Le Pays de l’or (Conscience)/17

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 220-234).


XVII

LES BANDITS


Une heure avant la tombée de la nuit, les chercheurs d’or flamands s’avançaient toujours ; mais leur dos se courbait de plus en plus et ils paraissaient à bout de forces. Ils avaient fait une pénible journée de marche et exprimé plus d’une fois le désir de planter leur tente et de se reposer jusqu’au lendemain. Mais le Bruxellois avait refusé jusqu’alors de satisfaire le désir général de ses compagnons, parce que leur route était trop dominée par des collines et des rochers d’où l’on pouvait tomber sur eux facilement et à l’improviste.

Ils venaient d’atteindre une vaste plaine. Le sol, comme en la plupart des lieux qu’ils avaient déjà traversés, était couvert de senevés sauvages et de folle avoine ; mais néanmoins, la vue s’étendait très-loin de toutes parts, excepté du côté gauche, qui était garni en partie de broussailles et de sapins. Au milieu de la vallée, murmurait un clair ruisseau. L’endroit était donc propice pour y camper pendant la nuit et pour y faite cuire le souper, leur principal repas. D’ailleurs, comme ils n’avaient rien rencontré en route, leur inquiétude s’était dissipée insensiblement, et, à l’exception du Bruxellois, personne ne pensait plus au danger.

Les havre-sacs furent ôtés, et, pendant que Jean Creps et le baron restaient pour veiller sur les provisions et les instruments, les autres allèrent dans le fourré pour chercher le bois nécessaire.

Quelques minutes après, ces derniers étaient de retour. On planta en terre deux grosses branches fourchues ; une branche droite fût placée horizontalement entre les dents de ces fourches et la voile fut jetée par-dessus. La tente sous laquelle ils allaient passer la nuit sur la terre humide était dressée.

En même temps, Donat, dont c’était le tour de faire la cuisine, avait allumé un grand feu et suspendu au-dessus une marmite pleine d’eau attachée à une branche de bois, soutenue de la même manière que la toiture rudimentaire de la tente.

Les apprêts de ce souper n’étaient pas chose difficile. Ce que les voyageurs allaient prendre pour renouveler leurs forces était la même nourriture qu’ils mangeaient depuis leur départ de San-Francisco et qu’ils devaient manger désormais pendant leur trajet et dans les mines. Le Bruxellois leur avait appris, à cet effet, la manière de vivre des chercheurs d’or, et tenait à ce qu’on ne déviât pas de cette règle établie par l’expérience. Premièrement, on fait du Café : cette boisson ne manque jamais au repas d’un chercheur d’or. On écrase grossièrement les grains de café entre deux pierres ou d’une autre manière, puis on les fait bouillir. Enfin, on jette dans la marmite bouillante un peu d’eau froide, avec laquelle le marc va au fond. Secondement, on coupe quelques morceaux de lard salé et on les frit dans la poêle. Troisièmement, on mélange un peu de farine de froment avec de l’eau, et avec la graisse du lard on en fait quelques gâteaux. Hors les cas extraordinaires, la cuisine des chercheurs d’or n’offre pas d’autres plats.

Pendant que Donat s’occupait près du feu avec activité, les autres s’étaient étendus par terre sous la voile, isolés chacun dans sa couverture de laine et avec la tête appuyée sur son havre-sac. Le Bruxellois et le matelot fumaient une pipe ; le Français semblait déjà endormi ; Jean et Victor suivaient des yeux Donat et riaient de ses gestes bouffons et de ses facéties.

La nuit était venue et l’horizon du vallon avait disparu dans la clarté douteuse du crépuscule. Lorsque l’odeur du premier gâteau monta aux narines de Donat, l’eau lui en vint à la bouche, et il se mit à chanter joyeusement.

Puis il éleva en l’air un plat en fer-blanc ; et, montrant le gâteau à ceux qui étaient couchés sous la tente, il s’écria :

— Messieurs, je suis du pays des crêpes. Regardez donc ! Qui en fera une si brune, si grasse et si… ?

Mais un coup de pistolet se fit entendre à quelques pas de la tente ; une balle perça le plat de fer-blanc dans la main de Donat, et celui-ci laissa tomber le gâteau dans le feu, en jetant de grands cris.

Les autres sautèrent debout, le fusil à la main, et sortirent de la tente pour se défendre contre l’attaque que le coup de pistolet leur annonçait. Ils n’aperçurent rien cependant, quoique le crépuscule leur permit de voir très-loin encore au delà du cercle de lumière tracé par les flammes du feu.

— Là-bas, là-bas ! s’écria le matelot, entre les arbres, un homme qui fuit !

— Reste ici, toi, Donat, l’arme en arrêt, ordonna le Bruxellois, pendant que, suivi par les autres, il courait vers le bois pour tenir les fuyards à la portée de son fusil.

