Le Paysage dans les arts de l'antiquité

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Le Paysage dans les arts de l'antiquité
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 856-889).
LE PAYSAGE
DANS
LES ARTS DE L’ANTIQUITÉ

Die Landschaft in der Kunst der alten Völker, par Karl Woermann, Munich, 1876, Th. Ackermann.

On l’a remarqué souvent : ce n’est qu’avec un état de civilisation fort avancé que le sentiment de la nature acquiert son entier développement. Il semble que les nations vieillies se plaisent à repasser par les étapes qu’elles ont déjà parcourues dans leur jeunesse, et quand, par de longs efforts, elles sont parvenues à se dégager de cette nature qui les opprimait et à la maîtriser, elles reviennent à elle pour jouir de ses beautés. Avec les loisirs qu’amène une aisance progressive, le goût public s’affine, et la littérature comme l’art s’appliquent à retrouver dans ce retour vers les choses de la nature la simplicité qui trop souvent leur fait défaut et le renouvellement auquel ils aspirent. Sincèrement aimée pour elle-même ou recherchée parce que le bon ton le veut ainsi, la campagne devient donc à la mode et, à voir le nombre toujours croissant des descriptions ou des peintures de paysages qui remplissent les pages de nos romanciers ou les parois de nos expositions, on peut apprécier la faveur marquée dont elle jouit auprès du public. C’est là, entre beaucoup d’autres, un témoignage significatif de cet amour du pittoresque qui nous fait trouver aujourd’hui un charme poétique à des lieux dont la nudité et la désolation étaient pour nos pères un sujet d’horreur.

Ce goût peut-être excessif que notre époque professe pour la nature, nous voudrions montrer la place qu’il a tenue dans l’art des anciens, la façon dont la représentation du paysage y a été comprise, et les phases successives par lesquelles elle a passé. Les diverses informations que nous nous étions proposé de recueillir nous-même à cet égard, nous les avons trouvées réunies dans un de ces livres précieux à consulter où, avec le soin que mettent nos voisins dans ces sortes de recherches, sont consignés tous les documens positifs qui, de près ou de loin, peuvent éclairer un pareil sujet. Élève de M. Brunn, un des archéologues les plus éminens de notre époque, aidé des conseils et des communications bienveillantes de M. Helbig, qui s’est attaché à l’étude des peintures des villes campaniennes, l’auteur, M. Karl Woermann, avait préludé, par sa publication antérieure : sur le Sentiment de la nature chez les Grecs et les Romains, au consciencieux travail dont nous essaierons de résumer ici les traits les plus saillans. — Nous nous contenterons d’y ajouter sur quelques points les indications que des ouvrages plus récens nous ont fournies, ou les observations qu’ont pu nous suggérer nos propres recherches.


I.

Les plus anciens monumens qui nous aient été conservés et auxquels on puisse historiquement assigner une date approximative sont ceux de l’Égypte. Sa situation même, l’égalité de son climat et les facilités de vie qui en résultent pour ses habitans semblaient prédestiner cette contrée à la civilisation précoce dont elle a joui. Le Nil, qui la traverse dans toute sa longueur et qui cause sa fertilité, a de tout temps relié entre elles les diverses populations qui se pressent sur ses bords. De part et d’autre de ce grand fleuve s’allonge une bande étroite de terrain cultivé, au-delà de laquelle le désert étend ses solitudes. Cette nature très particulière, avec ses aspects simples et grandioses, avec la régularité bienfaisante de ses phénomènes, a dû de bonne heure agir fortement sur l’esprit du peuple égyptien. Sa religion et l’art qu’elle a inspiré portent profondément la trace de ces impressions primitives. Favorables ou funestes les forces mêmes de la nature ont été divinisées : c’est le soleil qui marque le cours des saisons et les divisions du jour; c’est le limon fertilisant qui ramène périodiquement une inondation, source de la richesse publique; ce sont les principes de la vie, de la fécondité, ou les plantes et les animaux eux-mêmes, suivant leur degré d’utilité ou de malfaisance qui, sous leur forme réelle ou figurée, sont devenus l’objet d’un culte mystérieux.

L’art par excellence de l’Égypte, c’est l’architecture. Avec les matériaux admirables dont elle dispose, la nature lui fournit partout l’exemple de la grandeur, de la simplicité, de la force qui marquent ses créations. Les nobles proportions de ses monumens, la beauté de leurs lignes, la stabilité qui les caractérise, offrent, avec l’aspect même de la contrée, un accord si complet qu’il frappe tous ceux qui la parcourent. Dans ces vastes plaines où on les voit apparaître de loin et dont ils rompent la monotonie, les temples, les pyramides, les sphinx gigantesques, les colosses, qui, depuis tant de siècles, reçoivent chaque jour les premières comme les dernières caresses de la lumière, tous ces monumens sont en si parfaite harmonie avec le paysage qu’on ne saurait, même par la pensée, les détacher de leur cadre, il n’y a point là seulement, en effet, une de ces affinités poétiques auxquelles se complaît l’esprit humain et qu’il imagine après coup pour se satisfaire lui-même. L’architecte égyptien ne s’est pas borné à emprunter à la nature de son pays ses robustes ordonnances, les longues assises de ses lignes horizontales ; il a pu lui faire des emprunts plus immédiats dans la structure même de la décoration de ses édifices. C’est le tronc rigide du palmier que vous retrouvez dans leurs colonnes ; ces appuis plus légers, c’est la lige élancée des grands roseaux qui en a fourni le modèle ; la fleur du lotus s’épanouit à la base ou aux chapiteaux des piliers ; ses bourgeons et ses feuilles s’unissent dans l’ornementation des frises aux touffes des papyrus ou aux branches gracieuses du palmier. Au-dessus des pylônes, le soleil, père de toute vie, rayonne en traits de feu, et dans l’azur qui troue les plafonds, comme dans un ciel véritable, des vautours aux ailes déployées volent parmi les étoiles étincelantes.

Ces élémens pittoresques, introduits dans un art qui d’ordinaire semble peu se prêter à des imitations aussi formelles, s’y présentent tantôt naïvement copiés, tantôt interprétés librement avec un instinct esthétique tout à fait remarquable. La sculpture nous offre, en Égypte, le même mélange de parti-pris et de réalisme, où l’expression de la vie dans ce qu’elle a de plus individuel et de plus particulier se rencontre avec les conceptions les plus invraisemblables et les plus abstraites. Dans ces fictions symboliques où la vie animale se greffe en quelque sorte sur la vie humaine, elle aboutit à des types d’une beauté sereine ou d’une bizarrerie extravagante. Les liaisons d’idées qui guident l’artiste dans ces associations tour à tour raffinées ou grossières sont bien celles qu’on pouvait attendre d’un peuple qui apporte dans sa manière de comprendre la vie future de si singulières préoccupations et qui, voulant pourvoir aux nécessités d’une existence toute matérielle continuée après la mort dans les tombeaux, invente des combinaisons si ingénieuses pour en assurer le secret.

Quanta la peinture égyptienne, c’est à peine si elle existe, et les moyens sommaires dont elle dispose la condamnent à un rôle très limité. Ses colorations se réduisent à quelques teintes plates, crues et sans nuances, enfermées dans des contours très apparens. Elle vise à écrire bien plus qu’à peindre, et les longues suites de figures qui se déploient sur les murailles, sur les coffrets funéraires ou les rouleaux des papyrus, sont surtout destinées à représenter des faits dont le souvenir doit être conservé : ce sont des archives et non des décorations. Le paysage n’y tient qu’une place tout à fait restreinte. À peine çà et là découvre-t-on quelque arbre indiqué à la façon rudimentaire des dessins que tracent les enfans, et dont la forme spéciale permet seule de reconnaître parfois un palmier ou un cyprès. Mieux que ces peintures, les bas-reliefs nous renseignent sur la représentation de la nature telle que l’ont entendue les Égyptiens. Encore, ainsi que le remarque M. Perrot, est-ce « la figure de l’homme et, après elle, la figure de l’animal qui occupent presque toute la place ; les accessoires, le paysage, les fabriques sont d’ordinaire à peine indiqués[1]. » Il n’est pas d’art cependant qui nous ait laissé des informations plus abondantes et plus variées sur la vie rustique et ses diverses occupations. Ici des laboureurs tracent leur sillon avec une charrue attelée de bœufs ; là des moissonneurs récoltent des épis bien garnis de grains ; plus loin des bergers, avec leurs chiens, poussent devant eux des troupeaux en marche, ou bien des pêcheurs retirent leurs filets remplis de poissons. Toutes ces scènes ne sont que très rarement localisées, et la nature, qui devrait leur servir de cadre, est le plus souvent absente. Une bande mince, comprise entre deux lignes horizontales, simule le terrain ; des poissons, des écrevisses ou des crocodiles servent à caractériser les différens cours d’eau. La perspective est tout à fait élémentaire ; on n’y découvre aucune trace de cette représentation rationnelle qui consiste à atténuer les dimensions des objets à proportion de leur éloignement. Les personnages sont supposés au même plan, et, — ainsi qu’il arrive souvent à l’origine de tous les arts, — c’est en général leur importance et leur dignité qui règlent leur grandeur relative. Dans un bas-relief des tombeaux de Ti, représentant une chasse dans des marais, les figures, la barque et les animaux sont reproduits avec exactitude ; mais, afin d’éviter la confusion, les papyrus qui forment le décor de cet épisode ont été indiqués par un fond régulièrement rayé de lignes verticales. Ce n’est qu’au sommet du bas-relief que ces papyrus s’épanouissent en fleurs et en boutons, et, parmi eux, nous découvrons des oiseaux de toute sorte couvant sur leurs nids ou entourés de leur jeune famille à peine éclose, qu’ils défendent contre l’agression de petits quadrupèdes qui viennent l’attaquer. La crainte d’embrouiller par les détails de la végétation la scène qui fait la donnée principale est ici évidente. Le même besoin de clarté apparaît d’une manière aussi manifeste dans la perspective, absolument incorrecte d’ailleurs, d’une peinture découverte dans une chapelle funéraire à Abd-el-Qurna et que Prisse d’Avesnes a publiée dans son Histoire de l’art égyptien. L’artiste, ayant à représenter un bassin rectangulaire dont tous les bords sont plantés d’arbres régulièrement espacés, n’a pas hésité à disposer ceux-ci de telle sorte que leurs cimes sont renversées symétriquement par rapport aux bords parallèles. On comprend nettement l’intention du peintre, bien que le parti qu’il adopte ne soit ni un plan ni une vue perspective, mais un mélange arbitraire de ces deux modes de figuration. Quant à la perspective aérienne, qui supposerait une dégradation progressive dans l’éclat des colorations, il est à peine besoin d’ajouter qu’il ne saurait en être ici question. Enfin nous aurons épuisé ce qui concerne la représentation du paysage chez les Égyptiens en constatant les emprunts que l’art ornemental a faits à la flore locale dans la décoration de quelques objets usuels où des fleurs, des palmettes, des plantes ont fourni des motifs gracieux, heureusement appropriés aux formes de ces objets, et dont l’exécution est parfois d’une finesse remarquable.

