assignée à chacun d’eux dans l’entre-pont, et pèse et examine les provisions, pour s’assurer que les personnes qui s’embarquent ne manqueront ni d’espace ni de la nourriture suffisante. Sur le Jonas , on avait trouvé assez d’espace, des provisions plus qu’il n’en fallait et tout était en règle pour cent hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels : All right ! le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une cinquantaine de chercheurs d’or, tous Français, des environs de Lille et de Douai, qui furent conduits à Calloo par des gens apostés à cet effet, pour s’embarquer secrètement à minuit sur le Jonas. Le résultat de cette fraude était un bénéfice net de trente ou quarante mille francs pour celui en faveur duquel elle avait été pratiquée ; car on recevait le prix du voyage de cinquante passagers que, d’après les dispositions de la loi, l’on ne pouvait pas prendre à bord.

L’accumulation de tant de monde pouvait être une cause de grande gêne ; mais le capitaine semblait s’en inquiéter fort peu. Il répondit à une remarque de son pilote :

— Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions ; on diminuera la ration ; si c’est nécessaire.

— Mais l’eau, capitaine ? Il n’y en a pas la moitié de ce qu’il faut pour tant de monde !

– Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place ; nous renouvellerons notre provision dans le premier port d’Amérique.

– Les passagers ne seront pas peu étonnés de l’arrivée de tant de nouveaux compagnons…

– Bah ! cela importe peu, si nous pouvons seulement prévenir les plaintes jusqu’à ce que nous soyons sortis de l’Escaut… Une fois en pleine mer, je saurai bien leur fermer le museau. – Dis à Jacques, le cuisinier en chef, d’allumer le feu tout à l’heure et de faire cuire des biftecks pour tous. On leur donnera à leur déjeuner un bon verre de rhum. Tu verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les réjouir. Veille à ce que tout soit prêt pour lever l’ancre à la première lueur du jour. Le bâtiment doit être sous voiles avant que les passagers aient quitté leurs cabines.

Le pilote se dirigea vers l’autre extrémité du pont pour aller trouver le cuisinier en chef ; il se frottait les mains en marchant et chantonnait entre ses dents :

Plus on est de fous, plus on rit !
Plus on est…

Mais le capitaine, irrité de cette raillerie, interrompit la chanson en criant :

— Tais ton bec !

— Oui, capitaine.