Le Pays des Turcomans

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Le Pays des Turcomans
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 390-420).
LE
PAYS DES TURCOMANS


I.

L’année dernière, lors de mon séjour à Kizil-Arvat, la nouvelle province russe, connue sous le nom de territoire Transcaspien, était administrée par un gouverneur militaire résidant à Askabad et dépendant du gouverneur-général du Caucase; elle se divisait en trois districts : celui de Manghichlak, habité par les Kirghiz Adaïs et par environ 400 kibiykas (tentes) de Turcomans Tekkés; celui de l’Atrek, limité à l’ouest par la mer Caspienne et au sud par la Perse, habité par des tribus turcomanes yomoudes et goklanes: et celui d’Askabad, s’étendant de Kizil-Arvat à Baba-Dourma, comprenant l’oasis de l’Akhal-Tekké, habité par environ 100,000 Tekkés, la tribu turcomane la plus sauvage.

L’oasis de l’Akhal, bordée au sud-ouest par les monts du Kopet-Dagh, est un des pays les plus riches de l’Asie centrale: c’est une bande de terre fertile d’environ 240 verstes de longueur et d’une largeur inégale, dépendant de la quantité d’eau que fournissent les ariks (canaux) et les ruisseaux qui descendent des flancs abrupts du Kopet-Dagh. Il n’existe pas de véritables rivières, les grandes vallées étant toutes longitudinales, elles déversent leurs eaux dans la mer Caspienne par l’Atrek et le Gourghen. Partout où l’eau fait défaut, l’oasis est interrompue par des sables ou des régions rocailleuses ; les villages se groupent le long des ariks parfois en grandes agglomérations ; toute la contrée porte les vestiges d’une ancienne civilisation : on y voit même les ruines de plusieurs grandes villes, mais sur l’origine desquelles les indigènes n’ont aucune notion.

C’est en 1869 que les Russes se fixèrent pour la première fois sur le rivage oriental de la mer Caspienne. Le général Stoliétof y fonda la station militaire de Krasnovodsk sur l’emplacement d’un village de pêcheurs cosaques. En 1871, les Russes s’emparèrent de Tchikichliar, à l’embouchure de l’Atrek, mais cet établissement fut abandonné, peu après son occupation, à cause de son voisinage aride et insalubre. La rade de Tchikichliar n’offrait du reste qu’un mauvais mouillage ; le général Lazaref en fit cependant son point de départ, en 1878, lorsqu’il fut chargé d’une expédition contre les Tekkés, qui exerçaient leurs brigandages jusque sous les murs de Krasnovodsk. Méconnaissant le nombre et le courage des ennemis solidement retranchés derrière les murs de Ghéok-Tépé, les Russes furent battus. Il fallait, pour conserver au nom russe son prestige, s’emparer à tout prix de Ghéok-Tépé. Cette importante mission fut confiée au général Skobélef. Quoique les péripéties de cette lutte soient connues, nous en donnerons quelques détails tirés des lettres d’un compatriote, officier dans l’armée russe.

Skobélef, prévoyant les difficultés d’une marche dans le désert, divisa son armée en deux colonnes devant partir, l’une de Tchikichliar, l’autre de la baie de Michaïlovsk, pour se réunir à Bami, fort tekké, à l’entrée de l’Akhal ; et, bien que le chemin de fer de la baie de Michaïlovsk à Kizil-Arvat n’ait été entièrement livré à la circulation qu’en septembre 1881, le général en utilisa quelques tronçons pour transporter son matériel et une partie de ses troupes. Le 10 juin, l’avant-garde, commandée par Skobélef, s’empara de Bami ; l’ayant fortifié et approvisionné, le général, avec 400 hommes et 16 canons, poussa, en juillet, une reconnaissance jusque sous les murs de Ghéok-Tépé, mais ce ne fut que dans les derniers jours de décembre 1880 qu’il put investir cette place avec 58 bouches à feu et 8,000 hommes.

Ghéok-Tépé formait un grand carré de 8 verstes de tour, dont les murs en terre glaise, hauts de 7 mètres et d’une épaisseur considérable, étaient entourés d’un fossé en partie plein d’eau. Trois forts avancés, occupés par d’excellens tireurs, en défendaient les approches, pendant qu’au nord-est un monticule, en forme de cavalier, et armé d’un gros obusier, dominait toute la place. Dans l’intérieur de cette forteresse, commandée par le fameux Tokma-Serdar, les Tekkés avaient dressé près de 9,000 tentes pour abriter la population de l’oasis, qui s’y était réfugiée, de sorte qu’au moment de l’attaque, Ghéok-Tépé renfermait bien 30,000 à 40,000 personnes; la forteresse était en outre défendue par un corps de 7,000 cavaliers.

Dès l’abord, Skobélef comprit la difficulté de s’emparer de la position par un coup de main et résolut d’en faire le siège. Les Russes ayant capturé deux Tekkés, il permit à ces prisonniers de rentrer dans la forteresse avec la mission d’engager la garnison à se rendre, ou, en cas de refus, à faire sortir les vieillards, les femmes et les enfans. La réponse ne tarda guère ; Tokma-Serdar renvoya dans un sac les têtes des deux émissaires, accompagnées d’un billet plein d’injures.

Un jour que Skobélef inspectait de près les fortifications des ennemis, il fut assailli par une grêle de balles; plusieurs soldats de son escorte furent blessés. Quelques officiers l’ayant engagé à ne pas exposer témérairement sa vie, le général, pour toute réponse, se fit apporter une chaise et du thé, s’assit à 300 mètres de l’ennemi et continua d’étudier attentivement la place en fumant et en dégustant son thé, pendant que les balles sifflaient autour de lui. Mais lorsque le gros obusier du cavalier se mit de la partie et qu’un projectile vint s’enfoncer dans le sol à quelques pas de sa chaise, Skobélef tira son bonnet aux artilleurs et regagna lentement son état-major.

Le bombardement commença bientôt, et les tranchées furent poussées avec vigueur, au milieu des sorties fréquentes des assiégés. En un clin d’œil, malgré un feu roulant de mousqueterie, les canons étaient envahis. Les Tekkés se précipitaient aveuglément sur l’infanterie, sautant par-dessus les cadavres ; ils saisissaient d’une main les fusils des Puisses, les sabraient de l’autre avec une telle fureur qu’à certains endroits le sol était couvert de têtes, d’épaules, de bras, de mains et de jambes. Rien de plus terrible que ces combats corps à corps, dans lesquels on n’entendait plus que le ferraillement des armes blanches, des juremens étouffés, la voix des officiers, de sourds gémissemens, des cris déchirans, puis des allah et des hourrah. Parlant de ce siège mémorable, Skobélef raconte le fait suivant : « Les Tekkés, dans leurs attaques nocturnes, s’élançaient sur les parapets de mes tranchées et là, dominant mes tirailleurs placés dans les fossés, ils les sabraient d’en haut sans qu’il me fut possible de les protéger, lorsqu’un soir, faisant ma ronde aux avant-postes, j’entendis un soldat dire à son camarade : — Le général a tort de nous placer la nuit dans les fossés, car les Tekkés sautent sur les parapets et nous assomment sans que nous puissions nous défendre. S’il nous plaçait à dix pas en arrière, les Tekkés seraient obligés de descendre dans les tranchées, où nous pourrions les exterminer sans danger. — Ce fut une révélation pour moi, et, le lendemain matin, des centaines d’ennemis gisaient au fond des fossés. » Le soldat en question reçut la croix de Saint-George.

Les tranchées étant suffisamment avancées, l’assaut fut fixé au 12 janvier. Le 12, au matin, le canon commença son œuvre de destruction. Les murs s’écroulaient dans les fossés pendant que les défenseurs bouchaient les brèches avec des sacs pleins de terre pour rouler quelques instans après déchirés au pied des remparts ; quand les brèches furent assez larges pour permettre l’assaut, l’artillerie transforma l’intérieur de la forteresse en enfer. Qu’on se figure cette immense place couverte de soldats, serrés en masses compactes près des créneaux et des brèches, ainsi que 7,000 femmes et enfans réfugiés dans leurs kibitkas en feutre et dans des niches creusées dans les murs, exposés au tir rapide de tant de bouches à feu, vomissant à chaque minute des centaines d’obus qui éclataient au milieu de cette foule, et l’on aura une légère idée de ce qui s’y passait. Soudain on entendit une détonation formidable, la terre trembla, une colonne noire s’éleva au ciel ; c’était une mine qui venait de détruire une partie des fortifications et de ses défenseurs. Les Russes se jetèrent dans les brèches, une lutte terrible à l’arme blanche s’ensuivit, et les Tekkés, cette fois, abandonnèrent la position, poursuivis par les cosaques, qui les sabraient sans pitié. Le soir, dans l’intérieur de la citadelle, on ramassa 6,000 cadavres; 1,500 femmes et enfans blessés, les seuls survivans, affolés de terreur, erraient dans ces ruines.

La prise de cette place eut un tel retentissement dans l’Akhal que toute résistance cessa aussitôt, et la tribu turcomane la plus sauvage, la plus indomptée, offrit sa soumission aux vainqueurs. Les chefs des villages, et jusqu’à Tokma-Serdar, le défenseur de Ghéok-Tépé, vinrent jurer fidélité au quartier-général.

Le nouveau district de l’Akhal, dont le chef-lieu est Askabad, compte près de 60,000 kibitkas, habitées par des Tekkés (chèvres, dénomination qui leur vient probablement de l’agilité avec laquelle ils escaladent à cheval les flancs escarpés des montagnes qui bordent leur oasis au sud). Les Tekkés forment également la majeure partie de la population de l’oasis de Merv. Suivant Grodékof, ils habitaient jadis la presqu’île de Manghichlak, d’où ils furent chassés en 1718 par des Kalmouks, — Vambéry dit par les Kaïzaks. Fuyant au sud. ils délogèrent les Yomoudes de Kizil-Arvat, ils s’emparèrent de l’Akhal après en avoir expulsé les Kourdes et les Aliélis, et se déclarèrent tributaires du khan de Khiva, auquel ils payaient une contribution d’un chameau par village et fournissaient des otages, tout en reconnaissant la suprématie de la Perse sous Nadir-Chah, ce qui ne les empêchait nullement de faire de fréquentes incursions à main armée dans les pays de leurs deux suzerains. En 1855, les Tekkés battirent l’armée de Mohammed Emin, khan de Khiva, qui fut tué dans une rencontre près de Saraks; depuis cette époque, ils se déclarèrent indépendans, guerroyant sans cesse contre Khiva, Boukhara et la Perse.