La représentation du paysage ne tient pas dans l’art des Assyriens une place beaucoup plus importante que dans celui de l’Égypte, et la nature même qui devait lui procurer ses modèles suffirait à expliquer le rôle effacé qu’elle y joue. Un climat excessif et inégal, des plateaux désolés, tour à tour battus du vent ou brûlés par le soleil, et, dans ces plaines bordées par des montagnes aux profils sévères, une végétation rare et peu variée, ce sont là, on le voit, des conditions peu favorables aux manifestations du sens pittoresque. Nous n’avons pas à parler de la peinture assyrienne ; rien de ce qui ferait d’elle un art véritable n’est arrivé jusqu’à nous. Tout ce que nous en connaissons se réduit à des fragmens de poteries émaillées et à quelques traces de polychromie constatées sur certains édifices. En Assyrie, comme en Égypte, l’architecture est restée l’art par excellence. Des fouilles difficiles et relativement récentes nous ont révélé le caractère imposant et l’étendue de ces immenses palais qui, jusque dans leur ruine, attestent la richesse et la magnificence de ces monarques asiatiques dont les traditions et l’histoire ont à l’envi célébré la puissance. Si nous n’y retrouvons ni ces inspirations plus ou moins directes, ni ces emprunts formels que les Égyptiens ont pu demander à la nature, nous savons, d’autre part, que ces monumens tiraient de la végétation qui les entourait un caractère original, et les jardins suspendus de Babylone, cités comme une des merveilles du monde ancien, sont bien connus de tous. Ce qu’étaient ces jardins, il serait hasardeux de le dire aujourd’hui ; mais, quoi qu’il en soit, les plantes et les arbres étagés sur les terrasses des palais de cette ville gigantesque devaient lui donner un aspect d’autant plus saisissant que, dans le reste du pays, la végétation était peu abondante.

Quant à la sculpture assyrienne, plus encore que celle de l’Egypte, elle fait corps avec l’architecture et lui est subordonnée. Si les statues ne s’y rencontrent qu’exceptionnellement, les bas-reliefs, en revanche, nous procurent pour le sujet qui nous occupe les informations les plus nombreuses. La figure humaine est bien loin d’y être traitée avec le degré de perfection qu’avaient atteint les Égyptiens, et l’expression de brutalité farouche ou sensuelle qu’elle nous offre le plus souvent confine à la bestialité. Mais cette infériorité de l’art assyrien est en partie rachetée par la souplesse et la vérité d’allures, par la justesse d’observation qu’il a montrées dans la représentation des animaux. Aucune figure humaine ne nous fournirait dans cet art l’équivalent de ce bas-relief du Musée britannique représentant une lionne transpercée par une flèche, qui se traîne expirante avec un air d’indicible souffrance.

Les guerres et les suites triomphales formant le cortège des rois vainqueurs, leurs grandes chasses contre les fauves, presque aussi redoutables que les guerres elles-mêmes, les processions religieuses, la construction des grands édifices, le transport des colosses destinés à leur ornement; telles sont les scènes qui ont été le plus souvent traitées dans les bas-reliefs assyriens. Derrière ces différens épisodes, le paysage n’a qu’une importance tout à fait secondaire ; il n’existe jamais seul et pour lui-même. On n’en trouve aucune trace dans les monumens primitifs de Nimroud ; mais il apparaît simplifié et réduit à ses traits les plus généraux dans ceux de Koyoundijk et de Khorsabad, qui sont postérieurs. La perspective n’y est pas plus correcte que celle des Égyptiens, et une ignorance pareille s’y traduit par des maladresses ou des contresens analogues. Ainsi qu’on peut le constater dans les premières représentations du paysage chez les différens peuples, cette perspective, au lieu de se déployer en profondeur, procède par superposition ; elle ne tient aucun compte des distances relatives des objets entre eux, ni de leurs dimensions. S’agit-il de figurer des barques qui voguent à la surface des eaux, ces barques sont étagées jusqu’au sommet du bas-relief et entourées de stries ondulées en tous sens et terminées çà et là par une espèce d’enroulement destiné à figurer les remous que la rapidité du courant provoque dans un fleuve. Afin de ne laisser aucun doute au spectateur, des poissons et des anguilles nagent de distance en distance au milieu des flots. Faut-il indiquer le cours d’une rivière coulant au fond d’une vallée étroite, les montagnes qui se dressent pied à pied contre ses bord sont renversées de part et d’autre de telle sorte que les arbres placés à la partie inférieure se trouvent avoir la tête en bas. La taille de l’homme est démesurément grandie, à ce point que les assiégeans d’une ville dominent ses murailles et arrivent au niveau de leurs ennemis abrités derrière les remparts. Parfois les personnages cheminent échelonnés le long d’une ligne étroite qui se continue indéfiniment unie et plate sous leurs pieds et simule le terrain, comme si cette simplification outrée devait nous donner l’impression de ces vastes plaines de la Mésopotamie qui se déploient à perte de vue. D’autres fois, au contraire, des chèvres sauvages ou d’autres animaux sont semés comme au hasard sur un fond uni, où l’absence même de tout accident provoque une impression pareille d’espace et d’immensité. Quant à la végétation, nous la trouvons caractérisée d’une manière très sommaire, mais suffisamment reconnaissable dans ses principales essences : des palmiers, des cyprès, des pins, et, au bord des marais, des roseaux et des prèles. Ces plantes s’offrent à nous toujours semblables, jamais spécifiées par des différences de port, qui, il faut bien le reconnaître d’ailleurs, sont moins tranchées pour les arbres de ces contrées que pour ceux des nôtres. L’artiste, quand il veut indiquer une forêt, se contente d’espacer à des distances égaies, alternant avec les personnages ou les animaux, des palmiers aux branches symétriquement disposées en éventails.

Ces divers végétaux, ainsi que les marguerites, les fleurs de lotus ouvertes ou en boutons qui concourent également à la décoration des édifices, du mobilier ou des bijoux, sont le plus souvent imités d’une manière assez exacte, mais, à côté de ces élémens copiés sur nature, on rencontre aussi des plantes imaginaires dont les formes sont tout à fait conventionnelles, ou si librement traduites qu’il est impossible de distinguer le type originel auquel elles se rapportent. Tel est entre autres cet arbuste mystérieux, aux tiges entrelacées, d’où sortent des touffes de panaches et des fruits qu’un homme agenouillé cueille avec un soin respectueux. (Bas-relief du musée du Louvre.)

En résumé, avec ses incohérences dans la figuration des terrains, et ses cours d’eau dont l’équilibre hasardeux devait être imité par l’art gothique, la perspective des Assyriens est tout à fait enfantine. Ses tracés ne procèdent d’aucune règle certaine, mais l’artiste s’efforce, par les expédiens auxquels il recourt, de mettre en évidence les traits pittoresques qu’il veut nous faire connaître et, en dépit de ses hérésies, il parvient à manifester sa pensée avec une certaine clarté. Compris et rendu ainsi, le paysage n’est jamais autre chose cependant qu’un fond de décor assez banal. Dans ces œuvres impersonnelles, l’exécution ne présente aucune différence bien notable. ni rien qui ressemble à l’expression d’un sentiment individuel. A peine pourrait-on citer quelques rares ouvrages où l’observation de la nature se marque par des traits un peu plus précis et mieux caractérisés. Tel est surtout ce bas-relief du Musée britannique qui représente le Festin d’Assourbanipal. A demi couché à côté d’une de ses femmes, le monarque s’est fait servir un repas dans le jardin de son harem. Le couple royal repose sous une tonnelle autour de laquelle s’enroulent les tiges flexibles d’une vigne chargée de grappes et dont les folles pousses se terminent par des vrilles. Tout autour s’élèvent des palmiers et d’autres arbres ; des fleurs, des oiseaux qui voltigent de branche en branche égaient aussi ce lieu charmant, et des esclaves avec de grands éventails entretiennent la fraîcheur, ou font retentir l’air du concert de leurs chants et de leurs instrumens. Au premier aspect, on reste frappé de l’impression de bonheur et de joyeux épanouissement qui se dégage d’une scène à laquelle la grâce du décor ajoute toutes ses séductions, et qui surprend d’autant plus qu’on ne s’attend guère à trouver de telles images dans l’art assyrien. Mais un examen plus attentif permet de découvrir au milieu de cette idylle la tête coupée du roi des Élamites, fait prisonnier dans la dernière guerre, qui pend accrochée à un arbre voisin. Revenu victorieux dans sa capitale, Assourbanipal prend un plaisir sauvage à réjouir ses yeux de ce hideux trophée, dont le contraste avec cette nature en fête rappelle d’une manière significative le singulier mélange de mollesse voluptueuse et de férocité que l’histoire nous montre dans les mœurs asiatiques.


II.

Avant de retrouver en Grèce et en Italie le développement historique de l’art dont nous venons de signaler les premières manifestations, il nous paraît utile de rechercher parmi les nations voisines de l’Assyrie la trace de ces représentations de la nature que nous nous proposons d’étudier, dans l’antiquité. Qu’il le veuille ou non, jamais un peuple ne parvient à s’isoler entièrement de ses voisins et, avec les progrès de la science, on arrive à reconnaître des analogies et des pénétrations mutuelles là où d’abord on avait cru pouvoir affirmer des différences bien tranchées. C’est ainsi que des études récentes tendent à démontrer, — et certaines données décoratives communes à ces trois pays confirment cette opinion, — que la Chine ancienne n’a jamais été complètement fermée ni à la Perse, ni à l’Inde, et que sur ces deux dernières nations à leur tour, l’influence de l’Assyrie à laquelle elles confinent s’est originairement exercée. Bien que la chronologie, encore fort incertaine, de l’histoire de ces contrées ne permette guère d’établir avec quelque précision si l’ordre historique de ces filiations coïncide avec la direction géographique que nous avons indiquée, c’est celle-ci qu’à l’exemple de M. Woermann nous allons suivre dans notre rapide examen.

C’est sans doute à l’art des Assyriens, plus ou moins modifié par les Phéniciens, qu’il convient de rattacher les très rares monumens qui nous ont été conservés de ce petit peuple juif, qui, s’il ne tient pas une très grande place dans l’histoire esthétique de l’humanité, mérite du moins d’être rappelé ici à cause du rôle important qu’il a joué dans l’histoire morale de la civilisation. Presque à chaque page, dans ses livres sacrés, éclate un sens original et profond des beautés de la nature et des intimes résonances qu’elles peuvent éveiller en nous. Ces cieux dont l’immensité raconte la gloire du Très-Haut, ces montagnes où il apparaît avec toute sa majesté au milieu du tonnerre et des éclairs et qui participent, comme les fleuves, aux frémissemens de l’univers entier, toutes ces comparaisons, tous ces traits, gracieux ou familiers, grandioses ou touchans, qu’après la Bible l’Évangile nous offre à foison, nous n’en trouvons qu’une bien lointaine réminiscence dans l’art de la Judée. Quelques fragmens d’architecture présentant des analogies évidentes avec l’art assyrien sont seuls parvenus jusqu’à nous. Le plus important et le plus caractéristique est le couvercle d’un sarcophage découvert par M. de Saulcy, aux portes mêmes de Jérusalem, et qui passe pour avoir servi de sépulture à un roi de Juda. Le dessin de cet important ouvrage, qui semble inspiré par quelque tapisserie de l’Orient, consiste en un semis régulier et serré de feuilles d’olivier qu’encadrent des entrelacs de pampres, de grappes, de lis, de glands et de pommes de pin. Tous ces motifs, empruntés au règne végétal, sont interprétés avec goût, et l’aspect de cette ornementation, où la régularité et la symétrie des dispositions générales s’allient heureusement avec la variété des détails, dénote un habile emploi des ressources de l’art décoratif[2].

