Le Pays de l’or (Conscience)/21

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 284-298).


XXI

LES VAQUEROS


La présence de l’Irlandais blessé semblait leur porter bonheur, car ils poursuivirent leur voyage pendant un jour et demi sans rencontrer rien qui fût de nature à les inquiéter.

La certitude de n’avoir plus à passer que deux nuits dans les montagnes avant d’atteindre les placers du Yuba, les réjouissait et leur rendait le cœur léger.

On se moqua de la peur que Donat avait eue pendant la route, et on s’efforça de lui faire comprendre que, s’ils avaient rencontré jusque-là beaucoup d’apparences de malheur, du moins ils approchaient du terme de leur voyage sans avoir souffert de dommage réel. Kwik hochait la tête en signe de doute et répondait qu’on ne peut vendre la peau de l’ours avant de l’avoir pris, et qu’on ne peut pas fêter la moisson avant que le grain soit dans la grange.

Dans la matinée, ils traversèrent une vaste plaine et regardèrent sans y faire beaucoup d’attention quelques rochers isolés au milieu de la vallée et paraissant sortir de terre.

Lorsqu’ils en étaient encore éloignés de deux cents pas, le Bruxellois s’arrêta tout à coup et dit d’une voix étouffée :

— Arrêtez, mes amis ; il y a une embûche derrière ces montagnes !

Et, étendant le doigt, il ajouta :

— Là-bas, au-dessus des rochers, des chapeaux qui se remuent. Ces chapeaux sont des sombreros mexicains. Ceux qui sont derrière les rochers pour nous attaquer à notre passage et qui se croient bien cachés, sont sans doute des salteadores. Tenez-vous prêts, messieurs, et faites feu à la première apparition des voleurs !

Pendant qu’il parlait encore, les chapeaux s’élevèrent et trois balles sifflèrent au-dessus de la tête des Flamands. Ceux-ci lâchèrent tous ensemble leurs coups de fusil sur les ennemis ; mais alors apparurent à côté des rochers quatre ou cinq hommes à cheval qui, pour ne pas laisser aux chercheurs d’or le temps de recharger leurs armes, coururent sur eux au grand galop de leurs chevaux et avec des cris de triomphe.

— Les revolvers ! cria le Bruxellois. Ce sont des vaqueros ! jeteurs de nœuds coulants ! Prenez-garde au lasso !

Donat fit le signe de la croix en soupirant d’un ton plaintif :

— Ô bon Dieu ! prenez ma petite âme en pitié !

Mais il n’eut pas le temps d’achever cette courte prière. Les lassos fendirent l’air en sifflant et les coups de revolver répétés avec rapidité retentirent dans la vallée. Pour ne pas être écrasés par les chevaux, les chercheurs d’or s’étaient séparés chacun dans une direction différente.

Un lasso cingla Roozeman par la taille et lui serra les bras contre le corps. Le cavalier à la selle duquel était attaché le terrible nœud coulant, donna de l’éperon à son cheval, renversa le malheureux Flamand et le traîna sur le sol dans sa course rapide.

Donat Kwik, qui tirait de manière à vendre chèrement sa vie, fut le seul à remarquer la position critique de Victor. Il poussa un cri de désespoir et courut avec une vitesse étonnante au secours de son ami. Dans sa course, il jeta son revolver déchargé, tira son long couteau catalan de sa ceinture et atteignit le Mexicain juste au moment où celui-ci allait s’élancer d’une hauteur et briser infailliblement la tête de sa victime… Kwik enfonça si violemment son couteau dans le flanc du cheval, que le pauvre animal, frappé mortellement, s’abattit. Le vaquero, qui avait sauté de sa selle et était tombé sur ses genoux, tira un poignard, en porta un coup à Donat et le blessa malheureusement ; mais le Flamand, exaspéré, prit le vaquero par les cheveux, le renversa en arrière et lui plongea son couteau jusqu’au manche dans la poitrine. Alors il s’élança vers Roozeman, coupa le lasso, et courut sans rien dire à l’endroit du combat. Il hurlait de rage, le sang lui coulait de la figure et il agitait son terrible couteau au-dessus de sa tête.

Lorsqu’il eut rejoint ses autres amis, il vit fuir les Mexicains dans la direction des roches solitaires. Sans se détourner, il courut seul derrière eux, quoique le Bruxellois lui criât sur tous les tons de s’arrêter.

Kwik reconnut bientôt l’inutilité de cette poursuite et revint sur ses pas. Victor courut à sa rencontre en l’appelant son sauveur, le serra dans ses bras et montra une profonde inquiétude à la vue du sang qui coulait sur la joue du pauvre garçon. Celui-ci le tranquillisa : le vaquero avait voulu lui percer la poitrine d’un coup de poignard, mais l’arme, détournée, avait seulement touché le crâne de Donat et lui avait fait une blessure assez large au-dessus de l’oreille.