Les Tekkés se divisent en deux grandes familles (Ottamich, Tokhtamich), qui se subdivisent en quatre tribus (Bek, Vakil ; Bakhchi-Dach-Âyak, Tchitchmas), lesquelles à leur tour se ramifient à l’infini. Ils sont musulmans sunnites, et, comme tous les Turcomans, suivant leur richesse, passent de la vie nomade à la vie sédentaire. Au centre des champs qu’ils cultivent s’élèvent leurs forteresses, vastes murs en terre glaise flanqués parfois de tours, où une seule porte donne accès. Ces forteresses, appelées Kala, ne sont généralement habitées qu’aux époques des semailles et des récoltes ; le reste du temps, l’aoul suit ses troupeaux dans les pâturages, et ce n’est que quand un ennemi est signalé qu’ils dressent leurs kibitkas dans les enceintes fortifiées, dont ils barricadent l’entrée.

Jusqu’à leur soumission à la Russie, les Tekkés ne reconnaissaient aucune autorité et leur administration était des plus simples. Une assemblée d’ichanes et de notables des différens aouls traitaient les affaires intéressant toute la tribu, comme, par exemple, la levée en masse. Cette assemblée nommait aussi les khans, dont l’un résidait à Merv et l’autre à Askabad dans l’Akhal. La cérémonie de l’investiture était on ne peut plus républicaine ; le doyen de l’assemblée disait tout simplement à l’élu : « Tu seras khan, » et lorsque ce fonctionnaire cessait de plaire à ses turbulens électeurs, ceux-ci le déposaient en lui disant : «Tu ne seras plus khan. »

La dignité de khan n’était, du reste, guère enviée ; on ne rendait à ce chef aucun honneur, et son influence était presque nulle ; le khan représentait le pouvoir exécutif et disposait de 40 djignites pour exécuter ses ordres ; c’était réellement le premier serviteur de sa tribu ; il n’avait pas même le droit de prélever les impôts. Le titre de khan était encore octroyé exceptionnellement, comme distinction honorifique, à ceux qui avaient fait preuve d’une grande bravoure dans les guerres.

Le khan le plus célèbre de l’Akhal fut Nour-Verdi, de la tribu des Vakils ; il battit les Khivans en 1855, les Persans en 1861 et les Russes devant Ghéok-Tépé en 1869. Ayant anéanti les Saryks à la tête de 2,000 Tekkés, cet acte de bravoure lui valut d’épouser Gouldjamal, la plus belle et la plus intelligente fille de Merv. Les biens qu’il acquit par ce mariage lui permirent de résider tantôt dans l’Akhal, tantôt sur les bords du Mourgab. Intrépide, juste et hospitalier, ce prince jouit d’une grande influence jusqu’en 1880. Il mourut à l’âge de cinquante ans ; son fils Makhtoum-Kouli-Khan lui succéda, mais il n’avait pas les éminentes qualités de son père.

Comme chez tous les Turcomans, nous retrouvons parmi les Tekkés les tchomrys, sédentaires et les tcharvas, nomades; les troupeaux forment l’unique richesse de ces derniers; ils élèvent de grands et robustes chameaux, une excellente race de moutons, mais ce sont surtout leurs chevaux qui ont acquis la plus grande réputation même en dehors des frontières de l’Asie centrale. Déjà du temps d’Alexandre le Grand, les chevaux de la Sogdiane étaient célèbres. Marco Polo, parlant des excellens chevaux de l’Asie centrale, que la légende faisait descendre de Bucéphale, dit qu’ils avaient les sabots si durs qu’on ne les ferrait pas. Si le cheval tekké descend directement de cette race, son, sang a été fréquemment renouvelé ; ainsi Timour, voulant l’améliorer, distribua 5,000 jumens arabes aux Turcomans, et dans notre siècle Nasr-Eddin leur en donna 600. Néanmoins, le cheval tekké actuel n’offre pas les signes caractéristiques de la race arabe ; il ressemble plutôt au pur sang anglais : grand, sec, à membres grêles, au poitrail étroit, il a le cou long et mince, le garrot extrêmement relevé, la tête souvent lourde, l’arrière-main comparativement peu développée. Il manque à ce cheval le signe distinctif de l’arabe: l’attache de la queue haute. Le cheval tekké a la croupe souvent tombante et, par suite, un vilain port de queue, la tête busquée, ou au moins droite, presque toujours lourde et disproportionnée ; l’œil en revanche est remarquablement grand.

Les Tekkés n’ont pas de haras, le cheval est élevé dans l’aoul, et les jumens seules suivent aux pâturages les troupeaux des tcharras ; on les monte peu, elles ne servent à transporter le cavalier qu’à de petites distances. Élevé au milieu des habitations, l’étalon, doux pour le cavalier, est d’une intelligence rare.

Un proverbe turcoman dit : « Pour faire un cheval du poulain, le propriétaire se fait chien (se sacrifie). » Mais ce n’est là qu’un dicton de paresseux, car l’étrille et la brosse sont inconnues ; le pansage se réduit à sa plus simple expression. Armé de son couteau, le Turcoman gratte le cheval, toujours dans le sens du poil, et se contente ensuite de le lisser soit avec la manche de son khalat[1] ou avec un morceau de feutre. Le poulain reste couvert nuit et jour de pièces de feutre dont le nombre augmente avec son âge. Deux ou trois feutres en forme de chabraque couvrent le garrot des chevaux adultes, généralement sillonné de blessures, et ne se soulèvent qu’avec les plus grandes précautions ; le Tekké prétend que l’air et le soleil surtout sont nuisibles à cette partie si délicate de l’épine dorsale.

C’est sur ces feutres que repose la selle en bois et en corne, ressemblant au bois de l’ancienne selle hongroise, privée de panneaux, et dont le pommeau, en fer de lance, est très allongé. La première couverture, d’un tissu multicolore de soie et coton, couvrant le cheval de la naissance du cou à la croupe, se passe par-dessus la selle et se croise sur le poitrail, puis un second feutre plus grand recouvre le cheval depuis les oreilles jusqu’à la naissance de la queue ; enfin une troisième couverture, généralement blanche et richement brodée, complète l’accoutrement du coursier. Cinq ouvertures sont ménagées dans tous les feutres pour laisser passer le pommeau de la selle, les étrivières et la dernière sangle, qui fait entièrement le tour de cette vaste enveloppe qui ne quittera le cheval qu’aux jours des grandes courses ; le reste du temps, été comme hiver, nuit et jour, le coursier du désert restera couvert de ses chauds vêtemens. C’est, disent les Tekkés, pour que la graisse de nos montures fonde; et, de fait, elles n’ont que des muscles. L’épiderme et le poil, par suite de cet excès de couvertures, sont d’une finesse comme on ne les voit chez aucun autre cheval ; le poil luisant produit des robes invraisemblables, des alezans couleur bronze et vieil or, d’un effet surprenant au soleil.

L’entraînement du cheval est parfaitement entendu par les Tekkés ; tout en développant son action, ils arrivent à réduire sa nourriture et surtout l’eau à un minimum increvable ; la luzerne séchée se remplace par de la paille hachée, et notre avoine par de la farine d’orge mélangée de graisse de mouton. Les Turcomans font usage de peu de remèdes dans les maladies des chevaux ; les saignées, la diète et les traitemens empiriques jouent un grand rôle ; j’ai néanmoins appris chez eux plusieurs procédés de traitement qui m’ont rendu de bons services. Ainsi j’ai guéri les boiteries d’épaule en appliquant un feutre préalablement bouilli dans de l’eau saturée de sel; quant aux blessures de garrot, si fréquentes en voyage, grâce au traitement tekké, elles ne m’ont jamais mis un cheval hors de service. Après avoir lavé la blessure avec de l’eau tiède, je faisais appliquer pendant la nuit une pâte de crottins de cheval délayés dans de l’eau chaude ; le lendemain, après un lavage consciencieux, toujours à l’eau tiède, un morceau de feutre carbonisé, posé sur la blessure, la cicatrisait dans les vingt-quatre heures.

Lorsque le cheval est dessellé, les couvertures sont maintenues par une sangle faisant quatre fois le tour du corps ; le premier tour à la place où se sangle chez nous le cheval, le second se croise sous le ventre à la hauteur des reins ; ainsi vêtu, le cheval, attaché à une longue corde ou à une chaîne, reste entravé à proximité de la kibitka. Par suite du frottement continuel des couvertures sur le cou, la crinière ne se développe que faiblement, ou pas du tout, et là où elle se montre, on la coupe avec des ciseaux ; le Tekké ne laisse au cheval que le toupet du front; la queue est longue, mais peu fournie. Le Turcoman ne connaît pas le mors, la bride qu’il emploie est mince ; il ne se sert ni d’éperons ni de cravache, inutiles à cause des couvertures du cheval ; le fouet minuscule qu’il porte n’est qu’un joujou. Il est rare de voir le Tekké châtier son cheval, et si cela lui arrive, il relèvera les feutres qui en couvrent la croupe, ce qui donne lieu à une opération fort compliquée, pendant laquelle sa colère a le temps de se calmer.

Le Tekké monte les rênes flottantes, laissant toute liberté à son cheval, qui par nature a un beau port de tête, et qui choisit lui-même avec un instinct remarquable son chemin à travers les défilés escarpés des montagnes. Juché très haut sur la selle, les couvertures obligent le cavalier à tenir les jambes très écartées et droites, l’étrier chaussé; au galop, le cavalier est debout sur ses étriers, le corps penché en avant. Le cheval tekké n’a que deux allures, le galop et un pas qui tourne à l’amble ou au pas tierce; c’est avec cette allure que le Turcoman fait ses grandes traites de huit jours, à raison de 200 verstes en moyenne par jour, restant en selle vingt heures sur les vingt-quatre. J’ai été frappé de retrouver dans l’Akhal les mêmes superstitions à l’égard des chevaux que chez les Cosaques de l’Oural ; ainsi, un cheval ayant un pied blanc aux extrémités opposées porte malheur au propriétaire; le cheval buvant dans son blanc est le signe que la femme du cavalier lui est infidèle.

Peut-être n’est-ce pas tant la race du cheval turcoman qui en fait la supériorité que le travail qu’on en exige. L’alamane (razzia à main armée) a créé les chevaux tekkés et développé leurs qualités merveilleuses; quand les alamanes deviendront impossibles et que les Tekkés ne dresseront plus leurs chevaux pour ces longues expéditions, ils tomberont au-dessous de ceux des Yemralis, qui offrent un type plus parfait à nos yeux. Si le Turcoman est capable d’affection, il la garde pour son cheval, avec qui il partagera sa dernière poignée d’orge comme sa dernière goutte d’eau. N’étant jamais battu, cet animal est d’un caractère remarquablement doux avec les hommes, quoique féroce avec ses semblables : quand un étalon parvient à se détacher, il s’engage des combats parfois terribles et des plus dangereux pour ceux qui s’approchent : il est inutile de s’interposer si le propriétaire n’est pas présent ; celui-ci, en revanche, avec son simple : Dour! dour ! (tranquille) parvient souvent à apaiser son coursier, tandis qu’un étranger y risquerait ses os. Mais l’amour du Tekké pour son cheval n’est pas si désintéressé, car le cheval, c’est son gagne-pain, la source de sa richesse. Si le Tekké est sale, vêtu de haillons sordides, s’il ne déploie même pas de luxe dans ses armes, son cheval et sa femme donnent l’idée de son aisance ; les harnais et les brides sont plaqués d’argent, tout comme sa femme est couverte de bijoux précieux, fruits des alamanes.