La Perse ne nous fournit pas non plus des informations bien abondantes sur la manière dont y était comprise la représentation de la nature. Nous savons cependant par les historiens anciens que les jardins créés et entretenus à grands frais par les souverains de la Perse pouvaient rivaliser avec ceux de leurs voisins d’Assyrie. Mais aucun des monumens élevés par eux ne nous a été conservé, et, d’après les rares débris que nous en connaissons, nous trouvons à peine à mentionner quelques détails d’ornementation empruntés à la flore locale, des palmiers, des cyprès ou des vignes assez grossièrement imités. Ce n’est que beaucoup plus tard, sous les Sassanides, que, dans l’architecture, dans les armes, les étoffes, la céramique, et surtout dans les tapisseries, le merveilleux instinct décoratif de ce peuple a trouvé sa complète expression. Les formes végétales y sont toujours très librement traitées d’une manière tout à fait conventionnelle; elles ne rappellent que de très loin celles de la réalité.

Il n’est pas de contrée qui, mieux que l’Inde, semblât faite pour inviter l’art à la représentation du paysage. Abritée au nord par les plus hautes montagnes de l’univers, arrosée par des fleuves nombreux, entourée par l’Océan qui les reçoit, l’Inde étale aux jeux du voyageur toutes les splendeurs de la nature tropicale. Des lianes mobiles étreignent et relient entre eux ses arbres gigantesques et sous les voûtes impénétrables de ses forêts croissent des fleurs aux formes étranges, aux couleurs éclatantes. Plus encore que tous les autres peuples, les Indous ont dû être portés tout d’abord à diviniser la puissance et l’expansion luxuriantes de cette riche nature ; mais leurs livres sacrés, tels qu’ils sont parvenus jusqu’à nous, ne nous renseignent plus guère sur ce culte primitif. En présence de ces croyances embrouillées, insaisissables, souvent même contradictoires, que la science a peine à coordonner, nous nous sentons absolument déroutés. Il faut sortir de nos habitudes d’esprit, renoncer à nos besoins de clarté et de logique, si nous voulons apprécier avec quelque justesse des idées qui nous sont si étrangères, mais qui, par leur raffinement et leur complexité, témoignent déjà d’une longue élaboration. Sans doute, avant cette civilisation déjà vieillie et relativement récente, la nature, avec ses phénomènes et ses réalités matérielles, tenait plus de place dans la religion primitive. Les livres sacrés eux-mêmes nous montrent, d’ailleurs, la vivacité de l’admiration qu’inspire cette nature, dans les descriptions enthousiastes où ses beautés sont si vivement ressenties et si poétiquement exprimées.

Ce sens du pittoresque dont la littérature indoue nous offre tant d’exemples, il n’a été donné qu’à un seul art de le manifester au même degré. Dans ses plus anciens monumens, — ceux d’Ellora et d’Adjuntah, — l’architecture de l’Inde non-seulement s’harmonise avec le paysage, mais elle fait corps avec lui. Les montagnes taillées à vif deviennent des temples, et les ouvertures pratiquées dans leurs flancs donnent accès à des sanctuaires mystérieux dont le roc lui-même où ils sont creusés forme les parois et les appuis. Plus tard, quand l’architecture est devenue un art véritable, elle se détache de la nature. Elle a ses créations propres, ordonnées, savantes, dont la structure dérive de principes rationnels ; elle a son style, dont la riche ornementation s’épanouit aux chapiteaux des colonnes, entoure les fenêtres ou les portes, court le long des frises en capricieuses broderies d’une invention et d’une originalité charmantes. Si elle ne fait plus, comme autrefois, corps avec le paysage, si elle n’emprunte même plus, comme nous l’avons vu en Égypte, ses élémens décoratifs à la flore locale, elle continue à trouver dans le cadre pittoresque où elle place ses édifices un merveilleux accompagnement. C’est au cœur des forêts immenses que s’élèvent les plus beaux temples ; des arbres majestueux les entourent, et leur sombre verdure contraste avec la blancheur dorée de ces élégantes constructions dont l’eau des bassins intérieurs reflète les portiques et les colonnades, doublant ainsi par cette seconde image leur étendue et leur beauté. Nulle part ailleurs, en aucun temps, l’architecture n’a su tirer un tel parti des ressources pittoresques de la nature et l’associer avec plus d’à-propos à ses œuvres. Quant à la peinture, qui, grâce aux moyens dont elle dispose, eût seule pu retracer les aspects divers de cette belle contrée, à vrai dire, elle n’a jamais existé dans l’Inde. Tout au plus peut-on découvrir dans des miniatures d’une exécution grossière, et assez récentes, quelques rares tentatives de paysages traités très sommairement, à la façon de ces fonds que les maîtres primitifs de l’école italienne ont placés derrière leurs madones. Il semble qu’en présence de cette nature exubérante l’art, comme s’il se sentait impuissant à en reproduire les splendeurs, n’ait jamais essayé d’engager avec elle une lutte inégale.


III.

Placés à l’extrémité de l’Asie, la Chine et le Japon forment un groupe à part d’un caractère tout à fait original, mais il est permis de se demander à quel titre M. Woermann a pu les faire figurer dans une étude sur les arts de l’antiquité. Bien que l’ancienneté de leur civilisation soit incontestable et qu’ils aient de beaucoup devancé les Japonais, il ne faudrait pas accorder toute créance à ce qu’en disent les Chinois eux-mêmes. En fait, on ne peut guère citer de productions de l’art chinois antérieures au Xe siècle, et encore sont-ce là des raretés tout à fait exceptionnelles. L’art des Chinois, et à plus forte raison celui des Japonais, appartient donc aux temps modernes ; il n’entrait point, par conséquent, dans le cadre que s’était tracé M. Woermann. C’est pour nous conformer à l’ordre adopté par lui que nous en parlerons à notre tour, en essayant de marquer plus nettement qu’il n’a fait les différences qui caractérisent les aptitudes esthétiques de ces deux nations.

Il est certain qu’aussi loin qu’on remonte dans leur histoire, les Chinois ont toujours manifesté un goût très prononcé pour la nature. Nous en trouvons la preuve dans cet art des jardins qu’ils ont porté à un très haut degré de perfection bien avant tous les autres peuples. Plusieurs siècles avant notre ère, leurs empereurs avaient, à grand renfort de dépenses et même de cruautés exercées envers leurs sujets, créé des merveilles qui l’emportaient de beaucoup sur les entreprises les plus fastueuses des souverains de l’Asie ou de l’Europe. Sous la dynastie des Han, les jardins impériaux formaient une véritable province et n’exigeaient pas moins de 30,000 esclaves pour leur entretien. Les arbres, les fleurs et les animaux les plus rares y étaient réunis. À ces beautés naturelles s’ajouta par la suite le luxe des statues, des constructions de toute sorte, dorées ou revêtues de porcelaines, et de tout ce qui pouvait concourir à l’ornement de ces parcs immenses. Plus tard, sous les Ming, on était revenu au goût primitif. Débarrassés de ces additions étrangères à la nature, les jardins de plaisance devaient offrir un aspect assez semblable à celui des jardins anglais, auxquels on croit d’ailleurs qu’ils ont servi de modèles. C’est, du moins, l’exemple des Chinois qu’invoque l’architecte Chambers, qui passe pour en avoir introduit la mode chez nos voisins, vers le milieu du siècle dernier[3]. Dans les meilleurs types de ce genre, les Chinois se sont appliqués à provoquer les impressions qu’excitent en nous les beautés de la nature elle-même en réunissant avec art tous les élémens pittoresques qui peuvent récréer nos regards. Au moyen d’artifices ingénieux dans le groupement des arbres, dans la disposition des massifs, et l’aménagement des perspectives, ils parviennent à composer sur le terrain de véritables paysages. C’est ainsi qu’en plaçant dans le lointain des constructions de dimensions plus restreintes, peintes de couleurs neutres, et des arbres plus petits aux feuillages moins apparens, ils agrandissent l’horizon et procurent au spectateur l’illusion d’espaces plus considérables que ceux dont ils disposent en réalité. Mais ces procédés, d’un emploi toujours délicat, aboutissent souvent à des bizarreries tout à fait choquantes. Au lieu de se conformer discrètement aux indications que leur fournissent la configuration du sol et le caractère de sa végétation, il semble, en bien des cas, que les Chinois prennent plaisir à torturer la nature, en la façonnant à outrance, en accumulant sur un étroit espace une foule d’acûid3ns invraisemblables : des roches aux formes étranges, des arbres rabougris taillés de mille façons, offrant l’apparence de maisons, de portiques, de dragons et de tous les monstres grotesques enfantés par l’imagination de ce peuple singulier. Tels sont les jardins qui nous sont signalés aujourd’hui encore par des voyageurs récens, à Fati, près de Canton, avec leurs allées étroites, leurs montagnes en miniature, leur végétation impitoyablement martyrisée et leurs cours d’eau divisés en une infinité de bras aux contours sinueux. A côté de ces aberrations, d’autres jardins de plaisance dénotent, au contraire, ce sentiment plus juste des beautés de la nature dont nous trouverions, au besoin, une nouvelle preuve dans la situation pittoresque choisie pour leurs monastères par certains religieux du Céleste-Empire. On ne saurait imaginer un encadrement plus poétique pour la vie contemplative que les forêts séculaires qui enveloppent de tous côtés ces couvens perdus au cœur des montagnes et les lacs tranquilles au bord desquels ils se mirent.

S’il est permis de dire que l’art pur n’existe pas en Chine, il faut reconnaître que l’art industriel y a depuis longtemps, en revanche, acquis une perfection remarquable. C’est du règne végétal qu’il a tiré la plupart de ses élémens décoratifs. Nous ne mentionnerons que pour mémoire ces reproductions de paysages en miniature[4] dans lesquelles la nature, avec son relief et ses couleurs, a été copiée aussi exactement que possible ; vrais jouets d’enfans exécutés parfois avec le plus grand soin, mais sans autre préoccupation que celle d’une imitation rigoureuse. Sans nous arrêter à ces ouvrages, dont la valeur esthétique est absolument nulle, nous pouvons signaler une foule d’objets utiles à l’homme ou destinés à l’embellissement de sa demeure et dont la flore locale a fourni l’ornementation. L’ivoire, le jade, le cristal de roche, les plus dures substances, façonnées avec une habileté infinie, nous montrent l’ouvrier triomphant des résistances que lui opposent ces diverses matières et s’attachant, par la façon dont il les met en œuvre, à faire pleinement ressortir le genre de beauté qui est propre à chacune d’elles. Vous diriez parfois qu’il s’est ingénié à multiplier les difficultés, comme s’il voulait faire parade de son talent à les vaincre. Il excelle à travailler les métaux, à les combiner entre eux, et à se composer une palette avec les différences d’aspect et de couleur qu’il en sait obtenir. Sur les flancs des vases, autour des coupes ou des bassins, il enroule en capricieux festons des feuillages dont la souplesse égale celle des plantes les plus gracieuses; et, çà et là, il y sème, avec un à-propos charmant, quelques mignonnes fleurettes d’une exécution plus fine encore, qui découpent l’argent ou l’or bruni de leurs corolles sur le fond mat du bronze. Le bois, brut ou recouvert de laque, est décoré d’animaux, de bouquets, ou de paysages dessinés par les incrustations chatoyantes de la nacre ou fouillés par le ciseau patient du sculpteur. Des panneaux du musée de Fontainebleau nous montrent plusieurs de ces paysages en relief, où des arbres, traités avec une vérité extrême et facilement reconnaissables à leur feuillage, se pressent sur les bords de bassins aux rives bizarrement contournées; dans le ciel, des nuages, découpés par bandes horizontales, laissent entrevoir la lune, représentée par un globe sphérique.