Jean Creps, le Bruxellois et le Français lui prirent aussi la main et le comblèrent de louanges sur son courage dans le combat. Le jeune homme, ému, repoussa ces éloges et dit :

— Bah ! je ne suis pas un plus grand héros qu’hier ; le sang humain m’inspire toujours de l’effroi et du dégoût. Mais M. Victor était en danger de mort, cela m’a rendu fou ; je ne savais plus ce que je faisais. Que Dieu me pardonne ces paroles coupables, mais si j’avais dû tuer cent Mexicains pour sauver M. Roozeman, il me semble que je l’eusse fait.

— Maintenant, tu as tué un chrétien, murmura le matelot. Le revenant…

— Revenir ! ce vilain Mexicain ? s’écria Donat avec un nouvel accès de fureur. Il a voulu assassiner M. Victor ; il peut revenir tant qu’il voudra, je percerai aussi son spectre de mon couteau.

Pendant ce temps, les autres se racontaient également ce qui leur était arrivé. Le Français avait été pris également par le lasso et entraîné à quelques pas ; mais Jean Creps s’était jeté en avant et avait coupé la corde. Le Bruxellois avait percé de son couteau la cuisse d’un des ennemis ; un autre devait avoir reçu une balle dans le corps, car on l’avait vu tomber de son cheval, et c’étaient ses cris de détresse et sa fuite qui avaient fait quitter le champ de bataille à ses camarades.

— C’est moi, s’écria le matelot, qui ai envoyé une balle dans la poitrine du gredin !

— Ah çà ! où étais-tu donc ? Je ne t’ai pas aperçu un seul instant dans la lutte ? demanda Creps.

— Et nous non plus, affirmèrent les autres.

— Vous ne pensez à rien, répondit l’Ostendais. Pour ne pas laisser tordre le cou à notre pauvre blessé, j’ai lié la corde du mulet à ma ceinture, afin d’empêcher la bête de fuir. Protégé contre le lasso, j’ai pu charger à plusieurs reprises mon fusil et toucher avec certitude ces scélérats. C’est une balle de mon fusil que le vaquero emporte dans sa poitrine. Sans ma présence d’esprit, nous serions peut-être tous morts en ce moment.

— Tiens, ce n’est pas une mauvaise idée, dit Kwik en riant. Dès que nous serons encore attaqués, j’irai aussi me placer derrière le mulet.

Profondément humilié par cette raillerie, le matelot fit un bond en arrière, agita son couteau et fit mine d’en percer Donat ; mais Jean Creps lui prit la main et grommela, pendant qu’il lui serrait le poignet à le broyer :

— Sur ta vie, ne touche pas à un cheveu de sa tête ! Encore un mouvement, et je te brûle la cervelle…

Pardoes et Victor s’élancèrent entre eux. Donat demanda humblement pardon au matelot, prétendit n’avoir pas eu la moindre intention de l’insulter, et proclama tout haut qu’ils devaient à l’habileté et au courage de l’Ostendais la fuite précipitée des ennemis. Cela calma le matelot, et il serra même la main de celui qu’un instant auparavant il voulait égorger.

On examina les blessures de Donat et du baron ; car ce dernier, pendant qu’on le traînait par terre, avait eu la peau tout écorchée. Il se trouva que personne n’était gravement blessé et qu’on pouvait se remettre immédiatement en route.

Le matelot voulut aller à la recherche du vaquero tué et de son cheval, sans doute pour voir s’il n’y avait pas quelques objets de valeur à prendre, mais Pardoes le retint et lui dit :

— Non, laisse-le. — En avant, messieurs ! ne perdons pas de temps. On n’est pas en sûreté dans cette plaine. Les Mexicains sont vindicatifs, et je ne serais pas étonné si les brigands revenaient en plus grand nombre. Nous devons nous hâter pour gagner ces hauteurs là-bas, où les chevaux ne peuvent nous atteindre.

Lorsqu’ils eurent fait un bout de chemin, le matelot demanda :

— Il y a une chose que je ne comprends pas : nous avons vu premièrement quatre ou cinq chapeaux de paille au-dessus des rochers et les cavaliers qui nous attaquaient étaient nu-tête. Où sont donc restés les hommes à chapeaux ? Il y a là-dessous quelque piège qui me fait prévoir encore d’autres dangers.

— Tu te trompes, répondit le Bruxellois. C’est une ruse dont j’ai souvent entendu parier dans les placers. Ces vaqueros se fient plus à leurs lassos qu’à des armes à feu, car leur coup est toujours rendu incertain par le mouvement du cheval. Ils ne craignent pas beaucoup le revolver ; mais les fusils leur font peur, parce qu’une balle bien ajustée a trop de prise sur eux et sur leurs chevaux. Ils nous avaient vu arriver, sans doute ; aussi longtemps que nos fusils étaient chargés, ils n’auraient osé nous attaquer. Quel moyen de nous faire décharger nos armes ? Il est simple. Ils ont placé sur des bâtons leurs sombreros ou chapeaux, et assurément aussi leurs vestes, et les ont fait mouvoir à nos regards ; en outre, ils ont tiré deux ou trois coups de pistolet, et nous, trompés par ces apparences, nous avons fait feu tous ensemble sur nos ennemis supposés. Il n’y a pas autre chose sous l’apparition des sombreros.