Le proverbe turcoman dit : « On clouerait plus facilement chaque grain de sable du désert que de fixer le Turcmène, » et : « Le Turcmène à cheval ne connaît pas son père. » Sauvage, indomptable, puissamment aidé par son rapide coursier, il est devenu, grâce à la lâcheté de ses voisins, le brigand redouté qui, pendant de longues années, portait la terreur sur son passage. L’alamane était le but de son existence, le seul moyen d’acquérir la réputation et la fortune; l’alamanetchik, qui ailleurs s’appellerait voleur de grand chemin, loin d’être méprisé, était chanté par les poètes comme un preux chevalier. Cette chasse à l’homme, dirigée contre une tribu ennemie, procurait au vainqueur des bestiaux et des prisonniers produisant une rançon considérable. De leurs incursions en pays d’infidèles, comme la Perse, les alamanetchiks ramenaient des troupeaux de kizirbach (terme de mépris donné aux Persans) qui alimentaient les marchés d’esclaves de l’Asie centrale.

Le nombre des cavaliers prenant part à une alamane variait de 3 à 1,000, et quelquefois davantage. Si le Turcoman, dans son aoul, n’admet pas de maître; dans l’alamane, il se donnait un chef auquel il obéissait aveuglément. La connaissance des chemins, des puits, le don du commandement, joints au courage personnel, étaient nécessaires pour devenir serdar (chef d’expédition); le courage personnel, seul, donnait le titre de butter ou batter ou batyr (preux, chevalier). Dans l’Akhal, qui a produit les plus fameux serdars des dernières guerres, il y en avait dont la spécialité consistait à diriger les alamanes dans les états de l’émir de Boukhara ; d’autres, connaissant les ressources et les puits du grand désert, menaient leurs bandes contre les Turcomans de Khiva ; enfin les plus nombreux dirigeaient leurs expéditions au sud-ouest, sur les provinces de Boudjnourd, de Kélat et de Déréghez. Le métier d’alamanetchik exigeait un bon cheval, des armes, du courage et le mépris de la mort. Si les chaleurs imposaient en général une trêve aux alamanes des Turcomans, les Tekkés exerçaient leur métier durant toute l’année ; pour eux, il n’y avait pas de saison morte.

Les nouvelles marchent vite dans l’Akhal ; aussi, dès que le bruit se répandait qu’un des grands serdars organisait une expédition, on voyait les alamanetchiks accourir de tous côtés pour se mettre sous ses ordres. Le serdar fixait le lieu et la date du rendez-vous général, mais ne confiait à personne le but de l’expédition. Au jour du départ, les cavaliers montés sur leurs étalons, fraîchement entraînés, menant souvent un cheval de rechange en laisse, se réunissaient autour de leur chef. Du moment que l’alamane se mettait en marche, le serdar devenait maître absolu de ses hommes, exerçant sur eux le droit de vie et de mort. Si l’expédition se dirigeait en Perse, cette troupe silencieuse escaladait de nuit les contreforts du Kopet-Dagh et s’engouffrait dans les précipices des montagnes par des chemins impossibles, pour s’arrêter le jour dans des cachettes connues du serdar seul. L’alamane avait-elle pour but une localité de la plaine fertile du Khorassan, arrivé sur le versant méridional des montagnes, la troupe s’arrêtait, les provisions de graisse de mouton et d’orge, ainsi que les chevaux de main, étaient laissés dans un abri inaccessible, sous la surveillance de quelques cavaliers. La journée se passait à préparer l’attaque, et vers la brume, les combattans quittant leur retraite, fondaient sur un fort kourde ou sur un village de la plaine, tâchant de s’introduire dans l’intérieur du bourg au moment de la rentrée des troupeaux. Cette manœuvre réussissait-elle, un horrible carnage s’ensuivait. Le pillage terminé, ces brigands poussaient devant eux la population valide et regagnaient les montagnes.

Une autre tactique employée surtout contre les forteresses kourdes, consistait à employer des échelles d’assaut, au moyen desquelles ils s’introduisaient dans les murs pendant que les habitans se livraient au sommeil. Chilva-Tchechmé fut pris de cette façon. Sur une population de 480 personnes, 40 seulement purent échapper, tout le reste fut massacré, ou emmené dans l’esclavage. L’un des survivans de ce malheureux bourg me reconta à Chilva-Tchechmé même cette scène effrayante. Les Tekkés tuaient pour le plaisir de tuer; les manches retroussées, armés du ptchak, couteau long et effilé, ils « travaillaient, » suivant son expression, pour assouvir leur soif de sang. Il n’entrait pas dans leur tactique de faire des sièges : l’alamane ne procédait que par surprises nocturnes ; s’ils rencontraient de la résistance, les plus braves se battaient pendant que les autres pillaient et emmenaient les prisonniers.

Les Tekkés inspiraient partout une terreur si grande que leurs attaques étaient presque toujours couronnées de succès. Une fois dans la place, il était rare que la population affolée eût assez de courage pour chasser les agresseurs, si petit que fût leur nombre. Les détails de ces sacs, que je me suis fait raconter sur place par les Kourdes, dépassent toute imagination. Les assaillans trouvaient-ils la place gardée et défendue, ils se retiraient généralement pour s’attaquer à une proie plus facile. Se risquaient-ils dans la plaine, c’était pour fondre sur les caravanes en poussant de grands cris. Avant la prise de Ghéok-Tépé, la grande route de Méched à Téhéran était tellement infestée par les Tekkés que les caravanes partaient de Chakroud à époques fixes, escortées d’infanterie, de cavalerie et même d’artillerie. La crainte des Turcomans était si grande que pas un cultivateur ne sortait pour travailler ses terres sans être armé. Ils avaient bâti sur leurs champs des tours rondes à entrée extrêmement petite, où ils se réfugiaient à la vue seule d’un cavalier turcoman, ayant bien soin d’en boucher l’orifice avec des pierres amoncelées dans l’intérieur.

Lorsque les Kourdes des forteresses se rassemblaient parfois en grand nombre pour délivrer les prisonniers et les troupeaux, ils attendaient les ravisseurs dans les gorges de leurs montagnes et leur livraient des combats acharnés, dans lesquels les Tekkés se faisaient exterminer jusqu’au dernier. Ces champs de bataille sont marqués par de nombreuses pyramides élevées en commémoration des morts; j’en ai vu plus d’un de ces cimetières dans les défilés de l’Ala-Dagh !

La population iranienne de la plaine offrait un champ d’activité plus facile aux brigands. On raconte qu’un Persan bien armé, attaqué par un brigand, l’avait vaincu : « Que fais-tu, s’écria l’adversaire terrassé, ne sais-tu pas que je suis Tekké? » À ces mots, le Persan fut pris d’une telle frayeur qu’il se laissa garrotter et emmener prisonnier par le Tekké que tout à l’heure il tenait en son pouvoir. Grodékof rapporte que, lors de la grande famine qui ravagea la Perse en 1871, la population iranienne des environs de Sarakhs était arrivée à un tel degré de lâcheté que les plus pauvres Tekkés, armés seulement d’un gourdin et montés sur un âne, chassaient devant eux les habitans des villages pour les vendre sur le marché de Merv. Si la marche à travers les montagnes avant l’attaque se faisait de nuit et silencieusement, le retour heureux, comme de raison, dépendait de la vitesse des chevaux. Les enfans et les femmes jeunes et jolies étaient attachés en croupe, et, avec cette double charge, le cheval devait faire parfois sans arrêt des centaines de verstes qui le séparaient de l’aoul de son maître. Les hommes vigoureux, le carcan au cou, dont la chaîne longue et lourde était attachée au pommeau de la selle, animés par le fouet de l’alamanetchik, couraient jusqu’à l’épuisement de leurs forces. Si la retraite était précipitée et si le prisonnier ne pouvait pas avancer assez vite, un coup de sabre mettait un terme à ses souffrances. Le sentiment de pitié paraît manquer entièrement au Turcoman : l’esclave n’est, à ses yeux, qu’une marchandise ; sa barbarie et sa cruauté ne connaissent pas de bornes. Des esclaves transportés de Sarakhs à Merv disent avoir parcouru ce chemin sans nourriture; c’est tout au plus si une gorgée d’eau leur était donnée lorsqu’ils tombaient d’inanition. Le retour des alamanetchiks, annoncé à l’avance par une estafette, donnait lieu à des réjouissances; tous les habitans de l’aoul venaient au-devant d’eux pour admirer plus tôt ces guerriers courageux et leur riche butin.

M. Vambéry rapporte (il y a vingt ans de cela), qu’au retour d’une alamane, un jeune Turcoman ayant raconté ses exploits aux habitans de l’aoul, tous le suivirent pour voir ses prisonniers ; Vambéry en fit de même et voici ce qu’il vit : « Au milieu d’une tente se trouvaient étendus deux Persans, pâles, couverts de sang et de poussière dont on enferrait les membres; les fers de l’un étant trop étroits, le Turcoman y faisait entrer ses chevilles de force sans s’inquiéter de ses cris déchirans. Dans un coin, deux enfans tremblans étaient assis à terre, regardant tristement le Persan torturé, car c’était leur père ; ils avaient bien envie de pleurer, mais les regards terribles du brigand les en empêchaient. Une jeune fille de quinze à seize ans, les cheveux en désordre, les vêtemens déchirés et couverts de sang était accroupie dans un autre coin et sanglotait. Quelques Turcomanes, poussées par la curiosité, lui demandèrent si elle était blessée : « Je ne suis pas blessée, répondit-elle en pleurant; ce sang est celui de ma bonne mère. » Elle raconta ensuite comment elle avait été mise en croupe sur le coursier de son ravisseur pendant que sa mère devait suivre à pied, attachée à l’étrier. Après une course d’une heure, sa mère, épuisée, s’affaissa sur le sol ; le Turcoman essaya d’abord de ranimer ses forces à coups de fouet ; n’y réussissant pas et ne voulant pas rester en arrière, il tira son sabre et lui abattit la tête ; le sang, jaillissant, avait éclaboussé la jeune fille, le cheval et le cavalier. » Et, pendant que ceci se passait dans la tente, les parens du brigand étaient occupés au dehors à examiner le butin ; les matrones palpaient avidement les ustensiles de ménage, les enfans sautaient autour de ces dépouilles, dont ils s’affublaient en riant.

Si, jusqu’à la conquête de Khiva, l’alamane et la vente des esclaves produisaient la richesse dans les aouls, l’année 1873 mit fin à cet état de choses; ne pouvant plus vendre leurs prisonniers, les Tekkés se contentaient de les maltraiter pour obtenir une forte rançon. Depuis l’occupation de l’Akhal par la Russie, la population paisible et laborieuse du Khorassan est débarrassée de ce fléau. La prospérité renaîtra dans ces belles contrées, et quand les Saryks et les Salors seront définitivement soumis au tsar, la mission de la Rassie sera terminée. De l’Afghanistan jusqu’aux limites de la Sibérie, l’ordre et la tranquillité régneront, après des siècles de luttes, et l’Asie centrale redeviendra, sous l’égide d’un gouvernement fort, ce qu’elle fut jadis, un des pays les plus privilégiés du globe.