Mais les types les plus significatifs que les Chinois nous ont laissés de leur façon de concevoir et d’exprimer la représentation de la nature, c’est leur céramique qui nous les fournit, car c’est là, à vrai dire, leur art national, celui qu’ils ont de longue date pratiqué avec une incontestable supériorité[5]. Nous y trouvons, comme dans toutes les autres productions de leur art industriel, cet amour de la réalité et cette perfection d’exécution qui donnent du prix même aux moindres détails décoratifs empruntés par eux à la nature. Une branche de pêcher ou de cognassier en fleurs, des pivoines, des camélias, quelques chrysanthèmes leur suffisent pour charmer nos yeux. Les plus simples données sont même pour eux les meilleures, celles où ils risquent le moins d’alourdir et de compromettre l’aspect de leurs ouvrages, ainsi qu’ils le font dans des arrangemens plus compliqués. Excepté dans les monstres assez ridicules dont nous avons déjà parlé, leur imagination ne brille guère par la fécondité, et la part de l’invention se réduit le plus souvent, pour eux, à varier, sans beaucoup d’à-propos, le groupement des combinaisons ornementales qui ont été accueillies avec faveur par le public. C’est ainsi qu’au musée de Dresde, par exemple, à côté de fleurs d’une grâce charmante heureusement disposées sur une potiche, on peut voir des poissons en conversation familière avec des oiseaux ; ailleurs des crabes volent ou se provoquent au combat dans les airs, au-dessus d’un riant parterre. L’incohérence de ces arrangemens est encore soulignée par le réalisme minutieux avec lequel chacun de ces détails est rendu. Ce parti-pris de réalisme étroit inspire d’ailleurs aux peintres du Céleste-Empire les plus étranges préoccupations. Dans leur désir de montrer les objets tels qu’ils sont, on sent à chaque instant percer le regret de ne pouvoir à la fois en faire voir la face et le revers. Le visage dont ils veulent reproduire les traits est placé de telle sorte que la symétrie des yeux et des oreilles y soit géométriquement parfaite, en cherchant à se rapprocher autant que possible de cet idéal de beauté dont la pleine lune leur paraît le modèle achevé.

On peut prévoir les résultats auxquels aboutissent de pareilles théories quand les Chinois les appliquent au paysage. Comme ils n’y veulent aucun sacrifice, la couleur en est bariolée et crue, sans aucune atténuation des nuances en vue d’une harmonie dominante ou à raison de l’éloignement progressif des plans. La perspective linéaire n’est pas plus correcte que la perspective aérienne, et il est curieux que ce peuple, qui en connaît les lois scientifiques, qui en tient même compte dans l’arrangement de ses jardins, ne s’y conforme en aucune façon dans ses représentations de la nature, alors surtout que leur emploi serait légitime et nécessaire. Ces paysages sont généralement pris à vol d’oiseau. La perspective, au lieu de s’étendre en profondeur, y est toute en hauteur : elle procède par superposition et non, comme elle devrait, par interposition. Chaque objet, pris isolément, a sa perspective à lui, exacte s’il ne s’agit que de son apparence propre, mais défectueuse par rapport à l’ensemble, manquant de cette unité que lui donnerait un point de vue fixe auquel se rapporteraient toutes les lignes. Cette préoccupation de l’ensemble n’existe d’ailleurs à aucun degré dans les paysages chinois : une ville n’y est jamais qu’une réunion d’habitations juxtaposées à la fois dans le sens horizontal et dans le sens vertical, sans qu’aucune masque sa voisine, et les arbres, qu’on peut toujours compter séparément, n’indiquent une forêt que par leur nombre. L’eau s’y trouve toujours très amplement répartie, non-seulement parce qu’elle ajoute au pittoresque, mais aussi parce qu’elle fournit un moyen commode d’éviter la confusion qui résulterait de pratiques aussi défectueuses. Elle occupe d’ordinaire le centre de la composition et sur ses bords sont étages les arbres, les fabriques, les rochers, les montagnes et les accidens pittoresques qui, le plus souvent, se trouvent tous réunis dans un même ouvrage. Cette accumulation, loin de prêter à la variété d’aspects, engendre au contraire une grande monotonie et révèle, en somme, une certaine pauvreté d’invention. N’étant pas reliés entre eux, ces détails trop nombreux semblent semés au hasard ; on n’y trouve aucune trace de choix, rien qui manifeste l’intention de l’artiste. Avec ses inconséquences et son absence complète de signification, un tel art est bien celui qu’on pouvait attendre de cette race à la fois vieillie et restée très enfant, avisée et sagace, mais aussi incapable de synthèse que d’imagination.

Voisins des Chinois, les Japonais ont reçu d’eux les principes et les procédés mêmes d’un art qu’ils ont perfectionné suivant leur génie propre, tout en respectant ses traditions. Cet art déjà un peu épuisé devait se rajeunir et se continuer dans leur île avec un caractère d’originalité très marqué. Une telle filiation explique la similitude très réelle que présentèrent, surtout au début, les productions des deux peuples et les confusions dont elles étaient autrefois l’objet. Des comparaisons plus nombreuses et plus attentives ont permis de constater entre elles des différences que nous voudrions essayer de préciser ici, surtout en ce qui concerne les représentations du paysage.

L’amour que les Japonais montrent pour la nature est bien justifié par la beauté de la contrée qu’ils habitent, et dont les voyageurs s’accordent à vanter les aspects pittoresques, la riche végétation, et l’éclatante lumière. Couverte de neiges éternelles, la cime du Fousi-Yama, qui domine de haut la baie de Yeddo, ajoute au charme de ces riantes campagnes son imposante majesté. Bien plus encore que les Chinois, les japonais ont le goût des fleurs et des plantes, et leur habileté horticole vient en aide à la richesse de la flore locale pour parer leurs jardins et leurs demeures. Mais leur organisation plus fine les a préservés des bizarreries que nous avons dû signaler chez leurs devanciers. Comme ceux-ci d’ailleurs, ils ont excellé dans les applications les plus diverses de l’art industriel. Sans doute, ils se bornèrent d’abord à copier les modèles qu’ils avaient sous les yeux. Nous citerions, au besoin, comme preuves de ces pastiches, les paysages compliqués dont sont ornées leurs plus anciennes porcelaines, et qui reproduisent ces amoncellemens de rochers aux formes étranges, superposés dans un équilibre aventureux, tels à peu près qu’on les retrouve chez les maîtres primitifs de l’Italie, de l’Allemagne ou des Pays-Bas. Mais les Japonais, en se dégageant de cette imitation servile, ont su trouver une expression d’art plus personnelle. Moins scrupuleux que les Chinois, ils ne s’attachent pas comme eux à reproduire minutieusement la nature jusque dans ses moindres détails. Leur interprétation plus libre laisse plus de part à l’imagination et à la pensée. La simplicité, la franchise du parti décoratif dénotent aussi chez eux des qualités de goût et d’observation tout à fait remarquables, et qui se manifestent également dans leur dessin et dans l’harmonie de leur coloris.

La répartition des masses indique à la fois une intelligence très nette de l’ensemble et un choix heureux des détails les plus significatifs. Bien qu’elle soit toujours très caractéristique, la silhouette de leurs compositions n’est cependant pas celle dont s’aviserait tout d’abord un décorateur élevé dans les traditions de notre art occidental. Elle offre, avec ses raccourcis audacieux ou ses brusques accens, je ne sais quelle grâce piquante et imprévue. Ces croquis à la fois très précis et pleins de sous-entendus, semblent, dans leur tour élégant, faire appel à notre collaboration : ils nous laissent le soin d’achever tout ce qu’ils ne finissent pas. Arrêtés et très fermes dans les contours les plus significatifs, ils n’insistent que sur ce qui est essentiel, et, sans se croire tenus de tout dire, ils ont le charme de ces confidences intimes qui n’ont pas besoin d’être complétées jusqu’au bout pour nous révéler un état d’âme très particulier. C’est telle attitude, telle intention fugitive d’une physionomie ou d’un mouvement où se montre un sens pénétrant de la vie et de ses acceptions les plus délicates ; c’est la courbe gracieusement infléchie d’une branche ; c’est un oiseau qui incline à peine la tige flexible sur laquelle il se balance, ou encore un vol de papillons qui folâtrent gaîment autour d’une fleur. Tous ces menus détails sont exprimés avec la légèreté spirituelle du pinceau ou de la plume de roseau qui les a prestement enlevés et dont l’abandon prête un charme de plus à leur image. Nous avons pu nous convaincre de la facilité, toute spontanée en quelque sorte, de cette exécution en voyant, à l’exposition universelle de 1878, de très jeunes Japonais, presque des enfans, improviser, sous les yeux mêmes des visiteurs et avec une virtuosité merveilleuse, quelques-uns de ces croquis où respire un sentiment si vif des vrais principes de l’art décoratif.

Le coloris des Japonais présente les mêmes qualités que leur dessin. Plus sobre, moins bigarré que celui des Chinois, il est aussi plus fin. Nous y remarquons ces intentions poursuivies, ce parti-pris décoratif, ces colorations puissantes ou tendres et nuancées dont la nature, sans doute, a fourni le point de départ, mais qui, par leurs combinaisons pleines de fantaisie et d’imprévu, révèlent aussi une admirable intuition des lois de l’harmonie. Une foule d’objets usuels nous offrent des expressions variées de ce goût exquis dont les Japonais font preuve dans leur style décoratif ; mais nous en trouvons les spécimens les plus accomplis dans leurs peintures sur papier ou sur soie, et surtout dans leurs albums. Dès le XVe siècle, on peut signaler parmi ces peintures d’intéressans exemples de la représentation de la nature. Tel est, entre autres, ce paysage de Sesshiu, emprunté à la collection de M. Bing, et qui a été reproduit dans le bel ouvrage que M. Gonse a consacré à l’art japonais[6] : une vallée profonde qu’envahit un épais brouillard, tandis que les cimes des hautes montagnes qui bornent l’horizon, émergent au-dessus de la zone des vapeurs. Nous y voyons, figuré avec une grande vérité, un de ces effets atmosphériques dont ni l’art des anciens, ni celui des Chinois ne nous offrent aucune trace. En revanche, dans d’autres tableaux, beaucoup plus récens, attribués à Bountshio, nous retrouvons ces accumulations de rochers et d’accidens que nous avons eu l’occasion de signaler chez les Chinois. Quel que soit d’ailleurs l’intérêt que présentent ces divers ouvrages, et sauf les différences résultant d’une habileté plus ou moins grande, les moyens d’expression employés ne varient guère aux diverses époques, ni chez les divers artistes ; tous dérivent des mêmes principes, paraissent sensiblement pareils, sans jamais refléter cette intime personnalité de sentiment ou de facture que nous admirons chez les paysagistes de l’école moderne.