Kwik, encore tout étourdi, était debout devant le feu, le fusil à la main, sans avoir conscience de lui-même. La tête lui tournait et il murmurait entre les dents avec dépit :

— Jolie fête des patates ! drôles de crêpes ! Ah ! si j’étais à Natten-Haesdonck !

Tout à coup il se mit à trembler de tous ses membres : il lui semblait voir, droit devant lui, dans la demi-obscurité, quelques hommes courbés s’approcher à travers les senevés touffus. Il ne lui fut bientôt plus permis d’en douter : un de ces ennemis qui marchaient en rampant s’était redressé tout à coup. Donat arma son fusil, épaula, et dit en levant les yeux au ciel :

— Ô mon Dieu ! pardonnez-moi, ce n’est pas ma faute !

Après cette courte oraison, il lâcha la détente. Un cri perçant retentit, et l’homme tomba en arrière. Les autres voleurs s’élancèrent pour tomber sur Donat ; mais il tira si résolûment sur eux avec son pistolet, qu’ils parurent hésiter.

En ce moment, deux ou trois coups de fusil retentirent du côté des arbres, et plusieurs balles traversèrent l’air en sifflant au-dessus de la tête des brigands surpris. Ceux-ci, voyant que leur coup était manqué et qu’ils avaient affaire à des forces supérieures, s’enfuirent en toute hâte à travers les hautes herbes et disparurent dans les broussailles.

C’étaient les camarades de Donat qui étaient accourus à son coup de feu et avaient chassé les voleurs par leur apparition.

— Mon pauvre Kwik, n’es-tu pas blessé ? demanda Victor d’un ton de sollicitude en voyant le jeune paysan la tête penchée sur sa poitrine et tout abattu.

— Non, monsieur Roozeman, soupira Donat, mais cela ne vaut guère mieux : j’ai tué un homme, hélas ! une créature de Dieu, comme moi ! Cela restera sur ma conscience comme un bloc de plomb.

— Que dis-tu ? tué un homme ! où ? demanda Pardoes. Tu ne plaisantes pas dans un pareil instant, n’est-ce pas ?

— Il est tombé là-bas, à une cinquantaine de pas d’ici, au milieu de ces hautes herbes.

— Eh bien, conduis-nous ; nous irons voir si tu n’as pas rêvé.

Arrivés à l’endroit désigné, ils remarquèrent qu’en effet quelqu’un devait être tombé là ; car une humidité qui était sans doute du sang brillait sur le sol.

Le Bruxellois courut à la tente, revint avec une branche de pin qui flambait et éclaira le terrain.

— C’est du sang, en effet, dit-il. Tenez, suivez la trace avec moi ; mais dirigez vos yeux de tous côtés et tenez vos fusils prêts… Voyez, ils étaient trois, et deux ont soutenu le blessé. Le sang est répandu à côté des traces de pas ; la balle a donc porté dans le bras ; car si Donat eût touché le bandit au corps ou aux jambes, le sang coulerait dans l’empreinte des pieds ou immédiatement derrière.

— Il n’est pas mort, le pauvre homme ? demanda Kwik avec une grande joie.

— Non, puisqu’il a encore su courir.

— Dieu soit loué ! Si j’avais assassiné un homme, je n’aurais plus un instant de repos.

— Tu crains que le fantôme du mort ne vienne te tirer la nuit par les pieds, n’est-ce pas ? dit le matelot en ricanant.

— Oui, je le sais bien, tu ne crois à rien, vilain hérétique que tu es, répliqua Donat. Ce serait peut-être la première fois que des esprits reviennent ? Le grand-père de ma tante a vu l’esprit du fossoyeur dans le cimetière de Natten-Haesdonck.

— Il est inutile que nous allions plus loin, interrompit le Bruxellois en se retournant. Les scélérats se sont enfuis dans le bois avec leur compagnon blessé, et ils sont probablement déjà très-loin. Retournons à notre tente ; je vous expliquerai en route mes soupçons concernant la ruse qu’ils avaient employée pour nous surprendre.

— Dis-moi, Kwik, ces voleurs avaient-ils des fusils ?

— Il y en avait deux qui avaient des fusils, et ils ont tiré chacun une fois sur moi, si bien qu’une balle a même traversé mon toupet.

— Voyez-vous bien ! murmura Pardoes. Ils étaient quatre avec celui qui a lâché le premier coup de pistolet ; deux seulement avaient des fusils. Ce sont les mêmes hommes que nous avons vus cette après-midi appuyés contre les arbres. Ils ont suivi de loin nos traces pour nous surprendre dans notre tente.

— Ces hommes doivent être bien téméraires, remarqua Creps. Ils savent que nous leur sommes supérieurs en nombre, que nous avons des armes, et cependant ils ne craignent pas de nous attaquer.