II.

Le 17 janvier, je quittais avec satisfaction le triste séjour de Kizil-Arvat, où cependant j’avais trouvé une vraie providence dans la personne du général Meyer, qui m’avait en particulier pourvu d’un serdar officiel chargé de m’escorter à travers l’oasis de l’Akhal. Un mot d’abord sur ce guide, Bachi-Serdar. C’était un des plus redoutés chefs d’expédition des Tekkés; c’est lui qui, en 1874, dirigeait l’alamane sur Kélat, où il fit plus de deux cents prisonniers. Ses anciens cavaliers disaient de lui : « Son ptchak a percé plus de poitrines que son maître n’a de poils dans sa barbe. » Bachi-Serdar n’était pas causeur; comme je lui reprochais un jour de ne jamais parler de ses exploits, il me répondit : « L’homme qui tue n’en parle pas ; la langue et le couteau effilés ne se trouvent guère chez le même homme. » Je le vois encore devant moi, dirigeant à travers les sables ma petite colonne, monté sur un énorme étalon tekké, dont la robe dorée, d’une couleur que je n’ai vue que dans l’Akhal, disparaissait presque sous trois couvertures de feutre. Il est âgé de cinquante-trois ans, et les traits durs de son visage, sillonné de balafres, portent l’empreinte du type mongol très prononcé; il est plutôt maigre, et toute son allure dénote une grande force physique; je l’ai rarement vu sortir de son impassibilité, il ne crie ni ne se fâche jamais. Chose curieuse : parmi ces brigands, tout au contraire du reste des Orientaux, les jurons ne sont pas de mise ; l’épithète grossière que le musulman applique à la mère ou à la fille de celui qu’il veut injurier n’est pas connue dans leur langue. « Lâche! » est la plus grave insulte entre Tekkés.

C’est par étapes de 50 à 60 verstes que nous avons parcouru l’Akhal, mettant ainsi cinq jours, sans compter les arrêts, pour arriver à Askabad. Nous demandions chaque soir l’hospitalité dans une forteresse ou un aoul tekké et nous étions reçus toujours courtoisement par les Turcomans, qui comptent comme un honneur la visite du serdar. L’hospitalité est sacrée aux Turcomans ; elle est gratuite et obligatoire entre eux, mais ils ne l’exercent qu’à contre-cœur ; en revanche, ils sont toujours empressés pour l’étranger qui paie largement. Aussi mettait-on tout en œuvre pour circonvenir mon serdar, et, si j’avais écouté ses conseils, je me serais arrêté dans chaque kibitka de l’Akhal, et mon voyage aurait duré une éternité. Ayant envoyé mes gros bagages en avant, je ne marchais qu’avec mes chevaux de selle et mes gens, dont le nombre était très réduit depuis mon entrée en Turcomanie. Cependant j’avais douze chevaux et dix cavaliers pour lesquels chaque soir il fallait trouver la nourriture. Le Tekké, depuis la conquête, est très pauvre ; les provisions même étant hors de prix, avec un train semblable on ne peut honnêtement accepter une hospitalité gratuite de ces pauvres nomades. Si les étapes à travers le pays des Tekkés m’ont coûté gros, elles me laissent de bien intéressans souvenirs des longues soirées passées sous la yourte, rendez-vous des hommes influens qui venaient en tomacha (spectacle ou réjouissance publique) entendre le Frenghi parler de son pays lointain. Les femmes préparaient le pilau (riz et mouton rôti); mes domestiques offraient le thé, et souvent les causeries se prolongeaient tard dans la nuit.

Rarement, pendant ces assemblées du soir, les femmes mariées, ou en état de l’être, se hasardaient dans la société des hommes; elles se tiennent à l’écart, se couvrant le bas du visage de leur bouroundjouk (mantille de soie) en signe de respect; les jeunes filles et les vieilles matrones seules ne se voilent point. Cependant le matin, quand j’étais seule, elles se glissaient furtivement dans la tente, curieuses comme de vraies filles d’Eve ; elles venaient assister à la toilette de l’étranger, le questionnant sur le contenu de son nécessaire, qui les intéressait au plus haut point.

Le costume de la femme tekkée, tout en étant très simple, est propre à faire valoir ses charmes : il consiste en une longue chemise flottante, en soie rouge ou bleue, qui n’est retenue par aucune ceinture. La chemise, autour du cou et jusqu’au bas de la taille, est surchargée de monnaies et de plaques d’argent, formant une espèce de cuirasse, auxquelles sont mêlées de petites clochettes en argent qui tintent à chaque pas. Ces monnaies, ces plaques, ces clochettes, comme aussi les bracelets dont les femmes tekkées sont couvertes, dénotent non-seulement la richesse du mari, mais aussi son courage, car ces bijoux, quoique travaillés par les artistes indigènes d’après le goût turcoman, proviennent des expéditions de l’époux, dont la femme porte les trophées. Sur la tête, les femmes mariées portent un petit bonnet rond, brodé, d’où s’échappe leur abondante chevelure. La jeune fille porte les cheveux tressés et découverts.

La femme tekkée est belle, grande et svelte ; elle est la seule femme de l’Asie centrale qui sache marcher. Rien de plus gracieux qu’une fille de cette race allant quérir l’eau dans quelque puits et portant sur l’épaule la grande amphore ; mainte fois je me suis arrêté pour jouir de ce spectacle, qui me faisait oublier les affreux masques de Khiva et de Boukhara. Il me restait encore quelques bracelets, des colliers et des bibelots que je distribuais à mes jolies visiteuses; en échange, elles venaient m’apporter des ouvrages de leurs mains. Car la femme tekkée est une artiste; nos belles dames d’Europe seraient bien surprises si elles voyaient ce qu’une pauvre sauvage sait faire de ses doigts; j’ai des broderies des bouroundjouks qui sont de vraies merveilles. Les tapis qu’elles confectionnent sont les plus beaux et les plus durables de tous. Ils sont d’ailleurs hors de prix, puisque, dans l’Akhal même, on paie une petite destente de lit, si elle est belle, à raison de 40 roubles, soit 100 francs. J’ai vu de grands ouvrages de ce genre estimés de 8,000 à 10,000 francs. Et cette même femme, au besoin, devient une héroïne; lors de la prise de Ghéok-Tépé par les Russes, les femmes combattaient à côté des hommes ; une branche de leurs longs ciseaux, fixée au bout d’un bâton, formait la lance dont plus d’un soldat russe porte encore la marque aujourd’hui.

Quoique la polygamie soit très en vogue en Turcomanie, les femmes gardent une certaine autorité ; il n’est pas rare d’en voir qui exercent une influence sur les affaires communes. Ainsi à Merv, récemment, la veuve de Nour-Verdi-Khan jouissait d’une grande réputation, et les Tekkés disaient: « C’est elle qui règne à Merv. » Ici aussi, l’amour fait des victimes : à mon passage à Boudjnourd, une belle éplorée est venue me supplier de lui venir en aide. Elle venait de quitter l’Akhal avec un homme qu’elle aimait, ayant abandonné son mari. L’agent russe à Boudjnourd, sur la plainte du mari, avait fait arrêter l’amant, qui se trouvait déjà sous clé. Par malheur, le coupable, non content d’enlever la femme, avait pris au mari une demi-douzaine de chameaux, et, pour ce fait, on le réclamait à Askabad comme simple voleur. La justice étant saisie, je dus, bien à regret, déclarer à la solliciteuse que mon intervention n’aurait abouti à rien. Elle ne versa pas une larme, mais m’assura froidement qu’on la couperait plutôt en morceaux que de la faire retourner chez son mari. Détail curieux : sur sa propre demande, l’homme qu’elle avait suivi et qui, de son côté, avait laissé deux femmes légitimes dans l’Akhal, leur avait envoyé les moyens de le rejoindre : elle ne voulait pas que la réputation de son amant fût ternie par le fait qu’il aurait abandonné ses femmes sans moyens d’existence.

La femme est achetée au père par le fiancé; le kalim (prix d’achat) consistait jadis en un certain nombre d’esclaves fixé d’avance ; si, au jour convenu, l’acquéreur n’avait pu réunir la somme exigée, le mariage ne durait que quelques jours, et le père reprenait sa fille jusqu’à ce que la dette fût entièrement soldée. Avant la conquête russe, le prix d’une femme variait entre 1,200 et 2,000 fr. ; mais depuis le massacre de Ghéok-Tépé le nombre des femmes est de beaucoup supérieur à celui des hommes, et le prix en a notablement diminué. Les femmes tekkées n’épousent que des Tekkés ; au contraire, si les alamanetchiks ramenaient de belles Iraniennes, il leur arrivait de les garder sous leurs tentes, soit comme esclaves, soit comme épouses. La femme tekkée est laborieuse ; en dehors des travaux domestiques, c’est elle qui tisse et confectionne les vêtemens. La femme qui se marie apporte en dot un certain nombre de feutres qu’elle a fabriqués dans ses loisirs, parmi lesquels doit figurer une couverture très fine pour le cheval de son époux. Un de leurs proverbes dit : « Plus le feutre pour le coursier est fin, plus l’amour pour le cavalier est grand. » Le divorce se pratique sans grandes formalités et sans jugement, mais l’infidélité de la femme donne au mari le droit de la tuer. Voici un autre dicton turcoman qui a force de loi : « La honte est pire que la mort. »

Les femmes tekkées, n’étant ni enfermées dans un harem, ni entièrement voilées, jouissent presque des mêmes droits que les hommes, avec lesquels elles s’entretiennent aussi librement que chez nous. Les aventures romanesques, les drames même ne manquent pas dans l’Akhal, témoin le fait suivant. Koul-Batter-Serdar avait une fille dont la beauté était célèbre dans l’oasis entière. Svelte, gracieuse, la nature l’avait douée d’une chevelure superbe et d’un regard si doux, que plus d’un jeune Tekké, plus d’un barbon même en avait été cruellement blessé. Tous ces adorateurs perdaient leur peine, la belle aimait depuis longtemps. Un rival de l’homme préféré médita leur perte. Il se porta à la rencontre de Koul-Batter, qui revenait d’un alamane, pour lui insinuer que sa fille, pendant son absence, avait été déshonorée. La fille du serdar reçut son père à l’entrée de sa demeure. Koul-Batter, persuadé de sa honte, eut à peine mis pied à terre qu’il tira son poignard et le plongea dans le sein de son enfant. Les aksakals ayant réussi à prouver l’innocence de la victime, l’instigateur du crime dut comparaître devant l’assemblée des anciens, qui le condamna à mort pour calomnie. L’exécution eut lieu séance tenante : chacun des assistans perça l’infâme de son couteau.