Quant aux albums japonais[7], bien que leurs illustrations soient traitées en ébauches assez sommaires, la nature y apparaît avec sa merveilleuse richesse et sous tous ses aspects. Le brouillard, la pluie qui raie le ciel, le vent qui courbe la végétation, la neige qui étend son linceul sur la campagne désolée ou bien le retour du printemps avec la gaieté de ses fraîches floraisons, tous ces motifs pittoresques y sont rendus en quelques traits justes, expressifs, et qui ne laissent aucune incertitude sur les intentions de l’artiste. L’accord de ces traits entre eux, la façon dont ils concourent à l’effet, l’étonnante sûreté avec laquelle les blancs et les noirs sont répartis, l’impression saisissante qui en résulte, expliquent assez la vogue dont ces albums ont joui dans ces derniers temps. Les plus remarquables sont dus à un artiste apprécié dans son pays, et sur lequel le docteur Andersen et M. F. Dickins nous ont laissé de précieux renseignemens, complétés récemment encore par M. Gonse. Né en 1760 à Yeddo, où il est mort en 1849, Hokousaï est l’auteur d’innombrables croquis de sujets sacrés ou empruntés à la vie familière, entremêlés de quelques-unes de ces charges plaisantes dans lesquelles excellent les Japonais. Vers la fin de sa vie, il se sentit de plus en plus attiré par le paysage, et c’est à ce moment qu’il a retracé les sites les plus remarquables de la campagne aux environs de Yeddo, notamment le Fousi-Yama, auquel il a consacré une série de cent vues qui nous montrent le célèbre volcan sous toutes ses faces, par tous les temps, à toutes les heures. Sachant voir, Hokousaï, avec une extrême sobriété de moyens, sait aussi exprimer ce qu’il voit, d’une manière à la fois concise et piquante, pleine d’originalité et de hardiesse. Tantôt son pinceau délié court légèrement sur le papier, tantôt il s’épanouit ou s’écrase même pour placer çà et là, avec une désinvolture charmante et toujours au bon endroit, un accent ou une tache qui nous renseignent du même coup sur la forme des objets et sur leur coloration. La vivacité de l’esprit qui conçoit va ici de pair avec la dextérité de la main qui exécute, et pour quiconque a manié un crayon, il y a plaisir et profit à voir ainsi revivre la nature elle-même dans des images qui en mettent si bien en lumière les aspects les plus caractéristiques. Tant d’originalité était faite pour plaire à notre époque, alors que l’uniformité tend à s’établir dans l’art des nations européennes. Aussi, la mode a-t-elle adopté avec un engouement peut-être excessif ces interprétations de la réalité, qui, bien qu’elles se rattachent à des traditions déjà anciennes chez les Japonais, nous semblent à nous si modernes par leur esprit et fournissent à notre production industrielle un peu épuisée une occasion de renouvellement.


IV.

Après cette rapide excursion vers les régions de l’extrême Orient, il nous faut maintenant, en remontant le cours des âges, aborder enfin cet art hellénique dont l’étude, à raison des rapports plus directs qu’il présente avec notre civilisation, offre pour nous un intérêt plus immédiat. L’influence de l’Assyrie, transmise de proche en proche par l’Asie-Mineure, est nettement marquée sur les débuts de cet art, et la géographie même explique la facile transmission de cette influence. On l’a remarqué bien souvent : les îles nombreuses, qui sont semées à de courtes distances dans l’archipel comme autant d’escales, favorisaient singulièrement ce courant de relations suivies dont les plus récens historiens de la Grèce, M. E. Curtius notamment, ont démontré l’antiquité et l’importance. Quand plus tard les Grecs répandirent parmi les populations de la côte asiatique les bienfaits de la haute culture à laquelle ils étaient parvenus, ils ne faisaient, pour ainsi dire, que leur rendre ce qu’ils en avaient autrefois reçu. Malgré le mélange des races, on retrouvait encore à cette époque quelque trace d’une communauté d’origine qui explique la fréquence et l’efficacité de ces mutuels échanges. Navigateurs hardis, possédant le génie du commerce, les Phéniciens avaient naturellement joué un rôle considérable dans ces communications incessantes établies entre les deux rivages de la Méditerranée. C’est par leur entremise que la Grèce recevait les produits de l’Egypte et de l’Assyrie. Nous avons vu la part restreinte qui dans l’art de ces deux nations a été faite à la représentation du paysage. Il n’y avait point là évidemment de quoi faire l’objet d’un trafic avec la Grèce et les informations que celle-ci avait occasion de recueillir sur l’art de l’Orient étaient bornées à ce que des objets plus usuels et plus facilement transportables, comme des statuettes, des bijoux, des vases de bronze ou des poteries, pouvaient lui en apprendre. Même dans ces conditions forcément assez limitées, la Grèce devait profiter de l’action exercée sur elle par des contrées dont la civilisation était de beaucoup antérieure à la sienne, et il est assez curieux que les témoignages les plus décisifs qu’on a pu trouver de cette action nous soient offerts surtout par la présence d’élémens décoratifs empruntés au règne végétal, — la rosace, la fleur de lotus et la palmette, par exemple, — dont la flore hellénique n’a certainement pas fourni les types.

Les représentations du paysage ne devaient pas non plus, d’ailleurs, occuper dans l’art grec proprement dit une place bien importante. C’est dans la peinture surtout que nous aurions pu étudier ces représentations, et aucun ouvrage des maîtres qu’elle a produits ne nous a été conservé. Les noms seuls de Zeuxis, d’Apelle, de Parrhasius, de Timanthe et de Polygnote sont parvenus jusqu’à nous. Il est plus que douteux, du reste, que, même en Grèce, la peinture ait jamais atteint la perfection à laquelle l’architecture et la sculpture surtout sont arrivées, et quant à la représentation du paysage, qui seule doit nous préoccuper ici, elle y demeura toujours, selon toute vraisemblance, fort rudimentaire. La nature même de la Grèce rend jusqu’à un certain point compte de cette infériorité. Cette nature, en effet, présente un caractère tout à fait à part et qui la distingue presque autant de l’Egypte et de l’Orient que des contrées du Nord. Les plus anciens témoignages de ses poètes et de ses historiens nous la montrent déjà comme un pays dépouillé et nu, dont l’aspect ne devait pas, d’une manière très notable, différer de celui qu’il offre aujourd’hui. Cette rareté de la végétation, ce vide des premiers plans, invitent le regard à se reporter vers les montagnes aux formes harmonieuses qui bornent l’horizon. Leurs nobles profils se détachent nettement sur le ciel, et, comme pour faire écho à leur élégante silhouette, les rivages de la terre ferme et des îles dessinent leurs gracieuses découpures sur l’azur plus intense de la mer qui les presse de tous côtés. Ces proportions exquises, ces lignes fermes et pures auxquelles la limpidité de l’air conserve à la fois leur précision et leur délicatesse, ont une beauté en quelque sorte sculpturale, mais elles ne présentent ni les contrastes, ni les aspects variés des contrées où les arbres et les accidens pittoresques sont plus abondans et sollicitent le pinceau de l’artiste par des motifs plus saisissans. Le paysage en Grèce est plutôt un fond qu’un premier plan, fond merveilleux, il est vrai, et qui, sans jamais absorber l’attention, semble préparé pour servir de cadre à l’être humain, lequel restera toujours le sujet dominant de l’art hellénique.

La religion et la poésie qui avaient précédé le développement de cet art, contribuaient puissamment à laisser à l’homme cette prééminence. Si, à l’origine, le culte s’était adressé à des objets naturels, tels que des arbres, des pierres brutes ou grossièrement façonnées. de bonne heure le génie grec inclina vers cet anthropomorphisme dont les poésies homériques nous montrent tant d’exemples significatifs. Les rayons du soleil y sont devenus les flèches d’Apollon; « la divine Séléné baigne son beau corps dans l’Océan » ou « pousse en avant ses chevaux lumineux; » l’Aurore, assise sur son trône d’or, écarte « de ses doigts couleur de rose » les voiles transparens qui flottent autour d’elle, les flots azurés de la mer « rient » au soleil, et les nuées violemment agitées par la tempête « se plaignent et gémissent. » Partout, chez Homère, on sent la présence de l’homme, et la nature n’a d’intérêt que par lui, par les rigueurs qu’elle lui oppose ou les facilités de vivre qu’elle lui procure. On ne songe guère qu’elle a ses beautés propres qui plus tard seront admirées pour elles-mêmes. L’idéal, c’est une terre féconde, bien cultivée, fournissant largement aux mortels leur subsistance. Les descriptions pittoresques, réduites à quelques traits bien choisis, expressifs dans leur concision, nous donnent une idée vivante de la réalité, mais sans jamais nous distraire de l’homme, qui doit toujours occuper notre attention.

Les traits que nous venons de citer, et bien d’autres encore, nous font voir les forces et les phénomènes de la nature personnifiés dans des dieux, qui, semblables aux humains par leurs sentimens et leurs passions, ne diffèrent d’eux que par une puissance et une beauté supérieures. Pour les représenter dans leur dignité, l’art n’aura donc qu’à choisir dans les formes humaines, à les épurer, à les ennoblir. Ces formes que la race en Grèce offre à l’art naturellement belles, tout l’effort de l’éducation tend à les rendre plus parfaites encore. Les grandes fêtes nationales sont les jeux athlétiques ; la solennité des récompenses décernées aux vainqueurs justifie la place réservée dans la vie aux exercices variés qui assouplissent ou fortifient les corps des jeunes gens, et un seul mot sert à exprimer cette excellence morale et physique qui fait d’eux des citoyens accomplis. La sculpture trouve ainsi en abondance des modèles et des occasions de progrès qui, après des efforts persévérans, la mettent en possession de toutes ses ressources. Instruite à cette école et stimulée par le goût national, elle réalise des types de beauté qui sont proposés à l’admiration d’un peuple entier sur ses places publiques et à son adoration dans ses temples.

On le voit, tout concourait à assurer dans l’art grec la supériorité à la sculpture. Mais, si les manifestations de la vie humaine s’y retrouvent idéalisées pour servir à l’expression de la vie divine, en revanche, dans le programme que se propose cet art, il n’y a guère place pour une représentation de la nature pittoresque, à laquelle, d’ailleurs, il ne saurait jamais se prêter que d’une façon bien sommaire. A peine pourrait-on relever çà et là, à travers toutes les œuvres de la statuaire grecque, un bout de rocher, l’indication d’une eau tranquille ou agitée, un tronc d’arbre autour duquel s’enlace une tige de vigne, une branche de chêne ou de laurier, ou bien quelques feuilles de lierre. Mais souvent ces troncs d’arbres sont tout simplement destinés à servir de supports aux figures, et ces feuillages, quand ils ne sont pas placés à côté d’elles pour mieux spécifier leur caractère, n’ont d’autre but que de faire ressortir, par un contraste voulu, la finesse du travail dans les chairs ou les draperies qui les avoisinent. À force de souplesse et de perfection dans l’expression des nuances et grâce à un ensemble d’analogies délicates qu’elle arrive à rendre d’une manière aussi fine que précise, la statuaire en vient à substituer à la nature elle-même ses propres créations, tout un monde de personnifications abstraites qui en symbolisent les aspects et dont la détermination est assez claire pour être reconnue par tous. La terre, avec ses moissons, ses pâturages, ses bois, ses sources et ses fleuves ; le ciel, ses astres et les divers phénomènes de l’atmosphère et de la lumière, la mer dans ses états les plus variés, trouvent ainsi leur représentation dans des œuvres d’une beauté et d’une puissance de signification singulières.

Dans le bas-relief, qui, se rapprochant davantage des conditions de la peinture, pourrait mieux se prêter à l’introduction des élémens pittoresques de la nature, la place que ceux-ci occupent n’est pas sensiblement plus grande que dans les statues elles-mêmes. Avec une vive intelligence des ressources de leur art, les sculpteurs grecs avaient reconnu qu’il existe pour ce genre des règles précises dont les modernes ont dû respecter aussi, après eux, la légitime autorité. Dans les ouvrages des bonnes époques, ils s’y sont toujours conformés et, afin de ne pas compliquer les sujets qu’ils voulaient représenter par des plans trop nombreux ou par des détails trop apparens, ils ont laissé aux fonds une extrême simplicité. Les arbres qu’ils y placent quelquefois ne sont généralement figurés que par des troncs tout à fait dépouillés ; ce n’est qu’exceptionnellement que leur essence se trouve spécifiée par quelques indications de feuillages exprimées d’une manière assez vague.