Donat marchait à côté du mulet et tournait et retournait dans ses mains une chose qu’il avait ramassée sur le lieu du combat. C’était une corde en cuir faite de trois petites lanières tressées, longue de plus de vingt pieds, et portant un nœud coulant à l’un de ses bouts.

Depuis leur dernière réconciliation, le matelot semblait enclin à témoigner de l’amitié à Donat : il se plaça à côté de lui et lui dit :

— Ce que tu tiens là à la main, c’est un lasso, Kwik.

— Je le sais, répondit Donat ; mais je me creuse la tête pour comprendre comment on peut pêcher un homme avec cela. Ces gaillards-là doivent être singulièrement exercés à jeter le lasso.

— En effet, Donat, ils s’en servent avec adresse, mais ce n’est pas sans peine qu’ils l’acquièrent. J’ai fait naufrage, pendant un voyage, sur les côtes du Mexique, et j’ai eu l’occasion de voir de près les vaqueros. C’est bizarre : à peine les enfants de ces gens marchent-ils seuls, qu’ils jouent avec le lasso. D’abord ils prennent des chats ou des chiens ; puis des mulets, et enfin des bœufs et des chevaux ; car le lasso n’est proprement inventé que pour prendre les bœufs et les chevaux.

En causant ainsi, les chercheurs d’or continuèrent leur route. Victor s’était placé de l’autre côté du mulet et causait avec John Miller, dont le pied s’était considérablement dégonflé et dont les douleurs étaient beaucoup allégées par les soins fraternels de son protecteur. L’Anglais témoignait une profonde reconnaissance et priait Dieu de lui donner un jour l’occasion de payer les bienfaits reçus.

Jean Creps et le Bruxellois parlaient des mines qu’ils allaient atteindre probablement le surlendemain, et de leurs plans pour commencer leur travail dans les placers avec le plus de chances de réussite.

Vers le soir, ils aperçurent dans le lointain trois ou quatre tentes et autant de grands feux. Ils s’arrêtèrent pour reconnaître s’ils avaient des amis ou des ennemis devant eux.

— Ce sont des muletiers, dit le Bruxellois, qui portent une provision de farine de Sacramento aux placers. Je vois la charge des bêtes de somme rangée à côté des tentes ; en outre, j’entends les clochettes des mulets. Avançons donc hardiment, nous n’avons rien à craindre.

Les muletiers, en voyant cette troupe d’hommes apparaître au loin, prirent leurs fusils et se mirent sur la défensive ; mais ils reconnurent que c’étaient de paisibles chercheurs d’or et les saluèrent amicalement.

John Miller reconnut le chef des muletiers, qui avait transporté plus d’une fois de la farine et d’autres provisions pour son père. Comme ce chef s’étonnait de le voir ainsi blessé dans ces montagnes, le jeune Anglais raconta, avec une reconnaissance enthousiaste, comment ses compagnons étrangers l’avaient ramassé presque mourant dans un bois et lui avaient donné leur unique bête de somme pour le sauver.

Là-dessus, les Flamands furent invités à passer la nuit dans cet endroit. Les muletiers préparèrent en leur honneur tout ce qu’il y avait de meilleur dans leurs provisions. On mangea bien et on but surtout gaiement, car ils avaient quelques bouteilles de rofino ou eau-de-vie de Catalogne, dont ils firent avec de l’eau chaude une sorte de grog, qui réconforta merveilleusement les chercheurs d’or épuisés, et leur versa une nouvelle ardeur dans les veines.

Ce qui les réjouit le plus, ce fut la certitude qu’ils atteindraient le lendemain, dans l’après-midi, les premiers placers du Yuba. On décida que John Miller resterait avec les muletiers, puisque ceux-ci acceptaient la charge de le transporter en peu de jours à la rivière de la Plume. Il voulut, donner de l’argent à ses sauveurs, et, comme ils le refusèrent, il leur fit accepter une nouvelle provision de farine et de lard salé. Cela pouvait leur être bien nécessaire, pensait-il, car tout était incroyablement cher dans les mines depuis la nouvelle affluence de chercheurs d’or. Les Flamands furent libres de suivre leurs nouveaux amis ; cependant, ils ne le jugèrent pas à propos, vu que les mulets, pesamment chargés, ne pouvaient marcher que très-lentement. Le Bruxellois ne voulut pas entendre parler de retards ; il fut donc convenu qu’il partirait avec ses compagnons au lever du soleil.

Après que John Miller eut encore remercié chaleureusement ses sauveurs, et serré Roozeman, Creps et Kwik dans ses bras, tous se glissèrent sous la tente et dormirent d’un sommeil tranquille.



FIN DU PAYS DE L’OR[1]



  1. L’épisode qui termine Le Pays de l’Or a pour titre : Le Chemin de la Fortune.