Les récits des aventures chevaleresques forment la base de la conversation des Turcomans, comme le tabac et le thé, celle de leurs dépenses ; s’ils sont très bavards entre eux, ils sont circonspects vis-à-vis de l’étranger, qui a beaucoup de peine à obtenir des renseignemens sur leurs mœurs. A l’exception des mollahs, les Tekkés sont illettrés, mais très rusés dans la réplique et, quoique le mensonge leur répugne, ils savent donner des réponses si ambiguës qu’on fait bien de se méfier. C’est vraiment au Turcoman que « la parole a été donnée pour cacher ses pensées. » Cependant ces enfans du désert possèdent une belle qualité qui a même frappé les Russes : il ne s’est jamais trouvé d’espion parmi eux. Le traître est mis à mort par sa tribu sans aucune forme de procès, sa famille chassée et ses biens détruits, car la trahison est considérée ici comme le plus grand crime.

De Kizil-Arvat à Kodch, la route est d’une monotonie désespérante, à Artchman, nous campons au bord d’un ruisseau dont l’eau a un goût sulfureux très prononcé ; on me montre le tombeau d’un saint guérissant les maladies cutanées. Les monceaux de loques déposées en ex-voto par les fidèles autour de ce lieu attestent la vertu bienfaisante du saint ou plutôt de la source sulfureuse. A mesure que nous avançons, les montagnes à notre droite, auxquelles les Russes ont donné le nom de Kopet-Dagh, deviennent plus escarpées ; à notre gauche, nous avons la plaine immense, les sables sans fin ; les forteresses se présentent plus voisines les unes des autres. Nous traversons des plaines ouvertes, dans lesquelles, aux yourtes, ont succédé des logemens construits en briques ou en terre durcie au soleil ; ce sont, comme Ghéok-Tépé, des aouls dont les habitans restaient sur place toute l’année pour cultiver les grands jardins clos de murailles et garantir la contrée contre les attaques des Kourdes des montagnes, qui parfois arrivaient en grand nombre piller dans l’Akhal. L’intérieur de ces lieux fortifiés, s’ils sont habités, est occupé, soit par des kibitkas en feutre, en tout semblables aux yourtes des Kirghiz, sauf que le toit est moins conique, soit par les habitations des tchomrys, huttes en terre carrées ou rondes, recouvertes de feutre ou de paille: on y voit aussi des kibitkas dont les parois sont en roseaux.

Rien de plus gai que l’intérieur d’une forteresse tekkée. Nous sommes aux premiers jours de janvier, et les champs commencent à verdir; au milieu de la journée, le soleil est chaud, et je m’établis de préférence, quand je fais une halte, sur des tapis qu’on étale devant les yourtes ; celles-ci, bien alignées, forment des rues. Attachés à des piquets, les chevaux, recouverts de leurs épaisses couvertures, regardent de leurs grands yeux intelligens tout ce qui les entoure ; les lévriers turcomans, dans leurs poses gracieuses, se chauffent au soleil, et, devant les yourtes, les jeunes filles et les femmes travaillent à leur ouvrage de tapisserie. Pour satisfaire leur curiosité native, elles trouvent toujours moyen de se rapprocher de notre groupe; les prétextes abondent : c’est un agneau qui s’est écarté et qu’il faut chercher, c’est un enfant à prendre dans les bras, etc.; elles savent s’asseoir avec une grâce charmante, et chacun de leurs mouvemens est empreint d’une noblesse innée. Et dire que cette foule si calme et polie, qui écoute avec tant de déférence et d’attention mes récits, est formée par ces terribles massacreurs dont l’apparition subite glaçait d’horreur tout ce qu’ils approchaient ! « Qu’auriez-vous fait de moi, demandais-je un jour à Bachi-Serdar, si j’étais venu au milieu de vous il y a quatre ans? — Tu aurais été une bonne prise, me répondit-il fort tranquillement, car on aurait beaucoup payé pour ta rançon. » J’emporte comme précieux souvenir de ce pays la chaîne et le carcan dont se servait Bachi-Serdar dans ses expéditions. « Prends-les, m’a-t-il dit; les beaux temps sont passés, Bachi-Serdar n’est plus un guerrier; s’il doit faire usage de ses armes, ce sera au service du tsar, qui nous a défendu de faire des prisonniers. » Je note ici que le Turcoman a accepté entièrement la domination russe. Il dit à ce propos : « Nous avons combattu le khan de Khiva, l’émir de Boukhara, le shah de Perse ; nous sommes sortis victorieux de tous les combats; encore aujourd’hui, quoique bien réduits, nous enlèverions Téhéran si on nous laissait faire. Quant au Russe, il a pris trois ans avec ses canons pour nous soumettre ; nous ne pouvons oublier qu’il a tué nos pères et nos plus braves guerriers ; mais nous le servirons honnêtement, car nous le respectons comme un vainqueur brave et loyal. L’Anglais, pendant douze ans, nous a poussés à la lutte et nous a tout promis ; il n’a rien tenu; celui-là, nous le détestons. » Mais le grand nombre des femmes et l’inaction des hommes ont produit un mauvais effet sur la population mâle ; les. vieillards voient avec tristesse les fâcheux effets de l’eau-de-vie et de l’opium, qui, inconnus avant la conquête, commencent déjà à faire des victimes. « Si nos vainqueurs ne sont pas plus sévères à cet égard, d’ici à quelques années les Turcomans auront oublié leur ancienne honnêteté, me dit Bachi-Serdar ; jadis il n’y avait pas de voleurs parmi nous ; si cela continue de la sorte, Tekké et voleur sera la même chose. »

Les Turcomans sont des joueurs d’échecs hors ligne : si vous voyez quelque part un rassemblement d’hommes, vous pouvez être sûr qu’il s’agit d’une partie d’échecs. Accroupis par terre, l’échiquier devant eux, deux champions sont aux prises ; les spectateurs s’associent à la partie en pariant un ou deux krans (monnaie persane valant un franc); pour l’un ou l’autre joueur, les enjeux s’élèvent parfois à des sommes respectables, car il y a des parties auxquelles on vient assister de très loin, suivant la force des joueurs. A chaque beau coup, tout l’auditoire applaudit; les cris et l’allégresse sont à leur comble quand un coup décisif est joué. C’est au jeu seul que j’ai vu le Tekké démentir cet imperturbable sang-froid qui fait de lui une exception, même en Asie.

Entre Ghéok-Tépé et Askabad, l’oasis atteint sa plus grande largeur; c’est une suite ininterrompue de villages fortifiés, au milieu des champs, protégés par des tours rondes, qui servent de refuge aux cultivateurs en cas d’alerte. Le reste de l’année, les tentes suivant les troupeaux dans leurs pâturages, soit autour des puits dans le désert, soit dans les montagnes, il ne vient plus dans ces forts que quelques hommes qui se relèvent à tour de rôle pour entretenir les ariks et pourvoir à la distribution des eaux sur les champs. Les Tekkés ne travaillent guère. Jadis les esclaves qu’ils enlevaient en Perse cultivaient leurs terrains. Ils doivent à ces esclaves les plantations d’arbres fruitiers et surtout de vigne qu’on voit en grande quantité dans les environs d’Askabad. Aujourd’hui c’est à leurs femmes qu’incombe cette besogne.

Dans l’Akhal comme dans le Miankal (l’oasis du Zeravchan), l’eau fait la richesse du cultivateur; nous y retrouvons également les arikaksakals (inspecteurs des canaux), connus ici sous le nom de mirab. Ils surveillent la distribution de l’eau et nomment les travailleurs. Les Tekkés seuls, dans cette oasis, possèdent l’eau, qu’ils vendent ou louent parfois pour une partie de la récolte. La longue chaîne de montagnes arides qui longe l’Akhal au sud présente cette particularité qu’il n’y existe pas de ruisseaux dans les vallées, la formation des couches et la porosité des roches laissant filtrer intérieurement les eaux jusqu’au bas de ces montagnes. C’est en creusant à leur pied des puits, souvent d’une profondeur de 25 mètres et distans les uns des autres de trente à cinquante pas, qu’on rencontre des sources qui, l’assemblées dans des canaux souterrains en maçonnerie, hauts de 2 mètres, aboutissent dans la plaine à une certaine distance où elles alimentent les ariks.

Dans la soirée de notre cinquième journée de marche depuis Kizil-Arvat, nous voyons se dessiner dans la plaine, devant nous, la colonie russe d’Askabad ; avec son petit fort, son église et ses maisons blanches à la russe, c’est propre et gai. Sortie de terre en trois années, cette ville improvisée prend déjà un aspect coquet. Une double lignée de boutiques forme une large rue où s’étalent les produits de l’Occident, parmi lesquels les liqueurs et l’eau-de-vie tiennent la première place ; quant aux marchands, ce sont des Arméniens arrivés comme cantiniers à la suite de l’armée; ils ont gagné gros, lors de la conquête, quand les soldats russes troquaient des poignées de bijoux tekkés, ou d’admirables tapis, contre une bouteille de vodka. Mais si le temps n’est plus où le simple troupier maniait l’argent au pond, ils se rattrapent sur les malheureux que la nécessité pousse sous leurs fourches caudines. Un artiste capillaire, appelé pour me débarrasser d’une chevelure exorbitante poussée dans le désert et qui me donnait l’apparence d’un sauvage, me demanda 5 roubles pour cette opération ; faisant l’office de tailleur en même temps, il me fit, pour réparations très urgentes à ma toilette, une note dont le montant eût en Europe payé le plus beau costume de Pool. Mon interprète, qui m’avait précédé d’une journée pour préparer les logis, avait déniché pour moi une maisonnette avec une grande cour pour les chevaux et mon escorte. Je trouvai mon lit de camp dressé avec de beaux draps bien blancs, et le poêle que je porte parmi mes bagages allumé; aussi, quand, sorti du hammam et dûment débarrassé de la terrible vermine qui est un des fléaux des voyages en Asie centrale, je m’assis devant une bonne soupe aux choux, je me sentis fort satisfait, je le fus plus encore quand, à cette soupe réconfortante, succéda un plat qui vaguement me rappelait ma patrie ; c’était une aimable surprise de la femme de mon propriétaire, brave Allemande des colonies du Volga, qui, sachant que je venais de bien loin, avait espéré retrouver un compatriote; elle vint, toute rouge et toute confuse, de derrière ses fourneaux, me présenter sa petite famille, tous vrais kalbasniks (charcutiers, sobriquet que le Russe applique aux Allemands). Cette nuit-là, j’ai dormi comme un roi ; j’avais 4,000 kilomètres à longues étapes derrière moi et j’étais décidé à faire en ce lieu un temps d’arrêt pour réparer mes forces.


III.