Pour toute cette période des débuts ou même de la maturité de l’art hellénique, à défaut des témoignages que nous fournirait la peinture proprement dite, nous devons nous contenter des informations qui nous sont offertes par quelques-unes de ses applications plus ou moins directes. Les études nombreuses dont les vases peints ont été l’objet nous permettent d’affirmer que non-seulement la représentation de paysages n’a jamais fait le sujet principal de leur décoration, mais que les rares détails pittoresques empruntés à la nature qu’on y rencontre y sont toujours traités de la façon la plus sommaire. A l’ornementation grossière, composée de lignes purement géométriques ou d’élémens inspirés par la flore et la faune marines, qui distingue les premiers essais des céramistes grecs, les influences orientales firent succéder un mode de décor moins rudimentaire et signalé, comme nous l’avons dit, par la présence de fleurs ou de feuillages imités de la flore exotique, bien reconnaissables encore, malgré les transformations dont ils avaient été déjà l’objet chez les peuples qui les avaient employés. Avec sa faculté d’appropriation et ce besoin d’unité qui marquent ses créations, l’art grec n’avait pas tardé à substituer graduellement à cette décoration orientale, qui procède par zones superposées, le système plus simple et mieux conçu d’une zone centrale agrandie et laissant ainsi toute son importance au sujet qui s’y trouve représenté. Grâce à cette heureuse modification, les épisodes les plus variés purent s’y développer librement dans des frises, où les personnages mêlés à la scène se succèdent, tracés sur un même plan, avec une facilité et une sûreté de main vraiment admirables. A côté de ces figures humaines ou divines, les traits empruntés à la nature pittoresque sont réduits à ce qui est strictement nécessaire pour caractériser ces figures: c’est le rameau de vigne de Bacchus, le laurier d’Apollon, l’olivier de Minerve, les pommes d’or des Hespérides, etc. Hans cet ordre de simplifications acceptées, un arbre tient lieu d’une forêt, une colonne représente un temple ou un palais ; des dauphins, des poissons ou quelques traits ondulés servent à désigner la mer ou le cours d’un fleuve. Le procédé sommaire de la décoration, la forme même des vases n’aurait pas permis d’ailleurs des indications plus complètes, et, en somme, quoique les conditions fussent différentes, la peinture des vases n’a guère été plus explicite que la sculpture des bas-reliefs à l’égard de la nature; elle s’est renfermée à peu près dans le même programme. Chez elle aussi tout reste subordonné à la figure humaine, à laquelle les artistes grecs entendent bien réserver toujours le principal rôle et la plus grande place.

Il semble que la première occasion qui se soit offerte à la peinture d’aborder la représentation du paysage lui ait été fournie par les décorations théâtrales. Sans doute, à l’origine, des conventions nombreuses réglaient l’organisation de la mise en scène chez les anciens. Quelques-unes de ces conventions naïves, que l’on retrouve à l’origine du théâtre moderne, ont même persisté pendant toute l’antiquité, et si le désir d’aider un peu à l’illusion dramatique a été, à un certain moment, une cause de progrès pour cet art de la mise en scène, ce serait une étrange erreur de penser que, même alors, il fût devenu l’objet de préoccupations bien raffinées. L’emploi de masques tragiques ou comiques qui ne laissaient aucune part aux jeux de la physionomie, la nécessité de forcer la voix pour se faire entendre des spectateurs placés à de grandes distances, certaines particularités de costume, dont la connaissance est arrivée jusqu’à nous, permettent d’apprécier les conditions assez élémentaires dont s’accommodaient les anciens, qui n’apportaient au théâtre aucune des exigences réalistes que nous y montrons aujourd’hui. L’espace occupé par la scène proprement dite était chez eux beaucoup plus restreint, bien moins profond que dans nos salles actuelles. Bien que les nombreux écrivains qui ont étudié cette question présentent entre eux des divergences assez marquées, il paraît probable que le fond de cette scène était rempli par une décoration fixe qui, au besoin, pouvait être masquée, en tout ou en partie, grâce à des décorations mobiles enroulées ou disposées sur des châssis et permettant ainsi de renseigner le public sur les changemens de lieux amenés par le développement de l’action. Cette probabilité, à l’appui de laquelle on peut citer la mention faite par Vitruve qu’Agatarchos avait peint les décors des tragédies d’Eschyle, nous semble, ainsi qu’à M. Woermann, confirmée également par un des plus admirables passages de l’Œdipe à Colone de Sophocle. Lorsque Antigone, guidant son père aveugle, arrive avec lui sur le territoire de l’Attique et lui fait la description du paysage qui l’entoure, il est difficile d’admettre que le décor de la scène ne répondît pas à cette description. Mais les changemens de décor, s’ils avaient lieu, ne devaient pas être bien nombreux, et le matériel dont on disposait à cet effet se réduisait probablement à trois ou quatre types distincts : une place publique, un palais, un temple, et une forêt, qui, à la rigueur, pouvaient suffire à toutes les représentations. Dans une ingénieuse restauration de la scène du théâtre d’Orange, exécutée d’après les indications de MM. Ch. Garnier et Heuzey, des prismes à trois faces, peintes et mobiles autour d’un axe, sont disposés de chaque côté de cette scène, et ces faces, offertes successivement aux regards du spectateur, servent à localiser les divers épisodes du développement du drame. Des accessoires faisant partie du matériel du théâtre, tels que des rochers, une tour, une portion de rempart, pouvaient aussi servir à donner au public des renseignemens que celui-ci jugeait suffisans. Les tentatives faites dans le sens d’une mise en scène plus favorable à l’illusion dramatique eurent, en tout cas, pour effet d’améliorer la science de la perspective et de permettre ainsi à la peinture proprement dite de donner graduellement plus d’importance au paysage. Cet art, qui ne s’était d’ailleurs développé que tardivement, accepta pendant longtemps en Grèce une situation dépendante. Le génie grec, nous l’avons remarqué, était surtout sculptural et, dans la décoration des temples, qui forma d’abord la principale occupation de la peinture, celle-ci, privée du clair-obscur et bornée à l’étude exclusive des formes humaines, s’attachait surtout au dessin, à la beauté des contours, à la netteté des silhouettes, et à la science de la composition. Ses ouvrages, d’un coloris très sobre, souvent même presque monochromes, conservaient un caractère sculptural ; ce n’étaient en quelque sorte que des bas-reliefs peints.

Avec la période alexandrine et la fusion qu’elle amena entre les diverses civilisations du monde ancien, une révolution profonde allait se produire. Les croyances avaient vieilli, et la perfection avec laquelle tous les types divins avaient déjà été exprimés devait provoquer dans l’art des essais de renouvellement auxquels la littérature indiquait la voie. Encouragée par les Ptolémées, l’étude des sciences, dont Aristote avait si brillamment provoqué l’essor, témoignait, comme la poésie elle-même, de ces aspirations nouvelles. Les noms de Théocrite, de Bion, de Moschus nous montrent l’importance du mouvement qui inclinait alors les esprits vers la nature : elle apparaît dans leurs écrits comme ayant son intérêt propre, et pour la première fois ses beautés sont senties et célébrées pour elles-mêmes. La domination romaine, en mêlant encore plus intimement les génies des races qui lui étaient soumises, acheva de rendre ce mouvement plus décisif. Avec la richesse et les loisirs qu’elle amena pour les maîtres du monde, nous voyons naître ces goûts de villégiature, cet amour et cette observation de la vie agreste que Virgile et Horace ont su nous peindre avec des traits si personnels et si exquis. Quintilien, s’élevant bientôt après contre les abus de ce sentiment, en vient même à blâmer, comme peu favorables à l’étude, ces cabinets de travail dont la situation trop pittoresque est une cause de distraction « et ne permet que difficilement à l’esprit de suivre ses pensées. » Plus tard, avec la décadence de la poésie, les versificateurs s’étendent complaisamment et hors de propos sur ces descriptions de la nature qui, dans les ouvrages des anciens, n’occupaient qu’une place restreinte et faisaient toujours corps avec le sujet.

L’art s’était conformé à ce mouvement des esprits. Comme la religion, il avait perdu chez les Grecs son caractère national pour devenir cosmopolite, et l’homme avait cessé d’être le centre et l’objet unique de ses créations. Mieux qu’aucun autre art, la peinture pouvait se prêter à ces tendances nouvelles, qui d’ailleurs devaient se manifester jusque dans la sculpture par l’emploi de ces perspectives fuyantes introduites alors dans les bas-reliefs, par la multiplicité croissante de leurs plans, et même par la prétention malencontreuse d’y représenter des paysages purs. Mais c’est à la peinture seule que nous allons désormais demander nos renseignemens; c’est elle, en effet, qui, pour le sujet qui nous occupe, nous fournit les plus nombreux et les plus intéressans. Ce n’est plus en Grèce d’ailleurs, c’est en Italie que nous les rencontrerons, car, nous le savons, toutes les œuvres de ce genre que possédait la Grèce ont été détruites.

Avant un certain Ludius, qui nous est présenté par Pline comme ayant eu le premier, au temps d’Auguste, l’idée de peindre des paysages sur les murailles, Vitruve avait déjà parlé de pareilles représentations comme usitées dans l’antiquité. Postérieurement à ces deux auteurs, un sophiste, Philostrate l’Ancien, dans la description qu’il nous a laissée d’une galerie de soixante-quatre tableaux, nous donne sur le paysage tel qu’il était compris de son temps les détails les plus circonstanciés. Cet écrit de Philostrate a été l’objet de nombreux travaux, tant en France qu’en Allemagne[8], et la question de savoir si la galerie dont il parle existait réellement y a été longuement débattue. Son existence, qui paraît aujourd’hui assez probable, peut d’ailleurs se concilier avec l’opinion que, suivant les habitudes de cette époque, le sophiste, dans ses descriptions, a bien pu aussi se laisser entraîner à des développemens qui s’écartaient parfois de la vérité. Quoi qu’il en soit, ces descriptions concordant d’une manière assez exacte avec l’état de l’art à ce moment, et leurs indications nous étant confirmées par les peintures anciennes qui sont parvenues jusqu’à nous, il nous paraît préférable de recourir pour notre étude à ces peintures elles-mêmes, sans nous attarder plus longtemps aux informations, toujours moins positives, que nous trouverions chez les écrivains.