— Oui, mais vous ne connaissez pas la ruse, répondit le Bruxellois, et, moi-même, j’ai été assez stupide pour m’y laisser prendre, quoique j’en eusse souvent entendu parler. Celui qui a tiré le premier coup de pistolet tout près de la tente ne voulait que nous donner le change et nous attirer derrière lui, loin de notre campement. Heureusement, j’ai laissé Donat en faction ; autrement les camarades du premier auraient, pendant notre absence, pillé notre tente. C’est un tour des chercheurs d’or pauvres et affamés, qui tâchent de se procurer ainsi des provisions, des instruments et des couvertures. Messieurs, je félicite notre ami Kwik au nom de nous tous. Il s’est comporté comme une bonne et courageuse sentinelle.

— Cela prouve qu’il ne faut pas beaucoup d’esprit pour faire un coup heureux, grommela le matelot, qui semblait jaloux de cette louange.

— Cela pourrait bien prouver aussi qu’il n’est pas nécessaire de tuer un tas de gens en paroles, pour défendre courageusement sa vie au moment du danger, bégaya Kwik.

— Tu es un poltron ; ose dire que ce n’est pas vrai ?

— Oui, oui, c’est vrai ; j’aimerais mieux vivre en paix avec les hommes et les bêtes ; mais de moi, toi et lui, je sais, pardieu bien, quel est mon meilleur ami. Dans tous les cas, à l’œuvre on connaît l’artisan, dit le proverbe.

Ils étaient revenus à la tente. Donat prit la poêle et continua à faire des crêpes, pendant que les autres buvaient le café dans des écuelles de fer-blanc et y trempaient un peu de biscuit qui leur restait.

Kwik grommelait à part lui d’un air mécontent, tout en faisant sa cuisine. Il réfléchissait qu’un double danger l’avait menacé : tuer un chrétien comme un chien, ou bien recevoir une balle dans la tête. Le premier lui faisait horreur, et le second lui plaisait encore moins. Les crêpes, quoique leur parfum fût toujours aussi bon, ne le tentaient plus ; il devint mélancolique et murmura, sans quitter de l’œil la pâte rissolante :

— Infernale friture ! Venir de plusieurs milliers de lieues pour manger des gâteaux poivrés avec des balles et beurrés avec du sang humain ! Donat ! Donat ! mon garçon, tu es un vilain âne ! Que viens-tu faire ici ? Natten-Haesdonck est un paradis terrestre en comparaison de ce repaire de bandits.

Enfin le souper fut prêt : chacun en prit sa part. Le baron, qui était en faction, fut relevé pendant quelques minutes par Jean Creps. Quand on alla se coucher sous la voile, le Bruxellois dit :

— Tâchez de bien vous reposer, mes amis, car demain, à la pointe du jour, nous devons être sur pied. Les scélérats qui nous ont attaqués ne sont plus à craindre, ils ne reviendront pas. S’il ne survient pas d’autres dangers, nous ne serons pas inquiétés de toute la nuit. Vous connaissez vos tours de faction. Après le baron, c’est Roozeman ; après Roozeman, l’Ostendais, et ainsi d’heure en heure. Le baron donnera sa montre à son successeur. Faites bien attention de ne pas faire de bruit, et n’éveillez que le camarade qui doit monter la garde. Regardez sans cesse de tous côtés et ouvrez les oreilles autant que possible. Si vous remarquez quelque chose, tirez un coup de fusil, et chacun de nous sautera sur ses pieds, prêt à se défendre. Qu’on se taise maintenant ! Bonne nuit, dormez bien.

Malgré les émotions de cette journée, les chercheurs d’or cédèrent bientôt à la fatigue et s’endormirent si bien, que leurs ronflements faisaient ressembler la tente à une tanière pleine de grognements d’ours.

Donat seul se tournait et se retournait dans ses couvertures, étendait les jambes, les retirait et se couchait sur le côté ou sur le dos ; mais il ne put s’endormir. Après une heure et demie de pénible insomnie, il entendit éternuer deux fois Jean Creps qui était couché tout près de lui.

— Ah ! monsieur Jean, êtes-vous éveillé ? murmura Kwik d’un ton plaintif.

— Qu’as-tu Donat ? es-tu malade ? demanda Creps à moitié endormi.

— Je ne puis fermer l’œil.

— Bah ! il faut dormir.

— Je ne puis, Jean.

— Cela ne fait rien.

— Mais je ne puis pas, vous dis-je.

— Il faut essayer, cela ira bien.

— Toutes mes côtes sont brisées ; je frétille ici comme une anguille sur le gril.

— C’est une idée, Donat.

— Oui, monsieur Jean, c’est une idée, une vilaine idée.

— Allons, abrège. À quoi penses-tu ?

— Je pense et je repense ainsi en moi-même : Dormir n’est rien, si je savais que je m’éveillerai encore vivant…

— Laisse-moi tranquille, tu m’ennuies, Donat.

— Eh bien, dit Kwik en soupirant, si cela ne se peut pas autrement, encore un Pater ou deux pour ma pauvre petite âme… Et puis ronflons à la grâce de Dieu !