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je m’acheminai le lendemain vers la demeure du gouverneur de la Transcaspie ; je me demandais comment je serais accueilli par cet homme tout-puissant pour lequel je n’avais guère de recommandations officielles et que je savais ne pas être au mieux avec mon protecteur, le général Tchernaïef. Un mot de lui et j’aurais pu être forcé de rebrousser chemin, car on ne passe pas si facilement la frontière, qui, à ma connaissance, de ce côté du moins, n’a été abordée par aucun touriste. Mais j’eus le bonheur de trouver dans la personne du général Komarof un grand savant, archéologue et entomologiste distingué et en même temps un vrai gentilhomme russe, hospitalier et bien disposé pour l’étranger arrivé de si loin. Le général gouverneur de la Transcaspie m’a fait par sa bonté oublier les impressions fâcheuses de Kizil-Arvat. J’ai passé mes meilleures heures à Askabad, dans sa maison, où une charmante famille tout européenne rassemble autour d’elle tout ce que la ville contient de gens du monde. Les collections archéologiques du général, commencées au Caucase, contiennent de véritables trésors, et je dois à sa générosité une collection numismatique et des produits de fouilles que je compte parmi les plus précieux objets rapportés de mes voyages.

Quoiqu’il fût extrêmement occupé et préoccupé, — car pendant mon séjour à Askabad, il se jouait une partie fort sérieuse : l’annexion pacifique de Merv, — il trouva néanmoins le temps de me montrer ses trésors et de faire avec moi de la photographie. J’ai assisté aux premiers succès obtenus par la pointe en avant du détachement qui a passé la frontière de Baba-Dourma et déterminé l’envoi de la grande députation de Merv à Askabad ; mais il m’a été donné de jouir d’un coup d’œil bien autrement intéressant. Je dînais tranquillement ce jour-là chez le chef de l’escadron indigène, le lieutenant Lopatinski ; nous venions de vider quelques bouteilles d’excellent vin de Kakhétie, venant du Caucase, quand son ordonnance, un Tcherkesse, vint lui annoncer l’arrivée de 40 cavaliers indigènes de son escadron, ramenant les koul (esclaves) de Merv. Un curieux spectacle nous attendait : devant la demeure du lieutenant était rangé le peloton arrivé de l’oasis, choisi parmi les plus hardis cavaliers : ces hommes, montés sur leurs chevaux, faisaient plaisir à voir dans le costume pittoresque du pays, armés en guerre et couverts de la poussière de la longue route qu’ils venaient de parcourir. Dix-sept d’entre eux portaient en croupe des êtres humains, hâves et décharnés, au regard effaré ; il y avait des enfans et des femmes dans le nombre. Nous avions devant nous les derniers esclaves persans, enlevés par une alamane de Merv, dans l’automne de 1883, sur les frontières du Khorassan persan et restitués au gouvernement russe sur la demande du général Komarof.

C’était assurément un étrange contraste que ces Tekkés, tous anciens alamanetchiks, aujourd’hui enrégimentés au service du tsar, allant à Merv enlever des esclaves pour les amener à Askabad, afin que le gouvernement russe les remît en liberté. Les malheureux ne se rendaient guère compte de ce qui se passait pour eux, capturés jadis par des Turcomans et enlevés par d’autres Turcomans, d’autant qu’entre Merv et Askabad les cavaliers auxiliaires les avaient traités comme ils avaient l’habitude de traiter les Kizilbach. J’avais devant les yeux l’image d’un retour d’alamane : c’est ainsi que revenaient dans leurs foyers d’une expédition productive en Perse ces mêmes cavaliers ; leurs prisonniers ne pouvaient guère être plus misérables, plus terrifiés que les pauvres créatures que nous avions devant les yeux. Cette restitution était due à la mission de Makhtoum-Kouli-Khan, Tekké rallié à la Russie, fils de cette femme si influente à Merv dont j’ai parlé plus haut et qui, avec le capitaine Alikhanof, avait exigé, au nom du général Komarof, la restitution des esclaves : la demande avait été d’ailleurs appuyée efficacement par le petit corps du colonel Mouratof, stationné en ce moment à Karybent.

Le rapport fait par le commandant du peloton des cavaliers auxiliaires arrivés de Merv, un vieux Tekké de la tribu des Vakil, à grande barbe grise, le lieutenant fit mettre pied à terre aux esclaves : une grande foule avait eu le temps de se rassembler autour de notre groupe, et ce n’est que quand on apporta de la nourriture et des vêtemens à ces malheureux qu’ils commencèrent à comprendre que leurs misères touchaient à leur fin. J’avais parmi mes bagages du linge et des vêtemens chauds que je remis à un des prisonniers; celui-ci, chemin faisant, me montra son cou, qui n’était plus qu’une plaie, vestige terrible du carcan de fer qu’il avait porté si longtemps. Ces gens-là ne savent pas remercier; mais je fus assez récompensé en voyant une pauvre fille de sept à huit ans se rouler dans un vieux plaid et dévorer les restes de notre repas. Dès ce moment, intelligens comme le sont les Persans, ils furent convaincus que pour eux tout avait changé ; le lendemain, je les trouvais déjà dispersés çà et là, racontant leurs tribulations passées et entourés de curieux qui, avant de s’éloigner, ne manquaient pas de leur laisser quelques petits cadeaux.

L’oasis de Merv, à cheval sur le Mourgab, se trouve au sud-est du désert turcoman à 130 verstes à l’orient de Sarakhs, à 250 verstes de Hérat, à 400 verstes de Khiva et à 180 verstes de Tchardjoui; le Mourgab, qui en alimente les vingt-quatre canaux, grâce à un barrage soigneusement entretenu, est un fleuve qui prend sa source dans les monts du Paropamise, au nord de Hérat, et va se perdre dans les sables au-delà de Merv. Cette oasis compterait, selon Piétrousévitch, 48,000 kibitkas, soit 240,000 habitans, mais quelques autres, trouvant ce chiffre trop élevé, n’en admettent que 125,000; selon ces derniers, l’eau du Mourgab ne pourrait en alimenter un plus grand nombre. L’oasis s’étend jusqu’à 40 verstes au nord du chef-lieu, mais à 10 verstes on trouve déjà des collines de sables mouvans; Grodékof en estime la superficie à 3,600 verstes carrées. Le climat est malsain. Les marais du Mourgab engendrent des fièvres pernicieuses, il y pleut rarement; la température, très élevée en été (36 degrés à l’ombre), descend en hiver à 7 degrés au-dessous de zéro; la neige n’est pas rare au mois de janvier ; en revanche, pendant l’été, les insectes de toute sorte rendent le séjour de Merv insupportable aux Européens.

A mesure qu’on pénètre dans l’intérieur de l’oasis, les aouls deviennent plus nombreux et les kibitkas font place par-ci, par-là, à des masures en terre glaise. La terre est bien cultivée, les canaux sont très nombreux, et les chemins, ou plutôt les sentiers qui relient les villages entre eux, traversent des champs de pastèques, de melons, d’orge et de riz. D’après la dernière statistique, on compte dans l’oasis 7,800 chameaux, 160,000 moutons, 11,500 chevaux, 25,000 ânes et 46,000 bêtes à cornes; le gibier est abondant.

Kaouchout-Khan-Kala, forteresse entourée d’une muraille de 4 verstes de tour, dans l’intérieur de laquelle se trouvent quelques centaines de chétives masures ainsi qu’un mauvais bazar, est le chef-lieu de l’oasis. Voilà cette Merv qu’on s’est représentée comme une cité merveilleuse et riche. Merv n’est pas une ville; ce n’est, en réalité, qu’une simple dénomination géographique donnée à une certaine portion de terre cultivée. Les Tekkés, les maîtres de l’oasis avant l’occupation russe, vivaient de brigandage; maintenant ils se livrent à l’agriculture. Le bazar n’offre plus la même animation que jadis, où les courtiers boukhariotes et khivains, suivis d’une nombreuse escorte, venaient faire leurs provisions de bétail humain et échanger divers objets manufacturés. En somme, les Merviens sont pauvres et peu industrieux, excepté les femmes, qui excellent dans la confection des tapis et des étoffes de soie. Le manque d’une monnaie particulière à Merv, avant l’occupation russe, est une preuve évidente de son peu d’importance commerciale ; on y trouvait le kran persan (1 franc), le tenghé de Boukhara, et, depuis peu, on y trouve les billets de banque russe; du reste, chacun y battait monnaie selon ses besoins.

Le célèbre voyageur P. Lessar raconte qu’il reçut un jour la visite d’un maître monnayeur. C’était un homme aimable et d’humeur joviale; il tenait à la main un grand sac contenant tout son outillage, ainsi que des morceaux de métal et des pièces de monnaies achevées. « Nous n’avons point de padichah, dit-il, ce qui nous permet de fabriquer notre argent nous-mêmes; chacun a le droit d’en faire, seulement il faut connaître son métier, — et, sous ce rapport, le fabricant n’avait pas son pareil. » Le maître monnayeur lui montra ses coins et ses spécimens de fabrication ; il frappait des monnaies russes, khivaines, boukhariotes et persanes, de peu de valeur. Les nouveaux krans persans étant très difficiles à imiter, l’artiste en fabriquait peu. Il composait l’alliage de ses pièces d’un tiers d’argent, de deux tiers de cuivre, et jouissait d’une grande considération parmi les Merviens comme expert en métaux précieux. On s’adressait à lui pour les évaluations et surtout pour le triage des fausses pièces en cas de paiemens considérables.

L’ancienne Merv, appelée aussi Mérou, Maour ou Mareh, cette rivale de Balkh qui fut jadis si florissante qu’on l’appelait la reine du monde, se trouvait à quarante verstes plus à l’orient dans une plaine sillonnée d’anciens canaux et couverte de ruines remarquables, appelées aujourd’hui Kobar-Kala par les indigènes, qui prétendent que cette ville fut bâtie par Iskander ou Alexandre le Grand. Non loin de cet amas de décombres, on voit les ruines de la résidence du sultan Sandjer, avec des restes de tours et de tombeaux ; c’est au sud-ouest de cette localité que se trouve l’emplacement de Baïram-Ali-khan, la dernière ville de l’oasis détruite vers la fin du siècle passé. Le voyageur Regel raconte, d’après une légende en crédit auprès des Turcomans, que l’ancienne Merv ou Maoureb ne serait autre chose que l’Askabad actuel. Mais il serait oiseux de s’arrêter ici aux légendes que les Turcomans débitent sur les ruines de l’Asie centrale, par la simple raison qu’ils habitent ces contrées depuis trop peu de temps et que l’ancienne population a disparu. Deux noms seuls sont arrivés à leur connaissance : Alexandre et Gengis-Khan, représentant à leurs yeux toute l’antiquité, et qu’ils regardent par conséquent comme les créateurs des villes et des grands travaux dont les ruines grandioses étonnent aujourd’hui leurs regards.