Parmi les peintures antiques qui nous ont été conservées, celles qui proviennent de Pompéi sont de beaucoup les plus nombreuses ; mais, avant d’examiner celles d’entre elles qui peuvent nous intéresser, il convient d’en mentionner d’autres qui, plus récemment découvertes dans Rome ou aux environs, l’emportent cependant sur elles par leur valeur artistique et la grandeur de leurs dimensions, bien que l’exécution en soit antérieure. La première série de ces paysages, — ceux qui ont été trouvés de 1848 à 1850 sur le mont Esquilin, — formait originairement une suite de huit panneaux, dont six seulement et la moitié d’un septième sont demeurés intacts[9]. Les trois scènes différentes que nous offre cette suite se rapportent à un ordre de sujets très en vogue chez les anciens et que Vitruve désigne sous le nom de : Ulyssis Errationes per topia. Ce sont comme les illustrations des épisodes contenus dans le Xe et le XIe chant de l’Odyssée : celui d’Ulysse chez les Lestrygons, celui de l’enchanteresse Circé, et enfin celui de la Néknia dont, suivant Pausanias, Polygnote lui-même avait aussi décoré les murs de la Lesché de Delphes. Séparées par des pilastres qui, sans limiter exactement chacune des scènes, donnent à l’ensemble un aspect franchement décoratif, ces peintures tirent de l’importance qu’y offre le paysage leur principal intérêt. On y reconnaît tout d’abord la contrée inhospitalière habitée par les Lestrygons, avec ses hautes montagnes, ses rochers escarpés et sauvages entre lesquels apparaît la mer bleuâtre où flottent les vaisseaux des Grecs, Des arbres chétifs, très sommairement indiqués, accrochent leurs racines aux anfractuosités du terrain et, sur le premier plan, des bestiaux s’abreuvent au bord d’un cours d’eau. Dans le troisième compartiment, les rochers abritent une anse circulaire, et la mer, sur laquelle on aperçoit l’embarcation d’Ulysse, sert à relier ce sujet avec celui de Circé, dont le palais marquait probablement le centre de toutes ces compositions. Plus loin, le dernier épisode, la Descente aux enfers, fait pendant à celui des Lestrygons. L’aspect général est franchement décoratif et produit l’effet de tapisseries d’un ton sobre où les bruns clairs s’opposent à des bleus verdâtres dont le rouge des pilastres fait valoir les colorations discrètes. Par une symétrie évidemment voulue, les nuances sombres des compartimens extrêmes contrastent avec la clarté du centre, et peut-être même y a-t-il une intention positive de mettre dans chaque épisode l’harmonie dominante en rapport avec le caractère du sujet. Notons enfin, comme une particularité curieuse, indice d’une transformation récente dans la manière d’exprimer le paysage, un mélange de figuration réelle et de symbolisme employé pour la représentation des divers élémens pittoresques. Parfois même ces deux modes d’expression sont réunis et coexistent. C’est ainsi que la source Artakia est indiquée à la fois par une eau courante qui s’épanche et par la nymphe qui la personnifie et, comme si cette double indication n’était pas encore suffisante, le mot ϰρήνη a été inscrit aux pieds de la nymphe. Certains détails de construction relevés sur l’emplacement où étaient disposées ces peintures permettent, avec quelque sûreté, de leur assigner comme date les derniers temps de la république ou les débuts de l’empire. D’autre part, le choix des sujets, les caractères employés pour la désignation des personnages, aussi bien que l’ampleur et la sûreté de l’exécution elle-même, rendent plus que probable leur attribution à des artistes grecs.

Des fouilles faites en 1863 à Porta-Prima, près de Rome, ont amené la découverte de peintures d’un genre très différent et d’un mérite bien supérieur encore, qui formaient la décoration de la villa de Livie dite ad Gallinas''[10]. Les quatre parois sur lesquelles était peinte cette décoration présentaient un développement de 11m, 72 de longueur sur une hauteur de 5m, 84. Il ne s’agit plus cette fois de compositions dans lesquelles le paysage occupe une place plus ou moins importante, mais bien de paysages purs, qui, sans aucun recours au symbolisme, visent à donner l’illusion de la nature elle-même. Des treillages de roseaux ou des masses vigoureuses de feuillages y servent d’encadrement à des échappées sur un jardin tout rempli de rosiers et de grenadiers en fleurs et d’autres arbres fruitiers, des cognassiers, des cerisiers et des pommiers facilement reconnaissables, qui forment une véritable forêt. Aucun personnage n’anime ce lieu solitaire, mais, posés parmi les gazons, sur les palissades, sur les branches ou traversant le ciel, des passereaux, des pinsons, des loriots, des oiseaux de toute sorte égaient ce lieu charmant de leurs vives couleurs et de leurs gracieux ébats. L’ensemble est plein de fraîcheur et de poésie, et la facture élégante et facile de ce bel ouvrage, ainsi que son agréable coloris, le distinguent de toutes les peintures analogues que l’on pourrait citer soit à Rome, soit à Pompéi. Il était naturel d’ailleurs que la décoration d’une villa appartenant à un membre de la famille impériale fût confiée à un artiste de premier ordre, peut-être à ce Ludius qui passe pour avoir imaginé le premier la représentation de ces jardins enchantés dont la vogue fut bientôt assurée. Une inscription placée sur une peinture du même genre, trouvée dans un tombeau de la voie Latine, nous apprend que, vers la fin du Ier siècle de notre ère, des artistes grecs établis à Rome étaient renommés pour ces sortes de travaux. D’autres peintures découvertes sur le Mont Palatin, dans une habitation que M. Léon Renier a reconnu être celle de Livie[11], nous montrent également l’importance attribuée aux paysages qui servent de fond aux diverses compositions ornant les parois. Si, dans la scène d’Argus, ce fond a un aspect très indécis, en revanche; l’épisode de Polyphème et Galatée nous permet de constater de nouveau, dans les tons clairs de la mer qui étend ses eaux transparentes entre les hautes falaises, l’heureuse harmonie que forment les gris verdâtres dominant dans ce paysage avec le rouge des pieds-droits qui l’encadrent Mais le principal intérêt de ces décorations réside pour nous dans la Vue d’une rue de Rome qui se trouve dans la même salle que le Polyphème. C’est comme une percée destinée à produire l’illusion d’un vrai paysage entrevu par une fenêtre ouverte, et on y voit déjà, ainsi que le fait observer M. Perrot, la marque « de ce goût que les Italiens d’aujourd’hui ont conservé pour les trompe-l’œil, pour ces perspectives que leurs décorateurs savent encore employer avec une rare habileté <[12]. » Les élémens pittoresques semblent ici fidèlement empruntés à la réalité et, dans leur désordre et leur entassement, ces maisons à plusieurs étages avec leurs balcons, avec cette loggia appliquée à l’une d’elles, et la bande étroite du ciel découpée entre les hautes murailles nous présentent probablement la représentation la plus exacte qui nous ait été conservée d’un des aspects de la Rome ancienne, au temps des Césars.

Cette large part faite au paysage dans l’ornement des habitations nous montre à quel point le goût de la nature s’était peu à peu développé chez la société romaine. Nous en trouverions encore la preuve dans le charme irrésistible que, malgré un premier et terrible avertissement, les environs du Vésuve ne cessaient pas d’exercer sur les nombreux citadins que, chaque année, les beautés de la baie de Naples attiraient sur ses rivages. Rendues à la lumière, les ruines des cités campaniennes nous racontent aujourd’hui la vie de leurs habitans, et, si les peintures qui en ont été exhumées n’ont ni la valeur ni l’importance des grandes décorations dont nous venons de parler, elles nous fournissent, par leur nombre et leur variété, les documens les plus précieux sur l’art de cette époque[13].

Tous les aspects que peut comporter la représentation de la nature se rencontrent à Pompéi, depuis les simples fonds accompagnant des scènes empruntées à la poésie ou aux légendes mythologiques jusqu’aux paysages purs, soit imaginaires, soit réels. Ces divers genres, qui, dans les temps modernes, constitueront autant de spécialités distinctes, telles que les marines, l’architecture, les ruines, les scènes champêtres avec ou sans personnages, les aspects de pays exotiques, les fleurs, les fruits, les animaux, se trouvent là comme à l’état d’ébauche, pratiqués isolément ou réunis suivant le caprice de l’artiste. Les répétitions multipliées de certains sujets nous montrent quels étaient ceux qui jouissaient le plus de la faveur publique. Parmi ces peintures, les unes occupent toutes les parois et sont conçues dans un sens décoratif tout à fait conventionnel ; d’autres, simulant des ouvertures pratiquées sur la campagne, visent au trompe-l’œil; d’autres enfin, quoique exécutées sur les murailles mêmes, sont comme des tableaux de dimensions plus ou moins grandes qu’on y aurait suspendus. Mais si nous constatons que tous les modes de représentation de la nature ont été essayés dans ces peintures, il faut bien reconnaître aussi que ce ne sont pas, à proprement parler, des œuvres bien originales. Ni dans la pensée ni dans l’exécution, on ne relève ces accens personnels où se marque l’excellence des créations esthétiques. Toutes, au contraire, avec une habileté de main 1res réelle, offrent un caractère assez uniforme, et les analogies évidentes qu’elles présentent entre elles nous permettront de dégager plus sûrement les traits généraux qu’il convient d’y signaler.

D’abord, pour ce qui touche à la perspective linéaire, nous remarquerons que, si les anciens avaient bien pu en établir scientifiquement quelques règles dont le tracé des plans et des dessins d’architecture leur avait sans doute facilité la connaissance, ils n’en possédaient cependant qu’une notion fort incomplète et même tout à fait insuffisante quand il s’agissait d’applications délicates ou compliquées. On constate, en effet, une grande diversité dans les lignes fuyantes des édifices représentés, dont l’exactitude d’ailleurs n’est jamais absolument rigoureuse. Presque toujours deux points de vue ont été adoptés : l’un, pour les parties inférieures; l’autre. pour le haut de la composition. Dans les plus anciennes peintures on peut également observer, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le faire chez les divers peuples que nous avons passés en revue, que l’horizon est toujours maintenu très élevé. Malgré tout, à défaut d’une perspective mathématiquement correcte, les anciens pratiquaient une perspective de sentiment qui les préservait de fautes trop choquantes. Dans leurs paysages, les dimensions des objets décroissent progressivement à proportion de leur éloignement, et quand il n’y entre pas trop de fabriques, les erreurs qu’on y peut relever ne sont pas assez grossières pour offenser à première vue le regard.

Quant à l’idée que les anciens se faisaient de la perspective aérienne, elle se rattache à leur manière de comprendre la décoration de leurs demeures. Leurs peintures (du moins celles que nous connaissons) ne visent qu’à être décoratives. Pour l’agencement des masses principales et surtout pour le coloris, elles restent subordonnées à l’aspect de l’ensemble, non-seulement dans une même chambre, mais dans une habitation tout entière. Les mêmes artistes étant, en général, chargés de peindre à la fois le champ des murailles et les motifs qui devaient servir à leur ornementation se montraient fort attentifs à mettre d’accord entre eux tous ces élémens décoratifs, et ils avaient pour cela recours aux dispositions les plus variées. Cette harmonie qu’ils poursuivaient, ils l’obtenaient tantôt par des contrastes combinés de façon que chaque partie de l’édifice fît valoir la beauté du tout, tantôt par des modulations d’un même ton. Sans avoir positivement formulé la loi des couleurs complémentaires, d’instinct ils l’avaient pressentie, et l’on pourrait citer de nombreux exemples des heureuses applications qu’ils en ont faites. Ici, sur des parois jaunes, se détachent des paysages dans lesquels dominent des tons bleus ou violets; là ce sont des verts clairs ou des gris qui s’enlèvent franchement sur le rouge des parois. Les valeurs sont généralement assorties, clair sur clair, foncé sur foncé. Presque jamais, d’ailleurs, les colorations ne prétendent reproduire celles de la nature; elles sont conventionnelles et appropriées au dessein que s’est proposé le décorateur. Malgré ce parti-pris arbitraire, le principe de l’éclaircissement graduel des valeurs à raison de l’éloignement des objets est au moins aussi scrupuleusement respecté que celui de l’amoindrissement de leurs dimensions apparentes. A mesure qu’elles s’enfoncent vers l’horizon, les montagnes passent du violet au bleu pâle, et les tons des premiers plans sont plus vigoureux que ceux des plans intermédiaires. Parfois aussi une fantaisie absolue préside à la répartition des valeurs, mais le procédé le plus souvent adopté consiste à opposer l’intensité des premiers plans à la légèreté des derniers.