Ce qui est certain, c’est que Merv était une des plus anciennes villes du monde, puisqu’elle est mentionnée dans le Zend-Avesta. Plus tard elle tomba au pouvoir des Perses et fut englobée dans une des satrapies de l’empire d’Alexandre. Du Ve au VIIIe siècle, Merv fut en grande partie chrétienne; les nestoriens persécutés dans l’Orient qui s’y réfugièrent firent tant de prosélytes parmi les Parsis que cette ville fut érigée en archevêché ; quand, deux siècles plus tard, les Arabes s’emparèrent de la cité du Mourgab, c’était un centre intellectuel très important possédant des hôpitaux et de nombreuses bibliothèques, qui devint la capitale du Khorassan et atteignit l’apogée de sa grandeur au XIe siècle sous la domination des Turcs. Gengis-Khan épargna cette ville, mais son fils Touli-Khan la détruisit et y fit massacrer 70,000 personnes; 400 artisans, les plus habiles de la ville, furent épargnés et emmenés à la suite du vainqueur. Après la chute des Timourides en 1505, Merv fut occupée par les Usbegs, pour passer cinq ans après au pouvoir des Persans. En 1790, elle tomba entre les mains des Saryks; les Persans, sous Chah-Mourad, ne pouvant soumettre ces derniers par les armes, détruisirent en 1795, en amont de l’oasis, la grande digue du lac artificiel alimenté par le Mourgab, d’où sortaient tous les canaux du pays, et l’ancienne « reine du monde » qui s’était toujours relevée de ses cendres, privée d’eau, ne présenta bientôt plus qu’un informe amas de ruines envahi par les sables du désert. Les malheureux Merviens transportèrent leurs pénates 40 verstes plus à l’ouest sur le nouveau cours du fleuve, pour tomber vingt ans après au pouvoir des Khivains, dont ils restèrent tributaires jusqu’en 1835; en 1856, les Saryks furent à leur tour refoulés dans les montagnes du sud par les Tekkés, qui transformèrent l’oasis en un véritable repaire de brigands; aussi, après la chute de Ghéok-Tépé, l’élément pacifique de Merv appela-t-il les Russes de tous ses vœux.

L’arrivée d’Alikhanof en 1882, jadis officier dans l’armée russe, donna en peu de temps une nouvelle tournure à la question de Merv. Ce Caucasien, fils d’un officier de la milice du Daghestan, intelligent et ambitieux, travailla avec succès à faire dominer le parti russe et sut gagner à sa cause Gouldjamal, la veuve de Nour-Verdi-Khan, qui le seconda puissamment dans ses vues. La marche en avant du détachement Mouratof, en décembre 1883, étant considérée par les Merviens comme une démonstration offensive, ils eurent peur : conseillés par Alikhanof, ils libérèrent tous leurs esclaves et envoyèrent à Askabad une députation composée de vingt-quatre délégués représentant les grands ariks de l’oasis, ayant à leur tête Youssouf-Khan, Maïli-Khan, Sary-Batir-Khan et Beg-Mourad-Khan, chefs des quatre tribus des Tekkés-Merviens, qui prêtèrent serment de fidélité à sa majesté l’empereur de Russie entre les mains du général Komarof le 31 janvier 1884.

Le 3 mars, les troupes russes arrivèrent devant Kaouchout-Khan-Kala, chef-lieu de l’oasis, où les mécontens, excités à la révolte par l’Afghan Siak-Pouch, tentèrent une résistance promptement étouffée, et le 30 avril, le prince Dondoukof-Korsakof, gouverneur du Caucase, y fut reçu avec enthousiasme par les indigènes. Il apportait de la part du tsar de riches présens à Gouldjamal, dont l’attitude avait grandement contribué à l’occupation pacifique de l’oasis. Le 26 mai, le prince put envoyer à Saint-Pétersbourg un rapport certifiant la tranquillité complète des Merviens, ainsi que la fin des brigandages dans cet ancien repaire de malfaiteurs. Peu après, la tribu turcomane des Saryks, forte d’environ 13,000 kibitkas, occupant un peu plus au sud, sur le Mourgab, l’oasis de Yol-Otan, imita l’exemple des Tekkés de Merv. La soumission de l’Atek, s’étendant de Chiaours à Sarakhs, et formant le prolongement de l’Akhal, suivit de près. Là aussi, les terres productives alternent avec des sables ou des espaces rocailleux d’une grande étendue. La partie la plus peuplée de l’oasis se trouve entre Lutfabad, habité par des Iraniens, et Kaakhka, bourg de 600 maisons. Depuis la soumission des Tekkés, et avant l’occupation russe, les ilkhaniskourdes, gouverneurs des provinces limitrophes de Déréghez et de Kélat, prélevaient des impôts sur les aouls de l’Atek, dont la fertilité dépend des cours d’eau qui prennent leurs sources dans ces deux provinces. Sarakhs,. situé à 280 verstes d’Askabad, est un fortin persan sur la rive gauche du Hériroud; à quatre verstes de là, sur la rive opposée, se trouve l’ancien Sarakhs, actuellement occupé par les Russes. Ce point stratégique important, au carrefour de plusieurs routes, était jadis une grande ville; aujourd’hui, ce n’est qu’un village turcoman en ruines bâti sur une hauteur.

L’amnistie générale que Skobélef accorda aux défenseurs de Ghéok-Tépé, même à ceux qui s’étaient réfugiés à Merv, ainsi que l’impression produite par le couronnement de Moscou sur les délégués turcomans, furent en grande partie la cause pour laquelle ces peuplades se soumirent volontairement au tsar blanc, si terrible dans les batailles, mais si généreux après la victoire. Au nord de Sarakhs, jusqu’à Merv, le pays est couvert de ruines qui prouvent que cette contrée fut jadis fertile et habitée; on attribue son abandon présent aux incursions des Merviens. De Sarakhs, deux routes principales mènent à Koussan au nord de Hérat, l’une sur la rive droite, l’autre sur la rive gauche du Hériroud; celle de la rive gauche, suivie par le détachement du général Lumsden, est carrossable jusqu’à Poul-i-Khatoun, mais elle est dominée par la rive droite, considérablement plus élevée. Suivant les correspondances anglaises, la vallée entre Sarakhs et Koussan, à l’exception du fortin persan de Naurus-Abad, n’offre aucun vestige d’habitation humaine; tout a été saccagé par les Turcomans. Au-dessus de Poul-i-Khatoun, la route sur la rive gauche cesse d’être carrossable, tandis que le chemin découvert par Lessar sur la rive droite traverse une contrée ouverte. Le plateau à l’est de la rivière n’est accessible sur une grande distance qu’aux passages de Germab et de Zoul-Fagar, ravins tortueux s’ouvrant sur le Hériroud, suivis jadis par les Turcomans de Merv pour ravager le Khorassan ; le premier de ces passages se trouve à 8 kilomètres, le second à 53 kilomètres en amont de Poul-i-Khatoun. Le territoire, peu connu jusqu’à présent, compris entre le Hériroud et le Mourgab, vu depuis les hauteurs du Paropamise, présenterait, au dire de M. Lessar et des Anglais, l’aspect d’une mer houleuse solidifiée.

Au nord de Hérat, deux ramifications se détachent du Paropamise, se dirigeant, l’une au nord-ouest, l’autre à l’ouest; cette dernière n’est qu’une suite de collines couvertes de chardons et d’assa-fœtida. Le Paropamise n’est donc pas une chaîne de hautes montagnes, mais une simple ramification du Kouh-i-Baba, qui s’abaisse en terrasses jusqu’au désert turcoman. Le versant septentrional du Paropamise donne naissance au Mourgab et à ses nombreux affluens, dont le Kouchk est le plus considérable; le pays arrosé par ces rivières porte le nom de Badghis (Venteux). Le fond des vallées est cultivé partout où il y a de l’eau; les montagnes, au contraire, sont entièrement déboisées, mais riches en gibier. Les villages ruinés, ainsi que les restes d’aqueducs, attestent que cette contrée fut autrefois très peuplée.

Habité par des Tatares, le Badghis fut ravagé par Chah-Abbas ; Nadir-Chah y transplanta les Djemchidis et les Char-Aïmaks, qui, dans notre siècle, eurent beaucoup à souffrir des alamanes merviennes. Le Kouchk coule entre deux chaînes de collines déboisées, parsemées de villages et de huttes en terre glaise. Cette vallée est habitée par environ quatre mille familles de Djemchidis, peuple paisible, élevant une excellente race de chevaux; ils sont nomades, vivent en été sous la tente et habitent en hiver leurs huttes de terre glaise, autour desquelles ils cultivent quelques champs. Le Mourgab traverse une vallée fertile dont la principale localité, Bala-Mourgab, est une importante position stratégique commandant la route de Maïméné. L’émir Abdourrahman transporta dernièrement plusieurs centaines de familles Djemchidis et Hazaras pour repeupler ce bourg. En aval du fleuve se trouve le fort de Meroutchak, où la vallée s’élargit considérablement; on y voit encore les restes d’un pont en pierre. A 60 kilomètres au nord de Bala-Mourgab, se dresse sur une hauteur le bourg fortifié de Pendjdé, considéré par les Anglais comme l’une des clés de Hérat. L’oasis de Pendjdé est habitée par des Turcomans Saryks.


IV.

Depuis que le conflit anglo-russe préoccupe le monde, la presse européenne va chercher ses renseignemens dans les journaux d’outre-Manche; la voix des journaux russes, si elle se fait entendre, ne parvient guère à détruire l’opinion généralement accréditée d’une politique slave fourbe et astucieuse dans les affaires de l’Asie centrale. On a souvent contesté, même dans le parlement, l’utilité des expéditions qui ont peu à peu mené les Anglais jusqu’aux limites de l’Afghanistan ; il en est de même de la marche en avant des Paisses dans l’Asie centrale jusqu’au pied de l’Hindoukouch, et pourtant la nécessité pour les deux pays d’arriver à une frontière naturelle est aussi bien reconnue par l’Angleterre que par la Russie.

Grâce au langage belliqueux de la presse anglaise, le rôle civilisateur des Russes dans l’Asie centrale n’a guère été relevé ; si l’on admet leur heureuse influence au Turkestan, sous le rapport de la sûreté des routes, on omet de dire que l’industrie, l’agriculture et le commerce ont pris un nouvel essor depuis l’accroissement de la classe des propriétaires, peu nombreuse avant l’occupation russe. Les impôts ont été fixés et singulièrement allégés. Quant à l’organisation de l’Asie centrale, elle a offert plus de difficultés que celle de l’Inde. S’il y a des mécontens au Turkestan, il y en a certes aussi dans l’Hindoustan; si le gouvernement russe n’y fait pas toutes les réformes désirables, il ne faut pas oublier que c’est un pays dont les impôts ne couvrent pas même les frais d’administration et qu’il se passera de longues années avant qu’il produise de quoi subvenir aux dépenses de l’armée. Il est certain, du reste, que les Russes sont mieux vus en Asie que les Anglais, et quant à l’influence de ces derniers sur l’Afghanistan, la campagne de 1880 a prouvé jusqu’où va, pour eux, la sympathie des sujets de l’émir, tandis que les ambassadeurs russes ont toujours été bien accueillis par la population. Aujourd’hui que l’Afghanistan seul sépare les possessions britanniques des possessions russes, il est naturel que les deux gouvernemens mettent tout en œuvre pour y faire dominer leur influence ; l’Angleterre y régnera par l’or, la Russie par le sabre ; les Afghans sont trop Orientaux pour ne pas savoir ménager le chou anglais et la chèvre russe. La petite comédie qui s’est jouée à Rawul-Pindi n’a guère changé le fond de la question et n’a pu rendre les Anglais plus sympathiques aux Afghans. Abdourrahman, qui connaît par expérience les douceurs de l’exil, le moment venu, saura trouver le chemin d’Askabad, où il sera reçu avec moins de splendeur et où on traitera avec lui, si on trouve opportun de voir encore en lui le souverain de l’Afghanistan. Pour le moment il a obtenu de nouveaux subsides, mais en Angleterre même, il semble qu’on ne se fasse plus d’illusions sur cet allié, peu fait pour inspirer de la confiance même au plus crédule.

Le conflit qui a surgi, peut-être très à propos pour le cabinet de Saint-James, semble entrer dans une phase plus pacifique, depuis que le prestige et l’honneur des deux nations sont mis hors de cause et qu’on en est revenu à la question purement pratique de la délimitation des frontières. L’incident du kouchk et la défaite des Afghans par le général Komarof étaient prévus par ceux qui connaissent l’Asie centrale. Le motif de cette escarmouche doit être cherché dans la présence sur territoire afghan du général Lumsden avec sa grande escorte militaire. Admettant même que ni lui, ni ses officiers n’aient poussé les Afghans à l’offensive, sa seule présence devait avoir cette conséquence, si peu en rapport avec la politique et les idées de l’émir. La conduite du général Komarof dans cette cette occasion ne saurait être assez appréciée, étant en complète opposition avec les tendances belliqueuses que la presse anglaise impute aux généraux russes semi-asiatiques, puisqu’il n’a pas profité de ce succès pour se porter en avant et occuper Hérat, dont la route lui était ouverte.

On peut constater une ligne de conduite ferme et arrêtée dans la politique russe, dictée par la nécessité de donner enfin une frontière méridionale à ses possessions dans l’Asie centrale. Il n’est pas à prévoir que la Russie subisse l’humiliation de retirer ses avant-postes qui occupent, à l’heure qu’il est, Poul-i-Khisti sur le Mourgab, et les défilés de Zoul-Fagar sur le Heriroud. L’opinion publique, l’intérêt de la tranquillité au Turkestan et le prestige à conserver vis-à-vis des indigènes s’y opposent. Les conventions avec l’Angleterre au sujet des frontières ont produit un fâcheux effet surtout sur l’armée, qui accuse la diplomatie de ses défaites. Un grave sujet de mécontentement se trouva notamment dans la délimitation de la frontière persane, qui donnait à la Perse le pays des Yomoudes, tandis qu’au dire de ces derniers jamais Persan jusqu’alors n’était venu chez eux, si ce n’est la corde au cou.

La manière dont l’influence anglaise s’exerce dans l’Asie centrale est peu faite pour lui créer des sympathies au Turkestan ; elle se fait sentir occultement, mais d’une façon très conforme aux habitudes des indigènes ; le grand levier est l’argent, qui, toujours à point, est venu soutenir les mauvaises causes et engager les mécontens à la résistance. Durant mes voyages, j’en ai pu faire l’expérience. Une fois la certitude acquise que je n’étais pas Puisse, je devais être nécessairement un émissaire anglais. A la cour de Boukhara, si prudente, plusieurs entrevues me furent ménagées, qui me prouvèrent qu’on me donnait l’occasion de faire des ouvertures. A Khiva, le khan, moins habile que son voisin, parut très étonné que je n’eusse d’autre mandat que celui de boire son thé et de visiter sa capitale. Rêvait-il que mes yakhtanes (valises) étaient pleines de souverains anglais? Je ne saurais le dire, mais je constatai que les dernières audiences furent moins enthousiastes que les premières. L’insuccès de l’émissaire Siak-Pouch à Merv, toute la conduite d’Abdourrahman, ainsi que le dédain professé par les Turcomans à l’égard de l’Angleterre, prouvent que, si l’or britannique trouve toujours des débouchés dans l’Asie centrale, son influence, en revanche, y a sensiblement décliné. La retraite du général Lumsden et de son escorte à Tirpoul, non loin des frontières persanes, après l’incident du Kouchk, en est du reste la meilleure preuve.

Une rencontre à main armée entre l’Angleterre et la Russie en Asie centrale est invraisemblable; pourquoi la Russie l’appellerait-elle, puisqu’elle obtiendra pacifiquement tout ce qu’elle désire? N’oublions pas qu’aujourd’hui la Russie représente en Asie le pouvoir ascendant qui n’a qu’à se laisser mener par les événemens pour arriver à ses fins. Et c’est précisément ce qui inspire aux Anglais cette jalousie des Russes, qu’ils s’attendent à voir déboucher dans la vallée de l’Indus.

Toucher aux Indes, c’est pire que toucher à l’honneur national des Anglais, c’est toucher à leur bourse, et, depuis qu’on a bien voulu faire de Hérat la clé du coffre-fort, la soumission de quelques bourgades de brigands, à plus de 800 kilomètres des Indes, a produit une levée de boucliers dans l’empire britannique. L’idée que Hérat est la clef des Indes est un non-sens, car, à la distance où cette ville se trouve des possessions anglaises, c’est comme si l’on faisait de Varsovie la clé de la France. D’où vient cette erreur? Simplement des cartes dont on dispose en général, exécutées sur une trop petite échelle. Hérat est certainement une place importante, car cette ville de 15,000 habitans peut alimenter 30,000 hommes, tandis que l’armée de la Transcaspie ne s’approvisionne que difficilement, soit au Khorassan, soit par les transports qui lui arrivent par la mer Caspienne et le chemin de fer de Kizil-Arvat. Lorsqu’il s’agira de Hérat, il est à prévoir que la Russie, pour trancher cette question brillante et calmer les Anglais, le donnera à la Perse. Quant à relier cette ville à la mer Caspienne par une voie ferrée, personne n’y songe; ce serait ouvrir l’Asie centrale aux produits de l’industrie britannique, qui feraient une concurrence désastreuse aux fabricans russes.

Si, jusque dans ces derniers temps, les Russes manquaient de base dans l’Asie centrale, il en est autrement depuis qu’une frontière naturelle se montre en perspective, leur assurant une forte défensive ; au sud, les Turcomans soumis et la communication entre Sarakhs et la mer Caspienne établie par un chemin de fer. La Russie, qui, jusqu’à présent par principe, n’a employé que des troupes européennes, grâce à ce chemin de fer, peut jeter en peu de temps et sans difficulté une grande armée au cœur de l’Asie, et la mer Caspienne possède assez de bateaux pour transporter rapidement les troupes du Caucase jusqu’au chemin de fer transcaspien. Si l’Angleterre dispose de 200,000 hommes aux Indes, jusqu’à quel point pourrait-elle s’y fier dans le cas d’une guerre sur les frontières de l’Afghanistan? Pourrait-elle seulement en détacher 30,000 combattans sans éclaircir ses garnisons? Et, fût-il possible de jeter 50,000 Hindous sur Hérat, quelle confiance pourrait-elle avoir dans ces mercenaires? En cas d’insuccès, se rend-on bien compte, en Angleterre, des suites d’un désastre, puisque de l’Himalaya à l’embouchure de l’Indus il n’y a guère de forteresses pour défendre les passages des montagnes; ou s’imagine-t-on que les quelques fortins, à demi ruinés, des indigènes et les blockhaus servant d’abri aux gardes-frontières arrêteraient une armée d’invasion accrue par des auxiliaires bien autrement sérieux que ceux dont l’Angleterre dispose aux Indes? On connaît parfaitement en Russie le puissant appui que les contingens indigènes pourraient offrir. Le petit corps d’élite des Turcomans, commandé par le lieutenant Lopatinski, a prouvé qu’en très peu de temps il était possible de créer une excellente cavalerie avec ces nomades. Quant aux Kirghiz, leur attachement et leur fidélité ont été prouvés dans la campagne de Khiva. Montrez aux pauvres habitans de l’Asie centrale le chemin que leurs ancêtres ont pris pour entrer dans le Pendjab, et Turcomans de Khiva, du Gourghen, Kirghiz et Afghans afflueront en si grand nombre au quartier général, qu’on ne saura qu’en faire. Ce sera une gigantesque alamane, un retour des invasions mongoles, et par expérience, je puis dire qu’on en parle beaucoup plus sous la tente de feutre du nomade que dans les salons officiels des colonies russes au Turkestan.

Par l’annexion de Merv et la délimitation de sa frontière méridionale, la Russie n’a voulu que soumettre les dernières tribus pillardes des Turcomans, car, tant qu’elles ne seront pas sous sa domination, l’ordre et la tranquillité ne régneront jamais dans la Transcaspie. Dans sa politique asiatique, la Russie, comme tous les pays de l’Europe, cherche de nouveaux débouchés aux produits de son industrie nationale. Pour cela, avec ses immenses possessions dans l’ancien monde, la Russie n’a pas besoin de colonies au-delà des mers ; mais, pour en tirer quelque profit, il est indispensable d’y établir la sécurité en soumettant les brigands turcomans, et d’avancer ses frontières jusqu’aux confins d’états civilisés capables de faire respecter l’ordre chez eux, pour que les caravanes puissent circuler librement. Ce but atteint, il lui faudra créer des routes pour relier ces lointaines provinces entres elles et avec les grands centres commerciaux de l’empire : la voie de l’Oust-ourt ouverte, l’Oxus et le Sir sillonnés par une flottille, Tachkent, dans l’avenir, peut être relié au chemin de fer sibérien, et Sarakhs à la ligne transcaspienne, c’est l’Asie centrale entrant dans une nouvelle ère de relations avec la Chine, par Kachgar, et avec la Perse, par la riche province du Khorassan, qui, depuis la soumission des Turcomans, redeviendra un pays producteur, grâce à la fertilité de son sol et à l’activité de ses habitans.

Depuis que la Russie s’est séparée de l’Europe par ses tarifs douaniers et qu’elle s’est imposé des sacrifices énormes pour développer son industrie nationale, l’Asie devient pour elle d’une importance capitale, puisque c’est l’unique débouché où elle soit à l’abri de la concurrence directe des autres pays. La création d’une foire périodique au mois de mai à Bakou, comme celle de Nijni-Novgorod, où les marchands de l’Asie centrale et du nord de la Perse, amenés par le chemin de fer transcaspien et les vapeurs de la Caspienne, viendront échanger leurs marchandises contre les produits de l’Occident, couronnera dignement l’œuvre civilisatrice de la Russie dans ces contrées. Mais pour que ce projet se réalise, les tribus nomades de l’Asie centrale, jusqu’au Paropamise et jusqu’à l’Hindoukouch, devront reconnaître la suzeraineté de la Russie et non celle de l’Afghanistan, puisque l’expérience a démontré que ce dernier pays n’est pas en état de maintenir l’ordre et la sécurité sur ses frontières.


H. MOSER.

  1. Long vêtement en forme de robe de chambre, sans poches, à manches longues et étroites sur le poignet, porté par tous les habitans de l’Asie centrale.