Quant à cette observation consciencieuse des reflets, des lumières et des ombres qui est le charme du paysage moderne, il ne faut point la demander aux anciens, qui s’accommodent d’une vérité moyenne et un peu superficielle dans sa représentation. Jamais vous ne trouverez chez eux cette expression intime et fortement caractérisée de la nature dans laquelle tous les détails sont significatifs, profitent à l’aspect, et renforcent l’unité de l’œuvre. Le plus souvent, l’image reste vague, et les élémens pittoresques qui y entrent, parfois disparates ou même tout à fait invraisemblables, semblent associés comme au hasard. C’est bien un arbre qu’en quelques traits, avec la facilité expéditive de son pinceau, le décorateur a voulu représenter, et même, en face de ces troncs aux branchages rudimentaires et affectant la forme de coraux qu’il place au sommet des montagnes ou au bord des eaux, vous ne pouvez vous méprendre sur ses intentions. Mais quel est cet arbre? Il vous serait impossible de le spécifier. A part les cyprès ou les plus parasols dont les profils sont trop simples et trop caractérisés pour qu’on s’y trompe, vous ne retrouveriez pas dans leur feuillage ou dans leur port la physionomie particulière à chaque espèce[14]. Généralement arbres, rochers, montagnes sont placés là comme des types abstraits, à la manière de ces figures de rhétorique qu’un long usage a dépouillées de toute signification précise et qui, suivant les besoins de la cause, s’adaptent indistinctement à tous les sujets. Le ciel, dans les peintures campaniennes, est d’habitude rempli par une teinte plate, claire, rarement semée de taches simulant des nuages ; c’est à peine si dans quelques ouvrages plus soignés on peut soupçonner une dégradation de l’azur, qui, plus foncé au zénith, s’éclaircit légèrement à l’horizon. L’eau est traitée d’une façon presque aussi sommaire ; ordinairement d’un bleu uniforme, elle est rayée çà et là de quelques traits en zigzag pour exprimer son mouvement, ou bien un jet d’écume blanchâtre se dessine sur ses bords.

Si chaque détail, pris séparément, montre aussi peu d’étude et de vérité, que dire des ensembles où tous ces détails sont mêlés, confondus, entassés sans aucun souci de vraisemblance? Dans les solitudes qu’habite Polyphème, des portiques élégans égaient la campagne et un temple ionique, tout enguirlandé, s’élève sur les hauteurs du Caucase, à côté des rochers abrupts sur lesquels le vautour dévore les flancs de Prométhée. Parfois la composition n’est à vrai dire que la réunion de plusieurs paysages superposés à des plans divers et dont les élémens n’offrent entre eux aucun accord. Tel est notamment ce tableau cité par M. Boissier comme la merveille du genre, dans lequel le peintre, en représentant l’aventure d’Actéon, paraît n’avoir eu d’autre but que de rassembler dans une seule œuvre « tous les genres de paysage qu’on exécutait à Pompéi, sans se préoccuper de l’effet produit par cet ensemble bizarre. »

Quand, par hasard, l’artiste semble s’être proposé de représenter un site déterminé, il nous est impossible de reconnaître quel lieu il a eu en vue, non-seulement parce que l’aspect de ce lieu a pu changer, mais surtout parce que le portrait manque trop de fidélité et de précision. Sommes-nous en Grèce ou bien en Italie? Quel est ce temple? quelle est la destination de ces vastes édifices? Le doute est permis en présence de ces vagues représentations dans lesquelles on ne saurait jamais affirmer l’identité des accidens pittoresques même les plus connus, de ceux dont les formes pouvaient être le plus facilement reconnaissables, comme le Vésuve ou comme les îles aux silhouettes si nettement découpées qui sont semées dans la baie de Naples.

Il n’y a pas à hésiter, il est vrai, sur le caractère franchement égyptien de certains paysages que l’on rencontre en assez grand nombre parmi les peintures campaniennes et qui constituaient un motif de décoration fort usité à cette époque. Le type le plus remarquable de ces paysages n’appartient cependant pas à la peinture ; il nous est fourni par cette célèbre mosaïque de Palestrina, qui semble représenter une vue du Nil au moment de l’inondation. Sur les bords du fleuve qui, par ses bras multiples, pénètre dans les terres, se pressent des blancs et des nègres, des crocodiles, des hippopotames, des girafes et aussi d’autres animaux fantastiques plus ou moins reconnaissables, des édifices de toute sorte, des obélisques, des tentes et des grottes formées par des rochers. Mais si, dans ce vaste panorama qui se déroule à vol d’oiseau sur plus de 6 mètres de large et environ 5 mètres de haut, tous les élémens pittoresques sont évidemment empruntés à l’Egypte, il est plus que douteux qu’il faille y voir une vue positive, et c’est vainement qu’on a cherché à établir un lien entre les divers épisodes qui y figurent. Malgré les innombrables commentaires et les explications d’une subtilité plus ou moins ingénieuse qui en ont été proposées, il semble maintenant très probable qu’en s’appliquant à grouper dans une même composition les aspects les plus curieux d’une région étrangère, les décorateurs de ce temps ne faisaient que se conformer à la mode d’alors, mode dont les turqueries ou les chinoiseries du siècle dernier et le japonisme d’aujourd’hui nous offrent l’équivalent. Comme au siècle dernier encore, ce goût des paysages exotiques s’allie dans les décorations pompéiennes à celui des ruines, des bergeries, aux représentations fréquentes de scènes de chasses ou d’épisodes amoureux traités avec une liberté pareille. A part les raffinemens d’élégance qui ne pouvaient évidemment se retrouver au même degré dans les villas de plaisance de ces petits bourgeois de la Campanie et dans les salons ou les boudoirs de nos grands seigneurs, bien des analogies, on le voit, se remarquent à travers les siècles, dans cet art de la décadence qui, déshabitué des nobles aspirations et des grands sujets, s’accommode aux caprices d’une société vieillie et blasée, qui, au moment où elle va sombrer, cherche à s’entourer d’images riantes et de distractions futiles.

On s’abuserait étrangement d’ailleurs à vouloir porter un jugement sur la peinture antique d’après ces décorations campaniennes, à y voir autre chose qu’un reflet lointain et des réminiscences amoindries des grandes époques, de leur façon de comprendre et d’interpréter les sujets pittoresques. Nous ne devons pas oublier que ce ne sont là que des œuvres de second ordre, œuvres anonymes dont l’exécution courante relève de l’art industriel bien plus que de l’art véritable, productions faciles de ces décorateurs dont on retrouve encore aujourd’hui les traditions dans quelques-unes des plus modestes localités de l’Italie. Sans doute, parmi ces ouvrages il est possible de relever des différences d’habileté assez notables, mais aucun ne manifeste un sens personnel ou une originalité qui le recommanderait particulièrement à notre attention. Aussi, quand nous voyons les écrivains de l’antiquité vanter ses peintres à l’égal de ses sculpteurs, il ne faudrait pas conclure d’une manière trop absolue à l’infériorité des premiers, puisque nos observations ne peuvent porter sur aucune de leurs œuvres les plus célèbres. Il est plus que probable cependant que cette infériorité est réelle. Tout concourait, nous l’avons dit, à faire de la sculpture l’art par excellence chez les Grecs et la représentation du paysage, nous le savons, n’est guère du domaine de cet art. Quant à la peinture à laquelle appartient cette expression, il lui aurait fallu pour y arriver disposer d’une technique plus complète, qui lui a fait défaut pendant toute l’antiquité. Ces oppositions vigoureuses ou cette légèreté de touche, ces formes précises ou flottantes, ces tons opaques ou transparens que réclame impérieusement une étude attentive des effets de clair-obscur et de la lumière, sans lesquels le paysage n’existe pas, tous ces moyens d’expression, seul, l’emploi de l’huile a permis de les obtenir. Privée de ces ressources, la peinture des anciens était condamnée, surtout dans le paysage, à ne pas dépasser un niveau moyen et à se mouvoir dans un cercle assez restreint.

Des aspirations trop confuses et des influences trop diverses avaient d’ailleurs provoqué le mouvement qui poussait la littérature et l’art à chercher leur renouvellement dans la nature. Il n’était pas, comme en Hollande dans le temps modernes, déterminé par les aspirations intimes d’une même race à une même époque. C’est en Égypte sous les Ptolémées, c’est en Sicile, puis à Rome, qu’il était apparu successivement dans la science, dans la poésie, et dans l’art. Les artistes grecs auxquels les Romains avaient bien été forcés de recourir ne pouvaient guère que se conformer aux goûts des cliens qui les employaient. L’habileté un peu banale de leurs ouvrages suffisait aux satisfactions de ce public encore peu exercé. C’étaient d’agréables décorations qu’on attendait d’eux, et leur variété, leur facilité hâtive semblaient préférables à des qualités plus élevées et plus sérieuses. Si tous les genres de paysage que nous avons vu cultiver dans les temps modernes se trouvent représentés à Pompéi, ce n’est qu’en germe et d’une manière tout à fait sommaire. On ne pouvait d’ailleurs attendre davantage du génie romain, peu fait pour goûter dans sa profondeur ce sentiment de la nature dont les peuples du Nord surtout ont su exprimer toute la poésie. Les nobles beautés ou le charme gracieux de la campagne italienne devaient attendre longtemps encore avant de trouver dans Poussin et Claude des interprètes dignes d’eux.


EMILE MICHEL.

  1. Histoire de l’Art dans l’antiquité. L’Égypte, t. I, p. 376.
  2. L’interdiction imposée par les livres sacrés de reproduire les formes d’êtres vivans, hommes ou animaux, obligeait l’art de la Judée à recourir à cette ornementation purement végétale. Les monnaies asmonéennes elles-mêmes attestent la rigueur de cette interdiction, puisque, au lieu de porter gravés sur leurs faces les portraits des souverains, elles ne reproduisent que des plantes ou des fleurs.
  3. Designs of Chines: buildings, par Chambers. Londres, 1757.
  4. Le musée de South-Kensington, à Londres, possède plusieurs de ces reproductions dans quelques-unes desquelles les matières les plus précieuses ont été employées.
  5. en dehors des musées de La Haye, de Dresde, de Kensington, du Louvre, de Sèvres et de Fontainebleau, où l’on peut le mieux étudier la céramique chinoise, des expositions nombreuses organisées à Paris dans ces dernières années ont permis de connaître les œuvres les plus importantes que possèdent les collections particulières.
  6. L’Art japonais, par M. Louis Gonse, 1883. Quantin, t. I, p. 194.
  7. C’est la bibliothèque de Leyde qui possède la réunion la plus nombreuse de ces recueils dont, pendant son séjour au Japon, le docteur Siebold avait formé la collection.
  8. Après les études, souvent contradictoires, qui lui ont été consacrées en Allemagne par MM. Brunn, Friedrichs et F. Magz, Philostrate a fourni récemment la matière de deux thèses soutenues à la Sorbonne par MM. Bougot et Bertrand.
  9. Ces peintures, aujourd’hui déposées à la bibliothèque du Vatican, dans la salle même où se trouvent les Noces Aldobrandines, ont été l’objet d’une étude spéciale de M. Woermann : Die antiken Odyssee-Landschaften vom Esquilinischen Hügel zu Rom, in-f° ; Munich, Th. Ackermann. 1876.
  10. M. Brunn a rendu compte de cette découverte dans le Bulletin de l’institut archéologique (mai et juin 1863).
  11. Les Peintures du Palatin, par MM. L. Renier et G. Perrot; Revue archéologique, années 1870 71.
  12. Revue archéologique, t. XXII, p. 152. Des copies de ces peintures, dues à des pensionnaires de Rome, sont exposées au rez-de-chaussée du bâtiment de la bibliothèque à l’École des beaux-arts.
  13. Les études que ces peintures ont provoquées, très nombreuses elles-mêmes, ont été résumées et complétées dans les deux publications récentes de M. W. Helbig : Wandgemülde der vom Vesuv verschütteten Städte Campaniens, et Untersuchungen über die campanische Wandmalerei (Leipzig, Breitkopf et Härtell, qui ont été ici même, la dernière surtout, l’objet d’un compte-rendu intéressant de M. Gaston Boissier. (Revue du Ier octobre 1879.)
  14. Les arbres qui figurent dans la grande décoration de la villa de Livie à Porta prima sont presque les seuls que l’on puisse citer dont l’individualité soit assez nettement caractérisée.